XIVème ENTRETIEN
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QUATORZIÈME ENTRETIEN

SUR LES RÈGLES

 

C’est une chose très difficile que celle que vous demandez : quel est l’esprit de vos Règles et comment vous le pourrez bien prendre? Or, premier que de 1 parler de cet esprit, il faut que nous sachions que veut dire cela, avoir l’esprit d’une Règle; car nous entendons dire communément un tel Religieux n le vrai esprit de sa Règle.

Nous tirerons du saint Evangile deux exemples qui sont tout propres pour nous faire comprendre ceci. Il est dit que saint Jean-Baptiste était venu en l’esprit et en la vertu d’Elie a, et pour cela qu’il reprenait hardiment et rigoureusement les pécheurs, les appelant engeance de vipères b. Mais quelle était cette vertu d’Elie ? C’était la force qui procédait de son esprit pour anéantir et punir les pécheurs, faisant tomber le feu du ciel pour perdre et confondre ceux qui voulaient résister à la majesté de son Maître c: c’était donc un esprit de rigueur qu’avait Elie.

L’autre exemple que nous trouvons au saint Evangile d, qui sert à notre propos, est que Notre-Seigneur voulant aller en Jérusalem, ses disciples l’en dissuadaient parce que les uns avaient de

 

a. Luc., I, 17. — b. Matt., III, 7 ; Luc., in, 7. — c. IV Reg., I. — d. Luc., IX, 51-56.

 

1. avant de

 

l’affection d’aller en Capharnaüm, les autres en Béthanie, ainsi ils tâchaient de conduire Notre-Seigneur au lieu où ils voulaient aller; car ce n’est pas dès à cette heure 2 que les inférieurs veulent conduire leurs maîtres selon leur volonté. Mais Notre-Seigneur, qui était très facile à condescendre, affermit 3 son visage (l’Evangéliste use de ces mêmes mots) pour aller en Jérusalem, afin que les Apôtres ne le pressassent plus de n’y pas aller. Allant donc en Jérusalem, il voulut passer par une ville de Samarie, mais les Samaritains ne le lui voulurent pas permettre; lors saint Jacques et saint Jean entrèrent en zèle, ou bien en colère (car le zèle est souventes fois pris pour colère, comme aussi la colère pour le zèle); et il ne s’en faut pas étonner, car ils n’étaient pas encore confirmés en grâce. Ils furent donc irrités contre les Samaritains de l’inhospitalité qu’ils faisaient à leur Maître, et lui dirent: Maître, veux-tu que nous fassions tomber le feu du ciel pour les abîmer, et châtier de l’outrage qu’ils te font? Et Notre-Seigneur leur répondit : Vous ne savez de quel esprit vous êtes, voulant dire : Ne savez-vous pas que nous ne sommes plus au temps d’Elie qui avait l’esprit de rigueur? Et bien qu’Elie fût un très grand serviteur de Dieu, et qu’il fît bien en faisant ce que vous voulez faire, néanmoins vous autres ne feriez pas bien en l’imitant, d’autant que je ne suis pas venu pour confondre et punir les pécheurs, ains pour répandre des parfums, et par ces odeurs les attirer à pénitence c et à ma suite.

 

e. Luc., V, 32.

2. d’aujourd’hui — 3. raffermit

 

Voilà donc quel est l’esprit particulier d’une chose : ce que, pour mieux entendre, il nous faut donner des exemples qui sont hors de nous, et après, nous reviendrons à nous-mêmes. Toutes les Religions et toutes les assemblées de dévotion ont un esprit qui leur est général, et chacune en a un qui lui est particulier. Le général est la prétention qu’elles ont toutes de prétendre à la perfection de la charité : ceci a été déterminé et tenu pour une chose très certaine, même par les Conciles. Mais l’esprit particulier sont les moyens de parvenir à cette perfection de la charité, c’est-à-dire à l’union de notre âme avec Dieu et avec le prochain pour l’amour de Dieu; ce qui se fait, avec Dieu par l’union de notre volonté à la sienne, et avec le prochain par la douceur, qui est une vertu dépendante immédiatement de la charité.

Venons à cet esprit particulier : ils sont certes très différents les uns des autres. Par exemple les Chartreux ont un esprit tout à fait différent de celui des Jésuites, et celui des Capucins tout différent à 4 ceux-ci. L’esprit des Chartreux est le moyen qu’ils prennent pour s’unir à Dieu et au prochain selon la prétention générale : la prétention particulière est de s’unir à Dieu par la contemplation; et pour cela, ils ont une très grande solitude, et conversent le moins qu’ils peuvent parmi le monde, non pas même les uns avec les autres, si ce n’est en certains jours de la semaine. Ils s’unissent aussi avec le prochain par le moyen de l’oraison, en priant Dieu pour lui. Au contraire, l’esprit particulier des Pères Jésuites est

 

4. de celui de

 

voirement bien de s’unir à Dieu et au prochain, mais c’est par le moyen de l’action, quoique spirituelle. Ils s’unissent à Dieu, mais c’est en lui réunissant le prochain, tant par études que prédications, confessions, conférences et autres telles actions de piété; et pour mieux faire cette union avec le prochain, ils conversent avec le monde, et n’ont point pris d’habit qui soit trop différent ni sévère. Ils s’unissent encore à Dieu par l’oraison; néanmoins leur fin principale est celle que nous venons de dire, de tâcher à convertir les âmes et les réunir à Dieu.

Les Capucins ont un esprit sévère et rigoureux. Pour bien dire quel est leur esprit, c’est un parfait mépris, quant à l’extérieur, du monde et de toutes ses vanités et sensualités. Je dis quant à l’extérieur, d’autant que toutes les Religions l’ont ou le doivent avoir en l’intérieur. Ils veulent par leurs exemples induire les hommes au mépris des choses de la terre, à quoi sert la pauvreté de leurs habits; et par ce moyen, convertir les âmes à Dieu. Ils s’unissent ainsi avec sa divine Majesté, et encore avec le prochain pour l’amour de Dieu. Cet esprit de sévérité leur est tellement propre pour ce qui regarde l’extérieur, que si l’on en voit un qui ait quelque sorte d’affectation ou qui la témoigne en son habit, ou bien à vouloir être traité un peu plus délicatement que les autres, pour peu que ce soit, l’on dit tout aussitôt qu’il n’a plus l’esprit de saint François. De même si l’on voit un Chartreux qui témoigne tant soit peu de se plaire à converser avec le prochain, pour parfaite que soit son intention, fût-elle même de le convertir, il perd tout incontinent l’esprit de sa Religion. Comme aussi un Jésuite, s’il voulait se retirer en la solitude et vaquer à la contemplation comme les Chartreux, si ce n’est au temps qui leur est marqué dans leurs exercices et la nécessité d’un chacun, à quoi est pourvu selon la prudence des Supérieurs.

C’est donc une chose fort nécessaire que de savoir quel est l’esprit particulier de chaque Religion ou assemblée pieuse; ce que pour bien connaître, il faut considérer la fin pour laquelle elle a été commencée et les divers moyens pour parvenir à cette fin. Il y a la générale pour toutes les Religions, comme nous avons dit; mais c’est de la particulière de laquelle je parle, d’autant qu’il lui faut avoir un amour si grand qu’il n’y ait chose aucune que nous puissions connaître qui soit conforme à cette fin, que nous n’embrassions de tout notre coeur.

Avoir l’amour de la fin de notre Institut, savez-vous que c’est ? C’est être exactes à l’observance des moyens de parvenir à cette fin, qui sont nos Règles et Constitutions; et être pointilleux 5 à faire tout ce qui en dépend et qui sert à les observer plus parfaitement, c’est avoir l’esprit de notre Religion. Mais remarquez qu’il faut que cette exacte et pointilleuse 6 observance soit entreprise en simplicité de coeur; je veux dire qu’il ne faut pas vouloir aller au-delà, par des prétentions de faire plus qu’il ne nous est marqué dedans nos Règles, car ce n’est pas par la multiplicité des choses que nous faisons que nous parvenons à la perfection, ains c’est par la perfection et pureté

 

5. exact, ponctuel — 6. ponctuelle

 

d’intention avec laquelle nous les faisons. Il faut donc regarder quelle est la fin de notre Institut et l’intention de l’Instituteur, et nous arrêter aux moyens qui sont marqués pour y correspondre.

Quant à la fin de votre Institut, il ne la faut pas rechercher en l’intention qu’avaient les trois premières Soeurs qui commencèrent, non plus que celle des Pères Jésuites au premier dessein qu’avait le bienheureux Père Ignace; car il ne pensait rien moins qu’à faire ce qu’il fit par après, comme de même saint François, saint Dominique et les autres qui ont commencé des Religions. Mais Dieu, à qui seul appartient de faire ces assemblées de piété, les n fait réussir de la façon que nous voyons qu’elles sont. Il ne faut jamais penser, encore moins le croire puisqu’il n’est pas vrai aussi, que ce soient les hommes qui par leurs inventions aient commencé cette façon de vivre si parfaite comme est celle de la Religion : c’est Dieu, par l’inspiration duquel ont été composées les Règles, qui sont les moyens propres pour parvenir à cette fin générale à tous les Religieux, de s’unir à Dieu, et au prochain pour l’amour de Dieu.

Mais chaque Religion a sa fin particulière, comme aussi les moyens particuliers pour parvenir à cette union; et tous ont un moyen général pour s’unir à Dieu, qui est par les voeux. Chacun sait que les richesses et les biens de la terre sont de puissants attraits et dissipent l’âme, tant par la trop grande affection qu’elle y met, comme aussi par la sollicitude qu’il faut avoir pour les garder, voire même pour les accroître, d’autant que l’homme n’en a jamais assez selon qu’il désire : les Religieux, donc, coupent court à tout cela par le voeu de pauvreté. Ils en font de même à la chair et à toutes ses sensualités et plaisirs tant licites qu’illicites, par le voeu de chasteté qui est un très grand moyen pour s’unir à Dieu très particulièrement; d’autant que ces plaisirs sensuels alentissent et affaiblissent grandement les forces de l’esprit, dissipent le coeur et l’amour que nous devons tout à Dieu, et que nous lui donnons entièrement, ne nous contentant pas de sortir de la terre de ce monde, mais sortant encore de la terre de nous-mêmes, c’est-à-dire renonçant aux plaisirs terrestres de notre chair. Mais beaucoup plus parfaitement nous nous unissons à Dieu par le voeu d’obéissance, d’autant que c’est ramasser 8 toute notre âme avec toutes ses puissances, ses volontés et ses affections pour nous soumettre et assujettir, non seulement à la volonté de Dieu, mais à celle de nos Supérieurs que l’on doit toujours regarder comme étant celle de Dieu même; et ceci est un très grand renoncement, à cause des continuelles productions de petites volontés que fait notre amour-propre. Etant donc ainsi séquestrés de toutes choses, nous nous retirons en l’intime de nos coeurs, pour nous plus absolument et parfaitement unir à sa divine Majesté.

Il faut remarquer la fin pour laquelle la Congrégation de la Visitation a été érigée : elle est assez bien exprimée au commencement de vos Règles; la connaissance de la fin vous fera assez aisément comprendre quel est l’esprit particulier de la Visitation. J’ai toujours jugé que c’était un esprit

 

7. ralentissent — 8. concentrer

 

d’une profonde humilité envers Dieu, et de douceur envers le prochain; d’autant qu’il y a moins de rigueur pour le corps, il faut qu’il y ait plus de douceur de coeur. Tous les anciens Pères ont déterminé que, où la rigueur des mortifications corporelles manque, il doit y avoir plus de perfection d’esprit. Il faut donc que l’humilité envers Dieu et la douceur envers le prochain suppléent en cette Maison à l’austérité des Soeurs Carmélites, des Soeurs de Sainte-Claire, des Chartreuses et ainsi des autres. Et si bien les austérités sont bonnes en elles-mêmes et sont des moyens pour parvenir à la perfection, elles ne seraient pas néanmoins bonnes en la Maison de céans, d’autant que ce serait contre la fin des Règles.

L’esprit de douceur est tellement le propre esprit de la Visitation, que quiconque y voudrait introduire des austérités, soit plus de jeûnes, plus de disciplines, plus de haires qu’il n’y a pas maintenant, détruirait incontinent la Visitation; d’autant que ce serait faire contre la fin pour laquelle elle a été dressée, qui est pour recevoir les filles infirmes, qui n’ont pas des corps assez forts pour entreprendre de s’unir à Dieu par la voie des austérités que l’on fait aux autres Religions, ou bien qui n’y sont pas inspirées. De même, les Capucins décherraient de leur premier esprit s’ils voulaient quitter cette extrême pauvreté dont saint François n fait profession, que même en l’ornement de leurs églises ils ne veulent rien de superflu, non pas seulement des ornements de soie; et s’il arrive que l’on en reçoive en quelques-uns de leurs couvents, on dit aussitôt qu’ils perdent l’esprit de leur Ordre.

Mais vous me dites : S’il arrive qu’une Soeur ait une complexion robuste, ne peut-elle pas bien faire des austérités plus que les autres, pourvu qu’elles ne s’en aperçoivent pas? — Je réponds à cela qu’il n’y a point de secret qui ne passe secrètement à une autre; et ainsi de l’une à l’autre l’on vient par après à faire des Religions dans la Religion et des petites ligues, et puis tout se dissipe. La bienheureuse Mère Thérèse dit admirablement bien le mal qu’apportent ces petites entreprises de vouloir faire plus que la Règle n’ordonne et que la Communauté ne fait; et tout particulièrement si c’est une Supérieure, le mal en sera d’autant plus grand; car, dit-elle, tout aussitôt que ses filles s’en apercevront, elles voudront incontinent faire comme elle, et ne manqueront pas de raisons pour se persuader qu’elles le feront bien, les unes poussées de zèle, les autres pour lui complaire, et tout cela servira de tentation à celles qui n’en pourront ou voudront pas faire de même. O Dieu, il ne faut jamais souffrir ces particularités en Religion.

L’on excepte néanmoins certaines nécessités particulières, comme s’il arrivait qu’une Soeur fût pressée de quelque grande vexation ou tentation, alors ce ne serait pas un extraordinaire de demander à la Supérieure de faire quelque petite pénitence de plus que les autres; car il faut user de la même simplicité que font les malades, qui doivent demander les remèdes qui leur semblent les pouvoir soulager. S’il y avait une Soeur qui fût si généreuse et si courageuse que de vouloir parvenir à la perfection dans un quart d’heure, faisant plus que la Communauté, je lui conseillerais qu’elle s’humiliât et se soumît à ne vouloir être parfaite que dans trois j ours, allant le train des autres. S’il se rencontre des Soeurs qui aient des corps forts et robustes, à la bonne heure; il ne faut pas néanmoins qu’elles veuillent aller plus vite que celles qui en ont des faibles.

Voici un exemple en Jacob f qui est très admirable et fort propre pour montrer comme il se faut accommoder aux faibles et arrêter notre force pour aller de pair avec eux, principalement quand nous y avons de l’obligation comme ont les Religieux à suivre la Communauté en tout ce qui est de la parfaite observance. Jacob donc, sortant de la maison de son beau-père Laban avec toutes ses femmes, ses enfants, ses serviteurs et ses troupeaux pour s’en retourner chez lui, craignait extrêmement de rencontrer son frère Esaü, d’autant qu’il pensait qu’il fût toujours irrité contre lui, ce qui n’était néanmoins plus. Etant donc en chemin, il rencontra Esaü. Lors le pauvre Jacob eut bien peur le voyant, à cause qu’il était fort bien accompagné d’une grande troupe de soldats. L’ayant salué, il le trouva tout doux en son endroit. Esaü dit à Jacob : Mon frère, puisque nous nous sommes ainsi rencontrés, allons de compagnie et achevons le voyage ensemble; à quoi répondit le bon Jacob : — Mon seigneur et mon frère (il use du mot de seigneur à cause qu’il était son aîné), il n’en sera pas ainsi, s’il vous plaît, d’autant que je mène mes enfants, et leurs petits pas exerceraient ou abuseraient de votre

 

f. Gen., XXXIII, 1-14.

 

patience; mais moi qui y suis obligé, mesure volontiers mes pas aux leurs, auxquels aussi j’assujettis ceux de mes serviteurs. Et même qu’il n’y a pas longtemps que mes brebis ont agnelé; les agnelets 9 étant encore si tendres ne pourraient pas aller si vite; à quoi il faut aussi que nous nous accommodions, et tout cela vous arrêterait trop en chemin. — Remarquez, je vous prie, la débonnaireté de ce saint Patriarche; je l’aimais déjà bien, mais je le veux encore plus aimer désormais, à cause de cet acte de débonnaireté. Il s’accommode volontiers aux pas, non seulement de ses petits enfants, mais aussi de ses agnelets. Il était à pied, car il n’allait jamais à cheval. Ce voyage lui fut heureux, comme il se voit assez par les bénédictions qu’il reçut de Dieu tout au long du chemin; car il vit et parla plusieurs fois avec les Anges, et à la fin au Seigneur des Anges et des hommes; et enfin il fut mieux partagé que son frère qui était si bien accompagné et auquel tous s’accommodaient à marcher selon ses pas.

Si nous voulons que notre voyage soit béni de la divine Bonté, assujettissons-nous volontiers à l’exacte et ponctuelle observance de nos Règles, et cela en simplicité de coeur, sans vouloir doubler les exercices; qui serait aller contre l’intention de l’Instituteur et de la fin pour laquelle la Congrégation a été érigée. Accommodons-nous volontiers avec les infirmes qui y peuvent être reçues, et je vous assure que nous n’arriverons pas plus tard pour cela à la perfection, ains au contraire ce sera cela même qui nous y conduira plus tôt, parce

 

9. petits agneaux

 

que, n’ayant pas beaucoup à faire, nous nous appliquerons à le faire avec le plus de perfection qu’il nous sera possible. Et c’est en quoi nos oeuvres sont plus agréables à Dieu, d’autant qu’il n’a pas égard à la multiplicité des choses que nous faisons pour son amour, ains seulement à la ferveur de la charité avec laquelle nous les faisons. Je trouve, si je ne me trompe, que si nous nous déterminons à vouloir parfaitement observer nos Règles, nous aurons assez de besogne sans nous charger davantage, d’autant que toute la perfection y est comprise.

La bienheureuse Mère Thérèse dit que ses filles étaient tellement exactes, qu’il fallait que les Supérieures eussent un très grand soin de ne rien dire qui ne fût très bon à faire, parce qu’elles se portaient, sans autre semonce 10, incontinent à le faire, et pour plus parfaitement observer leur Règle elles étaient pointilleuses à la moindre petite dépendance. Elle rapporte qu’une fois il y eut une de ses filles qui, n’ayant pas bien entendu quelque chose qu’une Supérieure avait commandé, elle lui dit qu’elle n’entendait pas bien cela. Et la Supérieure, à laquelle il prit une petite fantaisie (car il n’est pas merveille qu’elles en aient quelques-unes), lui répondit : Allez mettre la tête dans un puits et vous l’entendrez. La fille fut si prompte à partir de la main 11, que la Mère Thérèse dit que, si on ne l’eût arrêtée, elle s’allait jeter dans un puits. Il y n certes moins à faire à être exacte en l’observance des Règles, que non pas de

 

10. invitation — 11. terme de manège employé au figuré, pour obéir sans délai

 

les vouloir observer en partie. Par exemple : la Règle ordonne qu’en certains temps l’on ne parle point; il est beaucoup plus facile de s’en abstenir tout à fait que s’il y avait des exceptions, parce qu’il ne faudrait pas seulement être attentive à faire 12 le silence, mais aussi pour parler aux occasions qui y seraient exceptées. La charité pourtant montre assez quand c’est qu’on le peut faire sans enfreindre le commandement de ne point parler.

Je ne puis assez dire de quelle importance est ce point ici, d’être ponctuelle à la moindre petite chose qui sert à plus parfaitement observer la Règle, voire même aux moindres’ petites cérémonies; comme aussi de ne vouloir rien entreprendre davantage, sous quelque prétexte que ce soit, parce que c’est le moyen de conserver la Religion en son entier et en sa première ferveur; et le contraire est ce qui la détruit et fait déchoir de sa première perfection. Voyez-vous, ce qui maintient les Pères Jésuites en la perfection de leur Institut, ce n’est autre chose que la fermeté qu’ils ont à recevoir toutes sortes d’obéissances sans aucune réplique. — Mais vous me dites s’il y aurait plus de perfection à se conformer tellement à la Communauté, que même l’on ne demandât point à faire des Communions extraordinaires? — Qui en doute, mes chères Filles, qu’il n’y ait plus de perfection ? Si ce n’est en certains cas, comme serait la fête de notre Patron ou d’un Saint auquel nous aurions eu dévotion toute notre vie; ou quelques nécessités fort pressantes. Mais quant à certaines petites ferveurs que nous avons aucunes

 

12. observer

 

fois, qui sont passagères et qui, pour l’ordinaire, sont des effets de notre nature, lesquelles nous font désirer la Communion, il ne faut point avoir égard à cela; non plus que les mariniers en ont pour un certain petit vent qui se fait à la pointe du jour, lequel est produit des vapeurs qui s’élèvent de la terre et partant n’est pas de durée, ains cesse dès aussitôt que les vapeurs sont un peu surélevées 13 et dissipées; le patron du navire, qui le connaît, ne crie point au vent, ni ne déplie point les voiles pour voguer à la faveur de ce vent qui n’est que de la terre. De même nous autres, il ne faut pas que nous tenions pour un bon vent, c’est-à-dire pour inspirations, tant de petites volontés qui nous viennent, ores 14 de demander à communier, tantôt de faire l’oraison et par après une autre chose; car notre amour-propre, qui recherche toujours sa satisfaction, demeurerait grandement content de tout cela et principalement de ses petites inventions, et ne cesserait de nous en fournir toujours de nouvelles. Aujourd’hui que la Communauté communie, il vous suggèrera qu’il faut que par humilité vous demandiez de vous en abstenir, parce que c’est la fête d’un tel Saint qui apportait tant de préparation pour recevoir le très Saint Sacrement; et vous, qui êtes si peu préparée il n’est pas raisonnable que vous le receviez, et choses semblables. Et lorsque le temps de s’humilier sera venu, il vous persuadera de vous réjouir et de demander la Communion pour cet effet: et ainsi il ne serait jamais fait. Il ne faut point tenir pour inspiration les choses qui sont

 

13. élevées au-dessus — 14. maintenant

 

hors de la Règle, si ce n’est en cas si extraordinaire, que la persévérance nous fasse connaître que c’est la volonté de Dieu, comme il s’est trouvé, pour ce qui est de la Communion, en deux ou trois grandes Saintes, lesquelles il voulait qu’elles communiassent tous les jours. Les Chartreux tiendraient pour une très grande tentation de désirer d’être employés au salut des âmes par le moyen de la prédication. Il ne faudrait pas qu’un d’entre eux pensât faire un grand service à Dieu de vouloir aller, sous le prétexte que les autres Pères n’en sauraient rien hormis le Supérieur, prêcher en quelque village où il penserait faire beaucoup de fruit et accroître la gloire de Dieu par le salut de ces âmes; voire même quand il serait fort capable et aurait pour prétexte de ne vouloir pas enfouir le talent que Dieu lui a donné pour la prédication:

car nonobstant que toutes ses intentions fussent très bonnes et pieuses, l’acte ne serait pourtant pas bon en l’exécution, d’autant que cela serait contre leur coutume et le train ordinaire de leur Communauté. Je trouve que c’est un très grand acte de perfection de se conformer en toutes choses à la Communauté et de ne s’en départir jamais par notre propre choix; car outre que c’est un très bon moyen pour nous unir avec le prochain, c’est encore nous cacher à nous-mêmes notre propre perfection.

Il y a une certaine simplicité de coeur en laquelle consiste la perfection de toutes les perfections, et c’est cette simplicité qui fait que notre âme ne regarde qu’à Dieu et se tient toute ramassée 15 et resserrée en elle-même pour

 

15. recueillie

 

s’appliquer, avec toute la fidélité et perfection qui lui est possible, à l’observance de sa Règle, sans s’épancher à désirer ni vouloir entreprendre de faire plus que cela. Elle ne veut point faire des choses excellentes ni extraordinaires qui la pourraient faire estimer des créatures; et ainsi elle se tient fort basse en elle-même et n’a pas de grandes satisfactions, car, ne faisant rien de sa propre volonté ni rien de plus que les autres et que toute la Communauté, il semble qu’elle ne fait rien : toute sa sainteté est cachée à ses yeux, Dieu seulement la voit, qui se délecte en sa simplicité par laquelle elle ravit son g en s’unissant à lui. Cette âme n’a pas beaucoup de satisfaction en ce qu’elle fait, d’autant qu’elle tranche court à toutes les inventions de son amour-propre, lequel prend une souveraine délectation à faire des entreprises de choses grandes et excellentes et qui nous font surestimer 16 au-dessus des autres. Elle jouit pourtant d’une grande paix et tranquillité d’esprit.

Jamais il ne faut penser ni croire que pour ne faire rien de plus que les autres et suivre la Communauté nous ayons moins de mérite. Oh non, car nous ne devenons pas parfaits et ne sommes pas plus agréables à Dieu pour la multiplicité des exercices, des pénitences et austérités, mais oui bien par la pureté d’amour avec laquelle nous les faisons. La perfection ne consiste pas aux 17 austérités, encore que ce soient de bons moyens d’y parvenir et qu’elles soient bonnes en elles-mêmes;

 

g. Cant., IV, 9.

16. estismer — 17. dans les

 

néanmoins pour nous elles ne sont pas bonnes, parce qu’elles ne sont pas de nos Règles, ni conformes à l’esprit d’icelles, étant de plus grande perfection de se tenir dans leur simple observance et suivre la Communauté. Celle qui se tiendra dans ces limites, je vous assure qu’elle fera un très grand chemin en peu de temps, et rapportera 18 beaucoup de profit à ses Soeurs par son bon exemple.

J’ai vu l’expérience de ceci en deux Généraux des Chartreux, dont l’un est encore en vie et l’autre est mort; celui-ci je le vis à Paris lorsque j’y étais. Il était grandement austère, et ne mangeait ordinairement que du pain et ne buvait que de l’eau. Celui au contraire qui est aujourd’hui, n’est point singulier en aucune chose, et ne fait que ce que leur Communauté fait. Tous deux sont très grands serviteurs de Dieu, mais j’ai été assuré que celui-ci est beaucoup plus aimé et estimé de ses Frères que non pas l’autre, et son exemple de douceur et conformité de vie les édifie beaucoup plus que non pas la rigueur qu’avait l’autre envers soi-même. Quand nous sommes à ramer, il le faut faire par mesure; ceux qui rament sur mer ne sont pas battus pour ramer un peu lâchement, mais oui bien s’ils ne donnent pas les coups de rame par mesure. De même l’on doit tâcher d’élever et enseigner les Novices toutes également, faisant les mêmes choses, afin que l’on rame justement; et si bien toutes ne le font pas avec tant de perfection, nous ne saurions qu’y faire.

Vous me dites maintenant que c’est par mortification que vous demeurez un peu plus dans le

 

18. apportera

 

choeur aux jours de fête que les autres, parce que le temps vous y a déjà bien duré deux ou trois heures de suite que toutes y ont demeuré. — A cela je vous réponds que ce n’est pas une règle générale qu’il faille faire tout ce à quoi l’on a de la répugnance, non plus que de s’abstenir des choses auxquelles on a de l’inclination; car si une Soeur en n à dire l’Office divin, il ne faut pas qu’elle laisse d’y assister sous le prétexte de se vouloir mortifier. Au demeurant, le temps des fêtes qui est laissé en liberté pour faire ce que l’on veut, on le peut employer selon la dévotion d’une chacune; mais il est vrai pourtant que, ayant demeuré trois heures, voire plus dans le choeur selon la Communauté, il y a beaucoup à craindre que le quart d’heure que vous y demeurez davantage ne soit un petit morceau que vous donnerez à votre amour-propre. Il est vrai que, ne pouvant pas le faire mourir, il semble qu’il faut bien lui bailler quelque petite chose.

Vous voulez savoir maintenant si vous ne feriez pas mieux de vous conformer à la Communauté, faisant l’Exercice de la Messe en disant votre chapelet, que non pas à faire une autre sorte d’oraison durant le temps qu’on la dit. — Outre le bien que vous ferez en vous assujettissant à l’entendre comme les autres, puisque tout doit aller d’un même air 19 la Visitation, vous observerez de plus le conseil du grand saint Bernard, lequel dit qu’il faut, aux prières communes, joindre notre attention à l’intention pour laquelle elles sont faites ; et lui étant demandé s’il était mieux pour

 

19. d’une même manière

 

nous autres qui entendons ce que nous disons aux Offices, d’appliquer notre attention simplement à Dieu, ou bien de suivre le sens des paroles que nous prononçons, il répondit qu’il aimait mieux que l’on s’appliquât à suivre le sens de ce que l’on dit, d’autant que c’est se conformer à l’intention de celui qui, par inspiration de la divine Majesté, les a composées. Je suis fort volontiers l’opinion de ce grand Saint, et ai toujours été de cet avis, qu’il faut nous appliquer durant le saint Sacrifice de la Messe à la considération des mystères qui y sont compris, selon qu’ils sont marqués en l’Exercice de la Messe. Et si bien j’ai laissé la liberté à Philothée de le faire ou de ne le pas faire, selon qu’elle jugera lui être convenable, s’occupant durant icelle à des autres prières, soit mentales, soit vocales, je l’ai fait parce que je ne la connais pas toujours cette Philothée; mais cet Exercice me semble être meilleur, pour être plus conforme à l’intention de la sainte Eglise.

Enfin, mes chères Filles, il faut beaucoup aimer nos Règles, puisqu’elles sont les moyens par lesquels nous parvenons à leur fin, qui est de nous conduire facilement à la perfection de la charité, qui est l’union de nos âmes avec Dieu et avec le prochain. Et non seulement cela, mais encore de réunir le prochain avec Dieu, ce que nous faisons par la voie que nous lui présentons, laquelle est toute douce et facile, nulle fille n’étant rejetée faute de force corporelle, pourvu qu’elle ait la volonté de vivre selon l’esprit de la Visitation, qui est un esprit d’humilité envers Dieu et de douceur envers le prochain : et c’est cet esprit qui fait notre union tant avec Dieu qu’avec le prochain. Par l’humilité, nous nous unissons à Dieu, nous soumettant à l’exacte observance de ses volontés qui nous sont signifiées dans nos Règles; car nous devons pieusement croire qu’elles ont été dressées par son inspiration, étant reçues de la sainte Eglise et approuvées par Sa Sainteté, qui en sont des signes très évidents; et partant, nous les devons aimer d’autant plus tendrement et les serrer sur nos poitrines tous les jours trois fois, par forme de reconnaissance envers Dieu qui nous les a données. Par la vertu de douceur de coeur, nous nous unissons avec notre prochain par une exacte et pointilleuse conformité de vie, de moeurs et d’exercices, sans vouloir entreprendre de faire ni plus ni moins qu’eux et que ce qui nous est marqué en la voie en laquelle Dieu nous n mises, ains employant et arrêtant toutes les forces de notre âme à les faire avec toute la perfection qui nous est possible. Mais remarquez que ce que j’ai dit plusieurs fois qu’il faut être non seulement ponctuelle à l’observance des Règles, mais aussi à la moindre petite dépendance, ne se doit pas entendre d’une pointillerie 20 de scrupules. Oh! non, car ce n’a pas été mon intention, mais d’une ponctualité de chastes épouses qui ne se contentent pas d’éviter de déplaire à leur céleste Epoux, ains veulent faire tout ce qu’elles peuvent pour lui être un tant soit peu 21 plus agréables.

Il sera fort à propos que je vous présente quelques exemples remarquables pour vous faire comprendre combien c’est une chose agréable à Dieu

 

20. ponctualité — 21. tant soit peu

 

de se conformer à la Communauté en toutes choses: écoutez donc ce que je m’en vais vous dire. Pourquoi pensez-vous, mes très chères Filles, que Notre-Seigneur et sa très sainte Mère se soient soumis à la loi de la présentation et purification, sinon à cause de l’amour qu’ils portaient à la communauté ? Certes, cet exemple devrait suffire pour émouvoir les Religieux à suivre exactement la Communauté, sans jamais s’en départir; car ni l’Enfant ni la Mère n’y étaient nullement obligés: non l’Enfant, parce qu’il était Dieu, non plus la Mère, parce qu’elle était toute pure, ains elle était la pureté même. Ils pouvaient facilement s’en exempter sans que personne s’en aperçût. La très Sainte Vierge ne pouvait-elle pas s’en aller en Nazareth au lieu d’aller en Jérusalem, et donner à quelque pauvre l’argent de quoi 22 elle voulait acheter les tourterelles qu’elle offrit? Ne vous semble-t-il pas qu’elle eût beaucoup mieux fait? O Dieu, elle ne fit rien de tout cela, ains tout simplement elle suivit la communauté. Elle pouvait bien dire : La loi n’est point faite pour mon très cher Fils ni pour moi, ni elle ne nous oblige nullement; mais puisque le reste des hommes y sont obligés et l’observent, nous nous y soumettons très volontiers pour nous conformer à un chacun d’eux, et n’être singuliers en aucune chose. L’apôtre saint Paul n’a-t-il pas dit qu’il fallait que Notre-Seigneur fût semblable en toutes choses à ses frères, hormis le péché h ? Mais dites-moi, est-ce la crainte de la prévarication qui les rendait si exacts à

 

h. Heb., II, 17; IV, 15.

22. dont

 

l’observance de la Loi ? Non certes, ce n’était pas cela, car il n’y avait point de prévarication pour eux; ains ils étaient attirés par l’amour qu’ils portaient à leur Père éternel.

L’on ne saurait aimer le commandement si l’on n’aime celui qui commande; à mesure que nous aimons et estimons celui qui fait la loi, à mesure nous nous rendons exacts à l’observer. Les uns sont attachés à la loi par des chaînes de fer, et les autres par des chaînes d’or; je veux dire, les séculiers qui observent les Commandements de Dieu de crainte d’être damnés, les observent par force et non par amour; mais les Religieux et ceux qui ont soin de la perfection de leur âme, y sont attachés par des chaînes d’or, c’est-à-dire par amour; ils aiment les Commandements et les observent amoureusement, et pour les mieux observer, ils embrassent l’observance des conseils. David dit i que Dieu a commandé que ses commandements fussent trop bien 22 gardés par ceux qui l’aiment. Voyez comme il désire que l’on soit ponctuel à l’observance. Ainsi sont certes tous les vrais amants, car ils n’évitent pas seulement la prévarication de la loi, mais ils évitent aussi l’ombre de la prévarication; c’est pourquoi l’Epoux au Cantique des Cantiques j dit que son Epouse ressemble à une colombe qui se promène le long d’un fleuve qui coule doucement et dont les eaux sont cristallines. Vous savez peut-être que la colombe se tient en assurance auprès de ces eaux, parce qu’elle y voit les ombres des oiseaux qu’elle

 

i. Ps. CXVIII, 4. — j. Cf. V, 12.

23. extrêmement bien

 

 

redoute, et soudain qu’elle voit ces ombres elle prend la fuite, et ainsi elle ne peut être surprise. De même, veut dire le sacré Epoux, est ma bien-aimée, car tandis qu’elle échappe de devant 24 l’ombre de la prévarication de mes commandements, elle ne craint point de tomber entre les mains de la désobéissance. Certes, celui qui se prive volontairement par le voeu d’obéissance de faire sa volonté ès choses indifférentes, montre assez qu’il aime d’être soumis ès nécessaires et qui sont d’obligation; celui qui se prive volontairement des richesses licites, montre qu’il ne veut pas de leurs taches illicites. Les Apôtres, pour mieux observer le commandement que Notre-Seigneur leur avait fait de renoncer à tous les biens de la terre, se privèrent volontiers de ce qui leur était non seulement licite, mais nécessaire.

Il faudrait être extrêmement ponctuel en l’observance des lois et des Règles qui nous sont données par Notre-Seigneur même, surtout en ce point de suivre en toutes choses la Communauté; et se faut bien garder de dire que nous ne sommes pas tenus d’observer cette Règle ou commandement particulier des Supérieurs, d’autant qu’il est fait pour les faibles, et que nous sommes forts et robustes; ou au contraire, que le commandement est fait pour les forts, et que nous n’y sommes pas obligés parce que nous sommes faibles et infirmes. O Dieu ! il ne faut rien moins que cela en une Communauté. Je vous conjure, si vous êtes fortes, que vous vous affaiblissiez pour vous rendre conformes aux infirmes; et si vous êtes faibles, je vous

 

24. fuit devant

 

 

dis : Efforcez-vous pour vous ajuster avec les fortes. Le grand Apôtre saint Paul dit qu’il s’est fait tout à tous pour les gagner tous k. Qui est infirme avec lequel je ne le sois aussi ? Avec les forts, je suis fort. Lequel de mes frères est scandalisé avec lequel je ne le sois l ? Quand je suis avec les infirmes je prends volontiers les commodités nécessaires à leurs infirmités pour leur bailler confiance d’en faire de même; si je me trouve auprès des malades, lors je me tiens auprès d’eux tout ainsi comme la nourrice tendre et amoureuse de son enfant malade, duquel elle frotte la tête afin de l’endormir. Mais quand je me trouve avec les forts, je suis comme un géant pour leur donner le courage m ; et si je puis apercevoir que mon prochain soit scandalisé de quelque chose que je fais, si bien il m’est licite de la faire et qu’en la faisant je ne fasse nul péché, néanmoins j’ai un tel zèle de la paix et tranquillité de son coeur, que je m’abstiens volontiers et de bon coeur de la faire n. C’est donc l’amour qu’il portait à Dieu qui l’incitait à se rendre ainsi conforme à un chacun pour les lui gagner tous.

Mais, me direz-vous, maintenant que c’est l’heure de la récréation, j’ai un grand désir d’aller faire l’oraison pour m’unir plus immédiatement avec la souveraine Bonté. Mon Dieu, j’ai un si grand désir d’aller dire mon chapelet à l’honneur de Notre-Dame ! ne puis-je pas bien penser que la loi qui ordonne de faire la récréation ne m’oblige

 

k. I Cor., IX, 22. — l. II Cor., XI, 29.— m. Galat., II. 11. — n. I Cor., VIII, 13.

25. ainsi que, comme

 

pas, puisque j’ai l’esprit assez jovial de moi-même? — Non, il ne faut non plus le penser que le dire; si vous n’avez pas besoin de vous récréer, il faut néanmoins faire la récréation pour celles qui en ont besoin.

N’y a-t-il donc point d’exception en Religion? les Règles obligent-elles également? Sans doute. Certes, il y a des lois qui sont justement injustes. Par exemple, le jeûne du Carême est commandé pour un chacun : ne vous semble-t-il pas que cette loi soit injuste, puisqu’on modère cette injuste justice donnant des permissions et des dispenses à ceux qui ne la peuvent pas observer? De même en Religion : le commandement est également pour tous et nul de soi-même ne s’en peut dispenser, mais les Supérieurs modèrent la rigueur selon la nécessité d’un chacun.

Il se faut bien garder de penser que les infirmes soient plus inutiles en Religion que les forts et robustes, qu’ils fassent moins ou aient moins de mérite, et par conséquent soient moins récompensés de Notre-Seigneur, parce que tous font également la volonté de Dieu. Les mouches à miel nous montrent l’exemple de ce que nous disons, car les unes sont employées à la garde de la ruche et à la nettoyer, et les autres sont perpétuellement au travail de la cueillette; celles qui demeurent dedans la ruche ne mangent pas moins de miel que celles qui ont la peine de l’aller picorant sur les fleurs, et cela avec beaucoup de raison, parce que celles qui demeurent dedans et presque sans rien faire empêchent que les araignes 26

 

26. araignées

 

ne viennent embarrasser les rayons de celles qui vont à la cueillette.

Ne vous semble-t-il pas aussi que David o fit une loi injuste lorsqu’il commanda que les soldats qui garderaient les hardes eussent également part au butin de ceux qui iraient à la bataille et en reviendraient tout chargés de coups? Non certes, elle n’était point injuste, d’autant que ceux qui gardaient les hardes les gardaient pour ceux qui combattaient, et ceux qui étaient à la bataille combattaient pour ceux qui gardaient les hardes: ainsi ils méritaient tous une même récompense, puisqu’ils obéissaient tous également à la volonté du Roi. Ce n’est pas l’oeuvre qui nous fait mériter, ains l’amour et la charité avec laquelle nous la faisons.

Disons encore ce mot sur le sujet de la Présentation de Notre-Seigneur au Temple et de la Purification de sa très sainte Mère. Regardez, je vous prie, comme ce très saint et glorieux Enfant se laisse porter, tout simplement mais amoureusement, entre les bras du bienheureux saint Siméon: car il ne pleure point ni ne témoigne nulle répugnance d’être tiré des 27 bras de sa très chère Mère, bras esquels il ressentait tant de suavités qu’il ne se peut dire. Quelle suavité, je vous prie, lorsque la très Sainte Vierge distillait dans la sacrée bouche de son Enfançon 28 les gouttes de son très pur et céleste lait, faisant quant et quant de sa bouche des soupirs enflammés qu’elle lançait dans le coeur du Sauveur, lequel, en échange, ouvrait

 

o. I Reg., XXX, 23-25.

27. oté d’entre les — 28. petit enfant

 

ses petits yeux pour la regarder; et par le moyen de ces regards, le coeur de la très glorieuse Vierge demeurait presque pâmé des flammes de son amour. Que personne donc ne s’excuse plus d’aller à la sainte Communion sur son indignité : O mon Dieu, comment oserai-je aller recevoir Notre-Seigneur si souvent comme les autres, vu que je suis si misérable ? — O Dieu, je n’oserais m’approcher de Dieu par le moyen de l’oraison ! — Hé, quelle tromperie! ne voyez-vous pas que Notre-Seigneur va tout simplement entre les bras de saint Siméon, et quitte sa très chère Mère qui était toute pure et sans macule 29?

 

29. tache

 

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