INTRODUCTION

 

Ce recueil est composé pour la grande part de ce que nous pourrions appeler des directions intuitives, car il y est question surtout de conseils concernant des vocations et qui visiblement procèdent d'une science plus qu'humaine.

Certaines décisions du Curé d'Ars apparaîtront d'abord déconcertantes, dénuées de la plus rudimentaire sagesse. On l'entendra dire à telle jeune fille dont le trousseau est préparé pour l'entrée en religion : « Mariez-vous », et à telle autre qui est fiancée et vient d'essayer sa robe de noces : « Vous serez religieuse ». La pénitente, la famille, l'entourage s'étonnent, et, en définitive, l'événement prouvera que le soi-disant radoteur avait vu selon Dieu, donc ne s'était pas trompé.

On lira ainsi l'histoire de certaines vocations dont il connaissait d'avance et avait indiqué toute la trame.

 

Nous n'avons rassemblé ici que des faits où se révèle, à des degrés divers, le don d'intuition.

D'autres faits existent – et ils furent bien plus nombreux sans doute que les premiers dans la vie de saint Jean-Marie Vianney – où, sans lire précisément dans les consciences ou dans l'avenir, le Curé d'Ars agissait par une sorte d'« instinct intérieur qui, combiné avec les règles de la saine doctrine et de la prudence chrétienne, avertit des dispositions des âmes et de l'esprit qui les anime » (1). Bien que de tels faits n'excluent point l'inspiration surnaturelle, nous ne les rangerons pas au nombre des intuitions proprement dites.

C'est ainsi que des fondateurs d'œuvres, des personnes désireuses du cloître furent encouragés par saint Vianney à persévérer résolument dans leur dessein.

A Mlle Caroline Logier, qui, sous le nom de Mère Marie-Véronique, devait, en dépit d'oppositions très vives, fonder la société des Religieuses Victimes du Cœur de Jésus, il disait : « Puisque le démon y met tant d'obstacles, il est facile de voir combien cette œuvre rendra de gloire à Dieu ».

Au P. Lacordaire, qui projetait de restaurer la province dominicaine de France il disait : « Vous réussirez, car nous avons besoin de saints religieux ».

Aux Dames patronnesses de l'Œuvre des Incurables de Bourg qui, en 1850, lui demandaient s'il fallait persévérer dans la résolution de servir ces pauvres malades : « Oui, répondait le serviteur de Dieu, faites votre œuvre ; ne craignez rien, elle réussira et fera du bien ».

« L'œuvre réussira nécessairement », affirmait-il à M. Le Prévost, fondateur de la Congrégation des Frères de Saint-Vincent-de-Paul, qui lui confiait, le 17 mai 1859, son ardent désir de consacrer ses forces et sa vie à l'instruction religieuse et au soulagement de la classe ouvrière.

« Votre affaire est l'œuvre de Dieu, elle réussira certainement. Les difficultés ne doivent pas vous arrêter, le bon Dieu sera avec vous, et, par l'abondance de ses grâces, vous fera triompher de tous les obstacles. » Ainsi encourageait-il dès 1848 le R. P. Muard, fondateur du monastère du Sacré-Cœur de Jésus et du Cœur Immaculé de Marie, à La Pierre-qui-Vire.

« Oui, marchez, ordonnait le Curé d'Ars à l'abbé Griffon, jeune prêtre de santé délicate qui rêvait de recueillir les pauvres enfants de l'Assistance publique pour en faire des ouvriers honnêtes et chrétiens, mais qui se défiait de lui-même, appréhendant de tenter Dieu, oui, marchez. Vous planterez un arbre qui étendra ses branches, mais plus tard. » Les débuts, tout le faisait prévoir, seraient difficiles, mais « l'arbre » ne végéterait pas toujours : la Providence Saint-Isidore de Seillon, près de Bourg-en-Bresse, est aujourd'hui florissante et a donné de beaux rejetons.

 

« Qu'elle est belle, cette œuvre, et qu'elle est grande ! s'écriait l'homme de Dieu, à la nouvelle que le P. Julien Eymard, aujourd'hui béatifié, venait de fonder la Société du Saint-Sacrement. L'adoration par les prêtres, ah ! Que c'est beau !... Et pour les prêtres !... ajoutait-il en pleurant. Elle sera persécutée par ceux qui devraient la soutenir : le monde ne la connaît pas. — Réussira-t-elle ? lui demandait-on. — Oui, oui, elle réussira, elle fera beaucoup de bien à l'Église et procurera beaucoup de gloire à Notre-Seigneur. »

Certes, ce ne furent pas là, sur les lèvres du Curé d'Ars, à quelque personnage qu'il se soit adressé, des paroles en l'air : les pronostics du saint se sont réalisés. Toutefois, il faut le dire, le caractère, les vertus, les projets, les ressources matérielles et morales de ces divers fondateurs pouvaient lui être assez connus, ainsi que les obstacles semés sur leur route, pour que, aidé de sa longue expérience et de son bon sens naturel, il pût les encourager de la manière qu'on vient de voir.

 

De même, il a pu, en certains cas, juger des pensées intimes par l'expression d'une physionomie, d'un regard, par la signification d'une attitude ; mais là encore on ne saurait affirmer que le don surnaturel de discernement ne soit venu à l'aide de la sagacité naturelle et de l'expérience acquise.

Pendant l'automne de 1852, François Dorel, plâtrier de Villefranche, un non-pratiquant et un gouailleur, attendait en curieux sur la place du village d'Ars le passage de ce « curé merveilleux ». Il s'était arrêté là, paré pour la chasse, tenant en laisse son chien, une bête superbe. La halte d'Ars, il y comptait bien, lui fournirait une bonne occasion de rire. M. Vianney arrive, dévisage le chasseur, regarde l'épagneul. « Ah ! Mon ami, dit-il à François Dorel, il serait à souhaiter que votre âme fût aussi belle que votre chien !... ». Ces étranges paroles amenèrent notre homme au confessionnal. Il se convertit si bien que, le 18 décembre suivant, il se faisait trappiste.

 

D'autres fois, le Curé d'Ars appuie ses décisions sur des indices qui sans doute eussent éclairé des confesseurs moins consommés en sainteté ; mais ici encore il met sa marque propre, par la fermeté, l'autorité, la brièveté avec lesquelles cela est dit.

En septembre 1857, le jeune Nicolas Monnet, de Lyon, hanté du désir de la vie religieuse, vient confier au Curé d'Ars combien la Trappe lui fait peur. « Les autres qui sont au monastère, réplique le saint, n'ont-ils pas, eux aussi, de la chair et des os ? ». C'était le mot de la situation, qui assura l'entrée à l'abbaye d'Aiguebelle et la persévérance du R. P. Hildebrand.

À Aiguebelle se rendit également, pour y faire un excellent religieux, Jean-François Berger, de Saint-Jean-de-Bournay (Isère). Attiré vers une vie de renoncement, Jean-François était venu par deux fois, en 1856 et en 1857, dire à M. Vianney son désir du cloître. A chaque entrevue, le saint lui avait déclaré : « Vous serez trappiste ». Il y eut pour le jeune homme deux années de lutte encore. Mais le Curé d'Ars avait parlé trop clairement ; il fallut se rendre : en 1859, Jean-François Berger devenait Frère Jean de la Croix.

« Suis-je appelé à la Trappe ? » demande à M. Vianney, le 8 septembre 1854, Félix Brise, originaire de Coublanc, dans la Saône-et-Loire. « Oui, mon enfant, réplique le saint, oui, allez, et le bon Dieu vous bénira ». Mais Félix prend peur : en 1856, il entre chez les Petits Frères de Marie, pour les quitter, il est vrai, six ans plus tard et devenir le Frère Philomène, à la Trappe de Notre-Dame des Dombes.

Pour beaucoup de jeunes gens – il faudrait dire des centaines – le Curé d'Ars prononça des décisions du même genre, envoyant l'un à la Chartreuse, l'autre chez les Fils de saint François, un autre chez les Frères des Écoles chrétiennes, chez les Frères Maristes, chez les Frères de la Sainte-Famille de Belley... A tous il indiquait le chemin de leur salut.

Il voyait également dans la volonté des supérieurs la meilleure voie à suivre. En 1859, le Cher Frère Exupérien était appelé de Béziers à la maison-mère de la rue Oudinot par son supérieur général, le Très Honoré Frère Philippe. En s'y rendant, il fit le pèlerinage d'Ars pour consulter M. Vianney. « Oui, oui, allez à Paris, lui dit l'homme de Dieu. A Paris, vous ferez beaucoup de bien ». Dès l'année suivante, le Frère Exupérien était nommé directeur du noviciat de la maison-mère. Il serait plus tard assistant du supérieur général... Et depuis, le diocèse de Paris a introduit en cour de Rome la cause de l'ancien pénitent de M. Vianney, qui, âme mortifiée, fervente et rayonnante, a certainement « fait beaucoup de bien ».

 

 

(1) Mgr CONVERT, Le saint Curé d'Ars et le sacrement de Pénitence, Lyon, Vitte, p. 39