XXI

 

L'officier chez les spirites

 

Deux personnes d'un clair bon sens et d'une parfaite bonne foi, recueillant leurs communs souvenirs, les ont, en 1915, envoyés sous forme de lettres au presbytère d'Ars. Les narratrices expriment le désir de ne pas être nommées. On verra, par ces détails extraordinaires dont l'authenticité ne saurait être mise en doute, que le Curé d'Ars suivait à distance les menées de l'esprit mauvais. Que de mystères il aura pénétrés de la sorte, et dont la révélation n'est pas venue jusqu'à nous !

 

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Une dame de Lyon et ses deux filles allaient passer, presque chaque année, une partie de leurs vacances au château de Marsanne (Drôme), chez M. de Montluisant, général de division en retraite. Environ deux ans avant la mort du général, au cours d'une causerie de salon, on vint à parler d'Ars, de son pèlerinage et de la vie extraordinaire de M. Vianney. C'est alors que tous les assistants entendirent le récit suivant fait par l'éminent officier.

 

« Je n'étais que capitaine. Ayant entendu parler des merveilles d'Ars, nous résolûmes, trois jeunes officiers et moi, de faire le voyage et de voir par nous-mêmes ce qui se passait dans ce petit village de la Dombes. En cours de route, mes amis convinrent que chacun de nous adresserait une question à M. Vianney, si toutefois nous pouvions parvenir jusqu'à lui. Pour moi, je gardais le silence. Mes amis insistant, je leur déclarai que je n'avais rien à demander, que je les laisserais continuer seuls le voyage si leur intention était de m'obliger à questionner le Curé d'Ars. Pour ne pas me faire de la peine, mes amis cédèrent et il ne fut plus question de rien.

Parvenus auprès du saint Curé, nous fûmes assez favorisés pour avoir avec lui quelques minutes d'entretien. C'est alors qu’un de mes amis, infidèle à la consigne, dit à M. Vianney en me désignant : « Monsieur le Curé, voici M. de Montluisant, un jeune capitaine d'avenir, qui désirerait vous demander quelque chose ». Pris à l'improviste, ne sachant vraiment pas de quoi parler, je fis cependant bonne contenance et hasardai la réflexion suivante : « Voyons, monsieur le Curé, ces histoires de diableries dont on cause à votre sujet, ce n'est pas réel..., c'est affaire d'imagination ?... »

M. Vianney me regarda dans les yeux, bien fixement, puis vint sa réponse, brève, tranchante : « Mais, mon ami, vous en savez bien quelque chose... Sans ce que vous avez fait, vous n'auriez jamais pu vous en débarrasser !... » Il aurait fallu voir les regards étonnés de mes amis braqués sur moi. Pour moi, je baissai la tête, sans pouvoir articuler une seule syllabe.

Après avoir quitté Ars, aussitôt sur le chemin du retour, mes amis se mirent à me presser de questions : « Que t'est-il donc arrivé ?... M. le Curé n'a pas parlé au hasard ?... Dis-nous la vérité ».

Alors j'entrai dans la voie des confidences. Étant étudiant à Paris, je me plaisais à visiter les ménages pauvres de la Capitale. Suivant que me le permettait la modicité de mes ressources, j'achetais des vêtements et autres objets que je distribuais à mes protégés. Il paraît que mes allées et venues dans des quartiers misérables furent remarquées, puisque certains personnages m'engagèrent dans une société qui avait pour but, disaient-ils, le bien-être de tous. En réalité, il s'agissait d'une association de spirites.

Un jour, en rentrant dans ma chambre, j'eus l'impression de ne pas être seul. Inquiet d'une sensation si étrange, je regarde, je cherche partout. Rien. Le lendemain, même chose... Et, de plus, il me semblait qu'une main invisible me serrait la gorge.

J'avais la foi. J'allai prendre de l'eau bénite à Saint-Germain-l'Auxerrois, ma paroisse. J'aspergeai ma chambre en ses coins et recoins. A partir de cet instant, toute impression d'une présence extranaturelle cessa. Et puis je ne remis plus les pieds chez les spirites.

Je ne doute pas que ce soit là l'incident, déjà lointain, auquel vient de faire allusion le Curé d'Ars.

Mes amis ne se permirent aucune réflexion, aucun commentaire. Nous n'en avons plus parlé. »

 

Ce récit avait lieu dans le petit salon du général. L'entendant, Mme de Montluisant, personne foncièrement chrétienne, ne put s'empêcher de s'écrier : « Mais, Charles, tu ne m'en as jamais rien dit ! » Le général sourit et se contenta de répondre : « Je n'y avais plus pensé. Si l'aventure m'est revenue à la mémoire, c'est parce que ces dames ont parlé d'Ars, me demandant si j'y étais jamais allé, si j'avais pu aborder le saint Curé ».

Le général de Montluisant était un solide chrétien ; il pratiquait ses devoirs sans respect humain. Ses dernières paroles, avant de mourir (11 mai 1894), furent celles-ci : « Je suis chrétien, c'est-à-dire prêt à partir pour aller à Dieu. Il m'a donné tout ce que je pouvais désirer ; je ne demande plus rien ».

 

 

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