CHAPITRE XVIII

De l'oraison de la très sainte Vierge

 

L'oraison de la divine Vierge était plus propre d'une âme bienheureuse que non pas d'une personne qui est encore dans la voie. C'est le sentiment de Richard de Saint-Laurens au livre IV des Louanges de la bienheureuse Vierge. Aussi est-il vrai qu'elle vivait en la terre comme les bienheureux au ciel. C'est pourquoi son oraison n'a jamais souffert d'extase, l'extase supposant quelque imperfection ; car elle n'arrive qu'à raison de l'imbécillité des puissances ou de la faiblesse du tempérament. C'est ce qui a obligé l'Église de finir contre les pauvres de Lyon, que l'extase n'avait jamais eu aucun lieu en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Plusieurs saints et graves docteurs estiment la même chose de notre divine Princesse. Dans l'extase les sens sont liés, à raison de la trop grande occupation de l'esprit, qui ne peut pas suffire à même temps à la lumière de la contemplation et à ses fonctions extérieures et corporelles. Jamais il n'y aura plus de lumières que dans le ciel, et jamais cependant il ne s'y rencontrera d'extase, parce que l'esprit et le corps y seront fortifiés. Il en va quelquefois en notre terre de même à proportion. Une grande lumière empêche des yeux faibles et malades, de bons yeux la supportent. Cela se remarque dans quelques saints qui ont été à la fin de leur vie moins sujets aux extases, parce que leur entendement et leurs sens extérieurs et intérieurs avaient plus de forces pour soutenir les choses divines, par le secours de celui en qui nous sommes tout puissants. Comme sa douleur, pour grande qu'elle ait été, ne lui a jamais causé aucune pâmoison, jamais les délices de la contemplation ne lui ont ôté la liberté de ses sens. Autrement il faudrait dire que sa très sainte vie aurait été une extase continuelle, la cause en ayant duré toujours. Son oraison était donc élevée au-dessus de la manière d'agir des apôtres et des plus grands saints, quoiqu'elle ait été accompagnée de tous les privilèges qui ont jamais été accordés à aucune pure créature, et que même elle les ait tous surpassés incomparablement. Les Pères, comme saint Jérôme et saint Ambroise, enseignent qu'étant toute petite dans le temple, elle conversait avec les anges. Les connaissances des saints comparées à la sienne, ne sont pas une goutte d'eau à l'égard de l'Océan. Elle était si élevée, qu'elle est arrivée à la vision béatifique, et il semble qu'il y ait peu de lieu d'en douter, selon le raisonnement de saint Thomas, qui enseigne que tous les privilèges qui ont été accordés aux saints, qui ne sont que serviteurs de Dieu ou amis, ne doivent pas être déniés à sa bien-aimée Mère. Or il soutient que la vision béatifique a été accordée à saint Paul et à Moïse, et dit que c'est le sentiment de saint Augustin. Quand cela ne serait pas, la très sainte Vierge doit être privilégiée, et après la grâce de sa maternité divine, qui l'élève à une dignité presque infinie, il n'est pas difficile de croire toutes les faveurs que les docteurs de l'Église lui attribuent. Quelques-uns ont estimé que dès le premier instant de sa très pure conception elle a joui de la vision béatifique, les autres ont pensé qu'elle lui a été donnée au moment de l'incarnation : et enfin plusieurs ont jugé qu'elle en avait été favorisée plusieurs fois en sa très sainte vie.

 

Mais si son oraison a été admirable en sa hauteur, elle ne l’est pas moins en sa durée. Saint Thomas enseigne qu’en cette vie l'on ne peut pas penser sans cesse actuellement à Dieu ; car quand même l'on en serait occupé toujours durant le jour, durant le sommeil cette actuelle application serait interrompue. Mais il doit être entendu de la loi ordinaire, dans laquelle la sainte Mère de Dieu ne doit pas être comprise. Son oraison a été continuelle, par le moyen de la science infuse qu'elle avait toujours indépendamment des sens. Dieu même détournait les choses miraculeusement, qui pouvaient empêcher une contemplation si continuelle, et ne permettait pas que ses sens fussent trompés. La nuit même durant le peu de sommeil qu'elle prenait, son oraison continuait toujours, et elle n'était pas sujette aux songes qui nous arrivent, par les vapeurs ou par un excès de mélancolie ou de bile, ou causes semblables, son tempérament étant parfait. Si Aristote et Pline écrivent qu'il s'est rencontré des personnes si bien composées, qu'elles n'ont jamais eu aucun songe, de ceux qui arrivent par quelque dérèglement de tempérament, on ne peut pas le dénier à la très pure Vierge : mais nous ne nions pas qu'elle n'en ait eu de ceux qui proviennent des choses qu'on a lues ou entendues le jour. C'est la pensée de saint Ambroise. Son imagination était remplie des choses saintes qu'elle avait lues ; mais c'étaient des espèces divines qui la remplissaient. C'est pourquoi Rupert dit que tout le Livre des Cantiques lui est appliqué, parce que c'est un cantique tout de joie, il n'y a rien de fâcheux. Mais pendant que cela se passait dans sa fantaisie, son esprit veillait par des lumières purement intellectuelles, qui sont indépendantes de l'imagination : car si l'usage de raison a été accordé à Salomon pendant le sommeil, selon le sentiment de plusieurs grands théologiens, à qui l'Écriture favorise ouvertement ; je ne voudrais pas, dit saint François de Sales, dénier cette grâce à la très sainte Vierge. C'est donc avec raison que saint Grégoire de Nysse appelle le sommeil de la bienheureuse Vierge, une sublime liberté, et qu'elle est comparée par un autre Père aux anges qui ne dorment jamais. Sa volonté a toujours été en la loi du Seigneur, et son esprit en a été continuellement occupé durant le jour et durant la nuit.

 

L'esclave de la sainte Vierge ne la doit jamais quitter, et comme elle se trouve toujours auprès de Dieu en l'exercice de la sainte oraison, il la doit suivre par la même pratique, selon l'étendue de sa grâce, avec une grande fidélité.

L'oraison est le soleil de l'âme, sans sa lumière l'on demeure dans les ténèbres, elle est la nourriture de l'âme ; sans cette divine nourriture les forces manquent dans les voies de la glorieuse éternité. C'est l'air sacré que nous devons respirer, et sans lequel l'on ne peut pas vivre dans l'état de la grâce, elle est l'âme de l'âme : ainsi quand elle ne nous anime plus, il faut mourir. Une personne, disent les saints, qui tend à Dieu, dans les combats qu'il faut qu'elle donne contre ses ennemis, est comme un soldat sans épée, si elle ne s'adonne à l'oraison, elle est comme une ville sans murailles, tout exposée à leur rage. L'âme est comme le poisson hors de l'eau, quand elle quitte l'exercice de l'oraison, qui est l'élément dans lequel elle doit vivre.

 

Le diable qui sait ces choses, n'oublie rien pour en divertir les âmes, et quelquefois il tâche de les surprendre sous de beaux prétextes d'humilité, leur faisant croire qu’elles sont indignes de converser avec Dieu : « Quelle superbe humilité, dit sainte Thérèse au chap. 19 de sa Vie, le diable me suggérait-il, de me faire quitter mon appui ? À présent je suis tellement surprise, que j'en fais des signes de croix, et il ne me semble pas avoir échappé de plus grand péril. » Elle dit que le diable lui représentait qu'il suffisait de prier vocalement, et que même ne s'acquittant pas bien de cette prière, qu'elle n'en devait pas faire une autre plus excellente. « Que ceux, dit la sainte, qui s'adonnent à l'oraison, prennent bien garde à ceci. » Elle assure qu'en quittant l'oraison, elle n'avait que faire des diables pour la traîner en enfer, qu'elle s'y en allait d'elle-même. Elle exhorte de tenir bon, quoiqu'on soit faible et imparfait, et qu'elle ne laissait pas de commettre des imperfections, Dieu lui ayant donné l'oraison d'union. « Le diable, dit encore cette sainte, sait bien ce qu'il fait, tâchant d'empêcher ce saint exercice. Le traître voit bien qu'une âme qui persévère dans l'oraison, est perdue pour lui, et que les chutes où il l'engage, lui aident par après à faire de grands progrès » Elle enseigne au chapitre 13 de sa Vie, aux âmes à être courageuses, pourvu qu'elles ne se confient pas en elles-mêmes ; et déclare qu'elle n'en a vu aucune de la sorte demeurer en chemin, ni faire grand profit à celles qui sont timides, quoique d'autre part elles soient humbles. Elle se ressouvenait de saint Paul, qui dit que tout est possible avec Dieu (Philip. IV, 13), et que sait Pierre n'avait rien perdu pour s'être jeté en la mer. Elle avertit qu'il faut prendre garde que le directeur n'enseigne l'âme à être comme le crapaud rampant toujours, que le diable pourrait causer un grand mal par là, leur faisant entendre que ce n'est pas à faire aux pécheurs de vouloir être saints. Au chapitre 7 de sa même Vie, elle fait voir que la plus horrible tromperie dont le diable s'est servi en son endroit a été de lui faire quitter l'oraison : il me semblait, dit-elle, que c'était le meilleur de faire comme la plupart du monde fait, et suivant cela, de dire vocalement des prières.

 

L'esclave de la reine du ciel doit éviter ces pièges, s'adonnant à l'oraison mentale avec fidélité, et ne la quittant jamais sous quelque prétexte que ce puisse être. Elle est bonne pour tous, et tous la doivent faire. « Je ne vois pas, dit notre sainte au chapitre 8 de sa Vie, comme quoi tout le monde ne doive faire l'oraison mentale. Les méchants la doivent faire afin que Dieu les fasse bons. Il est juste qu'ils souffrent d'être en la compagnie de Dieu au moins deux heures par jour, encore qu'ils ne soient avec Dieu, mais avec les pensées du monde ; mais parce qu'ils se forcent d'être en si bonne compagnie, Dieu empêche les malins esprits d'agir contre eux, et tous les jours diminue leurs forces. » C'est donc une grande tromperie de penser que cet exercice ne soit propre qu'aux personnes retirées ou religieuses. Celles qui sont les plus engagées dans le monde, et dans les affaires en ont plus de besoin, et la doivent pratiquer avec plus de soin. Notre siècle nous en donne un exemple bien remarquable en la personne de la sérénissime infante Isabelle-Claire-Eugénie, qui, au milieu d'une multitude de grandes et importantes occupations que le gouvernement de ses États lui donnait, ne passait jamais aucun jour sans donner à l'oraison mentale un temps très considérable. Elle différait bien ou omettait ses autres exercices de dévotion selon les affaires pressantes qui lui arrivaient ; mais pour rien du monde elle ne laissait l'oraison, car elle était persuadée que c'était l'affaire de toutes les affaires la plus pressée, et sans laquelle toutes les autres affaires, quelque soin qu'on y apportât, étaient sans bénédiction. Quelques occupations que l'on puisse avoir, l'on trouve toujours du temps pour satisfaire aux nécessités du corps, pour manger, pour boire et pour dormir. Pourquoi n'en aurait-on pas pour les besoins de l'âme, pour lui donner sa nourriture spirituelle. Cette grande princesse dont la mémoire doit être dans une vénération particulière parmi tous les véritables esclaves de Notre-Dame, ayant beaucoup contribué à l'établissement de cette dévotion en plusieurs provinces et s'étant mise elle même au nombre de ces glorieux esclaves, prenait une partie de la nuit pour cet exercice angélique, et dérobait à son corps une partie même du sommeil nécessaire pour pouvoir y vaquer avec plus de loisir. Elle faisait tous les jours, à deux heures et demie après minuit, une heure d'oraison mentale. Elle en faisait encore une heure le matin, et une heure quelque temps après le dîner. De plus, elle entendait tous les jours deux messes, et employait encore bien du temps à la prière vocale. Aussitôt qu'elle était levée, elle se prosternait devant la Mère de Dieu, ce qu'elle faisait encore tous les soirs, protestant en présence des anges et des saints qu'elle était l'esclave de leur auguste reine ; mais c'était avec des sentiments si tendres et si dévots, qu'ils étaient capables de toucher les cœurs les plus insensibles à la piété. Elle ne pouvait se lasser de déclarer le bonheur qu'elle avait de vivre dans l'esclavage de la souveraine du paradis, et elle faisait plus d'état de ses chaînes que de toutes les couronnes de l'univers. Elle ne dormait que trois heures et demie la nuit, et une demi-heure après le repas.

 

Les difficultés qui se présentent dans la pratique de l'oraison ne doivent pas étonner une âme saintement généreuse, soit qu'elles arrivent par la malice des démons ou des hommes, ou par les répugnances et les peines que nous y avons. Sainte Thérèse a été durant dix-huit ans, ayant besoin de livres dans l'oraison, excepté après la communion ; et son âme craignait autant d'entrer dans l'exercice de l'oraison sans livre, comme si elle eût été pour combattre grand nombre de personnes. Au chapitre 8 de sa Vie, elle enseigne qu'on ne doit pas quitter l'oraison, quelques péchés que l'on commette, parce que c'est le moyen de remédier à son mal. Au chapitre 21 du Chemin de perfection, elle déclare qu'il faut avoir une grande résolution pour poursuivre le chemin de l'oraison. « Vienne, s'écrie-t-elle, ce qui pourra, arrive ce qui voudra, qu'il coûte tant de travaux que vous voudrez, soit que j'y aborde, soit que je meure au chemin, soit que le monde abîme ou périsse ; car souvent on nous tient de ces propos : Cela est plein de dangers ; une telle s'est perdue par là ; l'autre a été déçue ; cette autre, qui priait beaucoup est tombée ; ces choses font tort à la vertu ; cela n'est pas bon pour des femmes, d'autant qu'elles pourront avoir des illusions, il serait plus à propos qu'elles filassent ; le Pater et l'Ave suffisent. Mais ne faites pas d'état, poursuit-elle dans le même chapitre, des craintes qu'ils vous donneront, ni des périls qu'ils vous représenteront. Ne vous laissez pas séduire par qui que ce soit qui vous montre un autre chemin que celui de l'oraison. Si quelqu'un vous dit qu'en cela il y a du danger, tenez-le pour le même danger, fuyez-le. Ne laissez jamais écouler ceci de votre mémoire, parce que possible vous en aurez besoin. De dire que le chemin de l'oraison soit périlleux, Dieu ne le permet jamais. C'est une invention du diable que de jeter ces frayeurs, et, par ces artifices il en fait tomber quelques-uns qui s'adonnaient à l'oraison. Considérez d'autre part le grand aveuglement du monde, qui ne voit pas les milliers d'âmes qui se perdent faute d'oraison ; et si quelqu’une tombe dans ce chemin, il en remplit de crainte les cœurs. Pour moi, je n'ai jamais remarqué aucune ruse du diable, plus pernicieuse que celle-là. »

Au chapitre 8 du Chemin de perfection, elle dit qu'elle sait assurément que les croix des contemplatifs sont intolérables, et que Dieu leur en envoie davantage, parce qu'il les aime spécialement ; que c'est une rêverie de penser que Notre-Seigneur reçoive quelqu'un en son amitié, sans peine, et que les contemplatifs doivent être généreux, que leur office est de pâtir ; et, de vrai, s'il se rencontrait quelques personnes contemplatives dans une ville ou un diocèse, dans une communauté, les persécutions ne leur manquent jamais, on les décrie, on agit contre elles, on s'oppose à leurs desseins, le diable glisse une envie secrète, et forme des contradictions, suscite des difficultés en tout ce qu'elles font, il en donne de la peur aux communautés qu'elles fréquentent, aux lieux où elles demeurent. Il fait passer le bien que l'Esprit de Dieu met en elles pour une hypocrisie, il les fait traiter d’hérétiques illuminés, il les fait accuser de quantité de crimes, il en donne de l'aversion, il fait parler contre leur conduite, la décriant comme mauvaise ou comme indiscrète ou trop violente. L'on voit plusieurs gens de bien, de bons serviteurs de Dieu, d'autre part, qui, ne cheminant pas par ces voies, blâment ce qu'ils ignorent, désapprouvent ce qu'ils n'entendent pas, et souvent les plus rudes persécutions viennent de ce côté-là. Pour l'opposition que forme la plupart des gens du monde, il ne faut pas s’en étonner, l'esprit de la nature corrompue qui les anime, étant directement contraire à l’Esprit de Jésus-Christ, qui remplit les personnes d'une véritable oraison. C'est ce qui fait que quelquefois on verra des villes presque tout entières qui ne pourront les goûter, et qui en auront, s'y sentant portées par une antipathie secrète, et dont elles ne s'aperçoivent pas. J'ai connu une personne, d'autre part, vertueuse, mais qui était fort portée à la superbe, qui se rencontrant dans un lieu dans lequel on parlait de l'amour de l'abjection, quoique ce ne fût pas avec elle, ressentait une telle peine qu'elle ne put pas s'empêcher de la témoigner. C'est que l'esprit de superbe qui était en elle ne pouvait souffrir l'esprit de la sainte abjection de Jésus-Christ. L'histoire de la Vie du saint homme, le P. de Mattaincourt, rapporte, qu'à la sortie du collège, s'étant fait chanoine régulier dans une maison déréglée, par un mouvement spécial de Notre-Seigneur, qui le destinait pour la réforme de cet ordre, les religieux lui mirent plusieurs fois du poison dans son potage, pour le faire mourir ; mais, ce qui est remarquable, est qu'en ce temps-là, il ne leur disait mot, il ne parlait pas même contre leurs désordres, étant jeune, et ne faisant que commencer la vie religieuse dans la soumission à ces personnes. D'où vient donc un excès si cruel dans ces religieux contre un jeune homme qui leur est inférieur, et qui ne dit pas une seule parole qui puisse les choquer ? C'est que l'esprit de nature poussé par celui du démon, ne pouvait supporter une âme de grâce, et qui était tout à Jésus-Christ.

Le serviteur n'est pas au-dessus du maitre (Matth. X, 24) ; s'il l'a persécuté, il les persécutera. Or tous les Chrétiens ne doivent pas ignorer que leur divin Maitre a été dans le monde un signe et un sujet de contradiction.

 

Le diable, selon la doctrine céleste de la séraphique Thérèse, voit bien qu'une âme d'oraison n'ira pas au ciel seule, mais qu'elle en amènera plusieurs avec elle ; c'est pourquoi il lui déclarera toujours la guerre, et fera tous ses efforts, sans oublier rien, pour empêcher qu'on n'en prenne les avis, pour lui fermer l'entrée des monastères, pour enfin la rendre inutile. Un confesseur, un prédicateur, un directeur, qui seront plus dans les voies humaines, ne souffriront pas ces contradictions.

Le diable n'en a pas grand'chose à craindre, ils laissent leurs âmes dans la plupart de leurs imperfections, ils n'enseignent pas les voies de la pure foi et de la mortification parfaite, il s tâchent d'accommoder la nature avec la grâce, et comme ils sont peu fermes dans la pratique du dénûment, on les goute avec plus de facilité. Il y aurait sujet de répandre ici beaucoup de larmes, quand l'on considère qu'un grand nombre d'âmes demeurent sans s'avancer, par la faute de ces guides, et qu'ensuite Notre-Seigneur est privé d'une grande gloire. Oh ! Quel compte ces directeurs rendront au sévère jugement de Dieu ! Qu'ils souffriront d'étranges peines en l'autre monde pour leur conduite molle, et selon la prudence humaine ! qu'ils se souviennent que ce n'est pas assez de dire qu'ils ont conduit selon leur lumière ; si elle n'a pas été assez pure, ils doivent en puiser de plus saintes dans une application plus grande à la sainte oraison, à l'amour de la pauvreté et des croix ; car la pratique de l'oraison et des vertus humiliantes de l'adorable crucifié est toujours suivie des plus pures lumières du christianisme ; et l'expérience fait voir en ce sujet que de petites femmelettes, menant une vie très mortifiée, très pauvre, très dégagée, sont plus savantes dans les voies de la perfection que de grands docteurs qui vivent à leur aise, et qui ne sont pas dans un si grand dégagement. Oh ! Combien voit-on de monastères dont les uns sont encore remplis de l'esprit du monde qu'ils ont quitté extérieurement, et les autres qui quittant leur première ferveur s'en vont insensiblement dans le relâchement de la discipline régulière, par la recherche de la propre satisfaction, par le trop grand soin du corps, par des particularités dans les habits quant à l'étoffe ou à la forme, dans les chambres, dans le manger, par le traitement inégal des personnes, spécialement dans les maladies, par la permission qu'on donne de recevoir des commodités des parents, ne mettant pas toutes choses en commun, par la négligence du silence, mais surtout par le peu de soin de l'oraison mentale ; car le monastère dans lequel la sainte oraison sera négligée, sera exposé à l'attaque et à la rage des démons. Et cependant les directeurs voient ces choses, se taisent, et n'y apportent aucun remède efficace. Aussi les diables les laissent assez en repos. Mais si un homme d'oraison arrive, en même temps la persécution s'élève, il jette la frayeur dans l'enfer. Il y en a qui tâchent de couvrir leur relâchement par des permissions qu'elles disent obtenir des supérieurs ; mais l'on ne peut tromper Jésus-Christ. Ah ! Que les saints sont bien éloignés d'une telle conduite ! Grégoire IX, voulant modérer un peu la très rigoureuse pauvreté de sainte Claire, cette sainte vierge lui dit : « Saint-Père, votre Sainteté me fera toujours beaucoup de grâce de me donner l'absolution pour suivre les conseils du Fils de Dieu. »

 

Les contemplatifs souffrent donc beaucoup par la malice des démons et des hommes ; mais ils ont encore de grandes croix par les souffrances intérieures qu'ils portent, qui surpassent, selon le témoignage de sainte Thérèse, toutes les peines de la vie active. Ceux qui ne sont pas élevés à la contemplation, mais qui s'appliquent à l'oraison par la voie du discours, ont aussi leurs croix. La sainte que nous ne pouvons nous lasser de citer, remarquant quatre sortes d'oraison, dit que la première est de ceux qui méditent, qui tirent l'eau du puits avec force de bras ; et elle fait voir qu'outre le travail qu'elles ont en se servant beaucoup de raisonnements de l'entendement, souvent elles souffrent par les sécheresses et aridités : c'est ce qu'elle appelle tirer plusieurs fois du puits le sceau tout sec sans aucune eau. Elle enseigne qu'ils doivent cependant toujours travailler pour contenter leur Seigneur, et que ce n'est pas leur consolation qu'elles doivent chercher, que Dieu les fait souffrir pour voir s'ils pourront boire dans son calice, et lui aider à porter sa croix : que ceux qui ne se soucient pas de consolation, ont bâti sur un fondement solide, sou exemple est un puissant et admirable motif pour encourager toutes les âmes qui s'appliquent à la sainte oraison. Elle a été durant tant d'années qu'elle avait besoin même de livres, comme nous l'avons dit, pour s'élever à Dieu, elle qui était destinée non seulement pour arriver aux plus hauts degrés de la plus parfaite contemplation , mais qui en devait être la maîtresse, comme celle qui était choisie pour réformer le saint ordre de Notre-Dame du mont Carmel, qui a pour grâces particulières la mortification et l'oraison. À peine trouvons-nous dans l'Histoire des saints, rien de plus pressant pour fortifier les âmes peinées dans ce saint exercice, car qui pourra perdre courage, s'il trouve de la difficulté à pratiquer l'oraison, s'il considère les travaux de cette sainte ? Qui ne pourra pas recevoir de grandes espérances d'y profiter quelques jours, s'il fait réflexion que la sainte par sa fidélité et sa persévérance, malgré tous les obstacles qu'elle y a rencontrés, et durant un si grand nombre d'années, enfin y a fait des progrès qui ne se peuvent expliquer. Elle a ressenti pendant un assez long temps tant de répugnance pour l'oraison, qu'elle écoutait avec soin quand l'horloge sonnait pour en être délivrée ; et souvent elle eût mieux aimé choisir toutes sortes de pénitence, que de se retirer pour la faire, le diable y contribuant avec la mauvaise habitude d'une certaine tristesse qui la saisissait sitôt qu'elle entrait dans l'oratoire.

 

Au chapitre 18 du Chemin de perfection, elle dit qu'il faut se disposer à recevoir tel état d'oraison qu'il plaira à Notre-Seigneur, non pas seulement une année, ni deux, ni dix seulement. Au chapitre 22 de sa Vie, elle blâme ceux qui veulent s'élever d'eux-mêmes, bien qu'il soit vrai que quand Notre-Seigneur veut que l'âme soit mariée, quand ce serait dès le premier jour, qu’il n’y a rien à craindre.

Au chapitre 19 du Chemin de perfection, elle montre que la méditation est un commencement pour acquérir toutes les vertus : et dans ce même chapitre elle fait voir que Notre-Seigneur élève parfois des âmes qui sont en mauvais état à la contemplation, pour voir si elles voudront jouir de lui.

Au chapitre 15 de sa Vie, elle enseigne qu'il y a de certains temps où l'âme ne doit se servir de considérations, ni de vues de ses péché ; que d'autres fois elle a besoin de penser au paradis et à l'enfer. Au chapitre 22 de sa même Vie, elle dit que ces personnes-là ne sont pas pauvres d'esprit, qui croient que tout est perdu quand elles ne travaillent pas avec l'entendement, ou bien qu'elles n'ont pas une dévotion sensible : que quand même on ne pourrait pas avoir une bonne pensée, qu'on ne doit pas s'en mettre en peine.

Au chapitre 19 du Chemin de perfection, elle dit qu'il y a de certains entendements qui ne peuvent méditer, ne pouvant être liés, ce qui arrive ; qu'elle leur porte grande compassion, parce que peu (le faisant voir par un exemple qu'elle rapporte) ont le courage de persévérer à faire l'oraison, en la manière qu'ils la peuvent faire. Au chapitre 23, elle recommande la fidélité à faire l'oraison aux heures destinées, parce qu'il n'est pas juste d'ôter à Notre-Seigneur ce qu'on lui a donné une fois, et qu'on ne voudrait pas en user de la sorte avec les créatures. Au chapitre 26, qu'il faut faire l'examen, dire le Confiteor, et puis regarder Notre-Seigneur, le voir à nos côtés. Je ne vous demande pas davantage, dit-elle, que vous le regardiez, vous qui ne pouvez discourir. Qu'il est bon quelquefois de prendre une image dévote de Notre-Seigneur, et lui parler comme si c'était lui-même. Au chapitre 28, qu'il faut se recueillir au dedans de soi, y parler à Notre-Seigneur, et ne nous étranger pas d'un tel hôte, et que c'est marcher par un bon chemin, qu'il est semblable à ceux qui vont sur mer ayant bon vent, qu'ils font bien plus de chemin que ceux qui vont par terre. Au chapitre 31, qu'il y a des personnes qui se rendent sourdes, parce qu’étant attachées à leurs prières vocales, elles n'écoutent pas Dieu, et que c'est perdre un grand trésor.

Au chapitre 17 de sa Vie, elle compare la mémoire et l'imagination à ces papillons qui voltigent la nuit, qui ne font pas de mal, qui sont importuns ; que le dernier remède, après qu'elle y a bien pensé et sué, c'est de n'en faire point de cas, non plus que d'une personne folle et insensée. Au chapitre 21 du Chemin de perfection, elle remarque qu'après que le diable a semé la zizanie dans un temps de trouble, en sorte qu'il semble traîner tout le monde après lui à demi-aveuglé, d'autant que cela se passe sous prétexte d'un bon zèle ; Notre-Seigneur suscite quelqu'un qui dessille les yeux.

 

La très vertueuse mère de Chantal, parlant à ses religieuses, leur disait : « Le seul moyen de perfectionner l'âme à l'oraison, est la présence de Dieu et la fidélité à retirer ses pensées de toutes choses. C'est un malheur que souvent nous voulons spéculer, et Dieu veut que nous ne fassions qu'aimer, nous laissant simplement à sa merci, comme un petit enfant tout nu entre les bras et sur le sein de sa mère. Quand les distractions nous pressent, il faut faire l'oraison de patience ; quand l'on est dans l'impuissance d'agir, il faut faire l'oraison de révérence et de conformité à la volonté de Dieu, usant de quelques paroles d'une amoureuse soumission. »

Vous êtes, lui dit un jour saint François de Sales, comme le bienheureux saint Jean : tandis que les autres mangent diverses viandes à la table du Sauveur par plusieurs considérations pieuses, vous vous reposez par un suave sommeil sur sa sacrée poitrine ; et pour dernier avis, ne vous divertissez jamais de cette voie. Souvenez-vous de ce que je vous ai tant dit, et qui est dans Théotime, qui est pour vous et pour vos semblables. Vous êtes la sage statue, le maitre vous a posé dans la niche, ne sortez de là que lorsque lui-même vous en retirera. Et de vrai, cette sainte âme s'étant voulu mouvoir au sortir de la sacrée communion à faire des actes plus spécifiés que ceux d'un simple regard et anéantissement en Dieu, elle en fut reprise de la divine bonté, et on lui fit entendre qu'elle n'avait agi que par amour-propre, et qu'en cela elle avait fait autant de tort à son âme, que l'on ferait à une personne faible et languissante à laquelle on romprait le sommeil, qui ne peut pas par après trouver son repos.

 

Ce que l'âme chrétienne a à faire dans toutes ces différentes voies, est de ne s'introduire dans pas une par elle-même, marchant par celle par laquelle elle est attirée de l'Esprit de Dieu : celles qui sont conduites par la voie de la méditation, doivent aller par ce chemin ; si elles sont attirées à la contemplation active, elles doivent suivre l'attrait de Dieu. Mais quelques désirs que l'on puisse avoir de la perfection, l'on doit demeurer dans son degré, jusqu'à ce qu'il nous soit dit de monter plus haut. Il ne faut pas aller ni au-devant de la grâce ni après ; mais demeurer toujours avec elle. Ceux qui s'élèvent d'eux-mêmes, font des chutes déplorables ; ceux qui ne se laissent pas aller au mouvement de la grâce quand elle les élève, perdent des biens inestimables. Les directeurs manquent beaucoup, qui introduisent les âmes dans des états où elles ne sont pas mises par l'Esprit de Notre-Seigneur ; et ceux qui les empêchent d'y entrer quand il plait à Notre Seigneur de les y introduire, privent Dieu d'une grande gloire, et lui en rendront compte à son jugement.

Il faut seulement s'appliquer au mouvement de sa grâce, servir Dieu à sa mode, et non pas à la nôtre, ayant estime et respect pour les voies des autres, et nous contentant de celles où nous sommes appelés. Il faut seulement remarquer, que plusieurs âmes qui ne se servent pas de la voie du discours ou de la méditation dans l'oraison, mais qui seulement sont appliquées à regarder simplement Notre-Seigneur, ou quelque vérité de la religion, produisant des actes de la volonté, ne sont pas pour cela dans la contemplation passive ; mais dans la contemplation active qui se fait avec le secours de la grâce ordinaire, et qui arrive souvent aux personnes affectives, simples et sans étude.

 

Il est vrai que ceux qui sont favorisés de la contemplation passive, reçoivent des grâces bien particulières de Notre-Seigneur. Il visite, dit sainte Thérèse, les méditatifs comme des ouvriers qui travaillent à sa vigne ; mais les contemplatifs sont ses enfants chéris qu'il tient toujours près de soi, et qu'il ne voudrait jamais écarter de son amoureuse présence. Il les fait asseoir à sa table, il leur fait part des viandes qu'il mange jusqu'à s'ôter le morceau de la bouche pour le leur donner. Ô bienheureux soin, mes filles, s'écrie cette sainte mère, ô très heureux dénûment des choses si viles, qui nous élèvent à un si haut état ! Dans cet état, comme l'âme demeure toujours proche de Dieu, elle participe à ses lumières d'une manière ineffable. Il semble qu'il n'ait rien de réservé pour une telle âme, rien de caché, point de secret pour elle. Il lui manifeste ses grandeurs avec tant de clarté, que tout le monde et toutes les choses du monde ensemble ne lui paraissent plus que comme de chétifs néants, et elle demeure tellement persuadée du rien de tout l'être créé en la présence suradorable du Dieu de toute grandeur, que quand tous les hommes ensemble s'efforceraient de lui faire croire que le monde est quelque chose, il lui serait impossible de le penser. Dans cet état, on lui découvre les élévations glorieuses de la sainte abjection, les véritables douceurs de la mortification, les très hautes richesses de la pauvreté : elle voit clairement que les voies anéantissantes sont les plus assurées pour aller à Dieu, et que c'est par ces voies que Dieu tout bon reçoit plus de gloire. Dans cet état, elle ne peut s'appuyer sur aucune chose créée ; elle ne se repose qu'en Dieu seul ; elle ne peut se confier qu'en Jésus-Christ, en sa sainte Mère, en la protection des bons anges et des saints. Elle admire comme des personnes vertueuses peuvent encore s'appuyer si fortement sur les moyens humains, gens qui estiment que pour bien réussir dans les charges, les emplois et les occupations, il faut être riche, avoir de l'argent, être dans l'honneur, avoir l'estime et l'amitié des créatures, être considéré, et avoir du crédit parmi le monde. Oh ! Que ces personnes lui font de pitié ! Elle ne trouve pas assez de larmes pour déplorer leur aveuglement. Et de vrai, qu'on lise les Annales Ecclésiastiques et les histoires des Vies des saints, et l'on ne verra pas que Notre Seigneur ait renouvelé son Esprit parmi les fidèles, ait établi l'Évangile dans les lieux où il a été prêché, ait réformé le monde par la pénitence, ait fait ces grands coups de grâces par le moyen de l'or et de l'argent, par les richesses, ou par les autres voies que la prudence humaine suggère, ou les personnes qu'il a choisies pour ses grands desseins, étaient pauvres, ou elles ont embrassé la pauvreté par le mépris des richesses, et toutes ont été conduites par des voies humiliantes, étant moquées, méprisées, décriées, et souvent méprisées comme l'opprobre du monde.

 

Le grand saint Nicolas, étant encore laïque, faisait un usage très chrétien de ses biens, en en faisant part à ceux qui en avaient besoin ; mais dès lors qu'il fut prêtre, il les vendit, et ayant aimé les pauvres, il se fit pauvre lui-même. « Les riches, dit saint Bernard, qui assistent les pauvres, sont heureux, en ce qu'ils sont les amis des rois du ciel ; ils sont en faveur, et ont du crédit auprès de ces grands princes : mais les pauvres ne sont pas les favoris des rois, mais ils sont eux-mêmes de grands rois. Ils ne sont pas seulement du royaume du ciel, mais le royaume du ciel leur appartient. » (Matth. V, 3.) Saint Nicolas ayant été choisi pour évêque, bien loin au moins de se réserver quelque peu de chose pour soutenir sa dignité épiscopale, il voulut être plus pauvre que jamais, car n'ayant plus que quelques livres, il s'en défit, n'en voulant plus avoir que par emprunt. Que ne fit pas cet évêque pauvre pour la gloire de Dieu et l'honneur de l'Église ?

Saint François d'Assise était choisi de Dieu pour réformer les mœurs corrompues des hommes. Les voies par lesquelles l'Esprit de Dieu le conduit, sont voies d'une extrême pauvreté. Ce saint, en plusieurs rencontres, faisait l'insensé, et s'attirait toute sorte de mépris et de confusions.

Saint Dominique est donné à l'Église par les intercessions de la très sacrée Vierge, pour y combattre les ennemis du royaume de Dieu, et travailler à l'établissement de son empire divin ; à l'âge de vingt-un ans il donna son argent aux pauvres, ses meubles, ses livres ; et, ayant été fait archidiacre d'Osme, qui était conformément au droit, la première dignité de cette Église, il vendit jusqu'à ses habits, croyant ne pouvoir mieux soutenir sa dignité d'archidiacre que par un dépouillement parfait de tous ses biens. Étant venu en France, et ayant été fait grand vicaire de Carcassonne, il souffrit toutes sortes d'ignominies et d'affronts. On le huait, on le sifflait quand il passait par les rues, on lui disait des paroles vilaines, on lui contait toutes sortes d'injures, on vomissait contre lui des blasphèmes horribles. On lui jetait de la boue, des pierres, des bouchons de paille ; on courait après lui comme après un insensé. Prêchant contre les Albigeois, on fit des libelles diffamatoires contre le saint. Les légats du Saint-Siège, voyant que tous leurs travaux et ceux des missionnaires n'avaient presque point d'effet, voulaient s'en retourner dans la pensée que l'on travaillait inutilement à la conversion des hérétiques et des mauvais catholiques. Mais saint Dominique ayant eu recours à l'oraison, ce fut là que le ciel lui apprit que la cause qui rendait inutiles tous leurs travaux, était que l'on se servait trop de moyens humains, et qu'il fallait, pour attirer la bénédiction de Dieu sur leurs emplois, et pour prêcher efficacement la parole de Dieu, vivre en pauvreté, dans l'abandon à la divine Providence, sans or ni argent, sans train, sans aucun valet. Le saint proposa ce qu'il avait appris dans l'oraison en l'assemblée de Montpellier, et plusieurs prélats, embrassant cette vie avec le saint, en huit jours deux mille personnes se convertirent, quoique durant plusieurs années, les sermons eussent été sans effet. C'étaient les mêmes personnes qui prêchaient, mais elles prêchaient, menant une vie très pauvre et abjecte, et auparavant elles travaillaient soutenues de leur or et argent, suivies d'une troupe de valets, vivant dans l'éclat et l'honneur du monde.

 

Ces voies de Dieu ordinairement ne sont pas goûtées par les personnes qui ne sont pas gens d'oraison, au contraire elles y trouvent à redire, elles les improuvent : comme elles ne sont pas élevées au-dessus des discours de leur esprit, elles s'arrêtent beaucoup aux moyens humains, et font grand cas du bien, de l'estime, de l'amitié des créatures, de la puissance, du crédit, de la naissance, pensant que ces choses contribuent beaucoup à la gloire de Dieu. Il est bien vrai qu'elles y servent. Nous savons, dit l'Apôtre (Rom. VIII, 28), que toutes choses coopèrent en bien à ceux qui aiment Dieu ; mais il est aussi très certain que les plus grandes choses que Notre-Seigneur fait dans son Église, il les fait par les voies dont il s'est servi dans le commencement de son établissement. Souvent, c'est une pitié que d'entendre blâmer ces voies sous prétexte qu'elles sont extraordinaires comme si elles devenaient blâmables, parce que peu de personnes les suivent, y ayant peu d'âmes assez généreuses et assez détachées pour y entrer et y persévérer avec fidélité. Sainte Thérèse, traitant des grâces particulières de Notre-Seigneur dans le Château de l'âme, rapporte que le bienheureux Pierre d'Alcantara en fut tenu pour fou, et elle appelle le monde misérable de ce que ceci est si peu connu, qu'on tient pour folles les personnes qui ont ces grâces. Dans le même livre elle dit, qu'il fait bon avoir un directeur qui n'ait pas l'humeur du monde, mais qui soit saint : que cela encourage, que c'est comme les petits oiseaux, qui ne pouvant sitôt imiter leurs pères se lançant à tire d'ailes dans les airs, ne laissent pas néanmoins de se dresser peu à peu. Les directeurs qui ne sont pas personnes d'oraison et dans un grand dénûment des choses du monde, nuisent beaucoup aux âmes, non seulement ne pouvant pas leur donner les avis nécessaires pour l'état de la perfection, mais les en détournant même. Comment donneraient-ils ce qu'ils n'ont pas ? Notre séraphique sainte avait bien connu ce mal par sa propre expérience, ayant trouvé des confesseurs qui ne lui faisaient pas voir ses imperfections, et qui même l'assuraient qu'il n'y en avait pas en plusieurs fautes qu'elle commettait, qui ne désapprouvaient pas ses amitiés, parce les elles étaient honnêtes, n'en voyant pas les suites, et combien elles empêchent le pur amour. Ils ne goûtent pas la pauvreté, ils n'entendent pas la doctrine du mépris. Ils sont humains et politiques, aiment à être à leurs aises, ne se défont pas des vues humaines, sont grandement curieux de leur réputation, veulent être aimés, cherchent leurs intérêts, craignent les hommes, et se mettent en peine de leur approbation, et pour l'ordinaire sont opposés à ceux que Dieu tout bon conduit par les voies de la perfection. À peine quittent-ils jamais les conduites de la prudence humaine. Notre sainte parlant des pénitences de madame de Cardonne, dit que ses confesseurs n'y pouvaient consentir, parce que le monde est à cette heure si plongé dans la discrétion, et si oublieux des grandes grâces que Dieu a faites aux saints et aux saintes, qu'elle ne s'étonne point qu'ils jugeassent son dessein de se retirer dans une solitude, une folie. Mais elle ajoute qu'elle se confessa à un Père de Saint-François, appelé François de Torre, lequel elle connaissait très bien et tenait pour un saint, vu qu'il vivait avec une extrême ferveur de pénitence et d'oraison accompagnées d'un bon nombre de grandes et sensibles persécutions.

 

Enfin, le fidèle esclave de Notre-Dame doit se souvenir que dans ses oraisons, il doit avoir recours à sa bonne maîtresse pour tous ses besoins et nécessités. Un homme (comme il est rapporté en la Vie de saint Jean l'Aumônier) étant sur le point de mourir, et n'ayant qu'un fils unique, le fit appeler, et lui ayant demandé s'il aimait mieux qu'il lui laissât son argent, ou bien qu’il fût employé au service de sa bonne dame et maîtresse, qui en ce cas prendrait soin de lui et de ses intérêts ; le jeune homme préféra la mère de Dieu, et choisit d'être pauvre, laissant la glorieuse reine du ciel héritière de tous les biens qu'il devait posséder après la mort de son père. Ayant été ainsi dépouillé de tous ses biens, il se trouva dans une grande nécessité, et ne sachant que faire, il avait un recours continuel à l'oraison, invoquant le secours de la Mère de Dieu.

L'on ne pouvait pas douter qu'il ne fût puissamment secouru par celle qui n'a jamais délaissé personne. Son oraison fur suivie d'une si grande bénédiction, que le saint patriarche prit un soin très particulier du jeune homme, et la glorieuse Vierge se servit de ce saint très miséricordieux pour le pourvoir abondamment de tout ce qui lui était nécessaire.

 

Nous lisons dans la suite des Annales de Baronius, en la continuation qui en a été faite par Bzovius, qu'environ l'an 1213, sous le pontificat d'Innoncent III, saint Dominique, prêchant le Rosaire près de Carcassonne en Languedoc, et une multitude presque infinie de peuples s'y enrôlant, un misérable hérétique parlant contre la dévotion du Rosaire, et contre le glorieux saint Dominique qui la prêchait, fut possédé des diables par un juste jugement de Dieu, et il fut réduit dans un état si pitoyable, qu'il déchirait ses habits avec ses dents, et agissait comme un furieux et enragé. Il brisait les cordes dont il était lié, en sorte qu'on fut obligé de le garroter avec des chaines de fer. On conduisit ce misérable en cet état au grand saint Dominique, qui pour lors prêchait le saint Rosaire en présence de douze mille personnes : et le saint ayant interrogé de prime-abord le démon de la cause qu'il avait eue d'entrer dans le corps de cet homme, forcé par l'autorité de l'Église et la vertu de l'esprit de Jésus-Christ, qui était en l'homme apostolique, il répondit que c'était que Dieu l'avait voulu punir à raison de son irrévérence envers la très digne Mère de Dieu, que les diables haïssaient mortellement, et à cause des risées qu'il faisait de ses sermons, et du peu de foi qu'il y ajoutait. « Nous sommes, dit ce démon, quinze mille dans le corps de cet homme, parce qu'il a parlé contre les quinze mystères du saint Rosaire, et nous y sommes à regret, et par force, parce que cela nous ôtera le moyen de nous servir de lui, et ainsi nous perdons beaucoup au gain que nous faisions. » L'homme de Dieu l'ayant interrogé en suite de la vertu du saint Rosaire ; ce démon, après avoir bien crié et hurlé, assurant que saint Dominique le faisait brûler dans des flammes ardentes, et le garrottait avec des chaînes de feu, pour l'obliger de dire la vérité. Enfin il avoua qu'elle était telle que le saint l'avait prêchée, et que de grands malheurs arriveraient à ceux qui s'y rendraient incrédules. Il ajouta que tous les diables haïssaient Dominique, et qu'ils le craignaient grandement à cause de son oraison et de sa vie austère et exemplaire, et parce qu'il montrait le chemin du ciel par ses exemples et paroles. Mais que tout l'enfer avait conspiré contre lui, et qu'il avait envoyé ses plus forts et malicieux esprits pour le surprendre lui et les siens. Le saint homme continuant à interroger ce possédé, les démons voulurent sortir lorsqu'ils se virent pressés de dire de quelle condition parmi les Chrétiens il y en avait plus de damnés. Enfin, étant contraints de parler, ils dirent :

« Nous avons bien des prélats en enfer, grands nombre de princes et princesses, et moins de personnes pauvres et de basse condition, beaucoup de marchands et bourgeois par l'injustice et la volupté.

— Mais de prêtres, dit le saint, en avez-vous plusieurs ?

— Nous en avons une infinité, répliquèrent les diables, et de véritables religieux pas un seul, mais un grand nombre de ceux qui n'observent pas leurs règles. »

Saint Dominique entendit par ces véritables religieux ceux de son Ordre, et de l’Ordre de Saint-François, qui pour lors étaient dans les premières ferveurs que le Saint-Esprit leur communiquait. Mais ces diables déclarèrent que dans la suite des temps ils auraient en suffisance des religieux de ces ordres, lorsqu'ils s'oublieraient de garder leurs statuts. L'homme de Dieu leur demanda encore quel était le saint qu'ils craignaient davantage, et que les fidèles étaient plus obligés d'aimer et de servir.

Les diables commencèrent pour lors à hurler si terriblement, que la plupart des personnes qui étaient présentes, tombèrent par terre saisies d'une extraordinaire frayeur. Les diables criaient : « Dominique, aie pitié de nous, qu'il te suffise que nous soyons tourmentés par nos peines de l'enfer ; pourquoi viens-tu nous faire souffrir ? » Ils le priaient de ne les pas contraindre à répondre à cette demande ; parce qu'ils prévoyaient que plusieurs personnes en feraient un grand profit.

Saint Dominique voyant qu'ils ne voulaient pas répondre, se prosterne par terre, invoque le secours de la Mère de Dieu par le saint Rosaire. Les démons cependant le conjuraient par la Passion du Fils de Dieu, par les mérites de sa Mère, par les suffrages de l'Église, de ne les pas contraindre à parler sur ce sujet, et que les saints anges lui révéleraient ce qu'il demandait, quand il le souhaiterait. Le saint faisant redoubler les prières à la reine du ciel, cent anges parurent, et la très sacrée Vierge au milieu de tous ces esprits bienheureux, qui, ayant touché le possédé du bout d'une verge qu'elle tenait en sa très pure main, commanda aux diables de répondre.

On entendit pour lors les airs retentir de ces paroles qui sortaient de la bouche du possédé : « Ô notre ennemie, notre confusion, voie du ciel infaillible, c'est toi qui épuises l'enfer. Écoutez donc, criaient ces esprits malheureux, c'est elle qui réduit tous nos efforts au néant, comme le soleil dissipe les ténèbres ; c'est elle qui découvre toutes nos finesses : nous confessons que personne ne se damne de tous ceux qui persévèrent en son service : un seul de ses soupirs a plus de force que toutes les prières des saints, et nous la craignons plus que tous les bienheureux du ciel. Plusieurs l'invoquant à la mort, contre tout droit, sont sauvés. Sans elle nous aurions fait perdre la foi à la plupart de ceux qui la conservent encore, elle obtiendra le paradis à ceux qui lui seront véritablement dévots, et qui s'acquitteront dignement du saint Rosaire. »

Après cela le fidèle serviteur de la glorieuse Vierge, saint Dominique, fit réciter le saint Rosaire à haute voix et posément par tout le peuple, et les diables sortaient en troupes du corps de ce malheureux, paraissant comme des charbons de feu. Cet exemple admirable tiré des Annales ecclésiastiques fait bien voir le pouvoir des prières adressées à l'auguste souveraine du paradis. Mais c'est tout dire que d'assurer que le Tout-Puissant qui est son Fils ne lui peut rien refuser.