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L'ENERGIE  ASCETIQUE
par SÉDIR

Lorsqu'autrefois je voulus démontrer combien les disciplines sont indispensables pour gravir les pentes de la beauté morale, plusieurs d'entre mes lecteurs me jugèrent trop systématique et enclin à restreindre les initiatives. Plus récemment, après avoir rappelé que les disciplines ne sont pas des buts, mais de simples moyens d'obtenir la maîtrise de soi-même et l'aptitude à recevoir l'amour spirituel, d'autres lecteurs s'aperçurent de leur nonchalance et affirmèrent qu'il est indispensable de se forcer à suivre une règle. Vous avez tous raison. Il faut pouvoir prendre l'essor de la colombe, il faut savoir progresser terre à terre comme le serpent : notre Maître nous l'a dit.

Quand on admire au cirque l'agilité, l'adresse la force des acrobates ou des athlètes; quand on admire, au théâtre,l'extraordinaire mécanisme ou la richesse vocale d'un virtuose, on ne pense pas aux années de labeur fastidieux qu'il a fallu pour obtenir du corps humain ces diverses perfections; ces hommes ont dû recommencer tels mouvements, telles attitudes, tels exercices, telles émissions sans relâche, par dizaine de mille; tous les artistes parvenus à la maîtrise l'affirment. Et ce ne sont là que des résultats physiques, assez simples, et qui demandent surtout de la ténacité. Et ces résultats, si péniblement conquis, restent précaires; il faut un travail incessant pour les conserver; le moindre milligramme d'une toxine quelconque les détruit.

Combien ne devrions-nous pas nous imposer d'efforts pour obtenir la perfection spirituelle, bien plus importante, indestructible et perdurable ? L'entraînement ascétique entre tous exige le plus d'énergie; on peut donc le croire avec certitude le plus noble et le plus vrai. Car le peintre ou le musicien, quelque constance qu'ils déploient dans la conquête de leur art, marchent en somme sur un chemin qui leur plaît, qu'ils aiment, avec les pierres mêmes et les ronces duquel ils se sentent des affinités profondes; ils se développent selon une ligne naturelle, raisonnable et humaine. Mais la règle du mystique n'est-elle pas de prendre en tout le contre-pied de ses propensions natives ? Constamment il se prive de ce qui lui plaît, et nourrit son moi d'aliments qui lui répugnent. Constamment donc il dépasse la raison, l'atavisme, le destin, l'humaine nature, en vue d'atteindre l'éternel et l'infni. Il avance dans la nuit de la foi, il s'élance dans le vide intellectuel, et il devient à lui-même son propre bourreau.

Une telle entreprise peut paraître insensée; mais nous savons que la sagesse de ce monde est folie devant Dieu. Je voudrais montrer qu'elle est cependant raisonnable, qu'elle contient une logique saine, qu'elle demande pour être réussie l'emploi le plus judicieux de nos diverses énergies
 

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Quel que soit le genre d'activité auquel on consacre son existence, pour y obtenir des résultats définitifs, ni le savoir technique, ni l'art pratique ne suffisent. Tout ici-bas n'est que le reflet d'un soleil original brillant au loin dans le ciel mystérieux des prototypes antéséculaires; c'est ce rayon subtil qui, touchant tel centre de notre esprit immortel, fait résonner en nous la voix inaudible de notre vocation; c'est vers lui qu'il nous faut incliner toutes nos énergies par un acte interne qu'on nomme le zèle, la ferveur, l'enthousiasme, et qui est une forme de l'amour. C'est par l'amour de notre idéal que tout ce qu'il y a de vivant, de lumineux, d'ailé en nous, entraîne notre être vers un certain soleil et l'acclimate à son atmosphère fertilisante. Les travaux de nos mains, quel que soit notre métier, les contentions de notre cerveau les recherches de notre sensibilité n'aboutissent pas si notre esprit ne respire cette atmosphère secrète, insaisissable mais réelle, s'il ne se l'assimile, s'il ne la fait descendre au milieu des humains.

Voilà, en ce qui concerne le divin, ce dont je voudrais vous entretenir.

Les Anciens recherchaient le développement parallèle du corps, de l'intelligence et de la sensibilité. Les humanistes de la Renaissance professaient que la perfection peut s'atteindre en ajoutant à cette triple culture la morale du christianisme, et aujourd'hui encore pensent de même bon nombre d'esprits religieux. Ils se trompent. L'humanisme et le christianisme des Évangiles constituent deux mondes impénétrables l'un à l'autre et à jamais séparés. Dans celui-ci, la vie pousse du centre à la circonférence, du spirituel vers le matériel, du haut vers le bas. Dans celui-là, au contraire, la croissance a lieu de l'externe vers l'interne, du concret vers l'abstrait, du sensible vers l'intelligible, qui en constitue la limite. La culture christique, elle, ne connaît pas de limites; elle nous développe, certes, mais en nous déracinant du temporel et en nous transplantant sur l'éternel; elle nous sort de l'existence et nous introduit dans l'être.

Dans l'humanisme, tout dépend de l'homme et de ses auxiliaires naturels visibles ou invisibles. Dans le mysticisme, tout dépend de Dieu et de ses ministres surnaturels; la part de l'homme n'y est que de se rendre réceptif à la descente divine et, quoi qu'on dise, la perfection de cette réceptivité exige des efforts surhumains. Les humanistes croient pouvoir conquérir Dieu et, sur cette croyance fausse, furent construits en Orient les mystères, en Occident les philosophies du libre examen, les déifications de l'intelligence et de la volonté. La Chine et l'Inde, Apollonius de Tyane et Marc-Aurèle, les Illuminés allemands du xviii siècle, Kant, Fichte, Stendhal, Emerson, Nietzsche, Stirner, les penseurs américains modernes, tous, avec des nuances diverses, appartiennent à cette école du Moi. Il faut noter, pour être exact, que le protestantisme et les Rose-Croix, héritant des théories néoplatoniciennes, essayèrent de concilier l'Évangile avec ce culte ancien de l'intelligence; ils ont abouti, par cette liberté de pensée rejetant les dogmes indémontrables, à la multiplication indéfinie des systèmes et au chaos intellectuel où l'humanité se débat depuis la Révolution.
 

Certes, l'homme a le devoir de comprendre l'univers et le droit de mener ses enquêtes avec indépendance; mais l'orgueil est si fort en lui que, s'il s'établit le maître de ses examens, il rejette la discipline morale sans laquelle aucune forme du Vrai ne peut être appréhendée. Croire, comme les protestants libéraux d'aujourd'hui, qu'en cherchant la vérité d'un coeur sincère on ne peut pas ne pas la trouver, c'est une illusion; un enfant est sincère en barbouillant des feuilles, ses dessins n'en sont pas pour cela des chefs-d'oeuvre. Oui, Dieu aide le savant et le philosophe bien qu'ils ne s'en doutent pas; mais, pour qu'ils puissent recevoir ce secours et l'utiliser, il faut qu'ils enlèvent d'eux-mêmes toute erreur vivante, il faut qu'ils suppriment leurs vices, il faut que d'abord, ils deviennent purs.

La Vérité n'est pas une abstraction; elle vit, c'est un être organique; notre intelligence n'est pas un mécanisme indépendant, c'est un organe mêlé à d'autres organes corporels ou spirituels; aussi, quel que soit le visage de l'Absolu qu'on désire contempler, nous devons nous mettre au travail avec toutes nos forces ensemble.

Recevoir cet Absolu est une tâche impossible à tout être construit de relativités, vivant dans le relatif, pensant par relations. Toutes les créatures, y compris l'homme, végètent au sein de cette impuissance fondamentale; et le simple renversement des obstacles que notre nature oppose à la descente divine demande une intrépidité, une ténacité très supérieures au total des énergies diverses que dépenserait un adolescent pour devenir à la fois un athlète, un artiste, un savant et un philosophe; le disciple du Christ qui justifie ce titre si lourd déploie dans les domaines de la vie intérieure une activité aussi intense et aussi riche que celle d'un Napoléon réorganisant son peuple et bouleversant la carte du monde.

Il faut apprendre à vouloir, commencer à vouloir et persister à vouloir jusqu'au dernier souffle. Il faut une recomposition de toutes nos activités enfin, concordant chacune avec le rayon éternel à qui notre ferveur ouvre une issue parmi les nuages de notre conscience.
 


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Tout travail, même le simple fait de vivre, est un effort, une suite, une conjugaison d'efforts.

Qu'ils soient corporels, animiques ou intellectuels, nos efforts ou bien jaillissent de l'instinct, de la passion, de l'inspiration, ou ils naissent d'un acte volontaire, attentif et réfléchi. Notre développement demande donc que ces efforts divers ne se contrarient pas; et le seul moyen de leur imprimer une direction unique, c'est d'unifier leurs mobiles, de les rendre plus purs, plus universels, plus sublimes; c'est ce que, entre tous, l'idéal religieux parvient à obtenir de notre tendance native à la dispersion. L'idéal esthétique ou le scientifique ne nous unifient que partiellement. Vivre pour nos frères et par amour du Christ : voilà la maxime qui nous guidera en toutes circonstances.

L'égoïsme se transforme en altruisme par quatre principales éclosions : l'amour de soi, l'amour de la famille, l'amour de la patrie, l'amour de l'humanité. L'expérience religieuse, et plus spécialement l'expérience chrétienne, nous démontre comment le Ciel coopère à ces difficiles épanouissements. Mais encore faut-il ne pas contrarier ces secours.

Il y a donc une science du travail. Le coltineur sait comment saisir un sac de farine, le charger en équilibre et marcher sous ce poids avec assurance; un commis de bureau, doué d'une force musculaire équivalente ne parviendrait même pas à soulever ce sac; par contre, le coltineur s'embrouillerait vite dans les calculs du comptable. Distinguons, dans l'effort, le travail maladroit du travail utile.

Etudions aussi le dosage de l'effort. Plusieurs maîtres peuvent nous le mesurer : nous-mêmes, un autre homme plus sage, ou Dieu; à condition toutefois qu'on leur obéisse scrupuleusement. Se diriger soi-même est une entreprise assez hasardeuse; choisir un des systèmes nombreux établis par les grands ascètes laisse de fréquentes incertitudes parce que, entre chaque homme et Dieu, le chemin diffère; s'en remettre à un directeur expose à des mécomptes, puisque personne ne peut prétendre connaître personne à fond; le catholicisme diminue cet inconvénient, car ses directeurs encouragent leurs disciples au recours direct vers Dieu; mais d'autre part, discerner sous la plus minime circonstance l'appel divin, le désir dont frémit le coeur de notre Christ, que nous nous conformions à la volonté du Père, cette vigilance exige l'attention la plus lucide et une maîtrise de soi toujours victorieuse. Ni l'un ni l'autre des trois partis que j'indique ne réussira d'ailleurs sans une précaution préalable : il faut passer le pont d'abord, sortir du monde une bonne fois, entrer dans le surnaturel une fois pour toutes, se charger pour toujours du joug évangélique, quitter le Devoir enfin pour entrer dans l'Amour. Dès cette minute décisive, de la gravité de laquelle, vous vous en souvenez sans doute, je vous ai depuis longtemps avertis, le Ciel nous prend, nous et notre destin, et des anges, ministres parfaits de sa sollicitude, disposent, jour après jour, heure après heure, des exercices proportionnés à notre faiblesse et des réconforts pour chacune de nos fatigues. Mais cette admirable et mystérieuse école ne dure que si nous la suivons de toutes nos forces. Notre sort reste entre nos mains; si, par paresse, nous rompons le pacte mystique, nous retombons du paradis de la Grâce sous l'empire de la Loi.

Il n'existe, dans la Nature, aucun mouvement continu; une herbe croît par saccades; si j'étends le bras, ma main décrit dans l'espace une courbe qui, en réalité, est une succession de déploiements imperceptibles; un projectile même, sa trajectoire n'est qu'une suite de bonds infinitésimaux séparés par autant d'arrêts. L'effort ascétique obéit à la même règle; il nous est impossible de vouloir avec une continuité parfaite; on n'arrive à vouloir toute sa vie le même résultat qu'en émettant le plus grand nombre possible de volitions particulières, chaque jour, chaque heure, à toute minute. C'est pourquoi l'importance des petites fautes, des petites faiblesses est si grande; c'est pourquoi on ne suit le Christ qu'en ne laissant passer aucune des plus minimes occasions de se vaincre et de s'offrir à autrui.

En outre, il y a toujours économie et accroissement à ne jamais faire effort d'immobilité. Partout l'immobilité, c'est la mort. Par exemple, voici un petit mécompte qui m'impatiente : mes mains se crispent, mon visage se contracte, ma bouche s'ouvre pour une exclamation de dépit. Si je veux résister à cet agacement, j'obtiendrai un meilleur résultat : moins d'usure nerveuse, moins de provisoire et de superficiel, en obligeant mes mains à un geste de bonhomie, mon visage à un sourire affable, ma langue à une parole de douceur qu'en me bornant à me composer un visage immobile et rigide. Voilà pour le rythme de nos exercices spirituels : les multiplier, ou plutôt n'en éviter délibérément aucun, et les exécuter à fond et en mode d'activité positive plutôt que de résistance passive.

Enfin, nous avons à choisir leur qualité cinétique, leur forme plastique, leur arabesque; l'étude de la Nature nous l'indiquera aussi. En effet, la ligne droite ne se rencontre nulle part, ni dans les pierres, ni dans le jet des branches, ni dans le mouvement des animaux; toujours des courbes complexes dont l'étude absorbe les contemplations de l'artiste et les méditations du géomètre; toutes les formes vivantes sont des fragments de sphères; toutes les lignes vivantes sont des parties de circonférences. Nos énergies, ou nerveuses, ou psychiques, ou mentales, sont aussi des choses vivantes; elles travaillent par courbes, et elles n'acceptent pas un esclavage complet. Aucune créature n'est libre, mais aucune créature non plus n'est une esclave; toutes, jusqu'aux plus inertes, ont leurs petites initiatives tâtonnantes; il faut respecter ces minuscules vouloirs, sous peine d'attentat à la vie. Au lieu donc de conduire nos pensées, nos sentiments, nos actions, avec une volonté rigide, dure, systématique, comme le garde-chiourme de galériens abrutis, déclanchons seulement le geste mental, moral ou corporel, et laissons l'organe en jeu le conduire librement jusqu'à son terme; le joueur lance la balle et ne la mène pas au but; le dresseur lance son chien et ne le mène pas. Sauf pour les débuts de l'entraînement ascétique, usons envers nos propres forces, servantes dévouées, de cette même douceur paternelle dont Dieu use avec nous. La tyrannie engendre la crainte, le resserrement; la rigidité provoque de la fatigue inutile. Renouvelons souvent, dans le centre de notre coeur, les attitudes mystiques de la confiance, de l'optimisme, de l'allégresse; de la sorte, les émissions d'énergie volontaire pourront avoir lieu le plus souvent et suivant le plus grand nombre de lignes différentes. On se repose d'une fatigue par une autre fatigue; un développement harmonieux s'obtient par la plus grande variété dans les buts, les qualités et les modes de l'effort.

Pas de colère, ni de brusqueries envers nous-mêmes; la vraie puissance est sereine; et une croissance par contrainte ne donne jamais que des résultats artificiels; il faut seulement imprimer des élans; et l'observation des faits confirme ici une fois de plus la doctrine évangélique. L'homme-esprit n'est pas une machine dont chaque tige de métal peut être améliorée à part; en nous, tout est compact et enchevêtré; les rayonnements de nos divers centres s'interpénètrent, ou plutôt se mélangent du plus subtil au plus matériel, de sorte que la sensation la plus fugace résonne jusqu'aux cimes abstraites et que le plus pur frémissement de notre esprit se répercute de proche en proche jusqu'à une réaction physico-chimique dans quelque coin du corps. Le développement harmonieux de l'être humain est, non pas une juxtaposition ou une somme arithmétique, mais une organisation souple et vivante autour d'un principe central. Choisissons le plus généreux des principes, ce sera le plus vrai et le plus beau : ce sera l'Amour.

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Dans quelque genre de culture que ce soit, interdisons-nous l'excès; en ascétisme, pas de nuits sans sommeil, pas de journées sans nourriture, pas d'intolérances fanatiques, pas de pratiques extraordinaires, sauf en des cas exceptionnellement graves.L`Évangile se propose de nous conduire à la perfection en tout : que tout nous soit donc un exercice. Nous sommes d'abord des êtres vivants; vivons donc, suivons la vie, aidons la vie, en distinguant toutefois dans les phénomènes où elle se manifeste ceux qui n'en ont que l'apparence et qui appartiennent plutôt à la mort. Les règles de la morale, de l'ascétique, de la mystique ne servent, ne doivent servir que de correctifs à nos maladresses et de soutiens à nos faiblesses.

En adoptant le système simple de prendre comme exercices les occasions de nous maîtriser nous-mêmes ou de nous dévouer aux autres que chaque heure nous apporte, la conduite divine, que nous solliciterons en même temps par la prière, organisera notre existence de telle sorte que toutes nos facultés, ensemble ou successivement, seront mises au travail : de cette culture, souple et diverse, résultent l'harmonie, la résistance à la fatigue et l'allégresse intérieure.

Si, occasionnellement, on adopte quelqu'une des méthodes inventées par les grands maîtres de la vie mystique, on ne doit le faire qu'avec la direction d'un guide habile, sous peine de les voir aboutir à de la raideur, à cette difformité inharmonieuse qui ne nous rend aptes qu'à certains efforts spéciaux; au lieu que " l'ascète complet " doit faire face à toutes les surprises et à tous les genres de combat. Les systèmes ne sont pas des buts, mais des moyens.

Qui va doucement va longtemps : le proverbe est aussi vrai pour l'ascension spirituelle. Une activité fébrile nuit autant que la torpeur; et les surmenages ruinent également les corps, les cerveaux et les âmes; l'intempérance, le vice, le fanatisme sont le même excès sous trois modes. Nous touchons ici à un examen plus profond du dosage de l'effort.

En énergétique, le critérium de la qualité du travail est son utilité, je veux dire sa coïncidence, son synchronisme spontané avec les demandes de la vie. La valeur spirituelle d'un être se mesure à son pouvoir de travail; or, la quantité de travail utile dépend de sa qualité, mais non pas de la précipitation avec laquelle il est expédié. Il faut donc apprendre patiemment à coordonner nos gestes psychiques, à les administrer avec économie, d'une part, et de l'autre à les alterner de telle sorte qu'un organe se repose et récupère pendant que son voisin dépense; la sensation générale de fatigue diminue alors et recule. Pour obtenir ces résultats, on emploiera le calme, la présence d'esprit attentive et vigilante, l'adhérence à la volonté divine découverte au sein de toutes les rencontres que la vie nous ménage, et la prière, courte et fréquente.

D'une façon générale, et bien que les inconnues soient dans de tels problèmes extrêmement nombreuses, notez que les efforts d'arrêt et d'impassibilité consument et raidissent, tandis que les efforts positifs, rayonnants, centrifuges, émis par des groupes homogènes de facultés psychiques, tonifient, assouplissent, développent et engendrent la paix intérieure. Quant à la rapidité avec laquelle nos décisions et nos réalisations doivent se succéder, c'est à chacun de nous d'en découvrir le rythme le meilleur; l'essoufflement moral, la courbature volitive existent, en effet; et on doit les retarder, les éviter, sauf dans le cas d'urgence impérieuse où aucun risque, même la mort, ne doit plus nous faire différer d'agir.

Agir est un besoin vital. Qui s'entraîne à l'immobilité va vers la mort, que son inertie soit corporelle, sentimentale, cérébrale ou volitive. En culture intérieure, le choix des mobiles d'action tient la première place; nous avons dit souvent ce qui doit le déterminer : amour de nos semblables, amour de Dieu. Il faut aussi implanter en nous le goût, le désir et l'habitude de l'action; il faut qu'agir nous devienne un besoin, comme courir et crier en est un pour l'enfant. On accède à cette stase supérieure en développant la conscience de l'effort ou, pour parler avec simplicité, en donnant la plus grande attention à ce que l'on fait, en se rendant compte, en ayant l'esprit présent à la besogne actuelle; on s'entraîne à cela en ne faisant qu'une chose à la fois. Le Christ résume toutes ces précautions par un seul mot : Veillez. Et Il ajoute : Priez, demandez Père qu'll comble les nombreuses lacunes d e notre vigilance inexpérimentée.

D'ordinaire, on croit avoir tout fait quand on a pris une décision; quant aux moyens de l'exécuter, on s'en remet trop souvent à la chance ou à l'empirisme, tandis que, pour obéir à la maxime : Aide-toi et le Ciel t'aidera, on devrait étudier sérieusement ces moyens. Un nombre plus petit encore d'entre nous essaie de se rendre compte de ce qui se passe dans leur personne pendant la période de réalisation : un tel examen nous ferait faire cependant de grands progrès dans la connaissance de nous-mêmes, dans le contrôle de nos impulsions natives, physiques, morales ou mentales; il nous permettrait de mieux agir, avec une dépense de forces minimum, avec un certain détachement de notre ouvrage; ces améliorations, quel que soit le genre de travail qui en bénéficierait, en assouplissant nos facultés, en aidant le mécanisme de l'habitude, nous mènent à la maîtrise de soi : " Possédez vos âmes par la patience ", nous dit le Fils du charpentier.

Ainsi, en matière religieuse, par la préoccupation constante du Ciel, par l'analyse des mouvements internes et des actions externes, par l'élargissement de notre sensibilité, on parviendrait à se gouverner soi-même, à aimer son prochain, à prier Dieu avec une plénitude et une aisance dont nous ne nous doutons pas. Dès que naît en nous le moindre désir, la moindre émotion, une ébauche de pensée, dès que l'on nous sollicite à n'importe quel acte, notre conscience devrait automatiquement s'interroger : Est-ce conforme à la volonté de Dieu ? Que ferait le Christ à ma place ? Quelle alternative donnera le plus de bonheur à celui qui me sollicite ? Ayant la réponse, on devrait à l'instant accepter la chose ou s'y refuser. Et si notre conscience reste indécise, nous devrions appeler à l'aide notre sensibilité, l'émouvoir, nous mettre à la place du malheureux, ouvrir les portes de notre âme enfin et, accueillant tous les hôtes comme envoyés par Dieu, ne se laisser cependant détourner de Dieu par aucun d'eux, avec quelque charme qu'il tente de nous séduire. Cette possession plénière et sereine de tout soi-même nous procurerait au psychique et au psychologique le pouvoir de faire plusieurs choses, plusieurs travaux en même temps; de même qu'on arrive à exécuter de chaque main des gestes dissymétrique. et dans des rythmes différents, de même que l'on arrive à conduire de front plusieurs opérations mentales simples, on pourrait avec le corps, par exemple, travailler à un établi, avec le cerveau, élaborer une méditation, avec l'esprit, opérer quelque geste mystique. Mais ce ne sont là que des rêves encore, pour notre développement actuel; de très rares individualités seules possèdent aujourd'hui ces pouvoirs.
 


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L'effort le plus idéaliste, le plus subtil, le plus utopique même, comme le plus matériel, le plus maladroit ou le plus sagace, réagit sur la personne entière et retentit jusqu'aux chambres les plus secrètes du temple intérieur. Dans l'ordre mystique, l'énergie de l'effort se nomme le zèle ou la ferveur; quel que soit le point de notre être où ce feu s'est allumé, il ne s'éteint plus; il couve, car nous prenons trop souvent souci de l'éteindre; mais, tôt ou tard, soudain il éclate et nous n'en sommes plus maîtres, parce que les aliments qui lui conviennent et qui étaient rassemblés en nous par la sollicitude des anges, au jour de sa première éclosion, se trouvent maintenant dispersés. Ainsi nous oscillons d'excès en excès : de l'indifférence au fanatisme, de la paresse au surmenage, et nous faisons, ou pas de travail, ou du travail malsain.

Autre chose : de même que la gymnastique ou la mnémotechnie, l'ascétique n'est pas un but, mais un moyen. Beaucoup de natures pieu ses s'imaginent, en effet, que leur idéal se laissera plus facilement approcher dans la solitude du cloître que dans le tumulte du monde. Elles commettent une erreur analogue à celle des naturistes, des végétariens intransigeants, des maniaques de l'hygiène qui, en vivant nus, en n'acceptant que des nourriture non fermentées, en filtrant toute boisson, en désinfectant tout objet, croient obtenir une santé parfaire. Les circonstances font qu'il y aura toujours de la poussière, des microbes, des fermentations, des contagions, des locaux obscurs, des atmosphères confinées; à moins de se réfugier sur le sommet d'une montagne déserte, il est impossible d'éviter ces inconvénients; et à vouloir trop purifier son organisme, on le rend délicat, vulnérable et victime immédiate du premier germe morbide qui se trouvera dans l'air ou dans le morceau de pain, parce que cet organisme perd en résistance ce qu'il gagne en facilité : il n'est pas mithridatisé. Ces régimes sont des cures : des moyens, non pas des buts.

De même, le statut monacal est un régime d'exception; à l'intérieur de la clôture, le moine retrouve des pièges bien plus difficiles que ceux du monde; en outre, ce n'est pas vaincre l'avarice, par exemple, que de se mettre dans l'impossibilité d'avoir de l'argent; ce n'est pas aimer son prochain que de le fuir dans quelque thébaïde. Je ne fais point le procès des ordres contemplatifs; bien au contraire : ils équilibrent les écarts scandaleux des jouisseurs; au surplus, tout ce qui existe est utile. Je dis simplement que la vie commune, avec toutes ses angoisses, ses fatigues, ses travaux infiniment variés, conduit mieux au genre de perfection que le Christ nous propose. Il faut apprendre à manier l'or sans qu'il nous enchaîne, à aimer nos frères en dépit de leur ingratitude ou de leur grossièreté.

Comprenons bien ceci : faire de la gymnastique aux agrès au lieu d'une gymnastique naturelle, lire et apprendre de mémoire au lieu de comprendre et d'observer, suivre des observances au lieu d'offrir de son propre bonheur au malheur du prochain, ce sont trois formes de la même illusion. Vouloir avec une rigidité trop méticuleuse, c'est une perte d'énergie, autant que s'affoler, se désespérer pour un échec, s'irriter contre soi-même; et puis notre force volitive rencontre parfois des obstacles insurmontable; théoriquement, il n'est pas d'obstacles que la persévérance ne vainque, mais il faudrait une persévérance perpétuelle et qui continuerait après la mort. Pratiquement, lorsqu'on se voit en face de l'impossible, il nous reste la prière, humble, loyale, confiante et profonde; le Ciel alors nous répondra, nous détendra, nous reposera et nous renouvellera.

L'effort en tant qu'effort est admirable; il peut atteindre à la beauté par la coordination de ses phases, l'intelligence de leur succession, la mesure dans son déploiement et lorsqu'enfin la personne tout entière y participe avec spontanéité, aisance et allégresse. Aussi le visage des véritable héros et des saints respire-t-il une sorte de certitude mystérieuse, une joie sereine, dont l'harmonieux accord embellit des traits souvent excessifs.

En vue de cette orchestration de nos puissances, ne cultivons pas une vertu isolée en négligeant les autres vertus; méfions-nous des petites recettes; elles peuvent servir sans doute dans des cas spéciaux, mais non pas constamment; au contraire, il est bon, comme je l'indiquais tout à l'heure, de faire participer à l'action, quelle qu'elle soit, la totalité des forces de notre être. En donnant quelques sous à un pauvre, ajoutons du bon sens à notre sympathie et cette élégance du geste qu'on nomme le tact; de même nos pensées les plus hautes ne s'élaborent point sans que notre état physiologique y prenne une certaine part.

Je n'indiquerai pas ici les ramifications universelles de l'effort ascétique : il appartient au groupe le plus central de nos énergies; il rayonne donc Sur toute la masse de notre personnalité. A valeur technique égale, les travaux d'un ouvrier, d'un artiste, d'un commerçant, d'un prince seront d'autant plus utiles et plus féconds que celui qui les accomplit aura de plus près approché l'idéal divin.
 


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Nous veillerons donc avant tout à supprimer de notre vie spirituelle l'automatisme et la raideur; nous travaillerons en interrogeant les tendances radicales de notre être, les lumières anciennes de notre race, en appelant à grands cris ce secours essentiel que le Berger ne refuse jamais.

Si vous êtes sortis de l'indifférence religieuse, si la douleur humaine et le désir de Dieu vous préoccupent, vous sentez combien ce souci doit être grave, quelle place il doit prendre parmi les autres, combien il faut le mêler à tous les moments de votre existence. Une vague spiritualité est indigne de la plus noble des inquiétudes; la ferveur ardente et constante lui convient seule. Pour atteindre à cet état d'énergie intense il faut deux choses : le remords, le repentir, la contrition - ce brisement du coeur - jusqu'aux larmes, et une lutte immédiate contre soi-même, une lutte implacable et sans répit. La lecture de courtes et fréquentes prières sont des aides, mais ne remplacent nullement le combat ascétique.

Au cours de cette longue bataille, évitez également la hâte et la distraction, résistez à l'influence destructive des soucis matériels, de la rancoeur, de la tristesse; employez comme toniques la prière, plusieurs fois par jour, l'examen de vous-mêmes, les rappels aussi nombreux que possible de la présence du Christ, la volonté de faire oeuvre utile; essayez de toujours avancer, si petits que soient vos pas; c'est surtout au spirituel que celui qui n'avance pas recule.
 

Un autre proverbe : c'est en forgeant qu'on devient forgeron, vous aidera aussi. C'est en s'exerçant qu'on développe ses muscles, c'est en voulant qu'on développe sa volonté. Lorsqu'il y a une décision à prendre, réfléchissez, pesez le pour et le contre, jusqu'à ce que vous puissiez voir clair; puis, une fois résolu à tel ou tel parti, conduisez votre effort jusqu'à son terme. Ainsi vous vous guérirez de la paresse morale, de l'hésitation, de la légèreté, de l'impressionnabilité, du manque de mesure, du découragement. Mais, comme toutes nos forces, physiques ou mentales, la volonté se fatigue; il faut la nourrir; son pain quotidien, c'est la foi; son vin, c'est la reconnaissance envers Dieu; son médicament, c'est la renonciation libre à nos plaisirs, à notre confort, à nos satisfactions. La foi dont je parle ici n'est pas l'acte de croire aux dogmes et aux mystères théologiques; cette foi-là n'est que le reflet intellectuel de la vraie foi; la foi, c'est une confiance invincible en notre Père par laquelle, transportés au-dessus de notre nature, nous pouvons subir les épreuves les plus déchirantes sans perdre notre optimisme, sans douter de l'avenir, sans désespérer. Quant à la reconnaissance, notre coeur de pierre reste à peu près incapable de ce sentiment; nous avons une si excellente opinion de nous que tous les biens qui nous comblent, il nous semble qu'on nous les doit. Or, à la vérité, nous ne méritons rien; le toit qui nous protège, le vêtement qui nous couvre, le pain que nous mangeons, nous ne les avons pas gagnés, puisque les forces mêmes qui nous permettent de travailler ne viennent pas de nous, mais de Dieu. Nous ne disons jamais trop : Merci, mon Dieu. Si nous regardions les mille détails de notre existence sous le jour du Ciel, nous verrions combien le Père nous comble de bienfaits; et ceux qui commencent à vivre la vie admirable de l'amitié divine tremblent parfois de la facilité avec laquelle le Christ leur accorde tout ce qu'ils demandent.

Revenons à l'ascétique. Dès qu'on sent croître la force volitive, appliquons nous à la purifier, en purifiant les mobiles qui la déterminent : nos intentions; qu'elles soient réduites au service de Dieu et au service du prochain, de telle sorte que, peu à peu, s'établisse en nous la coutume de nous oublier nous. Dès lors, la paix céleste commencera de descendre sur nous et, bientôt, elle rayonnera sur les autres spontanément, et pour ainsi dire à notre insu.

Les obstacles à cette paix sont les excès de zèle, l'exagération des soucis personnels, le remords mal compris, le scrupule. Renversons-les doucement, avec bonne humeur, en nous replongeant à chaque fois dans l'humble résignation, dans une tendre confiance à l'infinie bonté de notre Maître.

Voilà, je crois, toutes les choses dites qui sont nécessaires au combat spirituel. Savoir ce que l'on veut, réaliser ce qu'on a résolu; s'enflammer le coeur, je veux dire le foyer le plus secret de notre vie intime, sans crainte de trop brûler; pour servir Dieu et nos frères, jamais nous ne brûlerons assez; ne pas soumettre nos énergies psychiques à une règle trop rigide : que l'incendie de l'amour les atteigne, et elles fourniront toutes seules l'effort demandé; en implorant sans cesse la conduite du Ciel, Il se chargera lui-même de répartir nos travaux et de doser notre entraînement, pourvu qu'on ne refuse aucune fatigue, et qu'on se donne à Lui comme le demande Jésus : " de tout son coeur, de toute son âme, de toutes ses forces et de toute sa pensée ".

Il existe un grand nombre de livres d'ascétisme; un gros volume ne suffirait pas à les énumérer tous. Toutes les méthodes cependant reposent sur un petit nombre de principes communs, toutes emploient quelques maximes communes; ce sont ces traits semblables que j'ai voulu indiquer dans ces pages rapides; c'est surtout l'état dans lequel on doit aborder l'ascétique que j'ai eu l'intention de peindre; je ne sais dans quelle mesure j'ai réussi ou échoué; mais, quoi qu'il en soit, permettez à ma petite expérience de vous redire encore que Jésus reste le seul maître en cet art; Lui seul connaît à fond ses futurs ouvriers, leurs besognes et leurs forces; Lui seul est capable de les instruire et de les remplacer; Lui seul possède le droit et le pouvoir de les récompenser selon l'adorable injustice de l'amour; de Lui seul ils recevront tout; par Lui seul ils réaliseront tout.

Parce que notre siècle se trouve dans un désarroi général - étrange ressemblance avec le siècle du Christ -, la nécessité de reconstruire notre vie intérieure devient pour nous tous urgente. Souvenez-vous que ce Christ, le pasteur, l'initiateur, le roc éternel, la pierre angulaire, est aussi l'architecte des mondes, le constructeur de la future Cité divine, et notre Ami. Le disciple qui accueillerait totalement l'amitié de Jésus, qui la ferait sienne, qui saturerait toutes les fibres de son être de cet élixir miraculeux, n'aurait besoin d'aucune autre formule, d'aucune autre précaution. Essayez d'aimer Jésus autant qu'Il vous aime, et marchez : Il n'est besoin de rien d'autre pour devenir un soldat.


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