CHAPITRE II

Ce que c'est que la dévotion du saint esclavage

de la Mère de Dieu

 

 

Pour bien concevoir ce que c'est que la dévotion d'esclavage dont nous traitons, il est nécessaire de remarquer ce que c'est que la condition d'esclave : or, la condition d'esclave consiste en ce que l'esclave n'a plus rien à soi, et même n'est plus à soi, mais à son seigneur ou maître ; c’est pourquoi tous les biens que les esclaves peuvent avoir, tout ce qu'ils peuvent gagner, tous leurs travaux, toute leur industrie, et même leurs enfants, tout cela appartient à leurs maîtres, qui estiment leur faire grâce, que de leur laisser la vie, et quand ils leur ôtent, ils ne pensent pas commettre d'injustice. Il n'y a rien parmi les hommes qui nous fasse plus être à un autre que l'esclavage. Ceci supposé, il est facile d'entendre ce que c'est que la dévotion de l'esclavage de la Souveraine des anges et des hommes ; qui n'est pas seulement de porter des chaînettes, de faire écrire son nom dans les livres de l'association, de réciter quelques prières, de donner quelques aumônes ou faire quelques présents aux églises, de pratiquer quelques mortifications, ou prendre la qualité d'esclave de la sainte Vierge ; mais c'est une sainte transaction que l'on fait avec la Reine du ciel et de la terre, par laquelle on lui consacre sa liberté pour passer au nombre de ses esclaves, la faisant la maîtresse absolue de son cœur, lui cédant le droit que l'on a en toutes les bonnes actions, se dévouant entièrement au service de sa grandeur, et en faisant une haute protestation. Tous les biens donc que possède celui qui est véritablement esclave de la glorieuse Vierge ne sont plus à lui ; tous ses biens de fortune, de corps et d'esprit, mais à sa bonne Maîtresse, en sorte qu'il n'en peut disposer contre sa sainte volonté. Jean, patricien de Rome, et sa femme, du temps du Pape Libérius, possédant de grands biens, ils voulurent choisir pour leur héritière la très sainte Mère de Dieu ; et l'ayant priée avec instance d'accepter l'offre qu'ils lui en faisaient, cette mère de miséricorde s'étant de nuit apparue à tous les deux, leur témoigna qu'elle avait reçu leur offrande, et qu'elle désirait que de leurs biens ils en fissent édifier une église en son honneur en la ville de Rome, sur une colline qui se trouverait le matin suivant couverte de neige. Le Pape ayant eu la même vision, désigna le lieu de l'église, qui fut appelée au commencement Notre-Dame des Neiges, ensuite l'église de Sainte-Marie-Majeure. C'était bien, à la vérité, donner à la Reine du paradis ses biens temporels, mais non pas lui céder tout le droit que l’on peut avoir en d'autres biens qui sont plus considérables, et c'est ce que fait notre dévotion, qui donne tout et ne réserve rien.

 

Or, il faut remarquer, pour l'éclaircissement du sujet que nous traitons : premièrement, que l'on peut honorer la sainte Vierge par ses bonnes actions, sans lui en donner la valeur, par exemple, on jeûne en son honneur, cela ne lui donne pas le droit que l’on a en cette action du jeûne ; ainsi se sont deux choses distinctes d'honorer la sainte Vierge par quelque bonne œuvre, ou lui en donner la valeur. Secondement, quand on dit que l'on donne la valeur de ses bonnes actions, on n'entend pas par là le mérite, car il n'y a eu que Jésus-Christ seul qui l'ait pu faire, tellement que, lorsque l'on dit communément que l’on se fait part les uns aux autres des mérites, cela n'est pas vrai, si l'on prend le terme de mérite en rigueur ; ce n'est qu'en tant que nos actions sont satisfactoires ou impétratoires, que l'on peut en donner la valeur ; et c'est en ce sens que le terme de mérite étant pris, on dit qu'il y en a communication. La dévotion de l'esclavage, ne se réservant rien, donne tout, ainsi le dessein qu'elle inspire, est de ne passer pas un moment de la vie, soit que l'on veille, soit que l'on dorme, soit que l'on agisse, soit que l'on souffre, qui ne soit tout consacré à Notre-Dame et Maîtresse, et de lui dédier de telle sorte tout le droit que l'on peut avoir en toutes ses bonnes actions, qu'elle en dispose pleinement, selon son bon plaisir, le donnant à qui elle le voudra, comme une chose qui est entièrement à elle, par la qualité d'esclave que l'on prend, dont le propre est de n'être plus à soi, de n'avoir rien à soi, mais d'être tout absolument à son maître.

 

C'est ici que l'on peut remarquer la différence des serviteurs de la Mère de Dieu, et de ses esclaves. Le serviteur a de certains moments où il se repose, où il n'agit pas pour son maître, où il peut travailler pour lui : l'esclave agit en toute sorte de temps et de choses pour son seigneur. Le serviteur peut changer de condition, l'esclave y demeure toujours engagé. Le serviteur peut acquérir du bien de ses gages ; tout l'argent de l'esclave, tous les intérêts qu'il en peut tirer, tout ce qu'il en peut acheter est à son maître. Si le serviteur a des enfants, il en peut disposer : les enfants de l'esclave sont au pouvoir du maître, et sa propre vie même. Ces différences font assez voir qu'il n'y a point de dévotion qui nous engage au service de la Mère de Dieu comme celle de l'esclavage, puisque de toutes les servitudes, il n'y a que l'esclavage qui ôte la liberté ; et elles donnent beaucoup de lumières de la condition des personnes qui sont véritablement esclaves de la reine du ciel, et qui le sont par état et non-seulement par paroles, ou par quelques marques extérieures.

 

Écoutez donc, dit le Saint-Esprit en l'Ecclésiastique (VI, 24-26), écoutez, mon fils, un sage conseil que je veux vous donner, et ne cessez jamais d'en faire état, mettez-vous ses fers aux pieds et son collier au cou, et n'ayez point de difficulté à porter ses chaînes. Ce Dieu d'amour désire que nous lui soyons attachés sans réserve ; c'est pourquoi il veut que nous en portions les marques aux principales parties de notre corps, afin qu'il n'y ait rien en nous qui ne soit à son service.

Faisons-lui servir notre tête, l'inclinant dévotement, ou la découvrant à la rencontre de ses images ; les cheveux, en retranchant le soin que la vanité en donne ; les oreilles, les fermant aux entretiens peu honnêtes ; aux paroles équivoques, aux chansons mondaines, aux discours inutiles ; les yeux, en les détournant des objets sensuels ; les lèvres, en baisant avec respect ses saintes images ; la langue et la bouche, en s'abstenant, et mortifiant le goût, et parlant de ses grandeurs ; les bras et les mains, en travaillant pour elle, donnant l'aumône, ornant ses temples et chapelles, ne les souillant par aucune impureté ; les genoux par des révérences et génuflexions ; les pieds, allant visiter les lieux dédiés à Dieu en son honneur. Il est bien juste que nous servions cette grande reine en toutes les manières possibles, non seulement parce que ses grandeurs l'exigent, mais encore à raison de ses bontés incomparables, qui l'ont obligée amoureusement de nous rendre des services, qui feront l'étonnement de toute l'éternité bienheureuse. Elle nous a servis de toute son âme par l'abondance de ses grâces, dont ayant été plus que pleine, dit le dévot saint Bernard, elle a regorgé heureusement sur tous les fidèles ; de son corps en ayant donné la matière au Verbe incréé en l'incarnation ; de son cœur précieux par la foi, ce qui a donné le commencement à notre salut ; de sa tête, l'ayant  tant de fois inclinée devant la majesté de Dieu pour nous en obtenir les miséricordes ; de ses cheveux dont elle a blessé le cœur du divin Époux pour l'attirer en notre terre ; de ses oreilles, obéissant à la voix de l'ange, ce qui a été la cause de tout notre bonheur ; des yeux par les larmes pour nous impétrer le pardon de nos crimes ; de ses lèvres par les chastes baisers qu'elle a donnés à son divin enfant, pour le réconcilier avec les hommes ; de sa bouche et de sa langue, nous servant d'avocate ; de son cœur sacré, y portant celui qui soutient toute la machine du monde, et lui ôtant les armes des mains, et les foudres qu'il devait lancer sur nos têtes criminelles ; de ses mains et ses bras, en servant notre débonnaire Sauveur, pour nous acquérir la glorieuse qualité de ses serviteurs ; de ses chastes mamelles allaitant celui qui nous nourrit de sa grâce et de son précieux corps et sang ; de son ventre sacré, qui l'a porté pour nous délivrer de l'enfer ; de ses pieds par les voyages qu'elle a faits de sa maison aux montagnes de Judée, de Nazareth en Bethléem, de la Palestine en Égypte, accompagnant son Fils bien-aimé pendant les jours de sa conversation avec les hommes, visitant après sa mort les lieux saints, et suivant saint Jean l'Évangéliste son fils adoptif en Éphèse, et tout cela pour nous obtenir tant de dons et de grâces dont le ciel nous favorise continuellement.