CHAPITRE V

De l'excellence de la dévotion du saint esclavage

de la sainte Vierge

 

 

On ne peut concevoir rien de plus grand en ce monde que la qualité de serviteurs de Dieu : les plus méchants hommes du monde n'ont pas assez d'impiété pour ne pas révérer une qualité si glorieuse : les chaînes, les servitudes, la pauvreté, les tourments, et toutes les choses les plus horribles, quand elles arrivent pour le service de Dieu, ont une image d'honneur et de beauté qui les fait souhaiter, et qui est capable de donner quelque envie aux bienheureux. Les saints ont toujours pensé que la souveraine gloire est d'être dans l'infamie pour la gloire de Dieu : et il est bien certain que l'honneur du service de Dieu est un honneur extrême, puisqu'il rend illustres et glorieuses les choses les plus honteuses et les plus infâmes qui soient au monde, comme les prisons et les fers. Servir à Dieu, c'est être roi, même c'est être plus que roi : aussi voyons-nous que les rois respectent l'ombre des serviteurs de Dieu, ils honorent leurs cendres, et se tiennent heureux d'avoir la moindre part en leurs prières. La grâce du service de Dieu est le présent le plus magnifique dont le ciel nous puisse faire part, les couronnes et les empires se donnent souvent à ceux que Dieu déteste, et qui seront damnés, mais cette grâce ne s'accorde qu'à ceux pour qui un Dieu en mourant a eu de plus douces et de plus fortes inclinations d’amour. Tous ces empereurs des Turcs avec toutes leurs grandeurs serviront, pour parler le langage de l'Écriture, d'escabeau aux pieds de ceux qui ont été au service de Dieu, quoiqu'en ce monde ils aient paru comme l'ordure et la balayure de la terre ; et ces gens qui passaient pour des fous et insensés aux yeux des prudents et des sages du siècle, jugeront les nations, commanderont aux peuples, et auront un empire qui ne finira jamais. Dieu se plaît même quelquefois à faire paraître leur gloire dès cette vie, en leur donnant des pouvoirs sur des choses qui ne reconnaissent en rien l'autorité des puissances du monde, comme les maladies, les éléments.

 

Un saint François de Paule commande à toute la nature, il touche les charbons ardents comme des fleurs, il marche sur les eaux avec autant de fermeté que sur la terre : et pendant que les plus grands princes admirent ce pauvre ermite, un des plus grands rois de notre France est obligé de le prier de l'assister dans ses maux. Les armes, les soldats, et les gardes de ce roi ne peuvent lui ôter la peur, tous les plus célèbres médecins ne le soulagent pas en ses maladies ; tous les divertissements que ce royaume si florissant peut donner, ne le délivrent pas de ses inquiétudes : ce prince ne s'assure et n'espère qu'aux prières et mérites d'un solitaire, qui dans la privation de tout ce que le monde recherche, jouit d'un repos que rien ne peut troubler, et possède un bonheur qui surpasse toute l'expression que l'on en pourrait faire. Un chétif laboureur d'Espagne, saint Isidore, parce qu'il a servi Dieu, voit les rois catholiques prosternés devant ses images avec tous leurs sujets. Et une petite bergère, sainte Geneviève, fait toute la gloire de la fameuse ville de Paris. L'on peut remarquer ici en passant combien Dieu prend plaisir à élever les choses les plus humbles : Clovis, le premier roi chrétien de France, est enterré dans le lieu calme où reposent les reliques de sainte Geneviève ; sainte Clotilde reine y a son tombeau ; et pendant qu'on laisse le tombeau de Clovis, et que le sépulcre même de sainte Clotilde est peu fréquenté, tous les peuples accourent en foule à celui d’une simple bergère. Paris la prend pour sa patronne, et ses cendres sont dans l'or et au milieu des pierreries, et tous nos rois et toutes nos reines tiennent à honneur d'y venir rendre leurs respects. N'est-ce pas une chose admirable de voir les images glorieuses du bienheureux Jean de Dieu placées dans les lieux les plus honorables de nos temples, et d'entendre retentir les chaires les plus augustes de nos églises, des louanges et des grandeurs d'un homme qui a vécu comme un insensé, se jetant dans la boue et la fange des rues, et faisant courir la populace après lui, servant de jouet et de sujet de railleries aux peuples ?

 

Il bien difficile de méditer attentivement ces vérités sans concevoir un grand mépris du monde, et sans prendre de généreuses résolutions de se consacrer au service d'un Dieu, qui sait si bien récompenser les personnes qui sont à sa divine majesté. Ô mon Dieu ! Que les hommes ne savent-ils ce que c'est que de vous servir ! Il n'en va pas ici de même que dans le service des hommes, pour les serviteurs qui servent le moins sont plus considérables : tout au contraire la créature est d'autant plus glorieuse, qu'elle est plus au service de Dieu. Les bêtes et les choses insensibles sont moins estimables que les hommes, parce qu'elles sont moins capables du service du Créateur : d'autant moins que nous sommes à nous, et que nous n'avons rien, d'autant plus avons-nous de gloire, parce que le néant et le péché étant notre apanage dans l'état de corruption, nous ne pouvons être quelque chose qu'en Dieu, et ce qui n'y est pas, quelque élevé qu'il paraisse, est bien méprisable. Ô Seigneur, dit la reine Esther, ne livrez pas votre sceptre à ceux qui ne sont pas. C'est ainsi que le Saint-Esprit par sa bouche qualifie ceux qui servent Dieu, qu'il les appelle son sceptre et sa couronne : c'est de la sorte qu'il fait voir le néant de ceux qui ne le servent pas ; lorsqu'il ne se contente pas de dire qu'ils sont vils et abjects, mais qu'il déclare qu'ils ne sont rien du tout. Il y aurait ici à répandre des larmes de sang sur l'aveuglement de la plupart des Chrétiens, et (ce qui est encore plus déplorable) de plusieurs dont l'état du sacerdoce ou du cloître les sépare du monde, qui sont tout plongés dans l'estime des biens temporels, des qualités naturelles, de la condition, de heur naissance, du bel esprit, des sciences, de la faveur des grands, de l'amitié des créatures, tout cela n'étant rien du tout qu'en tant qu'il contribue au service de notre souverain : cependant c'est ce qui occupe presque tous les esprits. Quand on dit de quelqu'un, dit le saint livre de l'Imitation de Jésus-Christ, l'on demande s'il est riche, s'il est noble, s'il est savant, et choses semblables ; mais bien peu se mettent en peine s'il est pauvre d'esprit, s'il est humble, et s'il est dans la pratique des vertus chrétiennes. Si l'on veut être véritablement grand, on ne le peut devenir que par l'union avec Dieu, et par la participation de ses grandeurs. Or, pour être uni à Dieu, il le faut servir.

 

Ces vérités marquent assez les grandeurs du service de la très sainte Vierge, puisqu'il ne consiste que dans le service de Dieu, en sorte que de servir à la sacrée Vierge, c'est servir à Dieu. Mais l'excellence particulière qui se rencontre en son dévot esclavage, est qu'il met au service de la reine du ciel la personne qui le pratique, autant qu'elle y peut être. Dieu tout bon par une très grande miséricorde a inspiré en nos jours la dévotion à sa sainte Mère plus que jamais : ce qui fait trembler l'enfer et tous ses suppôts : ainsi l'on ne voit de tous côtés que des personnes engagées saintement à l'honorer et aimer. Il y en a qui entrent dans les associations érigées en son honneur, qui lui récitent tous les jours quelques prières, qui jeûnent les samedis, qui visitent ses églises, qui célèbrent ses fêtes avec des respects extraordinaires ; d'autres qui procurent sa gloire par des aumônes, par la distribution de ses images, des livres composés en son honneur, par des sermons en public, par de pieux discours en particulier : ainsi les uns sont attachés à son service par de certaines pratiques, et les autres par d'autres : mais la dévotion de l'esclavage embrasse tout, et ne réserve rien : ce qui se doit entendre de toutes les pratiques conformes à l'ordre de Dieu, et à l'état où l'on est. Le véritable esclave de la sainte Vierge n'étant plus à soi, et n'ayant plus rien à soi, il est tout à sa bonne maîtresse. Il ne l'honore pas seulement par quelques-unes de ses actions, mais par toutes ses actions : non-seulement en certains temps comme le samedi, et ses fêtes ; mais en tout temps, tous les jours de sa vie ; non seulement en certaines parties du jour, comme le matin et le soir, mais à tous les moments du jour et de la nuit ; non-seulement lorsqu'il assiste au redoutable sacrifice du corps vivifiant et du précieux sang de Jésus-Christ, ou à l'office divin, ou lorsqu'il récite quelques prières, mais par toutes les bonnes actions qu'il fait avec le secours de la grâce ; non-seulement par les jeûnes et mortifications qu'il pratique la veille de ses fêtes, mais par toutes les abstinences et austérités qu'il peut faire en tout le cours le sa vie ; non-seulement par quelque partie de ses biens temporels, mais généralement par tout ce qu'il possède et peut avoir. Soit donc qu'il veille, soit qu'il dorme, soit qu'il mange, soit qu'il boive, soit qu'il soit à l'oraison ou à la récréation, soit qu'il garde le silence ou qu'il parle, qu'il marche ou se repose, par toutes ses communions, messes, prières, jeûnes, mortifications, aumônes, exhortations, sermons, entretiens, conversations, visites, lectures, études, par toutes les fonctions de son état, par tous ses exercices, et enfin généralement par tout ce qu'il fait ou souffre, il rend honneur à sa très glorieuse dame, offrant tout à son fils bien-aimé en action de grâces des miséricordes inénarables et des dons inestimables dont il l'a privilégiée par-dessus tous les anges et les hommes.

 

De plus, le véritable esclave, cédant le droit de ses bonnes actions à sa bienheureuse Dame, lui en donne toute la valeur, autant qu'il le peut : en telle sorte qu'il ne peut plus disposer de ses bonnes ceuvres. Mais c'est à l'auguste Reine du paradis d'en appliquer la valeur à qui bon lui semble, comme de chose qui lui appartient par la donation qu'on lui en a faite : car c'est le propre de l'esclavage de mettre la personne esclave et ses biens, et tout ce qu'elle peut faire et acquérir, au pouvoir entier du maître et seigneur.

 

C'est donc en cette glorieuse servitude que consiste l'excellence de cette dévotion, qui rend tous les honneurs à la très-digne Mère de Dieu qu'on peut lui rendre, qui lui fait donner tout ce qu'on peut lui donner. Quand l'amour est grand, il ne dit jamais : C'est assez ; rien ne le contente : il veut toujours agir pour le bien-aimé. Or, le cœur qui est véritablement épris de l'amour fervent de la Mère du bel amour se trouve toujours dans des désirs enflammés de sa gloire et de ses intérêts. Après que le véritable dévot de Marie a tout dit, a tout fait, a tout souffert pour sa divine princesse, il lui semble qu'il n'a encore rien fait ou enduré. Toutes les actions les plus généreuses qu'il exerce ne servent qu'à augmenter ses désirs de plus en plus : il regrette de n'avoir qu'une bouche pour publier ses louanges, et qu'un cœur pour l'aimer ; il soupire de n'avoir qu'une vie à lui donner ; il voudrait avoir autant de cœurs qu'il y a de gouttes d'eau dans la mer, autant de vies qu'il y a de brins d'herbe sur la terre, pour les consacrer à la gloire de la Mère de Dieu. Son zèle le porterait à souffrir mille morts, à être relégué dans les plus sombres cachots des plus affreuses prisons, à être exposé à la raillerie de tous les peuples, à porter toutes les infamies, délaissements et privations des créatures, à être tourmenté même par les peines de l'autre vie, à être crucifié par les hommes et les démons, pour les intérêts de celle qui fait son tout après Jésus et en Jésus, et pour Jésus. Mais au moins, comme il voit que cela ne lui est pas possible, il prend une forte résolution de faire tout ce qu'il pourra faire ; s'il n'a qu'une vie, au moins tous les moments, toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, tous les mois, toutes les années lui en seront dédiés. Il lui serait incomparablement bien plus doux de mourir que d'en passer un seul moment, que de faire la moindre petite action qui ne lui fût pas entièrement dévouée. Je serai donc, dit-il, à Marie autant que j'y pourrai être, et c'est ce que fait la dévotion d'esclavage : car qui fait tout, souffre tout et donne tout, ne peut rien faire davantage. Excellence de cette dévotion qui est incomparable, qui, renfermant toutes les autres dévotions, s'élève avec tant de gloire et d'amour, que l'on n'y peut rien ajouter, et qu'il faut dire avec vérité, non plus ultra, que l'on ne peut aller plus avant.

 

Son excellence paraît encore en ce qu'elle dépouille l'âme d'une certaine propriété qui ne se glisse que trop souvent dans les actions les plus saintes, en laissant l'application à la sainte Vierge, qui non-seulement agit pour Dieu, mais pour Dieu seul et pour sa plus grande gloire. Quelquefois nous offrons nos bonnes œuvres à la divine bonté pour quelques personnes, et cela plaît à Dieu ; mais il y a bien des occasions où Dieu, tout bon, serait plus glorifié si on les appliquait à d'autres. Or, c'est ce que fait notre bonne Maîtresse : elle sait les inclinations de son cher Fils, elle connaît les âmes où il sera plus glorifié dans les secours qui leur seront donnés, et c'est ce que nous ignorons, chétives créatures que nous sommes. De plus, le propre intérêt attache : on sera bien aise d'assister certaines personnes par des motifs naturels, par des inclinations que nous ressentons ; mais, remettant tout entre les mains de la sacrée Vierge, l'on se fait quitte de ce que la nature pourrait mêler avec la grâce. C'est une maxime, qu'il y a plus de Dieu où il y a moins de la créature. Enfin, si l'on est fidèle à ne faire rien pour soi, à n'avoir rien à soi, à n'être plus à soi, mais tout à notre glorieuse Dame, c'est être dans le comble de la perfection puisqu'être tout à Notre-Dame c'est être tout à Dieu : car on ne va à elle que pour aller à Dieu, on ne passe en ses mains que pour demeurer en celles de Dieu, on ne l'aime que pour l'amour de Dieu, on ne cherche sa gloire que pour la gloire de Dieu seul, qui est l'unique fin de toutes les dévotions.