LA MONTÉE DU CARMEL DE ST JEAN DE LA CROIX

 

Jean de la Croix

 

LIVRE  DEUXIÈME  

OÙ L'ON TRAITE DU MOYEN DE PARVENIR IMMÉDIATEMENT À L'UNION DIVINE,
C'EST-À-DIRE DE LA FOI, ET DE LA SECONDE PARTIE DE CETTE NUIT
QUE NOUS AVONS APPELÉE NUIT DE L'ESPRIT QUI EST DANS

 
 

CETTE SECONDE STROPHE:
 

J'étais dans les ténèbres et en sûreté,
Quand je sortis déguisée par l'escalier secret.
Oh! l'heureux sort!
J'étais dans les ténèbres et en cachette,
Quand ma demeure était déjà en paix.
 
 

EXPLICATION DE LA STROPHE
 
 

 Dans cette seconde strophe l'âme chante l'heureux sort qu'elle a eu de pratiquer le dénûment de l'esprit par rapport à toutes ses imperfections spirituelles et tendances égoïstes dans les choses spirituelles. Son sort a été d'autant plus heureux qu'il y avait plus de difficulté pour pacifier cette partie spirituelle de sa demeure et entrer dans ces ténèbres intérieures qui consistent dans le détachement spirituel par rapport à toutes les choses sensuelles et spirituelles; car l'âme n'a alors d'autre appui que la foi pure pour aller à Dieu. Aussi cette voie s'appelle escalier secret, et en effet tous les degrés et articles de la foi que l'âme suit sont secrets et cachés aux sens et à l'entendement. Voilà pourquoi l'âme est dans les ténèbres par rapport à la lumière naturelle des sens et de l'entendement; elle passe au-delà des limites de la nature et de la raison pour gravir ce divin escalier de la foi; par là elle arrive et pénètre jusqu'aux profondeurs de Dieu.

 Elle dit qu'elle était déguisée, parce que la foi qui l'a guidée dans son ascension lui a fait changer sa forme et sa manière d'être naturelle pour revêtir une forme divine. C'est grâce à cette transformation qu'elle n'a pas été reconnue ni retenue par les choses de la nature et de la raison ou par le démon. Aucun de ces trois ennemis ne peut lui nuire si elle marche par ce chemin de la foi. Il y a plus: l'âme alors est tellement cachée, protégée, et étrangère à tous les artifices du démon, qu'elle s'avance véritablement, comme le dit la strophe dans les ténèbres et en cachette, c'est-à-dire par rapport au démon, à qui la lumière de la foi est plus funeste que les plus épaisses ténèbres. Nous pouvons donc le dire, l'âme qui se guide par la lumière de la foi est cachée au démon et à l'abri de ses coups, comme nous le montrerons plus clairement dans la suite. Aussi chante-t-elle elle-même qu'elle est sortie dans les ténèbres et en sûreté. Celui qui a l'heureux sort de suivre le chemin obscur de la foi, et la choisit pour l'accompagner, lui pauvre aveugle, s'élève au-dessus de ses représentation naturelles et des raisonnements pour avancer en toute sécurité, comme nous l'avons dit.

 L'âme ajoute qu'elle est sortie par cette nuit de l'esprit;

quand sa demeure était déjà en paix,

c'est-à-dire quand sa partie raisonnable et spirituelle était déjà pacifiée. Lorsque l'âme, en effet, est sortie de sa demeure et est arrivée à l'union divine, c'est qu'elle tient dans la paix toutes les puissances naturelles, et sa partie spirituelle domine l'activité et l'inquiétude de ses sens. Elle ne dit donc pas qu'elle est sortie avec anxiété, comme dans la première Nuit des sens. Pourquoi? Parce que pour entrer dans la Nuit des sens et se dépouiller du sensible, il fallait qu'elle eût éprouvé les angoisses de l'amour sensible. Mais pour achever de pacifier la demeure de son esprit, il ne lui faut que fixer ses facultés, tous ses attraits et ses tendances spirituelles dans la foi pure. Cela fait, elle s'unit avec le Bien-Aimé par une union pleine de simplicité et la pureté d'amour et de ressemblance.

 Il faut remarquer, en outre, que dans la première strophe où elle parle de la partie sensitive, l'âme dit qu'elle est sortie par une nuit obscure; mais ici où elle parle de la partie spirituelle, elle dit qu'elle est sortie dans les ténèbres; au milieu de la nuit, si grande que soit l'obscurité, on y voit encore un peu; mais quand l'obscurité est complète, on ne voit plus rien. Ainsi dans la nuit des sens il y a encore une certaine lumière, car l'entendement et la raison ne sont pas frappés de cécité. Mais la nuit de l'esprit, qui est la foi, prive de toute lumière et l'entendement et les sens. Aussi l'âme qui est dans cette nuit dit qu'elle s'avançait dans les ténèbres et en sûreté, ce qu'elle ne disait pas dans la nuit des sens. Moins l'âme agit en vertu de ses aptitudes personnelles, plus sa marche est sûre, car plus elle agit par la foi. C'est là ce que nous expliquerons longuement dans ce livre, où nous parlerons de choses très importantes pour la véritable spiritualité. Il est vrai qu'elles offrent quelque obscurité, mais elles s'enchaînent si bien les unes aux autres qu'elles s'éclairent mutuellement et que, à mon avis, on les comprendra très bien.
 
 
 

CHAPITRE I
 
 

OÙ L'ON COMMENCE
À PARLER DE LA SECONDE
PARTIE, OU DE LA CAUSE DE CETTE
NUIT QUI EST LA FOI. ON PROUVE PAR
DEUX RAISONS QU'ELLE EST PLUS OBSCURE
QUE LA PREMIÈRE ET
LA TROISIÈME.
 
 

 Nous allons parler maintenant de la seconde partie de cette nuit qui est la foi. Elle est, comme nous l'avons dit, le moyen admirable que nous avons pour parvenir à notre fin qui est Dieu; et Dieu étant naturellement pour l'âme la cause ou la troisième partie de cette nuit, la foi qui se trouve au milieu est comparée au milieu de la nuit. Nous pouvons donc dire que pour l'âme cette nuit est plus obscure que la première, et d'une certaine manière plus obscure aussi que la troisième. La première, ou la nuit des sens, est comparée au crépuscule, c'est-à-dire au moment où tous les objets matériels se dérobent à la vue; voilà pourquoi elle n'est pas aussi éloignée de la lumière que le milieu de la nuit. La troisième partie ou l'aurore, étant déjà proche de la lumière du jour, n'est pas aussi obscure que l'est le milieu de la nuit: car elle précède immédiatement le rayonnement et l'éclat de la lumière du jour, et elle est comparée à Dieu même. A la vérité, si nous nous mettons au point de vue naturel, Dieu est pour l'âme comme une nuit aussi obscure que la foi. Néanmoins, lorsque l'âme a traversé ces trois sortes de nuit, Dieu l'éclaire surnaturellement des rayons de sa lumière, et d'une manière plus élevée, transcendante et expérimentale. C'est le commencement de l'union parfaite, qui a lieu une fois qu'elle a passé la troisième nuit; aussi on peut dire qu'elle est moins obscure que la seconde nuit; mais elle est également plus obscure que la première, car celle-ci a rapport à la partie inférieure de l'homme, celle des sens, qui par conséquent est plus extérieure. La seconde nuit, celle de la foi, a rapport à la partie supérieure de l'homme ou partie raisonnable; elle est par conséquent plus intérieure et plus obscure dès lors qu'elle prive l'âme de la lumière de la raison ou, pour mieux m'exprimer, qu'elle l'aveugle. C'est donc à bon droit qu'elle est comparée au milieu de la nuit, parce que c'est la partie la plus centrale et la plus obscure de la nuit.

 Nous allons maintenant prouver comment cette seconde partie où la foi est une nuit pour l'esprit, comme la première en est une pour les sens. Nous dirons ensuite les obstacles que la foi rencontre et la part d'activité qu'elle doit elle même mettre en oeuvre pour y entrer. Quant à son état passif, c'est-à-dire à ce que Dieu opère sans son concours pour l'y introduire, nous en parlerons dans le troisième livre, quand nous aurons traité de l'état passif de la première nuit dans le second livre, comme nous l'avons dit et promis.
 
 
 

CHAPITRE II
 
 

COMMENT LA FOI
EST UNE NUIT OBSCURE POUR L'ÂME.
 
 

 La foi, disent les théologiens, est une habitude de l'âme, certaine et obscure en même temps. Elle est obscure parce qu'elle nous fait croire des vérités révélées par Dieu même, qui sont au-dessus de toute lumière naturelle et excèdent incomparablement la portée de tout entendement humain. De là vient que cette lumière de la foi est pour l'âme comme une obscurité profonde, parce que le plus absorbe le moins et lui est supérieur. La lumière du soleil éclipse toutes les autres lumières, celles-ci ne paraissent plus quand celle-là brille et s'impose à notre puissance visuelle; aussi son éclat, au lieu de favoriser la vue, éblouit plutôt parce qu'il est excessif et trop disproportionné avec la puissance visuelle. Ainsi en est-il de la foi: sa lumière, par son excès, opprime et éblouit la lumière de notre entendement; de lui même il ne s'étend qu'à la science purement naturelle, bien qu'il ait une aptitude pour l'acte surnaturel quand il plaira à Notre-Seigneur de l'y élever. Il ne peut donc rien savoir de lui-même, si ce n'est par la voie naturelle: c'est là la seule connaissance qu'il obtient par les seuls sens; mais pour cela il lui faut les images et figures des objets présents par eux-mêmes ou leur ressemblance; sans cela il n'aurait aucune connaissance, car, disent les philosophes: « Ab objecto et potentia paritur notitia: De l'objet présent et de la faculté naît la connaissance. » Voilà pourquoi si on racontait à quelqu'un des choses dont il n'aurait jamais entendu parler, et dont il n'aurait jamais vu la ressemblance, il n'en aura pas plus d'idée que si on ne lui avait jamais rien dit. Si par exemple on racontait à quelqu'un qu'il y a, dans une certaine île, un animal qu'il n'a jamais vu, et si on ne lui signale pas quelque trait de ressemblance de cet animal avec d'autres animaux qu'il a vus, il n'en aurait pas plus de connaissance ni d'idée qu'auparavant, malgré tout ce qu'on pourrait lui en dire. Voici encore un autre exemple qui fera mieux comprendre ma pensée. Si vous vous adressez à un aveugle-né, qui par conséquent n'a jamais vu de couleurs, et si vous lui dites comment est la couleur blanche et la couleur jaune, vous aurez beau lui donner des explications, il ne vous comprendra nullement, parce qu'il n'a jamais vu ces couleurs ni quelque chose de semblable qui lui permette d'en juger. Tout ce qu'il retiendra, ce sera le nom de ces couleurs, parce qu'il peut le percevoir par l'ouïe; quant à leur forme ou leur figure, il lui sera impossible de s'en former une idée, parce qu'il ne l'a jamais vue.

 Ces comparaisons nous représentent, quoique d'une manière imparfaite, ce que la foi est pour l'âme. Elle nous dit des choses que nous n'avons jamais vues ni comprises, soit en elles-mêmes, soit dans des objets qui leur ressembleraient, puisqu'il n'y en a pas. Nous ne pouvons donc en avoir aucune lumière par notre science naturelle, car ce qu'elle nous dit n'a aucun rapport avec nos sens. Nous les connaissons par l'ouïe; nous croyons ce qu'on nous enseigne et nous y soumettons aveuglément notre lumière naturelle. Car, comme le dit saint Paul, « la foi vient de l'audition, et l'audition de la parole du Christ (Rom. X, 17) ». C'est comme s'il disait: La foi n'est pas une science qui s'acquiert par un sens quelconque; elle n'est que l'acquiescement de l'âme à ce qui lui vient par l'ouïe.

 Il y a plus: la foi dépasse de beaucoup ce que les exemples précédents nous ont donné à comprendre. Non seulement elle ne produit ni l'évidence ni la science, mais, je le répète, elle excède et dépasse toutes les connaissances et toutes les sciences, afin qu'on puisse bien juger d'elle dans la contemplation parfaite. Les autres sciences s'acquièrent avec la lumière de l'entendement, celle de la foi s'acquiert sans cette lumière; il faut même faire le sacrifice de cette lumière particulière pour ne point perdre celle de la foi. Isaïe a dit en effet: Si non credideritis, non intelligetis: « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. (Is. VI, 3) »

 Il est donc clair que la foi est une nuit obscure pour l'âme, et c'est ainsi qu'elle l'éclaire, et plus elle la plonge dans les ténèbres, plus elle lui donne sa lumière. C'est en l'aveuglant au point de vue naturel qu'elle lui donne sa lumière, selon la parole d'Isaïe: Si vous ne croyez pas, c'est-à-dire, si vous n'êtes pas dans les ténèbres, vous ne comprendrez pas; cela veut dire: vous n'aurez pas la lumière ni la connaissance élevée et surnaturelle de la vérité.

 C'est ainsi que nous voyons une figure de la foi dans cette nuée qui séparait les enfants d'Isarël des Égyptiens au moment d'entrer dans la mer Rouge et dont la sainte Écriture nous dit: « C'était une nuée ténébreuse, mais elle éclairait cependant la nuit (Ex. XIV, 20). » Phénomène admirable! Tout en étant ténébreuse, elle éclairait la nuit! Cela nous signifie la foi qui est une nuée obscure et ténébreuse pour l'âme (qui est elle-même nuit, puisque en présence de la foi elle est privée de sa lumière naturelle et aveuglée); mais la foi éclaire avec ses ténèbres les ténèbres de l'âme; il convenait que le maître qui est la foi fût en rapport avec le disciple qui est l'âme. Car l'homme qui est dans les ténèbres ne pouvait être convenablement éclairé que par d'autres ténèbres, comme nous l'enseigne le Psalmiste en ces termes: « Le jour annonce la parole au jour, et la nuit transmet la science à la nuit (Ps. XVIII, 3). » Pour parler plus clairement, cela veut dire que le jour c'est Dieu lui-même dans la bienheureuse patrie où il est comme un jour pour les anges et les saints, qui à leur tour deviennent jours aussi dans le reflet de la divine lumière. Il leur dit et communique la divine parole, qui est sont Fils, afin qu'ils le connaissent et en jouissent. La nuit, c'est la foi dans l'Église militante où il fait encore nuit. Elle communique la science à l'Église, et par suite à chaque âme qui est nuit elle aussi, puisqu'elle ne jouit pas de la vision béatifique de l'éternelle sagesse, et qu'en présence de la foi, elle est privée de sa lumière naturelle.

 De là il faut déduire que la foi qui est une nuit obscure éclaire l'âme qui est dans l'obscurité, et c'est ainsi que se vérifie ce que David dit à ce propos: Et nox illuminatio mea in déliciis meis: « La nuit sera ma lumière au milieu de mes délices (Ps. CXXXVIII, 11) », ce qui équivaut à dire: Dans les délices de ma pure contemplation et de mon union avec Dieu, la nuit de la foi sera mon guide. Cela nous fait comprendre clairement que l'âme doit être dans les ténèbres (au point de vue naturel) pour avoir la lumière qui la guidera dans cette voie de l'union avec Dieu.
 
 
 

CHAPITRE III
 
 

CE CHAPITRE
MONTRE D'UNE FAÇON
GÉNÉRALE COMMENT L'ÂME, AUTANT
QUE CELA DÉPEND D'ELLE, DOIT
SE TENIR DANS LES TÉNÈBRES DE
LA FOI POUR ÊTRE BIEN GUIDÉE
JUSQU'À LA PLUS HAUTE
CONTEMPLATION.
 
 

 On commence à comprendre un peu, je crois, comment la foi est une nuit obscure pour l'âme, et comment l'âme doit être sous le rapport de sa lumière naturelle, dans l'obscurité, pour se laisser guider par la foi au terme élevé de l'union. Mais pour qu'elle sache se conduire alors, il convient d'expliquer maintenant un peu dans le détail cette obscurité de l'âme, et cet abîme de la foi où elle pénètre. Aussi ce chapitre sera-t-il consacré à en parler d'une façon générale et, ensuite, Dieu aidant, nous verrons quelle doit être sa conduite pour ne pas s'égarer, ni contrarier l'action d'un guide tel que la foi.

 Je dis donc que, pour se laisser guider sûrement par la foi à cet état de contemplation, l'âme non seulement doit se tenir dans l'obscurité dans cette partie d'elle-même qui a rapport avec les créatures et le temporel, c'est-à-dire sa partie sensitive et inférieure, comme nous l'avons déjà dit, mais aussi dans cette partie qui a rapport à Dieu et aux choses spirituelles, c'est-à-dire sa partie raisonnable et supérieure dont nous nous occupons maintenant.

 Pour arriver à la transformation surnaturelle, il est clair que l'âme doit être dans les ténèbres et se soustraire à tout ce qui concerne sa vie naturelle tant sensitive que raisonnable. Le mot surnaturel signifie ce qui est au-dessus de la nature; par conséquent ce qui est naturel est en bas. Mais, comme la transformation en Dieu ne dépend ni des sens ni de l'habileté humaine, l'âme doit se dépouiller complètement et volontairement de tout ce qu'elle peut contenir d'affection aux choses d'en haut ou d'en bas; elle le fera dans toute la mesure où cela dépend d'elle; et alors qui empêchera Dieu d'agir en toute liberté dans cette âme soumise, dépouillée, anéantie?

 Le dépouillement devra être complet et s'étendre à tout ce qu'elle pourrait contenir. Voilà pourquoi, alors même qu'elle acquerrait peu à peu des faveurs surnaturelles, elle devrait toujours veiller à se considérer comme si elle en était dénuée, à se tenir dans les ténèbres comme l'aveugle, en s'appuyant sur la foi obscure, qui est sa lumière et son guide, et nullement sur ce qu'elle peut entendre, goûter, sentir ou imaginer, car tout cela n'est que ténèbres capables de l'égarer ou de la retarder; mais la foi est au-dessus de nos connaissances, de nos goûts, de nos sentiments et de nos imaginations. Si elle ne devient pas aveugle par rapport à ces choses, et cela d'une façon totale, elle n'arrivera jamais à ce bien surnaturel que nous enseigne la foi. Celui qui n'est pas complètement aveugle ne se laisse pas conduire  facilement par son guide. Pour peu qu'il y voie, il s'imagine qu'il vaut mieux prendre le premier chemin qui se présente parce qu'il n'en voit pas de meilleur: aussi il risque d'égarer son guide qui voit mieux que lui; car enfin il peut commander plus que son guide. Il en est de même de l'âme. Si elle s'appuie sur quelqu'une de ses connaissances ou quelqu'un de ses goûts et de ses sentiments pour Dieu, quelque excellents d'ailleurs qu'ils soient, ce sera toujours peu de chose et bien peu proportionné à ce qu'est Dieu; on se trompe facilement en suivant un tel chemin et l'on retarde la marche en avant, parce que l'âme ne se conforme pas aveuglément à la foi qui est son vrai guide. C'est là ce que saint Paul veut nous dire par ces termes: Credere enim oportet accendentum ad Deum quia est: « Celui qui veut s'approcher de Dieu doit croire qu'il est (Heb. XI, 6). » C'est comme s'il disait: Que celui qui aspire à s'unir à Dieu ne s'appuie pas sur ses connaissances, qu'il ne s'attache pas à ses goûts, ni à ses sentiments, ni à son imagination, mais qu'il croie que Dieu est, ce qui ne peut être saisi ni par l'entendement, ni par ses tendances, ni par l'imagination, ni par un sens quelconque, ni être connu ici-bas tel qu'il est, car tout ce qu'il peut y avoir de plus élevé sur cette terre dans nos sentiments, dans nos connaissances, dans nos attraits, est à une distance infinie de ce que Dieu est en lui-même, et de ce que sera pour nous la pure possession de Dieu. Isaïe et saint Paul ont dit: Neque oculus vidit, neque auris audivit, nec in cor hominis ascendit quae praeparavit Deus iis qui diligunt illum: « Ce que Dieu a préparé à ceux qui l'aiment, l'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu son coeur ne l'a point goûté, et son intelligence ne saurait le concevoir (Le Saint ne cite littéralement que saint Paul. –  Isaïe, LXIV,4, dit: Oculus non vidit, Deus, absque te quae praeparasti expectantibus te. –  Saint Paul (I ad Cor., II, 9) dit comme nous le marquons dans le texte.) ». L'âme aura beau prétendre s'unir parfaitement ici-bas par la grâce à Celui à qui elle doit être unie dans la gloire du ciel; saint Paul nous dit ici: l'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu, son coeur de chair ne l'a point goûté. Il est donc clair que, pour arriver ici-bas à s'unir parfaitement à lui par la grâce et l'amour, l'âme doit être dans l'obscurité par rapport à tout ce que l'oeil peut voir, l'ouïe entendre, l'imagination représenter et le coeur percevoir. Elle se met donc dans un grand embarras, quand, pour arriver à cet état élevé d'union avec Dieu, elle s'attache à quelque pensée, à un goût ou imagination, à son jugement, à ses désirs, à sa manière d'agir ou à toute oeuvre ou chose personnelle, et qu'elle ne sait pas s'en délivrer et dépouiller complètement. Nous l'avons déjà dit: le terme où elle tend est au-dessus de tout cela et dépasse tout ce qu'elle pourrait connaître et goûter de plus sublime. Voilà pourquoi, passant par-dessus tout, elle doit s'appliquer à ne rien savoir. Aussi dans cette voie, quitter son chemin, c'est trouver le chemin véritable, ou mieux, passer au terme et laisser le moyen, c'est pénétrer dans le terme qui est sans mesure, je veux dire en Dieu lui-même. Car l'âme qui arrive à cet état n'a plus ni modes ni manières d'agir qui lui soient propres; elle ne s'y attache pas et ne peut s'y attacher. Je veux dire qu'elle ne s'attache plus à ses manières d'entendre, de goûter et de sentir, bien qu'elle les possède toutes; elle est comme celui qui, n'ayant rien, possède tout éminemment. Elle a le courage de franchir les limites naturelles de ses facultés intérieures et extérieures, aussi entre-t-elle pleinement dans le surnaturel qui n'a ni limite ni mesure, mais qui renferme tout en substance. Pour en arriver là, il faut sortir de l'état naturel, sortir de soi, s'éloigner de ce qui est bas pour arriver à ce qui dépasse toutes les hauteurs. Aussi, se transportant au-delà de tout ce qu'elle peut savoir ou comprendre spirituellement et naturellement, elle doit désirer ardemment parvenir à ce qu'elle ne peut connaître en cette vie ni goûter dans son coeur. Elle laisse derrière elle tout ce qu'elle goûte et ressent ou peut goûter et ressentir ici-bas dans sa partie spirituelle et sensitive, et brûle d'arriver à ce qui surpasse tout sentiment et toute joie. Si elle veut demeurer libre et dégagée de toute créature pour parvenir à un tel but, elle ne doit point s'éprendre des impressions qu'elle recevra dans sa partie spirituelle et sensitive, comme nous le dirons bientôt, lorsque nous traiterons ce point en particulier; et elle n'en fera aucun cas.

 Plus elle pense à ce qu'elle entend, à ce qu'elle goûte ou imagine, plus elle l'estime, que ce soit spirituel ou non; et plus par conséquent elle enlève de son estime pour le souverain Bien, plus aussi elle retarde sa marche vers lui. Au contraire, moins elle se préoccupe de tout ce qu'elle peut avoir, si précieux que ce soit, et plus elle s'approche du souverain Bien et lui réserve son estime; plus aussi par conséquent elle s'en rapproche.

 Marchant ainsi dans la nuit, elle s'avance à grands pas vers l'union avec Dieu par la foi, qui, tout obscure qu'elle est, lui donne son admirable lumière. Il est évident que si elle voulait voir Dieu par ses forces naturelles, elle tomberait dans un aveuglement plus profond que celui qui ouvre les yeux pour contempler la splendeur du soleil.

 Voilà pourquoi celui qui suit ce chemin ne verra la lumière qu'en aveuglant ses puissances, comme Notre-Seigneur nous l'enseigne dans l'Évangile en ces termes: In judicium ego in hunc mundum veni, ut qui non vident, videant, et qui vident, caeci fiant: « Je suis venu en ce monde afin que par un juste jugement ceux qui ne voient pas, voient, et que ceux qui voient deviennent aveugles (Jean, IX, 39). » Ces paroles doivent s'entendre à la lettre de ce chemin spirituel dont nous parlons. Il faut donc savoir que l'âme qui est dans les ténèbres, et s'aveugle par rapport à toutes ses lumières propres et naturelles, sera éclairée surnaturellement. Celle au contraire qui voudra s'appuyer sur quelque lumière personnelle se mettra dans les ténèbres toujours plus profondes et se retardera dans le chemin de l'union.

 Pour procéder avec plus de clarté, il me semble nécessaire d'expliquer dans le chapitre suivant ce que nous entendons par cette union de l'âme avec Dieu dont nous nous entretenons. Ce point, une fois bien compris, donnera une lumière très vive sur les questions dont nous aurons à parler désormais; il me semble que c'est bien le moment de traiter cette question, et ce ne sera pas inutile, quoique nous devions interrompre le fil de notre discours, dès lors que nous donnerons par là plus de lumière à notre sujet lui-même. Ce chapitre sera donc comme une sorte de parenthèse. Et immédiatement après nous reviendrons à parler des trois puissances de l'âme considérées dans leurs rapports avec les trois vertus théologales, dans cette seconde nuit spirituelle.
 
 
 

CHAPITRE IV
 
 

OÙ L'ON EXPLIQUE
PAR UNE COMPARAISON CE QUE C'EST QUE
L'UNION DE L'ÂME AVEC DIEU.
 
 

 Ce qui précède nous a déjà donné quelque idée de ce qu'il faut entendre ici par l'union de l'âme avec Dieu, et nous aidera à comprendre mieux ce que nous devons dire. Mon  but, en ce moment, n'est pas d'en expliquer les diverses parties; je n'en finirai plus si j'entreprenais d'exposer quelle est l'union de l'entendement, ou de la volonté, ou de la mémoire, ou encore l'union transitoire ou permanente de ces puissances, ou quelle est la totale union, soit transitoire, soit permanente; je parlerai d'ailleurs, à chaque pas, tantôt de l'une, tantôt de l'autre. Mais, pour le moment cela importe peu pour faire comprendre ma pensée. Mieux vaudra l'exposer à l'endroit voulu, quand je traiterai le sujet et que nous présenterons un exemple vivant à l'appui de la théorie; on comprendra mieux alors et on saisira mieux les détails, et on pourra mieux en juger. Je ne veux, pour le moment, parler que de l'union totale et permanente, selon la substance de l'âme et ses puissances et quant à l'habitude obscure de l'union, parce que quant à l'acte nous le dirons ensuite avec l'aide de Dieu; nous verrons comment nous n'avons et nous ne pouvons avoir d'union permanente dans nos puissances sur cette terre, mais seulement une union transitoire.

 Et d'abord pour comprendre quelle est cette union dont nous parlons, il faut savoir que Dieu se trouve dans chaque âme, serait-ce celle du plus grand pécheur du monde, qu'il y demeure, et qu'il l'assiste substantiellement. Cette sorte d'union existe toujours entre Dieu et toutes les créatures, puisqu'il leur conserve l'être qu'elles possèdent; et s'il ne leur était pas présent de cette manière-là, elles tomberaient dans le néant, et cesseraient d'exister. Quand donc nous parlons de l'union de l'âme avec Dieu, nous n'avons pas en vue cette union qui existe en fait avec toutes les créatures, mais l'union de l'âme avec Dieu et sa transformation en lui par amour, qui n'existe pas toujours, mais seulement quand il y a ressemblance par amour; voilà pourquoi cette union s'appelle union de ressemblance. Celle-là s'appelle union substantielle, essentielle ou naturelle; celle-ci au contraire s'appelle surnaturelle; elle a lieu quand les deux volontés, celle de l'âme et celle de Dieu, sont d'accord entre elles et que l'une n'a rien qui répugne l'autre. Quand donc l'âme rejette complètement ce qui en elle répugne ou n'est pas conforme à la volonté de Dieu, elle est transformée en Dieu par amour.

 Ce dépouillement doit s'entendre non seulement des actes qui répugnent à Dieu, mais encore des tendances habituelles; aussi l'âme doit-elle repousser non seulement les actes volontaires des imperfections, mais elle doit réduire à néant les tendances de toutes ses imperfections. Toutes les créatures, toutes leurs actions, leurs habiletés, ne peuvent atteindre Dieu ni s'élever jusqu'à lui; aussi l'âme doit-elle se dépouiller de tout créé, de ses actions et habiletés, c'est-à-dire de sa manière de juger, de goûter, de sentir; c'est dégagée de tout ce qui n'est pas semblable ou conforme à Dieu, qu'elle arrive à recevoir sa ressemblance avec Dieu; il n'y a plus rien en elle qui ne soit la volonté de Dieu, et elle est transformée en lui.

 Sans doute, comme nous l'avons dit, Dieu est toujours présent dans l'âme pour lui donner et lui conserver son être naturel par la vertu de sa puissance, mais il ne lui communique pas toujours l'être surnaturel. Celui-ci ne se donne que par l'amour et la grâce, et toutes les âmes ne sont pas en état de grâce; celles qui y sont ne la possèdent pas au même degré: les unes ont moins d'amour, les autres en ont plus. Une âme est d'autant plus unie à Dieu qu'elle est plus élevée en amour, ou qu'elle conforme mieux sa volonté avec celle de Dieu. Celle dont la volonté est totalement conforme et semblable à celle de Dieu est aussi celle qui est totalement unie à Dieu et transformée surnaturellement en Lui.

 D'où il suit, comme nous l'avons dit, que plus l'âme se tourne vers la créature ou ses qualités personnelles par attrait et par affection, moins elle a de disposition à l'union divine, parce qu'elle ne donne pas entièrement à Dieu le moyen de la transformer surnaturellement. L'âme n'a besoin que de se dépouiller de ces oppositions et dissemblances naturelles pour que Dieu, qui communique  déjà naturellement à elle par la nature, se communique à elle surnaturellement par la grâce. C'est là ce que saint Jean a voulu nous faire comprendre quand il a dit: Qui non ex sanguinibus, neque ex voluntate carnis, neque ex voluntate viri, sed ex Deo nati sunt (Jean, I, 13). C'est comme s'il avait dit: il a donné le pouvoir de devenir ses enfants, c'est-à-dire de pouvoir être transformés en lui, seulement à ceux qui ne sont pas nés du sang, ni des dispositions naturelles et corporelles, ni de la volonté de la chair, c'est-à-dire de la liberté, ou de la capacité ou aptitude naturelle, ni surtout de la volonté de l'homme; et par là on entend toutes les manières humaines de juger et de comprendre d'après la raison seule; à aucun de ces derniers, il n'a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu parfaits, mais à ceux qui sont nés de Dieu, c'est-à-dire à ceux qui ont pris une nouvelle naissance dans la grâce, après être morts tout d'abord à tout ce qui constitue le vieil homme, s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes jusqu'au surnaturel, en recevant de Dieu cette régénération et filiation qui surpasse tout ce que l'on peut concevoir. Aussi saint Jean dit ailleurs: Nisi quis renatus fuerit ex aqua et Spiritus Sancto, non potest introire in regnum Dei (Jean III, 5). Cela veut dire: Celui qui ne reçoit pas de l'Esprit-Saint une nouvelle naissance ne pourra pas voir le royaume de Dieu, qui est l'état de perfection. Recevoir parfaitement du Saint-Esprit une nouvelle naissance ici-bas, c'est posséder une âme très semblable à Dieu par la pureté, sans qu'il y ait le plus petit mélange d'imperfection; c'est ainsi que peut s'accomplir la pure transformation de l'âme en Dieu; elle participe à la nature de Dieu par son union avec lui, bien que cette union ne soit pas essentielle.

 Prenons une comparaison pour jeter plus de jour sur cette vérité. Voici le rayon du soleil qui donne sur une vitre; or si la vitre a quelques taches ou quelques nuages, il ne peut l'éclairer ni la faire briller aussi complètement que si elle était purifiée de toutes taches et bien limpide; il l'éclairera même d'autant moins qu'elle sera moins dépouillée des voiles qui la recouvrent. Ce ne sera pas la faute du rayon, mais celle de la vitre. Si la vitre, en effet, était tout entière pure et limpide, le rayon l'éclairerait et la pénétrerait si bien qu'elle lui serait semblable et donnerait la même clarté. Sans soute la vitre, tout en ressemblant au rayon, conserve toujours sa propre nature, bien distincte du rayon, cependant nous pouvons dire qu'elle est rayon ou lumière par participation.

 Ainsi en est-il de l'âme. Elle est toujours, au point de vue naturel, investie de la lumière divine de l'être infini. Cette lumière même demeure en elle, comme nous l'avons dit. Or si l'âme se met dans les dispositions voulues, c'est-à-dire si elle se purifie de toutes les taches ou souillures formées par les créatures, si par conséquent elle met sa volonté en accord parfait avec celle de Dieu, car l'amour que l'on a pour Dieu consiste à se dépouiller de tout ce qui n'est pas lui, l'âme devient immédiatement toute illuminé et transformée en Dieu. Dieu lui communique si bien son être surnaturel qu'elle semble Dieu lui-même; selle possède ce que Dieu possède; l'union provenant de cette souveraine faveur est telle que toutes les choses de l'âme ne font qu'un avec les choses de Dieu, l'âme paraît être Dieu plutôt qu'âme; elle est Dieu par participation. Sans doute, elle conserve son être naturel, aussi distinct de Dieu qu'auparavant malgré sa transformation, comme la vitre est distincte du rayon tout en étant éclairée par lui.

 De là il suit clairement que le moyen pour l'âme de parvenir à l'union divine, comme nous l'avons dit, ne consiste pas dans ses pensées, dans ses goûts, dans ses sentiments, ou son imagination qui cherche à se représenter Dieu d'après un mode naturel ou dans un procédé quelconque, mais il consiste dans la pureté et l'amour, c'est-à-dire dans le dépouillement et l'abnégation de tout en vue de Dieu seul. Mais comme il ne peut y avoir de transformation parfaite s'il n'y a pas une pureté parfaite, l'illumination et l'union de l'âme avec Dieu seront plus ou moins grandes et en rapport avec sa pureté. Or, cette union, je le répète, ne sera pas absolument parfaite, tant que l'âme ne sera pas complètement purifiée et limpide.

 Voici une autre comparaison qui fera bien comprendre cette vérité. Représentez-vous un tableau achevé, renfermant une foule des détails les plus parfaits, et rehaussé des émaux les plus délicats et les plus fins; quelques-uns même sont tellement parfaits qu'on ne peut guère en apprécier la finesse et l'excellence. Or supposez quelqu'un qui a une vue peu claire et imparfaite, il n'y découvrira que peu de beautés et de perfections; celui qui l'aura meilleure, en découvrira davantage; et enfin celui dont la puissance sera plus excellente, les verra encore mieux; car dans ce tableau il y a tant à voir, que, malgré tout ce qu'on a pu y admirer de merveilleux, il y aura toujours beaucoup plus à contempler.

 Ainsi, pouvons-nous le dire, en est-il des âmes lorsqu'elles sont éclairées par Dieu et transformées en lui.

 Sans doute une âme arrive à l'union d'après le degré plus ou moins grand de ses aptitudes, et ce degré n'est pas le même pour toutes. Il dépend de la grâce que Dieu accorde à chacune; et il est semblable à celui des saints qui voient Dieu dans le ciel. Les uns le voient d'une manière plus parfaite que les autres; mais tous le voient; tous sont contents et heureux, parce que leur capacité dépend des mérites plus ou moins grands qu'ils ont acquis durant leur vie mortelle. Aussi, de même que nous rencontrons sur la terre certaines âmes qui jouissent d'une égale paix et tranquillité dans leur état de perfection et que chacune d'elles est satisfaite, cependant l'une d'elles peut être beaucoup plus élevée que les autres dans son union avec Dieu; mais toutes sont également satisfaites, parce que la capacité de chacune d'elles est remplie. Quant à l'âme qui n'arrive pas à une pureté conforme à la capacité que Dieu lui a donnée, elle ne parviendra jamais à la satisfaction véritable; elle n'a pas encore opéré dans ses puissances le dépouillement et le vide qui sont exigés pour la pure union avec Dieu.
 
 
 

CHAPITRE V
 
 

OÙ L'ON MONTRE
COMMENT CE SONT LES TROIS
VERTUS THÉOLOGALES QUI DOIVENT
PERFECTIONNER LES TROIS PUISSANCES
DE L'ÂME, ET COMMENT ELLES Y
ÉTABLISSENT LE VIDE ET
LES TÉNÈBRES.
 
 

 Nous allons traiter maintenant du moyen d'introduire les trois puissances de l'âme, l'entendement, la mémoire et la volonté, dans la nuit obscure spirituelle qui mène à l'union divine. Mais il faut tout d'abord montrer, dans ce chapitre, comment les trois vertus théologales, la foi, l'espérance et la charité, qui ont rapport aux trois facultés susdites comme étant leur propre objet surnaturel et par lesquelles l'âme s'unit à Dieu dans ses puissances, font, chacune dans la puissance qui lui correspond, le même vide et la même obscurité: la foi dans l'entendement, l'espérance dans la mémoire, et la charité dans la volonté. Nous verrons ensuite comment l'entendement doit se perfectionner dans les ténèbres de la foi, la mémoire par le vide de l'espérance, et la volonté par la privation et le dénûment de toute affection pour s'unir à Dieu.

 Cela fait, on verra clairement combien il est nécessaire à l'âme, pour qu'elle marche avec sécurité dans ce chemin spirituel, de passer par cette nuit obscure en s'appuyant sur ces trois vertus qui la dégagent de toutes les choses créées et la mettent dans la nuit à leur sujet. Nous l'avons déjà dit, l'âme ne s'unit pas à Dieu sur cette terre par ce qu'elle peut entendre, goûter, imaginer ou sentir de quelque manière que ce soit, mais seulement par la foi qui correspond à l'entendement, par l'espérance qui correspond à la mémoire, et par la charité qui correspond à la volonté. Ces trois vertus font, nous l'avons dit, le vide dans nos puissances: la foi fait le vide dans l'entendement pour l'obscurcir et l'empêcher de comprendre; l'espérance opère dans la mémoire pour la priver de la possession de tout objet créé; et la charité fait le vide dans la volonté pour la dépouiller de toute affection et de tout attrait à ce qui n'est pas Dieu. La foi, nous le savons en effet, nous parle de choses que nous ne pouvons comprendre à l'aide de la raison et de la lumière naturelle. Aussi saint Paul a dit: Est autem fides sperandarum substantia rerum, argumentum non apparentium (Heb. XI, 1). La foi est la substance des choses que nous espérons, et bien que l'entendement y adhère avec fermeté et certitude, elles ne sont pas dans le champ de celles qu'il découvre, parce que, s'il les découvrait, ce ne serait plus la foi. Car bien que la foi donne la certitude à l'entendement, elle ne lui rend pas l'objet manifeste, elle le laisse au contraire dans l'obscurité. Quant à l'espérance, il n'y a pas de doute qu'elle ne mette aussi la mémoire dans le vide et les ténèbres par rapport aux choses de la terre et du ciel; car l'espérance se porte toujours vers les objets qu'elle ne possède pas et si elle les possédait, ce ne serait plus l'espérance. Aussi saint Paul dit-il: Spes autem quae videtur, non est spes; nam quod videt quis, quid sperat? « L'espérance d'un bien qui se voit n'est plus l'espérance, car ce que l'on voit, ce que l'on possède, comment l'espère-t-on? (Rom. VIII, 24) » Cette vertu fait donc aussi le vide dans la mémoire, car elle a pour objet ce que l'on ne possède pas et non ce que l'on possède. La charité à son tour fait dans la volonté le vide par rapport à toutes les choses créées, puisqu'elle nous oblige à aimer Dieu au-dessus de tout. Cela n'a lieu qu'en arrachant notre affection à toutes les créatures pour la reporter complètement sur Dieu. Voilà pourquoi Notre-Seigneur Jésus-Christ nous dit dans saint Luc: Qui non renuntiat omnibus quae possidet, non potest meus esse discipulus: « Celui qui ne renonce pas à toutes les choses qu'il possède par la volonté, ne peut être mon disciple (Luc, XIV, 33). » C'est ainsi que ces trois vertus théologales mettent l'âme dans l'obscurité et le vide par rapport à toutes les choses créées.

 Il est bon de rappeler ici cette parabole que notre Rédempteur nous donne dans saint Luc, d'un ami qui devait aller au milieu de la nuit demander trois pains à son ami (Luc, XI, 5). Ces trois pains signifient les trois vertus théologales; or il nous dit que l'ami demanda les trois pains au milieu de la nuit: cela signifie que c'est par l'obscurité et par la nuit où elle mettra ses puissances que l'âme doit acquérir ces trois vertus et s'y perfectionner.

 Au chapitre VIè d'Isaïe nous lisons que les deux séraphins que le prophète vit de chaque côté du trône de Dieu avaient chacun six ailes. Avec deux d'entre elles ils se couvraient les pieds, ce qui signifie l'aveuglement et l'abnégation où il faut mettre les affections de la volonté par rapport à tout le créé pour la porter vers Dieu; avec deux autres ailes, ils se couvraient le visage, pour signifier les ténèbres de l'entendement en présence de Dieu; et enfin avec les deux autres ils volaient, ce qui signifie le vol de l'espérance qui se dirige vers les biens qu'elle ne possède pas, et s'élève au-dessus de tout ce que l'on peut posséder ici-bas et là-haut en dehors de Dieu.

 Les trois puissances de l'âme doivent donc tendre à ces trois vertus, et chacune d'elles à sa vertu respective; il faut les mettre dans le dénûment et l'obscurité par rapport à tout ce qui serait étranger à ces vertus.

 Telle est la nuit spirituelle que nous avons appelée active parce que l'âme fait ce qui dépend d'elle pour y pénétrer. Aussi, de même que nous avons, en parlant de la nuit des sens, montré le moyen de dégager les puissances sensitives de leur attrait pour les objets sensibles, afin que l'âme sorte de ses limites naturelles et arrive à la vie de foi, de même, avec l'aide de Dieu, nous donnerons dans cette nuit spirituelle le moyen de dégager et de purifier les puissances spirituelles de tout ce qui n'est pas Dieu et de les établir dans la nuit de ces trois vertus, qui, je le répète, sont le moyen et la disposition nécessaire pour l'union de l'âme avec Dieu. Par là elle sera dans une sécurité complète contre les artifices du démon, contre la puissance de l'amour-propre et ses ramifications si subtiles qu'elles jettent d'ordinaire dans l'illusion les âmes adonnées à la spiritualité et les retardent dans leur marche. Elles ne savent pas, en effet, se dépouiller de tout créé et se diriger d'après ces trois vertus. Aussi n'arrivent-elles jamais à acquérir la substance même du bien spirituel et sa pureté; elles ne marchent pas par un chemin aussi direct et aussi court qu'elles le pourraient.

 Il faut observer que maintenant je m'adresse d'une manière spéciale à ceux qui ont commencé à entrer dans l'état de contemplation. Car pour ceux qui débutent, il faut traiter ce point un peu plus au long, comme nous le verrons lorsque nous nous occuperons de leurs dispositions.
 
 
 

CHAPITRE VI
 
 

OÙ L'ON MONTRE
COMMENT EST ÉTROITE LA
VOIE QUI MÈNE À LA VIE, ET QUELS DOIVENT
ÊTRE LE DÉNÛMENT ET LE
DÉTACHEMENT DE CEUX QUI ONT À LA
SUIVRE. ON COMMENCE À PARLER DE
LA NUIT DE L'ENTENDEMENT.
 
 
 

 Pour traiter maintenant du dénûment et de la pureté des trois puissances de l'âme, il faudrait plus de science et plus de lumière que je n'en ai. Il s'agit, en effet, de bien faire comprendre aux personnes adonnées à la spiritualité combien est étroit ce chemin qui, au dire de Notre-Seigneur, mène à la vie; une fois bien persuadées de cette vérité, elles ne s'étonneraient plus du vide et du dénûment où nous devons laisser les puissances de l'âme durant cette nuit de l'esprit dont nous nous occupons. Voilà pourquoi il faut bien considérer les paroles de Notre-Seigneur qui sont rapportées dans saint Matthieu sur ce chemin et que nous allons appliquer à cette nuit obscure et à ce chemin élevé de la perfection. Voici ces paroles: Quam angusta porta et arcta via est, quae ducit ad vitam, et pauci sunt qui inveniunt eam! : « Combien est étroite la porte et resserrée la voie qui mène à la vie! Et qu'il y en a peu qui la trouvent! (Mat. VII, 14) ». Il faut bien noter qu'à l'autorité de cette parole s'ajoute l'exclamation emphatique exprimée par la particule combien. C'est comme si Notre-Seigneur avait dit: En vérité elle est très étroite cette voie, et beaucoup plus même que vous ne pensez. Il faut remarquer en outre qu'il dit tout d'abord que la porte est étroite; il nous fait entendre par là que pour entrer par cette porte qui est le Christ, et le commencement du chemin, l'âme doit avant tout mortifier sa volonté et la dépouiller de toutes les choses sensuelles et temporelles, et aimer Dieu au-dessus de tout. Cette opération s'accomplit dans la nuit des sens dont nous avons parlé.

 Il ajoute aussitôt: il est resserré le chemin, c'est-à-dire celui de la perfection, pour nous faire comprendre que celui qui marche par ce chemin de la perfection, non seulement doit entrer par la porte étroite en se séparant de tout ce qui est sensible, mais il faut en outre se mortifier, se détacher, se purifier dans la partie spirituelle. Ce qu'il dit de la porte étroite, nous pouvons le rapporter à la partie sensitive de l'homme, et ce qu'il dit du chemin qui est resserré, nous pouvons l'entendre de la partie spirituelle ou raisonnable. Quand il ajoute qu'il y en a peu à trouver ce chemin, nous devons en remarquer la cause: c'est qu'il y en a bien peu qui sachent et veuillent entrer dans cet extrême dénûment et ce vide de l'esprit qui est nécessaire. Ce chemin de la haute Montagne de la perfection est escarpé, il est étroit; il ne veut que des voyageurs qui n'ont aucune charge dans la partie inférieure, et aucune gêne dans la partie supérieure. Puisque l'on n'a d'autre but que de rechercher Dieu et de le posséder, c'est vers Dieu seul que l'on doit tendre.

 On le voit clairement, non seulement l'âme doit être débarrassée de toute affection vers les créatures, mais elle doit être dégagée et détachée de tout obstacle qui lui viendrait de sa partie spirituelle. Aussi Notre-Seigneur, pour nous enseigner ce chemin, nous expose dans saint Marc une doctrine admirable qui est d'autant moins mise en pratique par les personnes spirituelles qu'elle leur est plus nécessaire. Elle est, en effet, si nécessaire et convient si bien à notre sujet que je la rapporterai ici et en donnerai le sens vrai et spirituel. Voici cette doctrine: Si quis vult me sequi, deneget semetipsum; et tollat crucem suam et sequatur me. Qui enim voluerit animam suam salvam facere, perdet eam; qui autem perdiderit animam suam propter me... salvam faciet eam: « Si quelqu'un veut suivre mon chemin, qu'il se renonce, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Parce que celui qui veut sauver son âme la perdra, et celui qui la perdra par amour pour moi... la sauvera. (Marc VIII, 34-35) »

 Oh! Que ne puis-je en ce moment faire comprendre, pratiquer et goûter ce que renferme cette doctrine si profonde de Notre-Seigneur! Il nous dit de nous renoncer, pour que les personnes adonnées à la spiritualité voient combien la conduite qu'il leur convient d'avoir dans ce chemin est différente de celle que beaucoup s'imaginent. Les uns se figurent qu'il leur suffit de garder une certaine solitude et d'opérer quelques réformes dans leur vie; d'autres se contentent de quelques exercices de vertus; ils persévèrent dans l'oraison, s'adonnent à la mortification; mais ils n'arrivent pas au dénûment, à  cette pauvreté, à cette abnégation, à cette pureté spirituelle – ce qui est tout un – que nous demande ici Notre-Seigneur. Car ils cherchent encore à entretenir leur nature dans les consolations et les sentiments spirituels, au lieu de se renoncer et de se dépouiller en tout par amour pour Dieu. Ils pensent qu'il suffit de la retirer des biens du monde, sans la jeter dans l'annihilation et la tenir à l'abri de toute propriété spirituelle.

 Il résulte de là que si se présente l'occasion d'accomplir un acte de vertu solide et parfait, qui consiste dans le renoncement absolu à toute suavité au service de Dieu, dans la sécheresse, le dégoût, les travaux, en un mot tout ce qui constitue la croix purement spirituelle, le dénûment et la pauvreté d'esprit du Sauveur, ces personnes s'en détournent comme de la mort. Ce qu'elles cherchent uniquement, ce sont les douceurs au service de Dieu, ses communications suaves et pleines d'attraits; cela n'est pas le renoncement à soi-même, ni la nudité d'esprit, mais plutôt la gourmandise spirituelle.

 Par là, elles se rendent ennemies de la croix du Christ; car l'âme vraiment spirituelle cherche en Dieu ce qu'il y a d'insipide plutôt que ce qu'il y a de savoureux pour sa nature; elle se porte vers la souffrance plutôt que vers les consolations, plutôt vers la privation de tout bien par amour pour Dieu, qu'à la possession d'un bien quelconque; vers les aridités et les afflictions, plutôt que vers les suaves communications. Elle sait que de la sorte elle suit le Christ et renonce à elle-même, tandis que si on agit différemment on se recherche peut-être soi-même en Dieu, ce qui est très contraire à l'amour: car se rechercher soi-même  en Dieu, c'est rechercher les joies et les délices de Dieu; au contraire, rechercher Dieu pour lui-même, ce n'est pas seulement vouloir manquer de tout par amour pour Dieu, mais c'est, par amour pour le Christ, choisir tout ce qu'il y a de plus insipide soit de la part de Dieu, soit de la part du monde, et c'est en cela que consiste le véritable amour de Dieu.

 Oh! Qui pourrait faire comprendre jusqu'à quel degré Notre-Seigneur veut que ce renoncement parvienne! Il faut certainement qu'il soit comme une mort, un anéantissement volontaire par rapport à tout ce qui est du temps, de la nature et de l'esprit: et là est la source de tous les biens, comme Notre-Seigneur le déclare par ces paroles: Celui qui voudra sauver son âme, la perdra, c'est-à-dire celui qui voudra posséder ou rechercher quelque chose pour lui-même, le perdra. Mais celui qui perdra son âme par amour pour moi, la trouvera (Jean, XII, 25), c'est-à-dire celui qui par amour pour le Christ renonce à tout ce que sa volonté peut désirer ou goûter, et choisit de préférence ce qui se rapproche le plus de la Croix (ce que Notre-Seigneur appelle, dans saint Jean, haïr son âme), celui-là la trouvera.

 Tel est l'enseignement que le Sauveur donné à ces deux disciples qui lui demandaient d'être assis à sa droite et à sa gauche: il ne leur donne aucun espoir de parvenir à la gloire qu'ils convoitent; il leur offre le calice qu'il doit boire lui-même comme un bien plus précieux et plus sûr ici-bas que toutes les jouissances (Mat. XX, 22). Ce calice c'est la mort à la nature que l'on dépouille et mortifie afin de pouvoir marcher par ce chemin étroit, en tout ce qui concerne la partie sensitive, comme nous l'avons dit, et en tout ce qui concerne l'esprit, comme nous le dirons maintenant, c'est-à-dire ses pensées, ses goûts, ses sentiments spirituels.

 De la sorte, l'âme est dégagée sous les deux rapports, mais même sous le second rapport, le spirituel, elle ne trouve plus d'obstacle à suivre le chemin étroit car, ainsi que le dit le Sauveur, il n'y a plus que le renoncement avec la Croix qui est le bâton sur lequel elle s'appuie et avec lequel sa marche devient merveilleusement facile et aisée. Aussi Notre-Seigneur a dit dans saint Matthieu: « Mon joug est suave et mon fardeau léger (Mat. XI, 30) », c'est-à-dire ma Croix est douce à porter.

 Si l'homme, en effet, se détermine à prendre ce joug et à porter cette Croix, s'il se décide résolument à vouloir trouver et supporter par amour pour Dieu toutes sortes de travaux, il trouvera en tous une facilité et une suavité merveilleuse pour suivre ce chemin, dès lors qu'il est dénué de tout et ne désire rien. Mais s'il prétend avoir la moindre propriété dans une chose qui ait rapport à Dieu ou à la créature, il n'est pas dans le dénûment et le renoncement absolu; dès lors il ne peut entrer dans le sentier étroit ni le gravir. Voilà pourquoi je voudrai convaincre les personnes adonnées à la spiritualité que ce chemin qui mène à Dieu ne consiste pas dans la multiplicité des considérations, ni dans les méthodes, les exercices ou les goûts, bien que cela soit, d'une certaine manière, nécessaire aux commençants; mais dans une seule chose indispensable, celle de savoir se renoncer véritablement à l'intérieur et à l'extérieur, et de se dévouer à la souffrance par amour pour le Christ et à la mort complète de soi-même. En étant fidèle à cet exercice, on acquiert tous les autres biens. Si on le néglige, quand il est le fondement et la racine des vertus, et si l'on prend d'autres moyens, on ne s'attache qu'à ce qui est accessoire et l'on n'avance pas, alors même que l'on serait favorisé des plus hautes lumières et que l'on serait en communication avec les anges. On ne réalise de progrès qu'en imitant le Christ; il est la voie, la vérité, la vie; personne ne va au Père si ce n'est par lui, comme il le proclame lui-même. Il dit aussi ailleurs: « Je suis la porte; si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé (Jean XIV, 6; X, 9) ». Voilà pourquoi je ne regarde pas comme bon l'esprit qui veut marcher par la voix douce et facile ou refuse d'imiter le Christ.

 J'ai dit que le Christ est la voie et que cette voie est la mort à notre nature tant spirituelle que sensible. Je veux l'expliquer maintenant à l'exemple du Christ, qui est notre modèle et notre lumière.

 Tout d'abord, il est certain qu'il mourut aux sens d'une manière morale pendant sa vie et d'une manière naturelle à la fin de sa vie. Comme il l'affirme, il n'a pas eu, dans le cours de sa vie, où reposer sa tête (Mat. VIII, 20). A sa mort ce fut de même; il est certain qu'alors il fut aussi abandonné et comme anéanti dans son âme. Son Père le laissa sans aucune consolation et sans nul secours; il l'abandonna à la sécheresse la plus profonde; voilà pourquoi il ne put s'empêcher de s'écrier à la Croix: Deus meus, Deus meus, ut quid dereliquisti me? « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné? (Mat. XXVII, 46) » Ce fut l'abandon le plus grand et le plus sensible qu'il eût jamais éprouvé dans sa vie. Mais c'est alors aussi qu'il opérait la plus grande oeuvre de sa vie, celle qui surpassait tous les miracles et les prodiges qu'il avait jamais accomplis sur la terre et au ciel, je veux dire la réconciliation du genre humain et son union à Dieu par la grâce. Cette oeuvre s'accomplissait au temps et au moment où le Sauveur était le plus complètement anéanti. Il l'était, en effet, dans sa réputation vis-à-vis des hommes, qui, le voyant expirer sur le bois de la Croix, non seulement ne lui donnaient pas la moindre marque d'estime, mais l'accablaient de leurs moqueries; il l'était dans sa nature, puisque par elle il s'anéantissait dans la mort; il l'était vis-à-vis de son Père, qui, loin de lui accorder un secours, une consolation, le délaissa et l'obligea à payer intégralement la dette de l'homme pour le réconcilier à Dieu. Il resta ainsi comme détruit et réduit à néant. Voilà pourquoi David, parlant en son nom, a dit: Ad nihilum redactus sum et nescivi (Ps. LXXII, 22; « J'ai été réduit au néant, et je l'ignorais »).

 L'homme spirituel doit comprendre par là le mystère de la porte et du chemin, c'est-à-dire du Christ par qui il faut passer pour s'unir à Dieu; il doit savoir que plus il s'anéantira par amour pour Dieu, dans ses deux parties sensitive et spirituelle, plus aussi il s'unira à Dieu et plus son oeuvre sera grande. Quand il arrivera à ce degré où il sera réduit à rien, et dans la suprême humiliation, son âme alors achèvera son union spirituelle avec Dieu. C'est là l'état le plus glorieux et le plus élevé auquel on puisse parvenir en cette vie. L'union ne consiste donc point dans les jouissances, dans les consolations, dans les sentiments spirituels, mais dans la mort réelle de la Croix au point de vue sensitif et spirituel, intérieur et extérieur.

 Je ne veux par parler plus longuement de ce sujet, malgré mon désir de le continuer, car je vois que Jésus-Christ est très peu connu de ceux qui se croient ses amis. On les voit, en effet, rechercher en lui les douceurs et les consolations et s'aimer beaucoup eux-même, au lieu de rechercher ses amertumes et ses anéantissements, ce qui serait la marque de l'amour qu'ils lui portent; je dis cela de ceux qui se croient ses amis. Quant à ceux qui vivent loin de lui et sont séparés de lui, à ces grands, à ces savants, à ces potentats, et aux autres qui vivent au milieu du monde, préoccupés de satisfaire leurs ambitions et leurs désirs de grandeurs, comment pourrions-nous dire qu'ils connaissent le Christ? Leur fin, si bonne qu'elle soit, sera remplie d'amertume. Il n'est pas question d'eux dans cet écrit; mais au jour du jugement il en sera parlé. Car c'est à eux tout d'abord qu'il convenait d'adresser cette parole de Dieu, puisque leur science et leur haute situation les mettaient en évidence.

 Nous nous adresserons maintenant à l'homme spirituel, et en particulier à celui que Dieu a daigné élever à l'état de contemplation. Je l'ai déjà dit, c'est avec lui que je m'entretiens. Nous verrons comment il doit se diriger vers Dieu par la foi, en purifiant son entendement de tout ce qui lui serait contraire, et en se mortifiant pour passer par la porte étroite de la contemplation obscure.
 
 
 

CHAPITRE VII
 
 

CE CHAPITRE
MONTRE D'UNE MANIÈRE
GÉNÉRALE COMMENT NULLE CRÉATURE
NI CONNAISSANCE INTELLECTUELLE NE
PEUVENT ÊTRE UN MOYEN PROCHAIN
À L'UNION AVEC DIEU.
 
 
 

 La foi est le moyen propre et proportionné à l'union de l'âme avec Dieu. Avant d'en parler, il convient de prouver comment il n'y a rien dans les objets créés, ni dans nos pensées, qui puisse servir à l'entendement de moyen propre pour s'unir à Dieu, et comment tout ce à quoi l'entendement peut atteindre ne peut que lui créer des obstacles au lieu de l'aider, s'il veut s'y attacher. Dans le présent chapitre, nous prouverons cette vérité d'une façon générale, et ensuite nous parlerons dans le détail de toutes les connaissances que l'entendement peut acquérir par le moyen de ses sens intérieurs et extérieurs, ainsi que des dommages ou inconvénients qui peuvent en résulter s'il ne s'attache au moyen véritable, celui de la foi.

 Il faut savoir, d'après une règle de philosophie, que tout moyen doit être proportionné à sa fin, c'est-à-dire doit avoir avec elle la convenance et les rapports qui suffisent à obtenir le but qu'on poursuit. Voici un exemple. Si quelqu'un veut aller à la ville, il doit nécessairement passer par le chemin qui y conduit, car ce chemin est le moyen qui le met en rapport avec la ville. Autre exemple. Vous voulez allumer du bois; mais il est nécessaire que la chaleur, qui est le moyen, dispose le bois par autant de degrés qu'il en faut pour le rendre peu à peu semblable au feu. Si l'on voulait allumer le bois par un autre moyen que celui qui lui est propre, par exemple avec l'air, l'eau, la terre, on n'y pourrait jamais réussir, comme on n'arriverait jamais à la ville si l'on ne prenait le chemin qui y conduit. De même, pour que l'entendement puisse s'unir à Dieu, autant qu'il le peut ici-bas, il doit nécessairement prendre le moyen propre à cette union, celui qui le rapproche le plus de Dieu par la ressemblance.

 Or nous devons remarquer que, parmi toutes les créatures supérieures et inférieures, il n'y en a aucune qui soit un moyen prochain d'union à Dieu ou qui ait de la ressemblance avec son être. Sans doute, comme disent les théologiens, toutes les créatures ont un certain rapport avec Dieu et retracent plus ou moins quelques vestiges de son être, selon le degré de perfection de leur nature; mais entre Dieu et elles il n'y a aucun rapport, aucune ressemblance essentielle. Au contraire, la distance qu'il y a entre Dieu et elles est infinie; voilà pourquoi l'entendement ne peut pas s'unir parfaitement à Dieu par le moyen des créatures, tant du ciel que de la terre, parce qu'il n'y a pas une ressemblance suffisante. David, parlant des créatures célestes, a dit: « Seigneur, il n'y a personne de semblable à vous parmi les dieux (Ps. LXXXV, 8) »; entendant par dieux les saints anges et les âmes saintes. Il dit ailleurs: Deus, in sancto via tua; quis Deus magnus sicut Deus noster? « Ô Dieu, votre voie est une voie de sainteté; où y a-t-il un Dieu comme notre Dieu? (Ps. LXXVI, 14) » C'est comme s'il disait: La voie pour aller à vous, ô Dieu, est une voie sainte, c'est-à-dire une voie de pure foi. Car où trouver un Dieu aussi grand? C'est-à-dire où trouver un ange d'une nature aussi élevée? Ou un saint aussi rempli de gloire et aussi grand, qui soit une voie convenable et proportionnée pour aller à vous? Le même prophète, parlant en même temps des choses terrestres et célestes, a dit: « Très haut est le Seigneur, et il voit les choses d'en bas; c'est de loin qu'il connaît les choses élevées (Ps. CXXXVII, 6) ». Comme s'il disait: Étant très élevé dans son être, il voit que toutes les choses de la terre sont bien basses comparées à sa nature sublime; quant aux choses élevées, ou créatures célestes, il les voit et connaît comme étant très éloignées de lui. En définitive, toutes les créatures ne peuvent servir de moyen proportionné pour que l'entendement s'approche parfaitement de Dieu.

 De même, tout ce que l'imagination peut produire et l'entendement concevoir ne saurait être un moyen prochain pour l'union avec Dieu. Nous mettant au point de vue naturel, l'entendement est incapable de concevoir autre chose que ce qui tombe sous les formes ou figures qui nous viennent par les sens du corps; or ces choses comme nous l'avons déjà dit, ne peuvent non plus servir de moyen pour l'union et, par suite, notre intelligence naturelle y est également impuissante. Si nous parlons de notre intelligence surnaturelle, autant qu'on peut l'avoir en cette vie, nous devons savoir que notre entendement, tant qu'il est dans la prison du corps, n'a ni disposition ni capacité pour recevoir la claire connaissance de Dieu, car cette connaissance n'est pas de la condition présente; il faut mourir ou en être privé. Aussi, quant Moïse demanda à Dieu cette claire connaissance, il lui fut répondu en ces termes qu'il ne pourrait l'avoir: « Aucun homme ne me verra et vivra (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi saint Jean dit: « Personne n'a jamais vu Dieu (Jean, I, 18). » Saint Paul et Isaïe disent: « L'oeil ne l'a point vu, l'oreille ne l'a point entendu, et le coeur de l'homme ne l'a point pressenti. (Act. VII, 32). » Tel est le motif pour lequel Moïse n'osait regarder le buisson ardent, où Dieu manifestait sa présence. Il savait que, malgré le profond sentiment de respect qui l'animait pour Dieu, son entendement était incapable de contempler Dieu comme il convenait.

 Il est raconté d'Élie qu'étant au sommet de la montagne, il se couvrit le visage en présence de Dieu (III Rois, XIX, 13); cela signifie qu'il mettait son entendement dans les ténèbres, parce qu'il n'osait pas employer un moyen si bas pour contempler un objet si élevé. Il comprenait parfaitement que tout ce qu'il pouvait considérer ou comprendre était très éloigné et très différent de Dieu.

 Il n'y a donc aucune connaissance ni conception surnaturelle qui puisse, dans notre condition mortelle, servir de moyen prochain pour cette haute union d'amour de l'âme avec Dieu. Tout ce que l'entendement peut connaître, tout ce que la volonté peut goûter, tout ce que l'imagination peut inventer, n'a, nous le répétons, de ressemblance ni de proportion avec Dieu. C'est ce que le prophète Isaïe nous donne admirablement à entendre quand il nous dit: « A quoi avez-vous pu comparer Dieu? Quelle image ferez-vous qui lui ressemble? Est-ce que par hasard celui qui travaille le fer pourrait vous en fabriquer une image? Ou celui qui travaille l'or vous en faire une statue en or, ou celui qui travaille l'argent vous le représenter avec des lames d'argent ? (Is. XL, 18-19) « Par l'ouvrier sur le fer, on désigne l'entendement dont l'office est de former les connaissances et de les dépouiller du fer des images représentatives et imaginatives. Par l'ouvrier sur l'or, on désigne la volonté dont le propre est de recevoir la figure et la forme des délices que lui cause son amour. Par l'ouvrier sur l'argent, qui, avons-nous dit, est incapable de représenter Dieu avec les lames d'argent, on entend la mémoire et l'imagination, dont on peut dire à bon droit que leurs connaissances et leurs fictions sont semblables à des lames d'argent. Tout cela revient à dire que ni l'entendement ne pourra avec ses connaissances comprendre quelque chose de semblable à Dieu, ni la volonté ne pourra goûter des délices et suavités comparables à celles de Dieu, ni la mémoire ne pourra mettre dans son imagination des connaissances et des images qui en approchent. Il est donc clair qu'aucune de ces connaissances ne saurait donner à l'entendement le moyen immédiat d'aller à Dieu. Pour approcher de Dieu, il doit plutôt faire abnégation de ses lumières que chercher à s'en servir, se mettre dans l'obscurité et les ténèbres qu'ouvrir les yeux afin d'arriver au rayon divin. Voilà pourquoi la contemplation, à l'aide de laquelle l'entendement reçoit la lumière divine, s'appelle théologie mystique, c'est-à-dire sagesse cachée de Dieu, parce qu'elle est cachée à l'entendement lui-même qui la reçoit. Saint Denys l'appelle rayon de ténèbres. Le prophète Baruch a dit d'elle: « Il n'est personne qui connaisse la route de la sagesse et qui puisse en découvrir les sentiers (Bar. III, 23). » Aussi l'entendement, pour s'unir à Dieu, doit se dépouiller de toutes les lumières qu'il peut acquérir par lui-même. Aristote nous dit que les yeux des chauves-souris en présence du soleil sont complètement aveuglés; or il en est de même de notre entendement: quand il se trouve en présence de cette très haute lumière divine, il est complètement aveuglé; il ajoute même que plus les choses de Dieu sont élevées et lumineuses en elle-mêmes, plus elles sont inconnues et obscures pour nous. C'est là aussi ce que l'Apôtre assure quand il dit: Ce qu'il y a de plus élevé en Dieu est ce qui est moins connu des hommes.

 Nous n'en finirions plus sur ce sujet, si nous voulions rapporter toutes les autorités et toutes les raisons par lesquelles on prouve clairement qu'il n'y a aucune chose créée, ni aucune pensée humaine, qui puisse aider l'entendement à s'élever jusqu'à ce haut Seigneur. Il faut savoir, au contraire, que si l'entendement veut profiter de toutes les choses créées, ou de quelques-unes d'entre elles comme d'un moyen prochain à l'union divine, il y trouvera non seulement un obstacle pour gravir cette haute montagne, mais encore l'occasion de tomber dans une foule d'erreurs et d'illusions.
 
 
 

CHAPITRE VIII
 
 

COMMENT
LA FOI EST POUR
L'ENTENDEMENT LE MOYEN PROPRE
ET PROPORTIONNÉ QUI CONDUIT
L'ÂME À L'UNION DIVINE
DE L'AMOUR.
 
 
 

 D'après ce qui précède, l'entendement doit, pour se préparer à l'union divine, être dégagé et purifié de tout ce qui peut lui venir par les sens, dépouillé de tout ce qu'il pourrait connaître clairement, placé dans un calme profond, exempt de toute activité naturelle, en un mot établi dans la foi. Elle seule est le moyen prochain et proportionné pour l'union de l'âme à Dieu, car la ressemblance qu'il y a entre elle et Dieu est si grande qu'il n'y a pas d'autre différence qu'entre voir Dieu et croire en Dieu. Dieu est infini, elle nous le propose infini; Dieu est Trinité en personnes et Unité en nature, et c'est ainsi que la foi nous le propose. Dieu est ténèbres pour notre entendement. La foi est le seul moyen par lequel Dieu se manifeste à l'âme dans cette divine lumière qui surpasse tout entendement. Aussi plus une âme a de foi, plus elle est unie à Dieu.

 Telle est la vérité qu'exprimait saint Paul dans le texte déjà cité: « Celui qui veut s'unir à Dieu doit commencer par croire qu'il est (Heb. XI, 6) », c'est-à-dire par cheminer vers lui par la foi. L'entendement doit donc être dans les ténèbres et l'obscurité, pour se conduire uniquement par la foi, car c'est à la faveur de ces ténèbres qu'il s'unit à Dieu, et c'est dans l'obscurité de la foi que Dieu se trouve caché. David dit de même: « L'obscurité était sous ses pieds; il s'est élevé au-dessus des chérubins, et il a volé sur les ailes des vents. Il a pris les ténèbres pour sa retraite; autour de lui il a placé comme une tente l'eau ténébreuse des nuées du ciel (Ps. XVII, 10). » Or cette obscurité qu'il a placée sous ses pieds, ces ténèbres qu'il a choisies pour retraite, cette nuée ténébreuse qui l'entoure comme une tente, tout cela indique l'obscurité de la foi où il se trouve renfermé. Quand on dit qu'il s'élève au-dessus des chérubins et qu'il vole sur les ailes des vents, on donne à entendre qu'il plane au-dessus de tout entendement. Les chérubins, en effet, signifient les esprits qui voient et qui contemplent; les ailes des vents signifient les connaissances subtiles et élevées, ainsi que les conceptions des esprits. Comme l'Être divin les domine toutes, il n'est aucune créature qui par elle-même puisse l'atteindre.

 Nous avons une figure de cette vérité dans la sainte Écriture. Quand Salomon eut achevé de bâtir le Temple Dieu y descendit dans une nuée et remplit le lieu saint d'une telle obscurité que les enfants d'Israël ne pouvaient rien voir. Salomon dit alors: « Le Seigneur a promis de demeurer dans la nuée (I Rois VIII, 12). » C'est également au milieu de la nuée où il se dérobait que Dieu apparut à Moïse sur la montagne. Toutes les fois que Dieu a fait des apparitions solennelles, il s'est montré dans la nuée, comme on le voit encore au livre de Job, qui nous raconte que Dieu lui parla au sein d'une nuée obscure (Job, XXXVIII, 1; XL, 1). Ces ténèbres signifient toutes l'obscurité de la foi sous laquelle s'enveloppe la Divinité pour se communiquer à l'âme. Cette obscurité cessera lorsque, comme dit saint Paul, sera achevé ce qui est imparfait, quand les ténèbres de la foi disparaîtront, et que viendra ce qui est parfait (I Cor. XIII, 10), c'est-à-dire la lumière de Dieu. Nous avons une image de cette vérité dans l'armée de Gédéon. Tous les soldats portaient des torches enflammées à la main, et ils ne les voyaient pas parce qu'ils les tenaient cachées dans des vases; mais dès que les vases furent brisés, la lumière apparut. Ainsi en est-il de la foi, dont ces vases sont la figure. Elle contient en elle-même la divine lumière, c'est-à-dire la vérité essentielle qui est Dieu; mais dès que le vase de la foi sera brisé au terme de cette vie mortelle, alors apparaîtra la lumière et la gloire de la Divinité qu'elle renferme en soi.

 Il est donc clair que l'âme qui veut sur cette terre s'unir à Dieu et s'entretenir immédiatement avec lui doit nécessairement entrer dans ces ténèbres où Dieu avait promis à Salomon de demeurer; elle doit se tenir près de ce nuage ténébreux où il daigna révéler ses secrets à Job; elle doit porter dans ses mains les vases mystérieux de Gédéon. Cela signifie qu'il faut agir à la lumière obscure de la foi, dans l'union à Dieu par amour, et quand le vase de cette vie qui recouvre la lumière de la foi sera brisé, on verra Dieu face à face dans la gloire.

 Il me reste maintenant à parler en détail des diverses connaissances et conceptions que l'entendement peut acquérir ainsi que des obstacles et des dommages qu'elles peuvent engendrer dans ce chemin de la foi. Nous dirons, en outre, comment l'âme doit se conduire alors pour que ces connaissances, qui viennent des sens ou de l'esprit, lui soient profitables et non nuisibles.
 
 
 

CHAPITRE IX
 
 
 

OÙ L'ON MARQUE
QUELLE DISTICTION IL Y
A ENTRE LES DIVERSES CONCEPTIONS
ET CONNAISSANCES DE
L'ENTENDEMENT.
 
 
 

 Ayant à traiter en particulier du profit ou du dommage que les conceptions et connaissances de l'entendement peuvent causer à l'âme par rapport à la foi, qui est, comme nous l'avons dit, le moyen qui dispose à l'union divine, il est nécessaire d'établir ici quelle distinction il y a entre toutes ces connaissances naturelles et surnaturelles qu'il peut acquérir. Nous en traiterons ensuite avec ordre et séparément, de façon à diriger l'entendement au milieu de cette obscurité et de cette nuit de la foi. Cette distinction va se faire avec brièveté.

 Il faut savoir qu'il y a deux voies par lesquelles l'entendement reçoit ses connaissances et ses conceptions: l'une est naturelle, et l'autre surnaturelle. La naturelle embrasse tout ce que l'entendement est capable de comprendre, soit par les sens du corps, soit par ses propres ressources. La surnaturelle contient tout ce qu'il comprend au-dessus de sa capacité et aptitude naturelle; et ces connaissances surnaturelles sont ou corporelles ou spirituelles. Les corporelles sont de deux sortes: les unes lui viennent par la voie des sens corporels extérieurs, les autres par la voie des sens corporels intérieurs, avec tout ce que l'imagination peut saisir, imaginer et inventer. Les spirituelles sont aussi de deux sortes: les unes sont distinctes et particulières, les autres, confuses, obscures et générales. Parmi les connaissances distinctes et particulières il y a quatre sortes de connaissances particulières qui se communiquent à l'esprit sans l'intermédiaire d'aucun sens corporel: ce sont les visions, les révélations, les paroles et les sentiments spirituels. La connaissance obscure et générale n'a qu'une seule espèce c'est la contemplation obtenue par la foi, et c'est en elle que nous devons placer l'âme, en l'y acheminant par toutes les autres connaissances. Nous commencerons par lui parler des premières, et lui indiquerons comment elle doit s'en dégager.
 
 
 

CHAPITRE X
 
 

DE L'OBSTACLE ET
DU DOMMAGE PROVENANT
DES CONNAISSANCES QUE L'ENTENDEMENT
REÇOIT SURNATURELLEMENT
PAR LES SENS CORPORELS EXTÉRIEURS.
DE LA CONDUITE DE L'ÂME
À LEUR ÉGARD.
 
 
 

 Les premières connaissances dont nous avons parlé dans le chapitre précédent sont celles que l'entendement acquiert par la voie naturelle. Nous en avons déjà parlé au Livre premier, où se trouve tracée la route à suivre dans la nuit des sens; nous n'en dirons rien ici, puisque les enseignements donnés alors sur ce point pour diriger l'âme sont suffisants.

 Dans le présent chapitre, nous parlerons seulement des connaissances et conceptions qui viennent surnaturellement par la voie des sens corporels extérieurs: la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le tact. Les personnes adonnées à la spiritualité peuvent avoir dans tous leurs sens et ont souvent des représentations qui leur viennent d'une manière surnaturelle. Ainsi la vue perçoit des figures et des personnages de l'autre vie, des saints, et des anges bons ou mauvais, certaines  lumières ou splendeurs extraordinaires. L'ouïe perçoit des paroles extraordinaires prononcées par des personnages qu'on voit ou par d'autres qu'on ne voit pas. L'odorat perçoit parfois des parfums très suaves d'une façon sensible, sans qu'on en connaisse la provenance. Le goût perçoit les saveurs les plus exquises, et le tact éprouve tant de jouissance en certaines circonstances que le bonheur semble pénétrer jusqu'à la moelle des os  rajeunir le corps et le plonger au milieu des délices. Cette faveur ressemble à l'autre qu'on appelle l'onction de l'esprit, qui vient, en effet, de l'esprit et se répand dans tous les membres des âmes pures. Cette suavité des sens est très ordinaire chez les personnes adonnées à la spiritualité, car elle provient de l'affection et de la dévotion sensible de l'esprit, mais elle est plus ou moins grande dans chaque âme.

 Or il faut savoir que si tous ces effets qui peuvent se produire dans les sens corporels ont Dieu pour auteur, on ne doit jamais les regarder avec sécurité et les accepter; il faut plutôt les fuir complètement, sans même chercher à examiner s'ils procèdent du bon ou du mauvais principe. D'ailleurs, plus ils sont extérieurs et corporels, moins il est certain qu'ils viennent de Dieu. Il est plus naturel que Dieu se communique  à l'esprit, et c'est ce qu'il fait ordinairement. Cette voie est plus sûre et plus avantageuse pour l'âme que celle des sens, où il y a ordinairement beaucoup de dangers et d'illusions. En effet, dans ces sortes de faveurs le sens corporel se fait juge et appréciateur des choses spirituelles, en s'imaginant qu'elles sont comme il les éprouve; et cependant il y a autant de différence entre les unes et les autres qu'entre le corps et l'âme, ou entre la sensualité et la raison. Le sens corporel est aussi ignorant des choses raisonnables, je veux dire spirituelles, que la bête de somme l'est des choses raisonnables; il l'est même davantage. Il se trompe donc beaucoup celui qui estime ces sortes de faveurs, et il se met dans un très grand danger de tomber dans l'illusion; du moins il mettra en lui un empêchement absolu à devenir vraiment spirituel. Toutes ces faveurs corporelles dont nous avons parlé n'ont aucun rapport avec les choses spirituelles; voilà pourquoi il faut toujours craindre qu'elles ne viennent du démon plutôt que de Dieu. Le démon, en effet, a plus de prise sur la partie qui est extérieure et corporelle, et il lui est plus facile de tromper sur ce point que dans la partie plus intérieure.

 J'ajoute que plus ces formes et ces manifestations corporelles sont extérieures, et moins elles profitent à l'âme et à l'esprit, à cause de la distance et de la disproportion énorme qu'il y a entre ce qui est corporel et ce qui est spirituel. Lors même  qu'elles produiraient quelque bon effet spirituel, comme cela arrive toujours quand elles ont Dieu pour auteur, cet effet cependant est toujours bien moindre que si ces mêmes manifestations étaient plus spirituelles et intérieures. Aussi, elles engendrent plus aisément l'occasion de tomber dans l'erreur, la présomption et la vanité. Comme elles sont si palpables et si matérielles, elles émeuvent profondément les sens, et il semble à l'âme qu'elles sont d'autant plus précieuses qu'elles sont plus sensibles; elle les suit et abandonne le guide sûr de la foi: elle s'imagine que cette lumière est le guide et le moyen qui la fera parvenir au but désiré, à l'union divine; elle s'éloigne d'autant plus du moyen et de la lumière de la foi, qu'elle fait plus de cas de pareilles manifestations.

 Il y a plus. Quand l'âme se voit l'objet de telles manifestations extraordinaires, elle en conçoit très souvent une certaine satisfaction d'elle-même et s'imagine être quelque chose devant Dieu. Or cela est contre l'humilité. Le démon, en outre, sait très bien lui suggérer une secrète satisfaction d'elle-même, mais qui parfois est très manifeste: voilà pourquoi il produit parfois ces effets dans les sens; il montre à l'oeil des figures de saints et des splendeurs merveilleuses; il fait entendre à l'ouïe des paroles très flatteuses; il fait sentir des parfums très suaves; il flatte le palais de douceurs exquises, et le tact de grandes délices. Son but par là est de tromper les âmes et de les entraîner dans une foule de maux.

 Ainsi faut-il toujours repousser ces représentations et ces communications sensibles. Supposé que quelques-une viennent de Dieu, on ne lui fait pas injure en les repoussant et en ne les voulant pas, et on ne manque pas pour cela de recevoir l'effet et le fruit que Dieu se proposait de produire dans l'âme par leur moyen. La raison est la suivante. La vision corporelle, ou la communication extraordinaire, affecte un sens quelconque, ou même les sens intérieurs. Si ce phénomène vient de Dieu, il produit, à l'instant où il se manifeste et se sent, son premier effet dans l'esprit; l'âme n'a même pas le temps de délibérer pour le vouloir ou pour le rejeter. De même que Dieu produit ces phénomènes surnaturels sans que l'âme y ait apporté tant soit peu de concours ou d'aptitude, de même c'est sans aucune coopération de sa part qu'il produit l'effet qu'il a eu en vue par ce moyen. C'est une chose qui s'accomplit et se réalise passivement dans l'esprit; il ne s'agit pas de vouloir ou non, pour que la chose soit ou ne soit pas. De même que si on jetait du feu sur quelqu'un dont le corps est nu, il lui servirait de rien de ne pas vouloir être brûlé; le feu aura forcément son effet. Ainsi en est-il des visions et des représentations qui viennent de Dieu: elles produisent leur effet premièrement et principalement dans l'âme avant de les produire dans le corps, alors même que l'âme ne les voudrait pas. Ainsi encore les représentations qui viennent du démon, sans que l'âme y consente, produisent en elle le trouble et la sécheresse, la présomption et la vanité spirituelle, mais elles n'ont pas autant d'efficacité pour le mal que celles de Dieu pour le bien. Celles qui viennent du démon peuvent seulement susciter des premiers mouvements dans la volonté, mais non aller au-delà si elle résiste; l'inquiétude qu'elles apportent n'est pas de longue durée si par son peu de vigilance et de courage l'âme ne lui permet de durer davantage. Quant aux manifestations qui viennent de Dieu, elles pénètrent intimement l'âme, elles inclinent la volonté à aimer, elles produisent leur effet; et voudrait-elle y résister, qu'elle ne le pourrait, pas plus que la vitre ne peut s'opposer au rayon du soleil qui l'illumine. Voilà pourquoi l'âme ne doit jamais avoir la prétention de se complaire dans ces manifestations, alors même, je le répète, quelles viendraient de Dieu. Car si elle s'y complaît, il en résulte six inconvénients:

 Tout d'abord, la perfection de la foi qui doit régir l'âme est amoindrie, et c'est déroger grandement à ses lois que d'adhérer aux manifestations extraordinaires qui se produisent dans les sens; comme nous l'avons dit, la foi est au-dessus de tous les sens. Voilà pourquoi l'âme qui ne ferme pas les yeux à tout ce qui lui vient par les sens s'éloigne du moyen qui la conduisait à l'union divine.

 Secondement, ces communications sont un obstacle pour l'esprit si on ne les rejette pas, car l'âme s'y arrête et l'esprit ne prend pas son essor vers l'invisible. C'est là l'un des motifs pour lesquels Notre-Seigneur déclara à ses disciples qu'il leur convenait d'être privés de sa présence pour que le Saint-Esprit vînt en eux. C'est pour cette raison également qu'i ne permit pas à Madeleine de toucher ses pieds après sa résurrection; il voulait l'affermir davantage dans la foi.

 Troisièmement, l'âme apporte peu à peu un sentiment de propriété à ces communications; elle ne marche pas dans la voie du renoncement et du dénûment spirituel.

 Quatrièmement, l'âme perd insensiblement l'effet spirituel que ces communications causent dans son intérieur; elle s'attache à ce qu'elles ont de sensible, à ce qu'il y a de moins important, et par conséquent, elle ne reçoit pas aussi abondamment qu'elle le pourrait l'effet spirituel qui est le but de ces communications, car cet effet se produit et se conserve d'autant plus que l'on renonce davantage aux choses sensibles qui sont si éloignées de ce qui est purement spirituel.

 Cinquièmement, elle perd peu à peu les faveurs de Dieu, parce qu'elle y apporte l'esprit de propriété et n'en profite pas comme il faut. Or les recevoir avec esprit de propriété et ne pas les mettre à profit, c'est vouloir s'en rendre maître, tandis que Dieu ne les accorde pas pour qu'on les recherche; et jamais on ne doit croire qu'elles sont de Dieu. (Au lieu de mettre: nunca, jamais, les anciennes éditions mettaient facilmente: on ne doit pas croire facilement qu'elles viennent de Dieu. – Il est certain que le mot facilmente donne à la phrase un sens qui semble plus conforme à la doctrine générale du Saint et même à ce qu'il nous dit à la fin de ce chapitre. Néanmoins le mot jamais peut très bien être entendu dans ce sens que l'âme par elle-même, par son jugement propre, ne doit jamais croire que ces faveurs sont de Dieu; ce qui ne l'empêchera pas d'en avoir la certitude morale après avoir consulté un directeur prudent et éclairé.)

 Sixièmement. Quand l'âme recherche ces communications, elle ouvre la porte au démon, qui la trompera dans des communications semblables qu'il sait très bien simuler et travestir et faire paraître comme venant de Dieu. Car il peut, comme nous le dit l'Apôtre, se transfigurer en ange de lumière (II Cor. XI, 14).

 Il convient donc à l'âme de les repousser les yeux fermés, sans examiner d'où elles proviennent. Sans cela elle se prêtera si bien à celles du démon et lui donnera à lui-même tant de prise que, loin de recevoir celles de Dieu, elle recevrait celles du démon, et celles-ci deviendraient si nombreuses que, celles de Dieu venant à cesser, tout ce qui se passerait alors ne serait que l'oeuvre du démon, sans que Dieu y fût pour rien. C'est ce qui est arrivé à beaucoup d'âmes imprudentes et ignorantes. Elles se comportaient avec tant de sécurité au milieu de ces manifestations, qu'il a été très difficile de ramener un grand nombre d'elles à chercher Dieu dans la pureté de la foi. Beaucoup d'entre elles n'ont même pu être ramenées dans la bonne voie, car les illusions du démon avaient produit en elles de profondes racines.

 Il est donc sage de fermer la porte à toutes ces manifestations et de les rejeter toutes (Les éditions précédentes, au lieu du mot negar, mettaient le mot temer: les craindre toutes). Si elles sont mauvaise, on repousse, par le fait même, les pièges du démon; si elles sont bonnes, on écarte les obstacles à la foi, et ainsi on recueille le fruit qu'elles doivent produire. De même que Dieu enlève peu à peu les bonnes parce qu'on s'y complaît, qu'on y apporte un esprit de propriété et qu'on n'en profite pas comme il le faudrait, de même le démon insinue les siennes et les multiplie, parce que l'âme lui en donne l'occasion et la facilité. Quand l'âme les rejette et y est opposée, le démon, voyant qu'il ne peut plus lui nuire, cesse peu à peu son action. Dieu, au contraire, donne à l'âme humble et détachée de tout, des faveurs toujours plus nombreuses et plus élevées. Il la place et établit sur beaucoup de choses, comme le serviteur qui a été fidèle en de petites choses: Quia super pauca fuisti fidelis, super multa te constituam (Mat. XXV, 21).

 Si l'âme est fidèle et détachée, le Seigneur ne s'arrêtera pas à de pareilles faveurs; il élèvera l'âme de degré en degré jusqu'à l'union divine, jusqu'à la transformation en lui. Il l'éprouve et l'élève peu à peu. Il lui donne tout d'abord des faveurs très extérieures et d'un ordre infime, sensible et conforme à son peu de perfection. Si elle se conduit comme elle le doit, si elle prend cette première nourriture avec sobriété, pour en retirer la force et la substance, il lui offrira un aliment plus abondant et plus exquis. Si elle remporte la victoire sur le démon dans ce premier état, elle passera au second; si elle remporte encore la victoire dans le second, elle montera au troisième, et, avançant toujours, elle franchira les sept demeures, qui sont les sept degrés de l'amour, jusqu'à ce que l'Époux l'introduise dans le cellier où se trouve le vin de la charité parfaite.

 Heureuse l'âme qui saura combattre cette bête de l'Apocalypse aux sept têtes qui sont opposées aux sept degrés de l'amour, en faisant la guerre à chacun d'eux et en luttant contre l'âme dans chacune des sept demeures où elle s'exerce à acquérir chaque degré d'amour de Dieu! A coup sûr, si elle est fidèle à combattre dans chacun de ces degrés et remporte la victoire, elle méritera de passer de degré en degré, ou d'une demeure à une autre, jusqu'à la dernière, après avoir coupé à la bête les sept têtes avec lesquelles elle lui livrait les plus furieux combats. Saint Jean dit même qu'il lui a été permis de faire la guerre aux Saints (Apoc. XIII, 7), et de pouvoir les vaincre dans chacun des sept degrés d'amour, en y mettant toutes les armes et munitions nécessaires.

 Il est donc très fâcheux de voir un grand nombre de personnes qui, après avoir commencé le combat de la vie spirituelle contre la bête, ne sont pas encore capables de lui trancher la première tête par le renoncement à toutes les choses sensuelles du monde. Il est très fâcheux encore de constater que quelques-uns, après avoir pratiqué ce renoncement et coupé à la bête la première tête, ne lui coupent pas la seconde, en renonçant aux visions sensibles dont nous nous occupons actuellement. Ce qui est plus triste encore, c'est que quelques-uns, après avoir réussi à couper à la bête non seulement la première et la seconde tête, mais même la troisième, en mortifiant leurs sens intérieurs, après avoir dépassé l'état de simple méditation et être parvenus plus loin encore, se laissent, au moment où ils allaient entrer dans la pureté de l'esprit, vaincre par la bête qui se relève de nouveau contre eux, recouvre toutes ses têtes jusqu'à la première et rend leur état pire qu'il n'était avant leur chute, car la bête prend alors avec elle sept autres esprits plus mauvais encore.

 L'homme spirituel doit donc repousser toutes ces représentations et ces jouissances corporelles qui ont lieu dans les sens extérieurs, s'il veut trancher la première et la seconde tête de la bête; il entrera dans la première et la seconde demeure de l'amour par une foi vive; il ne se préoccupera et ne s'embarrassera pas de ce qui est accordé aux sens, car c'est là ce qui déroge le plus à la foi.

 Il est donc clair que ces visions et représentations sensibles ne sauraient être  un moyen pour parvenir à l'union divine. Elles n'ont aucune proportion avec Dieu; et c'est là une des raisons pour lesquelles Notre-Seigneur Jésus-Christ ne voulait pas être touché par Madeleine et l'apôtre saint Thomas. Aussi le démon est-il très satisfait quand il rencontre une âme qui désire des révélations ou s'y porte. Il a alors une occasion facile de lui suggérer ses erreurs et de la détourner de la foi autant qu'il le pourra. Car, ainsi que je l'ai dit, cette âme qui désire les révélations se met dans une disposition très contraire à la foi et s'attire beaucoup de tentations et de dangers.

 Si je me suis étendu quelque peu sur ces visions extérieures, c'est dans le but de donner quelque lumière sur les autres manifestations dont nous allons nous occuper maintenant. Il y aurait tant à dire sur ce point, que je n'en finirais plus. Et c'est vraiment en dire trop peu, à mon avis, que de se contenter seulement d'ajouter qu'il faut bien veiller à ne jamais admettre ces communications, si ce n'est dans quelques cas, fort rares d'ailleurs, après les avoir soumises à l'examen d'un homme qui se recommande par la doctrine, la piété et l'expérience. Or même dans ce cas, il ne faut jamais les désirer.
 
 
 

CHAPITRE XI
 
 

OÙ L'ON TRAITE
DES VISIONS IMAGINAIRES
ET NATURELLES. ON DIT CE QU'ELLES
SONT ET L'ON PROUVE COMMENT ELLES
NE PEUVENT ÊTRE UN MOYEN CONVENABLE
POUR PARVENIR À L'UNION DIVINE.
ON MONTRE ENFIN LES DOMMAGES
QU'IL Y A À NE PAS SAVOIR
S'EN DÉGAGER À TEMPS.
 
 
 

 Avant de parler des visions imaginaires qui ont coutume de se présenter surnaturellement aux ses intérieurs, qui sont l'imagination et la fantaisie, il convient, pour procéder avec ordre, de parler ici des perceptions naturelles de ce même sens intérieur corporel. Nous procéderons ainsi du moins au plus, de ce qui est plus extérieur à ce qui est plus intérieur, et nous arriverons ainsi jusqu'au recueillement intime où l'âme s'unit à Dieu.

 Nous avons parlé du détachement de l'âme par rapport aux communications naturelles des objets extérieurs et par conséquent des forces naturelles de nos tendances: tel a été l'objet du premier livre, où nous avons traité de la Nuit des sens. Aussitôt après, nous avons commencé à parler en particulier du détachement de l'âme par rapport aux communications extérieures surnaturelles, qui se produisent dans les sens extérieurs, comme nous venons de le voir dans le chapitre précédent; notre but dans ce second livre est d'introduire l'âme dans la nuit de l'esprit.

 Or l'objet qui se présente à nous tout d'abord, c'est le sens intérieur corporel, c'est-à-dire l'imagination et la fantaisie. Nous devons également dépouiller ce sens de toutes les formes et conceptions imaginaires qu'il peut naturellement avoir; nous devons prouver, en outre, comment il est impossible à l'âme d'arriver à l'union divine tant qu'elle ne cessera pas d'agir d'après ces connaissances, car elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et immédiat pour l'amener à l'union.

 Il faut donc savoir que les sens dont nous nous occupons ici en particulier sont les deux sens corporels intérieurs, qu'on appelle l'imagination et la fantaisie. Ils sont ordonnés l'un à l'autre et se prêtent un mutuel concours.

 L'un produit une sorte de raisonnement imparfait, l'autre forme l'image conforme à l'objet représenté. Mais pour le but que nous nous proposons, parler de l'un c'est parler de l'autre. Aussi, quand nous ne les nommerons pas en particulier, il est convenu que ce que nous dirons de l'un s'entend aussi de l'autre, et que nous parlons indifféremment des deux.

 Cela posé, nous disons que tout ce que les sens peuvent recevoir ou fabriquer s'appelle imagination ou fantaisie; ce sont des formes qui, sous l'image ou la figure d'un corps, se représentent aux sens. Ces formes peuvent être de deux sortes. Les unes sont surnaturelles; elles n'ont pas besoin du concours des sens pour être représentées et sont représentées en eux passivement; nous les appelons visions imaginaires qui viennent par la voie surnaturelle, nous en parlerons plus tard. Les autres sont naturelles; ce sont celles que les sens peuvent produire à l'aide de leur activité personnelle par des formes, figures ou images. C'est à ces deux puissances que se réfère la méditation, qui est un acte discursif aidé par les images, formes et figures qui sont fabriquées et formées dans les sens. Il en est ainsi quand nous nous représentons Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié, attaché à la colonne ou souffrant dans une autre scène de sa Passion, quand nous considérons Dieu assis sur son trône et environné d'une grande majesté, ou encore quand nous nous imaginons la gloire du ciel comme une lumière incomparable, ou quoi que ce soit d'humain ou de divin.

 Or l'âme doit rejeter toutes ces imaginations ou représentations et demeurer dans l'obscurité par rapport à ce sens intérieur si elle veut parvenir à l'union divine. Elle n'ont en effet aucune proportion, aucun rapport immédiat avec Dieu, et n'ont pas plus de puissance que les représentations corporelles qui proviennent des cinq sens extérieurs. La raison, la voici: l'imagination ne peut rien produire ou représenter en dehors de ce que les sens extérieurs, par exemple la vue, l'ouïe..., ont expérimenté. Tout au plus peut-elle former une ressemblance des choses vues, entendues ou senties, et encore cette ressemblance ne s'élève pas à une entité plus grande et plus importante que celle reçue par les sens. On a beau, en effet, imaginer des palais de diamants ou des montagnes d'or, parce que l'on aura vu de l'or et des diamants, tout cela est en réalité inférieur à l'essence d'un peu d'or et de diamant, malgré la quantité et la splendeur de la chose imaginée. Et comme toutes les choses créées, ainsi que nous l'avons dit, ne peuvent avoir la moindre proportion avec l'être de Dieu, il s'ensuit que toutes les images qu'on en formera ne peuvent servir de moyen proche à l'union divine; nous le répétons, elles seraient plutôt un obstacle. Ceux donc qui se représentent Dieu sous quelqu'une de ces images, ou celle d'un feu dévorant, d'une lumière éclatante ou de quelque autre forme, et qui croient par là acquérir quelque ressemblance avec lui, s'en éloignent au contraire beaucoup. Sans doute les commençants ont besoin de ces considérations, de ces représentations, et de ces sortes de méditations pour enflammer peu à peu leur amour et donner à l'âme un aliment par le moyen des sens, comme nous le dirons dans la suite. Elles leur servent donc comme d'un moyen éloigné de s'unir à Dieu; c'est par là que passent d'ordinaire les âmes pour arriver au terme et à la demeure du repos spirituel. Mais elles doivent se contenter d'y passer et veiller à ne pas s'y fixer, parce qu'alors elles n'arriveraient jamais au terme qui n'a aucun rapport avec ces moyens éloignés et n'a rien à voir avec eux. Ces moyens sont comme les degrés de l'escalier: ils n'ont rien qui ressemble au terme, à la demeure qui est au sommet; ils ne sont que des moyens pour y monter; si celui qui monte ne les laisse pas derrière lui, les uns après les autres jusqu'au dernier, il n'arrivera pas, il ne parviendra pas à cette demeure où il n'y a plus à monter et où tout est paisible. De même, l'âme qui, dès cette vie veut parvenir à l'union avec Celui qui est notre repos souverain et notre Bien suprême, doit passer par tous les degrés des considérations, des représentations et des connaissances, et s'en défaire, car elles n'ont aucune ressemblance ou proportion avec le terme avec lequel elles conduisent, c'est-à-dire avec Dieu. Aussi saint Paul dit-il dans les Actes des Apôtres « Non debemus aestimare auro, aut argento, aut lapidi sculputurae artis, et cogitationis hominis, Divinum esse similie: Nous ne devons pas penser que l'Être divin est semblable à l'or, à l'argent ou à la pierre précieuse bien travaillée, ou à l'imagination de l'homme (Act. XVII, 2). » Voilà pourquoi beaucoup de personnes qui sont adonnées à la spiritualité se trompent étrangement. Elles se sont exercées à s'approcher de Dieu par le moyen des images, des représentations et des méditations, comme il convient à des commençants; or Dieu veut les appeler à des biens plus élevés qui sont intérieurs et invisibles; dans ce but, il les prive du goût et de la saveur qu'elles trouvaient dans la méditation discursive; et elles n'en finissent plus; elles n'ont ni courage ni savoir-faire pour se dégager de ces manières grossières et palpables auxquelles elles sont habituées; elles travaillent même à les conserver; elles veulent comme précédemment se servir encore des considérations et de la méditation, et s'imaginent qu'il en doit être toujours ainsi. Cette méthode leur donne beaucoup de peine, mais leur procure très peu de suavité et même ne leur en procure aucune; par là, au contraire, elles augmentent d'autant plus la sécheresse, la fatigue et l'inquiétude, qu'elles recherchent davantage la suavité première qu'il n'y a plus espoir de recouvrer. Comme nous l'avons dit, l'âme ne goûte plus cette nourriture si sensible; il lui en faut une autre plus délicate, plus intérieure, moins sensible, qui ne consiste plus dans le travail de l'imagination mais dans le repos et la quiétude, et cette nourriture est plus spirituelle. Plus l'âme, en effet, se spiritualise, plus elle diminue les actes particuliers de ses puissances. Elle se concentre dans un seul acte général et pur, et alors ses puissances abandonnent la voie qui l'avait amenée à cet état. C'est ainsi que cessent de marcher et s'arrêtent les pieds à la fin de la course; car si le voyageur devait toujours marcher, il n'arriverait jamais. Si tout n'était que moyen, où et quand jouirait-on de la fin et du terme?

 C'est donc une chose digne de pitié d'en voir un grand nombre qui, voulant le repos et le calme de la quiétude intérieure pour y goûter la paix et s'y nourrir de Dieu, troublent leur âme, la ramènent dehors à ce qui est plus extérieur, l'obligent à recommencer sans motif le chemin déjà parcouru, quittent ce but, ce terme où elle se reposait déjà, et reprennent le chemin des considérations qui l'y avaient amenée. Ce n'est pas sans dégoût et sans répugnance qu'elle s'y résigne. Elle préférerait rester dans cette paix inexprimable comme dans son centre; et elle gémit comme cet homme qui, à force de travail, est parvenu au lieu de son repos et qu'on oblige à reprendre le travail. Malheureusement ces personnes ne comprennent pas le mystère de cette nouveauté; elles s'imaginent qu'elles sont dans l'oisiveté et qu'elles ne font rien; elles ne consentent pas à laisser leur âme tranquille, elles s'efforcent de la conduire toujours dans la voie des considérations et de la méditation discursive. Elles ne font que tomber dans une sécheresse plus grande, et c'est en vain qu'elles s'efforcent de trouver de la suavité dans un aliment qui n'en a plus pour elles. On peut bien leur appliquer le proverbe: Plus il gèle, plus l'on souffre du froid. Plus elles persévèrent dans cette conduite, et plus leur état empire, parce qu'elles sortent leur âme de la paix de l'esprit; elles laissent le plus pour le moins; elles recommencent le chemin déjà parcouru et veulent refaire ce qui était déjà fait.

 A ces personnes il faut dire qu'elles apprennent à garder la quiétude de l'esprit dans une considération et contemplation pleine d'amour pour Dieu, et à ne se préoccuper ni de leur imagination ni de ce qu'elle fait. C'est ici, nous le répétons, que les puissances de l'âme sont dans le repos; elles n'agissent pas; si parfois elles montrent quelque activité, ce n'est pas avec effort, ni à l'aide de discours préparés, mais avec la suavité de l'amour et sous l'impulsion de Dieu plutôt que de leur propre habileté, comme nous le verrons plus loin.

 Pour le moment, ce que nous avons dit suffit pour montrer comment il convient et comment il est nécessaire à ceux qui veulent progresser, de savoir se détacher à temps de toutes ces méthodes, sortes d'oraison ou représentations imaginaires, et lorsque le demande et le requiert le progrès de l'état où ils se trouvent. Afin que l'on comprenne l'époque, le moment opportun, nous donnerons quelques signes; l'homme adonné à la spiritualité qui les découvrira en soi comprendra que le moment et l'heure ont sonné où il peut librement se servir du moyen indiqué et cesser de marcher par la voie du raisonnement et du travail de l'imagination. (Les anciennes éditions commençaient ici le chapitre XIII. Le P. Silverio fait de même).

 Pour que cette doctrine ne reste pas confuse, il convient de montrer à quel temps, à quelle époque, l'homme, adonné à la spiritualité, doit abandonner l'oraison discursive qu'il fait au moyen des représentations, images, formes et figures dont nous avons parlé; car il ne doit les abandonner ni plus tôt, ni plus tard que ne le demandent les dispositions de son âme. S'il convient de les quitter à temps pour qu'elles n'empêchent pas l'âme d'aller à Dieu, il est également nécessaire de ne pas abandonner avant le temps la méditation imaginaire, sous peine de retourner en arrière. Sans doute, les opérations de ces puissances ne sont pas un moyen proche d'union à Dieu pour ceux qui sont déjà avancés, elles servent cependant aux commençants de moyens éloignés pour disposer et préparer leur esprit par les sens aux choses spirituelles; elles servent également à écarter en passant toutes les autres formes ou images grossières, matérielles, mondaines, naturelles.

 Nous donnerons donc ici quelques signes ou marques que l'homme adonné à la spiritualité doit découvrir en soi pour juger s'il convient ou non de laisser ces formes à un moment donné.

 Les signes que l'homme adonné à la spiritualité doit découvrir en soi pour abandonner la méditation discursive sont au nombre de trois.

 Premier signe. L'âme découvre qu'il lui est désormais impossible de méditer et de se servir de l'imagination; elle n'y puise aucun goût comme précédemment. Elle trouve, au contraire, de la sécheresse dans ce qui auparavant captivait habituellement ses sens et lui procurait de la suavité. Mais tant qu'elle y trouvera du goût et qu'elle pourra se servir de la méditation discursive, elle ne doit pas s'en éloigner, et elle y restera jusqu'à ce que son âme soit placée dans la paix et la quiétude dont nous parlerons quand il sera question du troisième signe.

 Second signe. L'âme n'éprouve aucune envie d'appliquer son imagination et ses sens à d'autres objets particuliers, soit extérieurs, soit intérieurs. Je ne dis pas qu'elle doive constater alors que son imagination ne va plus ici ou là, car cette faculté a coutume d'être vagabonde, même quand l'âme jouit d'un profond recueillement; mais je dis qu'il s'agit du moment où l'âme n'a plus envie d'appliquer à dessein son imagination sur ces objets.

 Troisième signe. Ce troisième signe est le plus certain. L'âme se plaît à se trouver seule avec Dieu, à le regarder avec amour sans s'occuper d'aucune considération particulière; elle jouit de la paix intérieure, du calme, et du repos; elle ne produit aucun acte des puissances ni de la mémoire, ni de l'intelligence, ni de la volonté; je parle d'actes au moins raisonnés qui passent d'une idée à une autre; elle a seulement cette connaissance ou attention générale et amoureuse dont nous avons parlé, mais sans avoir l'intelligence particulière d'un autre objet.

 L'âme adonnée à la spiritualité doit reconnaître en elle au moins ces trois signes réunis pour se décider en toute sécurité à abandonner l'état de méditation discursive et sensitive et entrer dans celui de contemplation et de pur esprit. Il ne lui suffit pas d'avoir le premier seul, sans le second. Car il pourrait se faire que l'impuissance de se représenter et de méditer les choses de Dieu comme précédemment vînt de ses distractions ou de son peu de recueillement. Il faut donc qu'elle découvre en elle le second signe, c'est-à-dire qu'elle n'éprouve aucune envie, aucun désir de s'occuper d'autres choses étrangères: quand, en effet, l'impuissance de fixer l'imagination et les sens dans les choses de Dieu procède de la distraction ou de la tiédeur, l'âme éprouve aussitôt le désir et l'envie de s'occuper d'autres choses différentes, et trouve des prétextes pour abandonner l'oraison.

 Il ne suffit pas, non plus, de découvrir en soi le premier et le second signe, il faut avoir simultanément le troisième. Si, en effet, l'âme constate qu'elle ne peut discourir sur les choses de Dieu ni y penser et que, de plus, elle n'a pas envie de s'occuper de choses différentes, cet état pourrait procéder de la mélancolie ou de quelque autre humeur provenant de la tête ou du coeur; cette humeur, en effet, cause ordinairement dans nos sens une sorte d'enivrement ou suspension des facultés, de telle sorte que l'on ne pense à rien; on ne songe qu'à goûter les charmes de cet assoupissement. Pour se prémunir de pareille illusion, l'âme doit constater qu'elle possède le troisième signe, qui consiste dans la connaissance et l'attention amoureuse de Dieu qui, comme nous l'avons dit, lui communiquent la paix.

 Il est vrai que, dans les commencements de cet état, on ne s'aperçoit presque pas de cette connaissance amoureuse, et cela pour deux raisons: la première, parce que, dans les débuts, cette connaissance amoureuse est ordinairement très subtile et délicate et presque insensible; la seconde, parce que l'âme, ayant été habituée à l'autre exercice, celui de la méditation qui est totalement sensible, ne comprend pas ou presque pas cette connaissance insensible, nouvelle pour elle et purement spirituelle. Cela lui arrive surtout lorsque, par suite de cette ignorance, elle ne garde pas le repos et s'efforce de continuer son premier état qui était plus sensible; aussi, bien qu'elle se trouve dans une paix intérieure pleine d'amour, plus abondante, elle n'arrive pas à s'en rendre compte et à en jouir. Toutefois, plus elle s'habituera à se tenir dans le calme, plus aussi elle le sentira et plus elle goûtera cette connaissance générale et amoureuse de Dieu; elle s'y plaira plus que dans toutes les choses créées, parce qu'elle y trouvera la paix et le repos, la saveur et les délices, sans qu'il lui en coûte de fatigue.

 Pour donner plus de clarté à cette pensée, nous en exposerons au chapitre suivant les causes ou les motifs, et nous verrons ainsi que les trois signes dont nous avons parlé sont nécessaires pour passer à l'état de contemplation surnaturelle.
 
 
 

CHAPITRE XII
 
 
 

ON PROUVE LA
CONVENANCE DES SIGNES
DONT IL A ÉTÉ QUESTION, ET ON
MONTRE LA NÉCESSITÉ POUR L'ÂME
DE LES CONSTATER EN ELLE-MÊME
POUR MONTER PLUS HAUT.
 
 
 

 Il faut savoir, au sujet du premier signe dont nous avons parlé, que l'âme adonnée à la spiritualité qui doit entrer dans la voie de l'esprit, c'est-à-dire la contemplation, doit abandonner la voie imaginaire ou de méditation sensible, lorsqu'elle n'y trouve plus aucun goût et qu'elle est dans l'impossibilité de discourir. Il y a à cela deux raisons, qui n'en forment pour ainsi dire qu'une seule. La première, c'est que l'âme a déjà reçu d'une certaine manière tout le bien spirituel qu'elle devait trouver dans les choses de Dieu par la voie de la méditation et du raisonnement. La marque consiste en ce qu'elle ne peut plus comme précédemment ni méditer, ni faire de raisonnement, ni y trouver du goût ou de la suavité; car elle n'était pas encore arrivée jusqu'alors à l'esprit qu'il y avait là pour elle. D'ordinaire, en effet, chaque fois que l'âme reçoit quelque nouveau bien spirituel, elle le goûte au moins spirituellement et dans le moyen qui le lui communique et lui est utile; sans cela, ce serait une merveille qu'il lui fût de quelque utilité. Elle ne trouve pas dans sa cause cet attrait et cette saveur qu'elle éprouve lorsqu'elle le reçoit. Et alors se vérifie l'axiome des philosophes: Quod sapit, nutrit: ce qui a de la saveur fortifie et donne de l'embonpoint. Aussi Job a-t-il dit: Numquid... poterit comedi insulsum, quod non est sale conditum? « Est-ce que l'on peut manger ce qui est fade et nullement assaisonné de sel? (Job, VI, 6) ».

 Telle est la cause pour laquelle l'âme ne peut plus méditer ni discourir comme précédemment: le peu de goût que l'esprit y trouve et le peu de fruit qu'il en tire.

 Le second motif vient de ce que l'âme possède déjà l'esprit de la méditation substantiellement et habituellement. Il faut savoir que la fin de la méditation et du discours dans les choses de Dieu est d'arriver à quelque connaissance et amour de Dieu; or chaque fois que l'âme produit ce fruit par la méditation, elle accomplit un acte, et de même que, dans tous les genres la multiplicité des actes finit par engendrer dans l'âme l'habitude, de même les actes multipliés de ces connaissances pleines d'amour de Dieu que l'âme a produits arrivent à en former l'habitude. Dieu a coutume, de son côté, de produire ce résultat en beaucoup d'âmes, sans l'intermédiaire de ces actes, ou du moins d'un grand nombre d'entre eux; il les met tout de suite dans la contemplation et dans l'amour.

 Ainsi ce que précédemment l'âme obtenait parfois à l'aide de la méditation sur des connaissances particulières est, comme nous l'avons dit, devenu par l'usage une habitude et s'est changé en une connaissance amoureuse de Dieu qui est générale, sans rien de distinct ni de particulier comme avant. Aussi, dès que l'âme se met en oraison, elle ressemble à celui qui a l'eau à sa portée; il se désaltère avec plaisir sans qu'il lui en coûte le moindre travail et qu'il soit nécessaire d'amener l'eau spirituelle par les moyens précédents, c'est-à-dire les raisonnements, les représentations et les images. Dès qu'elle se met en présence de Dieu, elle possède la connaissance de Dieu confuse, amoureuse, pleine de paix et de calme, et boit les eaux de la sagesse, de l'amour et de la suavité. Voilà pourquoi elle éprouve beaucoup de peine et de répugnance lorsqu'on veut que, dans cet état de paix, elle s'applique à la méditation et aux connaissances particulières. Il lui arrive comme à l'enfant que l'on force à abandonner le sein où il prend le lait qui y est déjà amené, pour l'obliger à l'y attirer par la pression et le mouvement des mains. Il ressemble encore à celui qui, goûtant d'un fruit après en avoir ôté l'écorce, se voit obligé de le laisser pour recommencer à lui enlever la même écorce, qui n'existe plus; et ainsi il ne pourrait plus savourer le fruit qu'il avait en main. Ne serait-il pas semblable à celui qui abandonne la proie qu'il possède, pour courir après celle qu'il ne possède pas?

 Telle est la conduite d'un grand nombre d'âmes qui commencent à entrer dans cet état. Elles s'imaginent que toute leur occupation doit consister à raisonner et à se représenter quelques particularités des choses de Dieu par des figures et des images, quand c'est là l'écorce de la vie spirituelle. Elles n'y trouvent point cette quiétude pleine d'amour substantielle à laquelle elles aspirent; elles ne comprennent rien à ce qui se passe; elles se croient perdues et se figurent perdre le temps; et alors elles recherchent de nouveau l'écorce de la vie spirituelle, c'est-à-dire les raisonnements; mais elles ne la trouvent plus, parce que cette écorce a disparu; et ainsi elles ne jouissent point du fruit en lui-même de la contemplation, ni même de son écorce qui est la méditation. Alors elles se troublent à la pensée qu'elles vont à reculons et qu'elles se perdent. Et, en vérité, elles se perdent, mais ce n'est pas de la manière qu'elles pensent. Elles se perdent en effet, par rapport à leurs propres sens et à leur première manière de sentir et de comprendre les choses; car par là elles gagnent le fruit spirituel qu'on est en train de leur donner; et moins elles comprennent ce qui se passe, plus elles entrent dans la nuit de l'esprit dont il est question dans ce livre et par laquelle elles doivent passer pour s'unir à Dieu, qui surpasse toute connaissance.

 Il y a peu à dire du second signe. On voit avec évidence qu'il est impossible à l'âme de goûter alors les imaginations étrangères et mondaines, dès lors qu'elle ne goûte pas les choses de Dieu qui sont plus conformes à son état, et cela pour les motifs dont nous avons parlé. Toutefois, ainsi que nous l'avons dit, l'imagination a coutume, au milieu de ce recueillement, d'aller et de venir, elle se laisse à sa mobilité naturelle, sans que l'âme s'y plaise ou y consente; elle en éprouve plutôt de la peine en se voyant troublée dans sa paix et sa tranquillité.

 Il convient et il est nécessaire, pour pouvoir abandonner la méditation, d'avoir le troisième signe dont nous avons parlé et qui consiste dans une connaissance et vue générale ou amoureuse de Dieu. Toutefois il ne semble pas nécessaire d'insister ici, dès lors que nous en avons déjà parlé un peu à l'occasion du premier signe, et que nous en traiterons expressément lorsqu'il sera question de cette connaissance générale et confuse, c'est-à-dire après que nous aurons achevé tout ce qui concerne les conceptions particulières de l'entendement.

 Pour le moment, nous donnerons une seule raison qui montre avec évidence comment le contemplatif doit, dans le cas où il lui faut abandonner la voie de la méditation et du raisonnement, avoir nécessairement cette connaissance ou vue amoureuse de Dieu d'une façon générale; car si l'âme n'avait pas alors cette connaissance et cette présence de Dieu, il s'ensuivrait qu'elle ne ferait rien et qu'elle n'aurait rien: et, en effet, après avoir abandonné la méditation qui l'aide à discourir par ses puissances sensitives, s'il lui manque aussi la contemplation, ou connaissance générale dont nous avons parlé et où elle tient en activité ses puissances spirituelles, la mémoire, l'entendement et la volonté, qui sont déjà unies dans cette connaissance toute faite et possédée, elle serait nécessairement privée de tout exercice par rapport à Dieu; car l'âme ne peut agir, ni recevoir, ni conserver ce qu'elle a acquis, si ce n'est par la voie de ces deux puissances sensitives et spirituelles.

 Par le moyen des puissances sensitives, nous l'avons vu, elle peut discourir, chercher, acquérir la connaissance des choses; par le moyen des puissances spirituelles elle peut se réjouir dans l'objet de ces connaissances déjà reçues, sans que ses puissances exercent encore leur travail, leur recherche, ou leur raisonnement.

 Ainsi donc, la différence qu'il y a entre l'exercice des puissances dans l'un  et l'autre état, est celle qui existe entre travailler à une oeuvre et jouir de l'oeuvre faite, ou encore entre recevoir et profiter de ce que l'on a reçu, ou entre se fatiguer à suivre un chemin et se reposer au terme de ce chemin, ou, si l'on veut, entre préparer un mets et manger et savourer le mets déjà préparé et mastiqué.

 Si l'âme n'est nullement occupée sous aucun de ces deux rapports, si elle n'agit pas à l'aide de ses puissances sensitives dans la méditation ou le raisonnement, ou à l'aide de ses puissances spirituelles dans la contemplation et connaissance simple dont nous avons parlé et dans laquelle elle jouit d'un bien reçu et acquis, en un mot, si elle ne se sert nullement de ses puissances, on ne voit pas où ni comment on pourrait dire qu'elle est occupée. Il est donc nécessaire pour elle de posséder cette connaissance générale avant d'abandonner la voie de méditation ou de raisonnement.

 Il faut savoir ici que cette connaissance générale dont nous parlons est parfois très subtile et très délicate, surtout quand elle est plus pure, plus simple, plus parfaite, plus spirituelle, plus intérieure; aussi l'âme, tout en s'en occupant, ne la voit pas et ne la sent pas. Cela arrive surtout, nous le répétons, quand cette connaissance est en soi plus lumineuse, plus pure, plus simple et plus parfaite; et elle l'est d'autant plus que l'âme qui la reçoit est plus pure et plus dégagée des autres notions et connaissances particulières où pouvaient avoir prise l'entendement et le sens. Aussi l'âme manquant des connaissances qui sont fournies par l'entendement et le sens selon leur capacité habituelle, ne les sent plus; elle n'a plus sa sensibilité accoutumée. C'est là le motif pour lequel, bien que cette connaissance soit plus pure, plus simple, plus parfaite, elle est moins sentie de l'entendement et lui paraît plus obscure. Au contraire, quand elle se trouve dans un entendement moins pur et moins simple, elle lui paraît plus claire et plus importante; parce qu'elle est alors investie, mélangée, enveloppée de quelques formes intelligibles, il est plus facile à l'entendement et aux sens de s'y arrêter.

 Une comparaison fera mieux comprendre cette pensée. Voici un rayon de soleil qui entre par la fenêtre d'un appartement; or plus ce rayon est rempli d'atomes et de grains de poussières, plus aussi il est palpable, sensible et perceptible au sens de la vue. Mais il est évident que ce rayon est aussi moins pur, moins lumineux, moins simple, moins parfait, dès lors qu'il est rempli de tant de grains de poussière et d'atomes. Nous voyons, en outre, que plus le rayon est pur et dégagé de cette poussière et de ces atomes, moins il est palpable, et plus il paraît obscur à l'oeil matériel; plus il est pur, et plus il paraît obscur et insaisissable. Si ce rayon était complètement pur et dégagé de tous ces atomes et de toute cette poussière même la plus subtile, il serait alors tout à fait obscur et imperceptible pour l'oeil, qui n'y trouverait plus rien des objets visibles; l'oeil n'aurait plus d'objets visibles où s'arrêter, parce que la lumière n'est pas l'objet de la vue, mais un moyen de voir l'objet visible. Aussi, quand il n'y a point d'objets sur lesquels la lumière ou le rayon puissent se refléter, on ne voit ni cette lumière, ni ce rayon. Si un rayon, par exemple, entre par une fenêtre et sort par l'autre sans rencontrer quelque objet qui fasse corps, il semble bien qu'on ne verra rien. Et cependant le rayon serait en soi plus pur et plus limpide que quand il est tout enveloppé d'atomes visibles et qu'il se voit et se fait sentir plus lumineux.

 Ainsi en est-il de la lumière spirituelle par rapport à l'entendement, qui est la vue de l'âme. Cette connaissance générale, cette lumière surnaturelle dont nous parlons, se communique avec tant de pureté et de simplicité, et dans un dégagement et éloignement si complet de toutes formes intelligibles qui sont les objets propres de l'entendement, que l'entendement ne la sent pas, ne la voit pas. Parfois même, au contraire, quand cette connaissance est plus pure, elle aveugle l'entendement, parce qu'elle le prive de ses lumières habituelles, de ses représentations ou images, et alors il se rend bien compte des ténèbres où il se trouve.

 Mais quand cette lumière divine ne se communique pas à l'âme avec tant de force, elle ne sent pas les ténèbres, elle ne voit pas la lumière; elle ne perçoit rien de ses connaissances d'ici-bas et de là-haut ;(Les anciennes éditions donnaient à cette phrase un sens tout différent: « Tambien esta divina luz embiste con tanta fuerza en el alma... Quand cette divine lumière se communique à l'âme avec beaucoup de force. » Le texte nouveau dit: « no embiste: Quand cette divine lumière ne se communique pas avec tant de force. » Ce texte, conforme aux manuscrits, est d'ailleurs en rapport parfait avec la doctrine de l'auteur. – Le P. Silverio donne également ce texte: no embiste.) aussi elle se trouve parfois comme dans un oubli si profond qu'elle ne sait ensuite ni où elle était, ni ce qu'elle a fait: la notion du temps semble avoir disparu pour elle. Il peut donc arriver et il arrive que l'âme passe de longues heures dans cet oubli et, quand elle revient à elle-même, il lui semble que cet oubli n'a duré qu'un moment, ou un rien de temps. La cause de cet oubli vient de la pureté et de la simplicité de la connaissance dont nous avons parlé. Et comme cette connaissance est pure et limpide, elle fait que l'âme à laquelle elle se communique est simple, pure, limpide, dégagée de toutes les conceptions ou images des sens et de la mémoire par lesquelles elle agissait dans le temps, et elle laisse l'âme dans l'oubli et en dehors de la notion du temps. Cette oraison, si longtemps qu'elle dure, nous le répétons, semble de très courte durée à l'âme, car elle a été unie à Dieu par son intelligence dégagée de tout créé et par suite indépendante du temps; telle est l'oraison dont il est dit qu'elle pénètre les cieux, parce qu'elle n'est pas dans le temps. Elle pénètre les cieux, parce que l'âme alors est unie à Dieu par son intelligence devenue céleste; aussi cette connaissance laisse-t-elle dans l'âme, quand elle revient à elle-même, les effets qu'elle y a produits sans qu'elle s'en aperçoive et qui sont l'élévation de l'esprit à l'intelligence céleste des choses de Dieu, le détachement et l'éloignement de toutes les choses de la terre, de leurs formes, figures et jusqu'à leur souvenir.

 C'est là ce que David affirme lui être arrivé quand, revenu à lui-même après un semblable oubli, il a dit: Vigilavi et factus sum sicut solitarius in tecto: « A mon réveil, je me suis trouvé comme le passereau solitaire sur le toit (Ps. CI, 8). » Il se dit solitaire, parce qu'il est étranger à toutes les choses de la terre, et en est dégagé. Il habite sur le toit, parce que son esprit est élevé très haut. Aussi l'âme est-elle comme une personne qui ignore toutes les choses de la terre; elle ne connaît que Dieu, et ne sait même pas comment elle le connaît. L'Épouse déclare, au livre des Cantiques, un des effets produits en elle par ce sommeil ou cet oubli, c'est-à-dire l'absence de connaissance, quand elle dit, au moment où elle recevait cette faveur: « Nescivi: je ne savais (Cant. VI, 11) » d'où me venait cette faveur. Bien qu'il semble alors à l'âme qui reçoit cette connaissance qu'elle ne fait rien, qu'elle n'est occupée à rien, parce qu'elle n'agit point à l'aide de ses sens et de ses puissances, elle ne doit pas s'imaginer qu'elle se perd; loin de là. Sans doute, l'harmonie des puissances de l'âme est suspendue, mais son intelligence est dans l'état dont nous avons parlé. Voilà pourquoi l'Épouse des Cantiques se répondit à elle-même dans sa sagesse pour résoudre cette difficulté: Ego dormio, et cor meum vigilat: « Bien que je dorme » selon mon état naturel, en cessant d'agir, « cependant mon coeur veille (Ibid. V, 2) », parce qu'il est élevé surnaturellement à une connaissance surnaturelle. La preuve à laquelle on peut reconnaître que l'âme est occupée à cette connaissance secrète consiste en ce qu'elle ne goûte aucun plaisir dans les objets créés inférieurs ou supérieurs.

 Il ne faut cependant s'imaginer que cette connaissance, étant ce que nous avons dit, doive nécessairement causer cet oubli. Cela arrive seulement quand Dieu éloigne spécialement l'âme de l'exercice de toutes ses puissances naturelles et spirituelles. Ce phénomène est même le moins fréquent, parce que ce n'est pas toujours que cette connaissance occupe l'âme tout entière. Pour que cette connaissance suffise dans le cas dont nous parlons, il suffit que l'entendement soit dégagé de toute connaissance particulière, soit de l'ordre temporel, soit de l'ordre spirituel, et n'ait aucun désir de s'occuper des objets créés, comme nous l'avons dit, parce que c'est le signe que l'âme est alors occupée.

 Ce signe doit exister pour comprendre que l'âme est dans cet oubli, quand cette connaissance ne s'applique et ne se communique qu'à l'entendement, c'est-à-dire quand parfois l'âme ne la voit pas. Quand, en effet, elle se communique en même temps à la volonté, ce qui arrive presque toujours, l'âme ne manque pas de comprendre plus ou moins, si elle veut y faire attention, qu'elle est occupée de cette connaissance et s'en entretient. Elle le reconnaît à cette suavité pleine d'amour qui en découle, sans qu'elle sache ni comprenne d'une manière particulière ce qu'elle aime. C'est pour ce motif qu'elle appelle générale cette connaissance pleine d'amour. Car, de même qu'elle l'est dans l'entendement en se communiquant à lui d'une manière obscure, de même aussi elle l'est dans la volonté en lui communiquant l'amour et la suavité d'une façon confuse, sans qu'elle sache distinctement ce qu'elle aime.

 Cela suffit maintenant pour comprendre comment il convient à l'âme d'être occupée dans cette connaissance avant d'abandonner l'oraison discursive. Elle doit donc s'assurer que, tout en ne paraissant rien faire, elle est occupée utilement, dès lors qu'elle découvre en elle les signes dont nous avons parlé. Cela suffit, en outre, pour comprendre comment, par la comparaison dont nous nous sommes servi, ce n'est point parce que cette lumière se représente à l'entendement plus compréhensible et plus palpable qu'elle doit être plus claire, plus élevée, plus pure; elle ressemble au rayon de soleil, que est d'autant plus sensible à l'oeil, qu'il est plus rempli d'atomes.

 Il est donc clair, comme l'expriment Aristote et les théologiens, que plus la lumière divine est élevée et excellente, et plus elle est obscure pour notre entendement.

 Il y aurait beaucoup à dire sur cette divine connaissance considérée en elle-même ou dans les effets qu'elle produit chez les contemplatifs. Mais nous renvoyons ce sujet à la place qui lui convient. Il n'y avait même pas lieu d'en parler si longuement que nous venons de le faire, mais il était à craindre que cette doctrine demeurât encore plus confuse qu'elle ne l'est maintenant, car, il faut l'avouer, elle l'est encore beaucoup. Rien d'étonnant. C'est, en effet, une matière dont on traite bien rarement d'une façon explicite soit de vive voix soit écrit; de plus, elle est par elle-même si extraordinaire et si obscure! A ces difficultés s'ajoutent encore celles de la pauvreté de mon style et de mon peu de savoir. Aussi, je ne me flatte pas de savoir me faire comprendre. Bien des fois je constate que je m'étends trop longuement et que je sors des limites voulues pour l'endroit où je suis ou le point de doctrine en question. (Le reste du chapitre ne se trouve pas dans les mss. A et B. Il peut se faire qu'il ait été ajouté au texte.) Néanmoins j'avoue que je le fais parfois à dessein; car ce qui n'est pas compris quand on le présente avec certaines raisons, l'est peut-être mieux quand on l'expose avec d'autres arguments. Il me semble, en outre, qu'en agissant ainsi j'ai donné un peu de lumière sur le sujet que je dois traiter. Aussi il me semble bon, pour terminer cette question, de ne pas manquer de répondre à une difficulté qui peut surgir au sujet de la durée de cette connaissance générale; c'est ce que je vais faire rapidement dans le chapitre suivant.
 
 
 

CHAPITRE XIII
 
 
 

OÙ L'ON MONTRE
A CEUX QUI PROGRESSENT
ET COMMENÇENT À ENTRER DANS
CETTE CONNAISSANCE GÉNÉRALE DE
LA CONTEMPLATION, COMMENT IL LEUR
CONVIENT PARFOIS DE SE SERVIR
DE LA MÉDITATION DISCURSIVE ET
DE LEURS FACULTÉS
NATURELLES
 
 
 

 Il peut surgir une difficulté au sujet de ce que nous avons dit. La voici. Est-ce que ceux qui progressent, je veux dire ceux que Dieu commence à placer dans cette connaissance surnaturelle de contemplation dont nous nous sommes occupés, ne doivent plus, par le fait même qu'il commencent à l'avoir, se servir jamais de la méditation ordinaire, des raisonnements et des représentations naturelles? A cela on répond comme il suit. On ne prétend pas que ceux qui commencent à avoir cette connaissance amoureuse et simple n'aient plus en général à recourir jamais à la méditation ni à la rechercher. Dans les débuts, en effet, ils ne possèdent pas cette connaissance à un degré assez parfait pour pouvoir en user dès qu'ils le veulent; de même ils ne sont pas encore si éloignés de la voie de la méditation, qu'ils ne puissent pas méditer et discourir quelquefois comme auparavant, en se servant des images et des représentations et y trouver quelque nouveau profit. Au contraire, quand, dans ces débuts, ils verront, d'après les signes dont nous avons parlé, que l'âme n'est pas occupée paisiblement dans cette connaissance, on devra profiter de la méditation discursive, jusqu'à ce que l'on ait acquis l'habitude de contempler d'une façon quelque peu parfaite; ce sera quand, toutes les fois que l'on voudrait méditer, on se trouvera tout de suite favorisé de cette paisible connaissance, sans pouvoir méditer ni en avoir la moindre envie, ainsi que nous l'avons dit; car tant que l'on ne sera pas arrivé à cet état, qui est celui des âmes déjà avancées, il y a un mélange de l'une et l'autre voie. Aussi, arrivera-t-il souvent que l'âme se trouvera dans cette contemplation paisible et amoureuse, sans y avoir travaillé à l'aide de ses puissances; mais souvent aussi elle devra s'aider doucement et modérément du discours pour y entrer: et une fois qu'elle y est parvenue, comme nous l'avons dit, elle ne doit plus se servir de ses puissances. Alors, en effet, il est plutôt vrai de dire que l'on agit en elle, et que la lumière et la suavité de l'amour s'y trouvent, sans qu'elle y concoure autrement que par une attention amoureuse pour Dieu, et sans qu'elle veuille éprouver ou voir quoi que ce soit sinon se laisser conduire par Dieu. Ainsi donc, c'est passivement que Dieu se communique alors, comme celui qui a les yeux ouverts reçoit passivement la lumière [et n'a pas autre chose à faire que de tenir les yeux ouverts pour la recevoir. Quand on dit qu'elle reçoit la lumière qui lui est communiquée surnaturellement, on veut dire qu'elle comprend passivement; quand on dit qu'elle n'agit pas, ce n'est pas qu'elle ne comprenne pas, mais parce qu'elle comprend ce qui ne lui a coûté aucun effort de son industrie personnelle; elle ne fait que recevoir ce qu'on lui donne, comme cela arrive dans les illuminations, révélations ou inspirations divines. Bien que la volonté reçoive librement cette connaissance générale et confuse de Dieu] (ce passage entre crochets ne se trouve dans aucun manuscrit. Il est donné seulement par le P. André de l'Incarnation, qui en affirme l'authenticité, sans indiquer cependant à quel manuscrit il l'emprunte. Cf. P. Gerardo..., t. III, ap. III.), il est nécessaire seulement pour recevoir plus simplement et plus abondamment cette divine lumière, que l'âme ne se mêle pas d'interposer d'autres lumières plus palpables provenant d'autres connaissances, formes ou images d'un raisonnement quelconque, car rien de cela ne ressemble à cette lumière délicate et subtile de Dieu. Voilà pourquoi si l'âme voulait alors se livrer à l'intelligence et à la méditation d'objets particuliers, quelque spirituels qu'ils fussent d'ailleurs, elle serait un obstacle à cette lumière générale de l'esprit divin qui est si délicate et si subtile; ce serait comme des nuages qu'elle lui opposerait; elle ressemblerait à celui à qui on aurait posé un objet devant les yeux et qui  ne pourrait voir la lumière qui est au-delà de cet objet.

 Il est donc clair que si l'âme se purifie entièrement et se dégage de toutes les représentations ou images, elle s'établira dans cette lumière pure et simple et s'y transformera en s'élevant à l'état de perfection. En effet, cette lumière ne manque jamais à l'âme; et si elle ne l'investit pas, c'est que l'âme est couverte et enveloppée par les images et le voile des créatures. Qu'elle enlève ces obstacles, complètement comme nous le dirons plus tard, et elle se trouvera dans le dénûment complet et la pauvreté d'esprit; devenue simple et pure, elle se transformera aussitôt dans la simple et pure Sagesse divine, qui n'est autre que le Fils de Dieu. Car le naturel disparaissant dans l'âme embrasée d'amour, le divin lui est aussitôt infusé, d'une manière naturelle et surnaturellement, pour qu'il n'y ait pas de vide dans la nature.

 L'homme adonné à la vie spirituelle doit donc se tenir dans une attention amoureuse pour Dieu et conserver dans la paix son entendement, lorsqu'il en peut méditer, alors même qu'il lui semblerait ne rien faire. C'est ainsi que peu à peu et promptement il goûtera le repos et la paix de Dieu, recevra des connaissances de Dieu admirable et élevées, qui seront accompagnées d'amour. Mais qu'il veille à ne pas interposer des considérations, des images,  des méditations, ou quelques raisonnements, pour ne pas troubler l'âme et la priver du contentement et de la paix dont elle jouit; ce serait la jeter dans l'agitation et la gêne. Et si, comme nous l'avons dit, il a du scrupule à la pensée qu'il ne fait rien, il doit savoir que ce n'est pas peu de chose que de pacifier son âme, de l'établir dans son repos et dans une paix exempte de tout travail et de toute préoccupation. C'est là ce que le Seigneur nous demande par cette parole de David. « Vacate, et didete quoniam ego sum Deus: Apprenez à être dégagés de tout (intérieurement et extérieurement), et vous verrez que je suis votre Dieu (Ps. XLV, 11). »
 
 
 

CHAPITRE XIV
 
 

OÙ L'ON PARLE
DE CONCEPTIONS IMAGINAIRES
QUI SE FORMENT SURNATURELLEMENT
DANS L'IMAGINATION; ON
MONTRE COMMENT ELLES NE PEUVENT
PAS SERVIR À L'ÂME DE MOYEN
PROCHAIN POUR SON UNION
AVEC DIEU.
 
 
 

 Après avoir parlé des représentations que l'âme peut recevoir naturellement en elle-même, et sur lesquelles s'exercent, à l'aide du raisonnement l'imagination et la fantaisie, il convient ici de traiter des perceptions surnaturelles que l'on appelle visions imaginaires. Ces visions, en effet, étant comprises sous le nom d'images, formes et figures, appartiennent également à l'imagination, au même titre que les perceptions naturelles. Or il faut savoir que sous ce nom de visions imaginaires nous voulons comprendre toutes les choses qui peuvent se représenter surnaturellement à l'imagination sous le nom d'images, formes, figures ou apparences, et cela d'une manière plus parfaite, plus vive que toutes les conceptions qui viennent par la voie connaturelle des sens. Car toutes les conceptions et formes qui viennent par les cinq sens corporels et se fixent dans l'âme par la voie naturelle peuvent aussi lui venir par la voie surnaturelle et lui être communiquées sans le secours d'aucun sens extérieur.

 En effet, ce sens de l'imagination uni à la mémoire est comme une sorte d'archives ou de réservoir pour l'entendement où sont reçues toutes les formes et images intelligibles. Comme un miroir, il les garde en lui-même, après les avoir reçues par la voie des cinq sens, ou, nous le répétons, par la voie surnaturelle; et ainsi il les représente à l'entendement; l'entendement alors les considère et en juge. Son pouvoir va plus loin; il peut encore composer et former d'autres images semblables à celles qui lui sont fournies là.

 Il faut donc savoir que, de même que les cinq sens extérieurs proposent et représentent naturellement les images et formes des objets aux sens intérieurs, de même Dieu peut, nous le répétons, surnaturellement et sans le secours des sens extérieurs, représenter les mêmes images ou les mêmes formes, et de beaucoup plus belles encore et plus parfaites; le démon le peut aussi.

 Aussi, à l'aide de ces images, Dieu révèle souvent à l'âme beaucoup de choses. Il lui enseigne une sagesse profonde, comme on le voit à chaque pas dans la sainte Écriture, Isaïe, par exemple, a vu Dieu dans sa gloire sous la forme d'une nuée qui remplissait le Temple, ou des Séraphins qui, de leurs ailes, se couvraient la face et les pieds (Is. VI, 4). Jérémie fut instruit à son tour par le symbole de la verge qui veillait (Jér. I, 11); Daniel, par une foule de visions... (Dan. VII, 10).

 le démon, de son côté, cherche à tromper l'âme par des représentations qui sont bonnes en apparence. Nous le voyons, au livre des Rois, lorsqu'il trompa tous les prophètes d'Achab. Il représenta à leur imagination des cornes avec lesquelles, affirmait-il, Achab devait détruire les Assyriens; or c'était là un mensonge (I Rois, XXII, 11). Telles sont, en outre, les visions qu'eut la femme de Pilate, pour qu'on ne condamnât pas Notre-Seigneur Jésus-Christ (Mat. XXVII, 19). Il y a beaucoup d'autres passages de l'Écriture où l'on voit comment, dans ce miroir de la fantaisie ou imagination, ces visions imaginaires arrivent aux âmes avancées plus fréquemment que les visions extérieures et corporelles. Or nous le répétons, elles ne se différencient pas de celles qui entrent par la voie des sens extérieurs quant à la forme et à la représentation; mais si nous considérons l'effet qu'elles produisent et la perfection qu'elles causent, il y a une grande différence. Elles sont plus subtiles, et produisent dans l'âme une action plus profonde, parce que, en même temps qu'elles sont surnaturelles, elles sont aussi plus intérieures que les surnaturelles qui viennent par les sens extérieurs.

 Cela ne veut pas dire pourtant que certaines de ces visions corporelles extérieures ne produisent pas plus d'effet. Car enfin Dieu fait ses communications comme il lui plaît. Mais nous parlons de ce que ces visions sont par elles-mêmes, parce qu'elles sont plus spirituelles.

 Ce sens de l'imagination et de la fantaisie est celui où le démon a coutume de tendre ses pièges de l'ordre naturel ou de l'ordre surnaturel (Ce terme n'est plus employé aujourd'hui par les théologiens quand il s'agit de l'action du démon; il est remplacé par le mot préternaturel). Il est comme une porte qui donne entrée dans l'âme, et, comme nous l'avons dit, il est pour l'entendement, le port où il vient prendre et laisser ce qui lui convient, comme la place de ses provisions. Voilà pourquoi Dieu et aussi le démon viennent là pour y apporter les plus belles images naturelles, ainsi que nous l'avons dit, et les présenter à l'entendement. Cependant Dieu a également d'autres moyens d'instruire l'âme, puisqu'il y habite, et qu'il peut produire le même résultat par lui-même et par tout autre moyen.

 Je ne m'arrête pas à décrire les marques auxquelles on reconnaît les visions qui viennent de Dieu ou non; telle n'est pas mon intention en ce moment. Je veux seulement montrer que l'entendement doit veiller à ce que les visions bonnes qui viennent de Dieu ne soient pas pour lui un embarras ou un obstacle à l'union de l'âme avec la divine Sagesse, comme aussi à ce que les mauvaises ne le jettent pas dans l'illusion.

 Voilà pourquoi je déclare que toutes ces conceptions et visions imaginaires, ou représentations quelconques, qui se présentent sous une forme, figure ou connaissance particulière, qu'elles soient fausses et viennent du démon, ou qu'elles soient véritables et viennent de Dieu, ne doivent pas être pour l'entendement un embarras ou un appât. L'âme ne doit pas non plus chercher à se les procurer, ou à les retenir afin d'être dégagée, détachée, pure, simple, sans aucune forme ou modalité, comme le requiert l'union divine. La raison, la voici. Toutes les formes dont nous avons parlé sont représentées, comme nous l'avons vu, sous certaines conceptions d'un ordre restreint; mais la Sagesse divine, à laquelle l'entendement doit s'unir, n'a ni forme, ni mode spécial; elle est sans limite et n'est pas enfermée dans les bornes d'une connaissance distincte et particulière, parce qu'elle est totalement pure et simple.

 Or si l'on veut unir ces deux extrêmes, l'âme humaine et la divine Sagesse, il faut nécessairement qu'il y ait entre elles une certaine ressemblance; voilà pourquoi l'âme doit être de son côté pure et simple, non limitée ni liée à quelque connaissance particulière, ni modifiée par des limites de formes, d'apparence ou d'images. Dieu, en effet, ne tombe pas sous le concept de formes ou d'images, ni d'une intelligence particulière; d'un autre côté, l'âme, pour s'unir à Dieu, ne doit pas être assujettie à une forme ou connaissance particulière. Or, qu'il n'y ait en Dieu aucun rapport avec les formes ou images particulières, c'est ce que l'Écriture nous donne bien à comprendre dans le « Deutéronome »; Vocem verborum ejus audistis, et forman penitus non vidistis: « Vous avez entendu le son de ses paroles, mais vous n'avez point vu la forme de son être (Deut. IV, 12). » Mais elle ajoute qu'il n'y avait là que ténèbres, nuées et obscurité, c'est-à-dire cette connaissance confuse et obscure dont nous avons parlé et dans laquelle l'âme s'unit à Dieu. Plus loin encore elle dit: Non vidistis aliquam similitudinem in die qua locutus est vobis Dominus in Horeb de medio ignis: « Vous n'avez pas vu quelque ressemblance de Dieu, le jour où le Seigneur vous a parlé au milieu des flammes sur la montagne Horeb (Ibid. IV, 15). » Or que l'âme ne puisse pas arriver à la hauteur de Dieu, autant que cela est possible ici-bas, par le moyen des figures et des images, c'est encore ce que la sainte Écriture nous dit au livre des « Nombres ». Dieu, en effet, y reproche à Aaron et Marie d'avoir murmuré contre Moïse, leur frère, et veut leur montrer le haut état d'union et d'intimité avec lui où il l'avait placé. Aussi leur dit-il: Si quis fuerit inter vos propheta Domini, in visione apparebo ei, vel per somnium loquar ad illum. At non talis servus meus Moyses, qui in omni domo mea fidelissimus est; ore enim ad os loquor ei et palam, et non per oenigmata et figuras Dominum videt: « Si parmi vous il y a quelque prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai dans quelque vision ou représentation, ou bien je lui parlerai en songe. Mais il n'y a personne comme mon serviteur Moïse; il est le plus fidèle qui soit dans toute ma maison; c'est bouche à bouche que je lui parle, et il voit le Seigneur non par le moyen des comparaisons, de figures ou d'images, mais à découvert (Nomb. XII, 6-8). » Ce texte nous fait clairement comprendre que, dans ce haut état d'union par l'amour dont nous nous occupons, Dieu ne se communique pas à l'âme par l'intermédiaire de quelque voile, d'une vision imaginaire, d'une figure ou ressemblance; car il ne doit pas y en avoir; il ne se communique que bouche à bouche, c'est-à-dire que l'essence pure et simple de Dieu, qui est comme sa bouche par l'amour, se communique à l'essence pure et simple de l'âme par sa volonté, qui est comme sa bouche par l'amour. Aussi, pour arriver à cette union de Dieu si parfaite, l'âme doit veiller à ne s'attacher en rien à ces visions imaginaires, formes, représentations ou connaissances particulières; car elles ne peuvent lui servir de moyen proportionné et prochain pour atteindre un tel but; elles y seraient plutôt un obstacle; voilà pourquoi l'âme doit s'en détacher et s'appliquer à les fuir.

 Si parfois elle devait les accepter et estimer, ce serait à cause des avantages et des bons effets que les visions véritables opèrent en elle; et encore dans ce cas elle devrait ne pas les accepter, et il lui est avantageux de les refuser toujours. En effet, le bien que peuvent produire ces visions imaginaires, comme aussi les visions corporelles extérieures dont nous avons parlé, c'est de lui communiquer quelque connaissance nouvelle, un peu plus d'amour et de suavité au service de Dieu. Or pour produire cet effet, il n'est pas nécessaire que l'âme veuille les accepter, comme nous l'avons déjà dit. Les visions le produisent au moment même où elles sont présentes à l'imagination; elles confèrent et infusent à l'âme les connaissances, l'amour et la suavité qu'il plaît à Dieu. Cet effet a lieu non seulement d'une façon simultanée, mais d'une façon principale; dans le même temps où elles apparaissent, leur effet est produit passivement dans l'âme, qui ne pourrait l'empêcher alors même qu'elle le voudrait, de même qu'elle a été impuissante à l'acquérir bien qu'elle ait dû travailler à s'y disposer.

 Considérons la vitre. Elle ne peut pas empêcher le rayon de soleil de la pénétrer; elle le reçoit passivement dès lors qu'elle lui offre la limpidité requise, sans qu'il y ait d'autre diligence ou d'autre travail. Ainsi en est-il de l'âme. Elle ne peut pas, alors même qu'elle le voudrait, manquer de recevoir les influences et les communications de ces visions, toute résistance de sa part serait inutile; car les visions infuses surnaturelles s'imposent à la volonté qui résiste, pourvu qu'elle soit humble et pleine d'amour; elles ne trouvent d'obstacle que lorsqu'il y a de l'impureté et de l'imperfection, de même que les taches de la vitre l'empêchent de recevoir la clarté du soleil.

 Il s'ensuit clairement que si une âme dégage sa volonté et ses affections des taches causées par ces conceptions, images et figures où sont enveloppées les communications spirituelles dont il a été question, non seulement elle ne se prive pas de ces faveurs et de ces biens, mais elle se dispose au contraire beaucoup mieux à les recevoir avec abondance, clarté, liberté d'esprit et simplicité, quand elle laisse à part ces connaissances, car ce ne sont là que les enveloppes et les voiles qui en recouvrent la partie la plus spirituelle.

 Quand l'âme, au contraire, veut s'y complaire, ces visions occupent les sens et l'esprit, de telle sorte qu'elle n'a plus la simplicité et la liberté pour recevoir la faveur surnaturelle; elle est occupée à l'écorce, et par conséquent l'entendement n'a plus la liberté nécessaire pour recevoir le fruit même de cette faveur.

 Il suit de là que si l'âme veut alors accepter ces visions et en faire cas, elle se met dans l'embarras et se contente de ce qu'il y a de moins important dans ces visions, c'est-à-dire de tout ce qu'elle peut en saisir ou comprendre, soit comme forme, image ou connaissance particulière. Quant à la partie principale, en effet, ou faveur spirituelle qui lui est infuse, elle est incapable de la saisir ou de la comprendre; elle ne sait ce qu'elle est, elle ne le pourrait dire, parce que c'est une faveur purement spirituelle. Ce qu'elle parvient seulement à en connaître, nous le répétons, c'est l'accessoire qui s'adapte à sa manière de voir, ou les formes sensibles. Voilà pourquoi je dis que c'est passivement et sans qu'elle mette en activité son entendement, sans même qu'elle sache s'en servir, que lui sont communiquées ces visions qu'elle ne pourrait ni comprendre ni imaginer. L'âme doit dont toujours se détourner de toutes ces visions qui peuvent frapper sa vue ou son ouïe d'une manière distincte, qui lui sont communiquées par les sens et ne sont pas un fondement ni une sécurité pour la foi. Elle doit porter son attention sur ce qui ne se voit pas et ne tombe pas sous les sens, mais sur ce qui relève de l'esprit et n'est pas susceptible d'une figure sensible. En un mot, c'est par la foi qu'elle s'élève à l'union; car, nous l'avons dit, la foi est le véritable moyen.

 Aussi l'âme tirera-t-elle profit de ces visions dans ce qu'elles ont de substantiel, quand, prenant pour guide la foi, elle saura se détacher complètement de ce qu'il y a en elle de sensible et de ce qui est offert de connaissance particulière, quand enfin elle usera bien du but pour lequel Dieu les confère. Elle doit les rejeter, car, ainsi que nous l'avons dit en parlant des visions corporelles, Dieu ne les donne pas pour que l'âme veuille les rechercher ou s'y attacher.

 Mais ici surgit un doute. Le voici. S'il est vrai que Dieu n'accorde pas les visions surnaturelles, pour que l'âme s'applique à les recevoir, à s'y attacher ou à en faire cas, pourquoi les lui donne-t-il? Car elle peut y trouver beaucoup d'erreurs et de dangers; du moins elle est exposée aux inconvénients dont nous parlons et qui sont un obstacle à son avancement; et surtout Dieu ne peut-il pas lui donner et communiquer spirituellement et en substance ce qu'il lui communique d'une manière sensible par les visions et les images sensibles?

 Nous répondrons à cette difficulté, car il s'agit d'une question très importante et très nécessaire, à mon avis, tant pour les personnes adonnées à la vie spirituelle que pour les directeurs. On montrera le but ou la fin que Dieu se propose; c'est parce que beaucoup l'ignorent, qu'ils ne savent ni se guider eux-mêmes ni guider les autres vers l'union divine.

 Ils s'imaginent, en effet, que, par le fait même que l'on reconnaît que ces visions sont véritables et viennent de Dieu, il faut les admettre et s'y attacher en toute sécurité. Ils ne voient pas que l'âme y trouvera aussi un esprit de propriété, de l'attachement et des embarras comme dans les choses du monde, si elle ne sait pas les rejeter également. Voilà pourquoi ils croient bon d'accepter les unes et de rejeter les autres; ils se mettent, eux et les autres, dans de grandes difficultés et de grands dangers de ne pouvoir discerner les visions vraies des visions fausses. Dieu ne leur impose point ce travail; il ne leur prescrit pas non plus d'exposer les âmes pures et simples à ce danger et aux difficultés de ce discernement. Ils ont une doctrine saine et sûre, la foi; c'est par elle qu'ils doivent réaliser des progrès. Pour cela, il est nécessaire de fermer les yeux à tout ce qui vient des sens, ainsi qu'aux connaissances claires d'objets particuliers. Saint Pierre était absolument certain d'avoir eu une vision de la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ à sa Transfiguration, et cependant, après l'avoir racontée dans sa seconde Épître canonique, il ne la donne pas comme le principal témoignage de son assurance, et pour recommander sa foi, il ajoute: Et habemus fimiorem propheticum sermonem; cui benefacitis attendentes, quasi lucernae lucenti in caliginoso loco: « Nous avons un témoignage plus sûr » que cette vision du Thabor, « ce sont les paroles des prophètes, auxquelles vous faites bien de vous attacher comme au flambeau qui brille dans un lieu obscur (II Pier.  I. 19) ».

 Cette comparaison, si nous y réfléchissons bien, renferme la doctrine que nous enseignons. Quand nous disons qu'il faut suivre la lumière de la foi enseignée par les prophètes comme le flambeau qui brille dans un lieu obscur, nous disons que nous devons nous tenir dans l'obscurité, les yeux fermés à toutes les lumières d'ici-bas, et que, au milieu de cette obscurité, seule la foi, qui elle aussi est obscure, est le flambeau que nous devons suivre. Si nous voulons nous attacher aux autres lumières ou connaissances claires et particulières, par le fait même nous cessons de nous attacher à la lumière obscure de la foi qui ne nous donne plus sa lumière dans ce lieu obscur dont parle saint Pierre; ce lieu obscur signifie l'entendement qui est le chandelier sur lequel repose le flambeau de la foi; il doit rester dans l'obscurité jusqu'à ce que lui apparaisse dans l'autre vie le jour de la claire vision de Dieu, ou bien dans cette vie celui de sa transformation et union avec Dieu vers qui l'âme s'achemine.
 
 
 

CHAPITRE XV
 
 
 

OÙ L'ON MONTRE
DANS QUEL BUT ET POUR
QUELS MOTIFS DIEU CONFÈRE À
L'ÂME LES BIENS SPIRITUELS PAR
LE MOYEN DES SENS. ON RÉPOND
AU DOUTE DONT IL A
ÉTÉ QUESTION.
 
 
 

 Il y a beaucoup à dire sur le but et les motifs pour lesquels Dieu confère ces visions. Il veut élever l'âme de sa bassesse jusqu'à cette union avec lui dont parlent tous les livres de spiritualité. Tel est aussi le sujet que nous allons élucider dans ce traité. Mais dans le présent chapitre nous traiterons uniquement de ce qui suffit pour répondre à notre doute qui est ainsi formulé: Puisque dans ces visions surnaturelles il y a tant de dangers pour l'âme et tant d'obstacles qui l'empêchent  de réaliser des progrès, comme nous l'avons dit, pourquoi Dieu, qui est la Sagesse même, et dont le désir est d'éloigner des âmes toute occasion de chute et toute embûche, leur communique-t-il et leur offre-t-il ces visions?

 Pour répondre à cette question, posons d'abord trois principes fondamentaux. Le premier se tire de l'épîte de saint Paul aux Romains. Il y dit: Quae autem sunt, a Deo ordinata sunt: « Ce qui existe a été ordonné par Dieu (Rom. XIII, 1). » Le second est pris au livre de la Sagesse, où l'Esprit-Saint nous dit: Disponit omnia suaviter, comme s'il disait: La sagesse de Dieu, bien qu'elle atteigne d'une fin à l'autre, c'est-à-dire d'une extrémité à l'autre, dispose toutes choses avec suavité (Sag. VIII, 1). Le troisième, qui nous est fourni par les théologiens, est conçu en ces termes: Deus omnia movet secundum modum eorum. Cela veut dire: « Dieu meut tous les êtres selon le mode de leur nature. »

 D'après ces principes fondamentaux, il est clair que pour mouvoir l'âme et l'élever de la profondeur et de l'extrémité de sa bassesse, à l'autre profondeur et extrémité de sa grandeur dans l'union avec lui-même, Dieu doit agir avec ordre, avec suavité et selon la nature de cette même âme.

 Or le mode ou le moyen par lequel l'âme se procure les connaissances, n'est autre que celui des formes ou images des choses créées; elle connaît et elle apprend par les sens. Voilà pourquoi quand Dieu veut la conduire à la connaissance suprême, il doit, pour agir avec suavité, commencer par la mouvoir dès l'extrême bassesse des sens et l'élever graduellement selon sa nature jusqu'à l'autre extrémité, celle de la sagesse spirituelle, qui ne tombe plus sous les sens.

 Il la soulève donc tout d'abord en l'instruisant par des formes, des images ou des moyens sensibles, et, selon son mode de comprendre, par des voies naturelles ou surnaturelles, par des méditations discursives jusqu'à la souveraine grandeur de son esprit.

 Telle est la cause pour laquelle Dieu lui donne des visions, des représentations, des images et autres connaissances sensibles, intelligibles et spirituelles. Cela ne veut pas dire que Dieu ne voudrait pas lui donner immédiatement et dès le premier acte la substance spirituelle elle-même, si les deux extrêmes, l'humain et le divin, le sens et l'esprit, pouvaient par voie ordinaire se joindre et s'unir à la suite d'un seul acte, sans en faire intervenir une foule d'autres qui s'enchaînent avec ordre et suavité et servent de fondements et de disposition pour les autres. C'est ainsi qu'il en est des agents naturels; les premiers servent aux seconds, les seconds aux troisièmes, et ainsi de suite.

 C'est ainsi également que Dieu perfectionne l'homme, selon la nature même de l'homme. Il commence par ce qu'il y a de plus bas et de plus extérieur, afin de l'élever jusqu'au degré le plus haut et le plus intérieur. Il le perfectionne donc tout d'abord dans les sens du corps; il le porte à faire bon usage des objets de l'ordre naturel qui sont parfaits et extérieurs, comme entendre un sermon, assister à la messe, voir des choses saintes; il le porte en outre à mortifier le goût dans le manger, et à mortifier le toucher par les saintes rigueurs de la pénitence. Lorsque les sens sont quelque peu disposés, il les perfectionne encore d'ordinaire; il leur accorde quelques faveurs surnaturelles et quelques délices pour les affermir davantage dans le bien, et leur offre quelques communications surnaturelles, comme, par exemple, des visions de saints ou de choses saintes et corporelles, des parfums et des paroles très suaves, ou une très grande satisfaction dans le toucher. Par là les sens se confirment beaucoup dans la vertu et détournent les tendances de leur pente au mal. De plus, les sens corporels intérieurs dont nous avons parlé, l'imagination et la fantaisie, se perfectionnent simultanément et s'habituent au bien par des considérations, méditations ou saints discours, et tout cela contribue à instruire l'esprit.

 Lorsque l'âme est ainsi disposée par cet exercice naturel, Dieu a coutume de l'éclairer et de la spiritualiser davantage par quelques visions surnaturelles qui sont celles que nous appelons ici imaginaires et qui, nous l'avons déjà dit, produisent de grands fruits dans l'esprit; car les unes et les autres lui enlèvent graduellement quelque chose de sa grossièreté et le perfectionnent, bien que très lentement.

 C'est ainsi que Dieu élève peu à peu l'âme; il la fait passer de degré en degré jusqu'à ce qu'il y a de plus intérieur. Il n'est pas toujours nécessaire que cet ordre progressif du premier au dernier degré soit suivi avec toute l'exactitude dont nous venons de parler. Car parfois Dieu se sert de certains moyens et non des autres, il passe du plus intérieur au moins intérieur, ou il accorde ses faveurs tout à la fois; il agit comme il voit que cela convient pour le bien de l'âme, ou comme il veut la favoriser; mais la voie ordinaire est celle que nous venons de dire.

 C'est donc de cette manière que Dieu procède ordinairement pour instruire l'âme et la rendre spirituelle. Il commence par lui communiquer la vie spirituelle par les choses les plus extérieures, les plus palpables, les plus accommodées aux sens; il agit d'après la petitesse de l'âme et son peu de capacité. C'est par l'intermédiaire de cette écorce des choses sensibles, qui en soit sont bonnes, qu'il la meut à produire des actes particuliers, afin qu'à chaque fois elle reçoive de nouvelles communications spirituelles. Par là elle arrivera à contracter l'habitude de ce qui est spirituel et arrivera à ce qu'il y a de plus substantiel dans cette vie de l'esprit, qui est complètement détachée des sens; mais, comme nous l'avons dit, elle ne peut y arriver que peu à peu, et selon son mode d'agir, par le moyen des sens auxquels elle est toujours liée et attachée. Voilà pourquoi, à mesure qu'elle se rapproche davantage de la vie de l'esprit dans ses rapports avec Dieu, elle se dépouille et se détache des moyens sensibles qui sont la méditation raisonnée et la méditation imaginaire. Par conséquent, lorsqu'elle sera parvenue à traiter avec Dieu d'une façon parfaitement spirituelle, elle sera nécessairement affranchie de tout ce qui peut tomber sous les sens dans ses rapports avec Dieu.

 Ainsi nous voyons que plus une chose s'approche d'un extrême, plus elle s'éloigne de l'autre et lui devient étrangère; et si elle est parfaitement attachée à l'un d'eux, c'est qu'elle est complètement séparée de l'autre. De là cet adage communément admis dans la vie spirituelle: Gustato spiritu, desipit omnis caro: Une fois que l'âme a goûté les douceurs de l'esprit, tout ce qui vient de la chair lui est insipide, c'est-à-dire qu'elle ne tire ni profit ni goût de ces voies de la chair, ou opérations des sens dans le domaine spirituel. Cela est évident. Car si la faveur est spirituelle, elle ne tombe déjà plus sous les sens; mais si la faveur est de telle sorte qu'elle peut être saisie par les sens, elle n'est plus purement spirituelle. Plus elle peut-être perçue par les sens et les facultés naturelles, et moins elle est spirituelle et surnaturelle, comme nous l'avons dit. Voilà pourquoi l'homme adonné à la spiritualité qui est déjà parfait ne fait plus de cas des sens, ne reçoit rien par leur intermédiaire, ne s'en sert plus et n'a plus besoin de s'en servir comme d'un moyen principal dans ses rapports avec Dieu, ainsi qu'il le faisait précédemment avant d'avoir grandi dans la vie spirituelle. C'est là ce que saint Paul dit aux Corinthiens: Cum essem parvulus, loquebar ut parvulus, sapiebam ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Quando autem factus sum vir, evacuavi quae erant parvuli: « Quand je n'étais qu'un petit enfant, je parlais comme un petit enfant, je sentais, je raisonnais comme un petit enfant. Mais depuis que je suis devenu un homme j'ai abandonné ce qui était de l'enfant (I Cor. XIII, 11). » Comme nous l'avons déjà dit, les choses qui affectent les sens et les connaissances que l'esprit en retire sont des exercices d'enfant. Aussi l'âme qui veut toujours s'y attacher et ne plus s'en affranchir ne cessera jamais d'être comme un tout petit enfant; elle parlera toujours de Dieu comme un enfant; elle connaîtra Dieu comme un enfant; elle pensera à Dieu comme un enfant. Et parce qu'elle s'attache à l'écorce, aux sens, ce qui est le propre des enfants, elle n'arrivera jamais à la substance de l'esprit, ce qui est le propre de l'homme parfait. Voilà pourquoi l'âme qui veut grandir ne doit pas rechercher les révélations dont nous avons parlé, alors même que Dieu en serait l'auteur; elle est dans le cas de l'enfant qui doit abandonner le sein maternel pour habituer son palais à une nourriture plus substantielle et plus forte. Mais, me direz-vous tout de suite: Faudra-t-il donc que l'âme, quand elle est toute petite encore, veuille recevoir ces révélations, mais qu'elle les abandonne lorsqu'elle est déjà plus grande, ainsi qu'il est nécessaire à l'enfant de vouloir prendre le sein pour se sustenter, jusqu'à ce que, étant devenu plus grand, il puisse le laisser? A cela je réponds. S'il s'agit de la méditation et de l'exercice du discours naturel, où l'âme commence à chercher Dieu, il est vrai que l'âme ne doit pas abandonner ce moyen sensible de se sustenter, elle doit le garder jusqu'au temps et au moment où elle pourra le laisser, c'est-à-dire lorsque Dieu l'introduit dans des rapports avec lui plus spirituels, ou dans la contemplation, comme nous l'avons dit dans le chapitre onzième de ce livre.

 Mais quand il s'agit des visions imaginaires ou autres communications surnaturelles qui peuvent tomber sous le sens indépendamment de la volonté de l'homme, je dis que toujours, en tous temps, que l'on soit dans l'état de perfection ou dans un état moins élevé, l'âme ne doit pas les rechercher, alors même qu'elles viendraient à Dieu, et cela pour deux raisons. Tout d'abord, comme nous l'avons dit, c'est que ces vision produisent passivement leur effet, sans que l'âme puisse l'empêcher, bien qu'elle puisse empêcher et empêche la vision elle-même, ainsi que cela arrive très souvent, et par conséquent ce second effet que la vision devait causer dans l'âme se produit en elle d'une façon plus substantielle par une autre voie. Car nous le répétons, l'âme ne peut pas empêcher les biens que Dieu veut lui communiquer, à moins que ce ne soit par quelque imperfection ou quelque attache. Or quand elle renonce à ces visions avec humilité et respect, elle n'apporte ni imperfection ni attache; au contraire, elle montre son désintéressement et son abnégation, et c'est là la meilleure disposition pour arriver à l'union avec Dieu.

 En second lieu l'âme l'âme se délivre par là du danger et de la fatigue qu'il y a à discerner quelles sont les bonnes et quelles sont les mauvaises visions, à reconnaître si c'est un ange de lumière ou un ange des ténèbres qui apparaît. Cela ne procure aucun profit, mais fait perdre le temps, crée des embarras pour l'âme, la jette dans l'occasion d'une foule d'imperfections, l'expose à ne plus avancer, l'occupe en choses qui ne sont pas de son état, quand elle devrait se dégager de ces détails de visions et de connaissances particulières, comme nous l'avons dit des visions corporelles et de celle dont nous parlons, et comme il en sera encore question. Que l'on soit donc bien persuadé de cette vérité: si Notre-Seigneur ne devait pas élever l'âme d'après la nature de cette même âme, comme nous le prétendons ici, il ne lui communiquerait jamais l'abondance de son esprit par ces moyens si étroits de formes, de figures, de connaissances particulières, où il ne lui donne que des miettes pour la sustenter. Voilà pourquoi David a dit: Mittit crystallum suam sicut buccellas: « Il n'a donné sa sagesse (Ps. CXLVII, 17. P. Silverio ' Envio su sabiduria... ') que par parcelles. » Aussi est-il profondément triste que l'âme, dont la capacité est pour ainsi dire infinie, ne reçoive sa nourriture par les sens qu'en petites quantités, à cause de l'infirmité de son esprit et de son inaptitude sensuelle. C'est pour cela aussi saint Paul avait tant de chagrin de ce peu de disposition et de cette inaptitude à recevoir les dons spirituels. Il disait en effet, en s'adressant aux Corinthiens: Et ego, fratres, non potui vobis loqui quasi spiritualibus, sed quasi carnalibus. Tamquam parvulis in Christo, lac vobis potum dedi non escam; nondum enim poteratis; sed nec nunc quidem potestis; adhuc enim carnales estis; « Quant à moi, mes frères, lorsque je suis venu vers vous, je n'ai pu vous parler comme à des gens spirituels, mais comme à des gens charnels; car vous ne pouviez pas recevoir encore le langage de l'esprit, et vous ne le pouvez même pas maintenant, puisque vous êtes toujours charnels (I Cor. III, 2) », aussi vous ai-je donné comme à des enfants dans le Christ du lait à boire, et non une nourriture solide à manger.

 Il faut donc savoir que l'âme ne doit pas s'arrêter à cette écorce des images et des objets qui lui sont présentés surnaturellement. Telle sera sa conduite d'abord quand il s'agit de ce qui lui vient par les sens extérieurs, comme les entretiens, les paroles qui frappent l'ouïe, les visions de Saints, les spectacles splendides qui frappent la vue, les parfums qui flattent l'odorat, les goûts et les suavités qui charment le palais ou les autres jouissances qui s'adressent au tact, toutes sensations qui découlent ordinairement de l'esprit et qui sont plus ordinaires encore chez les spirituels. Mais elle ne s'arrêtera pas non plus dans une vision quelconque des sens intérieurs, comme sont les visions imaginaires et intérieures. Il faut plutôt qu'elle s'en éloigne complètement; elle ne doit s'arrêter qu'à l'esprit bon qui les produit, et s'appliquer à le conserver avec un zèle désintéressé dans tout ce qui touche au service de Dieu, sans s'occuper de ces représentations imaginaires, et sans y rechercher quelque goût sensible. De la sorte on ne retire de ces communications que le fruit que Dieu avait en vue, c'est-à-dire l'esprit de dévotion; il ne le donne pas pour une autre fin principale. On laisse en même temps ce qu'il ne donnerait pas, si on pouvait, comme nous l'avons dit, recevoir le résultat spirituel sans ces communications qui viennent par les sens.
 
 
 

CHAPITRE XVI
 
 
 

ON PARLE DU TORT
QUE PEUVENT FAIRE AUX
ÂMES QUELQUES DIRECTEURS SPIRITUELS,
PARCE QU'ILS NE LES CONDUISENT
PAS COMME IL FAUT AU MILIEU
DE CES VISIONS DONT NOUS AVONS
PARLÉ. ON MONTRE EN OUTRE COMMENT
CES VISIONS, BIEN QU'ELLES
VIENNENT DE DIEU, PEUVENT
JETER DANS L'ILLUSION.
 
 
 

 Dans cette question des visions, nous ne pouvons pas observer la brièveté que nous désirerions, tant la matière est abondante. Aussi, bien que nous ayons dit en substance ce qui est nécessaire pour faire comprendre à l'homme adonné à la spiritualité comment il doit se conduire au milieu de ces visions, et au directeur qui le guide comment il doit le traiter alors, il ne sera pas inutile d'exposer un peu plus cette doctrine. De la sorte nous ferons connaître plus clairement les dommages qui découlent soit pour les âmes spirituelles, soit pour les directeurs, quand ils ajoutent trop de crédulité à ces visions, alors même qu'elles viennent de Dieu.

 Le motif qui me porte en ce moment à m'étendre un peu sur ce point, c'est le peu de prudence que j'ai cru remarquer dans quelques maîtres de la vie spirituelle. Ils mettent leur confiance dans ces communications surnaturelles; ils les croient bonnes et venant de Dieu, et en arrivent les uns et les autres à tomber dans de grandes erreurs et à se montrer très incapables. Ils justifient la sentence du Seigneur qui dit: Caecus autem si caeco ducatum praestet, ambo in foveam cadunt: « Si un aveugle conduit un aveugle, ils tombent tous les deux dans la fosse (Mat. XV,14). » Il ne dit pas qu'ils tomberont mais qu'ils tombent: car il n'est pas nécessaire qu'il y ait chute d'erreur pour qu'ils tombent; le seul fait d'avoir la prétention de se conduire l'un l'autre est déjà une erreur, et ainsi on peut dire qu'au moins en cela seul ils tombent.

 Tout d'abord, il y en a quelques-uns qui se conduisent de telle sorte et de telle manière avec les âmes sujettes à ces visions qu'ils les jettent dans l'illusion ou le trouble, ou ne les conduisent point par la voie de l'humilité, ou les aident d'une certaine manière à faire grand cas de ces visions, ce qui est cause qu'elles ne marchent pas dans un esprit de foi pur et parfait. Ils ne les élèvent pas dans la foi, ils ne les fortifient pas dans la foi; ils se livrent à une foule d'entretiens sur ces visions. Par là ils leur donnent à comprendre qu'ils en font quelque estime, ou même beaucoup de cas; par suite les âmes fond de même: elles restent attachées à ces communications; elles ne se tiennent pas sur le fondement de la foi, ni dans ce vide, ce dénûment, ce détachement de tout qui est indispensable pour prendre le vol sur les hauteurs d'une foi obscure. Ces inconvénients proviennent de l'attitude et du langage que l'âme découvre dans son directeur sur ce point. Je ne sais comment elle a, en outre, une facilité extrême à estimer ces visions qui sont au-dessus de son pouvoir et à détourner ses regards de l'abîme de la foi. La cause de cette facilité doit venir de ce qu'elle en est toute occupée. Comme il s'agit de communications qui viennent par les sens et que la nature y est portée, comme de plus elle y trouve de la saveur et est disposée à ces connaissances de choses particulières et sensibles, il lui suffit de voir son confesseur ou toute autre personne leur donner quelque estime ou valeur pour que non seulement elle fasse de même, mais encore pour les désirer avec plus d'ardeur; et sans s'en apercevoir elle se nourrit de ces visions avec plus d'avidité, elle s'y porte davantage et s'en saisit comme d'une proie.

 De là découlent au moins une foule d'imperfections. L'âme n'est plus aussi humble; elle songe que cela est quelque chose, qu'elle est l'objet de quelque faveur, que Dieu fait cas d'elle; elle est contente et un peu satisfaite d'elle-même, et cela est contraire à l'humilité. Bientôt, le démon arrive; il augmente secrètement cette disposition sans qu'elle s'en aperçoive; il commence à lui suggérer des pensées de curiosité sur les autres; ont-ils de ces faveurs, ou non? Sont-ce les même, on non? Et cette disposition est contraire à la sainte simplicité et à la solitude intérieure.

 Outre ces dommages et celui de ne pas grandir dans la foi si on ne s'écarte pas de ces réflexions, comme aussi outre les inconvénients moins palpables et moins sensibles que ceux dont nous venons de parler, il y en a d'autres dans cette méthode qui sont plus subtils et plus odieux aux regards du Seigneur, parce que l'âme n'est pas détachée de tout. Mais laissons ce sujet pour le moment, nous le reprendrons lorsque nous parlerons du vice de la gourmandise spirituelle et des six autres vices capitaux. Nous donnerons alors, Dieu aidant, beaucoup d'explications sur ces taches subtiles et difficiles à saisir qui souillent l'esprit, parce qu'on ne sait pas diriger l'âme dans le dénûment.

 Pour le moment je me contente de montrer quelle est la conduite de certains confesseurs qui ne savent pas bien diriger les âmes. A coup sûr, je voudrais savoir m'expliquer. Je comprends, qu'il est difficile de dire comment l'esprit du disciple se forme d'une manière secrète et intime sur le modèle de son maître spirituel. Je redoute aussi d'aborder cette matière si vaste, parce qu'il semble qu'on ne peut expliquer un point concernant le disciple sans expliquer celui qui concerne le maître. D'ailleurs, comme il s'agit de choses spirituelles, les mêmes phénomènes se manifestent chez l'un et chez l'autre.

 Je vais donc réaliser ma promesse. Il me semble, et il en est vraiment de la sorte, que si le père spirituel est porté aux visions, s'il en ressent beaucoup d'impression, s'il y trouve du goût et de l'attrait, il ne pourra manquer d'imprimer à son insu dans l'esprit du disciple ce même goût, ce même attrait, à moins que le disciple ne soit plus avancé que son maître. Mais, le serait-il en effet, il pourra en recevoir de très grands dommages, s'il reste sous sa conduite.

 L'inclination que le père spirituel a pour ces visions, et le goût qu'il leur porte, font qu'il les estime d'une certaine manière; s'il n'y veille avec le plus grand soin, il ne pourra manquer d'en donner des marques et de manifester ses propres sentiments au disciple; or si ce dernier a la même inclination d'esprit, il ne pourra, à mon avis, manquer d'avoir comme lui la plus grande estime pour ces visions.

 Mais ne nous lançons pas dans un sujet si ardu. Parlons maintenant du confesseur, porté ou non à ces visions, qui n'a pas la prudence nécessaire pour en détourner son disciple et le porter à s'en détacher, mais qui au contraire s'en entretient avec lui, en fait l'objet principal de ses conversations avec lui, comme nous l'avons dit, et lui donne les marques auxquelles on reconnaît les bonnes et les mauvaises visions. Sans doute cette science est bonne; mais il n'y a pas lieu de jeter l'âme dans cette occupation, ce souci, ce danger, à moins de quelque pressante nécessité, comme nous l'avons dit plus haut. Quand, au contraire, on fait peu de cas de ces visions, quand on les repousse, on évite tous ces inconvénients, et on accomplit ce qu'il faut.

 Il y a plus. Lorsque ces directeurs voient que ces âmes ont de telles communications avec Dieu, ils leur demandent de supplier Dieu de leur révéler tel ou tel secret les concernant eux-mêmes ou d'autres; et ces âmes ont la folie de leur obéir, à la pensée qu'il est licite de savoir les choses par cette voie. Ces directeurs eux-mêmes pensent que, puisque Dieu veut révéler ou dire quelque chose par un moyen surnaturel, comme cela lui plaît et pour le but qu'il se propose, il est aussi permis de le désirer et même de le lui demander. Si parfois Dieu exauce leur demande, ils en prennent l'assurance pour d'autres circonstances; ils s'imaginent que Dieu est content de cela et le veut; mais en réalité, Dieu ne l'a pas pour agréable et ne le veut pas. Quant à eux, ils agissent souvent et croient selon qu'il leur a été révélé ou répondu. Comme ils sont très affectionnés à cette manière de traiter avec Dieu, ils s'y attachent beaucoup et leur volonté y trouve naturellement son repos. Dès lors leur goût est un goût naturel, et naturellement selon leur manière de comprendre il est satisfait. Mais dans ce que les âmes disent, il y a très souvent des erreurs, et alors les confesseurs voient que les faits ne sont pas conformes à ce qu'ils avaient compris. Ils s'en étonnent et aussitôt ils se demandent si ces révélations venaient de Dieu ou non, puisque l'événement ne correspond pas à leur manière de voir.

 Ils pensaient d'abord deux choses: la première c'est que la révélation venait de Dieu, tant ils y trouvaient plaisir; mais ce contentement peut très bien venir de leur nature qui était portée à ces communications, comme nous l'avons dit. La seconde, c'est que la révélation, venant de Dieu, devait se réaliser comme ils l'avaient imaginé ou pensé. Et c'est là une grande illusion. Car les révélations ou les paroles de Dieu ne se vérifient pas toujours comme les hommes se l'imaginent ou selon le sens des mots. Voilà pourquoi on ne doit pas s'y fier ni les croire aveuglément, alors même qu'il s'agirait de révélations, de réponses ou de paroles de Dieu. Car seraient-elles certaines et vraies en soi, elles ne le sont pas toujours dans leurs causes ni dans la manière dont nous les comprenons, comme nous le verrons dans le prochain chapitre. Nous dirons également comment Dieu, tout en répondant parfois surnaturellement aux demandes qui lui sont adressées, n'aime pas ce procédé, et comment il montre alors son irritation.
 
 
 

CHAPITRE XVII
 
 
 

OÙ L'ON MONTRE
ET ON PROUVE COMMENT
LES VISIONS ET RÉVÉLATIONS, QUI
VIENNENT DE DIEU ET SONT VRAIES
EN SOI, PEUVENT NOUS JETER DANS
L'ILLUSION. ON LE PROUVE PAR
L'AUTORITÉ DE LA SAINTE
ÉCRITURE.
 
 
 

 Pour deux raisons, avons-nous dit, les visions et les paroles de Dieu, tout en étant véritables et toujours certaines en soi, ne le sont pas toujours par rapport à nous: la première, à cause de notre manière défectueuse de les comprendre; et la seconde, à cause de leurs motifs ou fondements qui sont variables (Les précédentes éditions portaient ici le texte suivant: « que son comminatorias y como condicionales. Si esto no se enmendare o si aquello se hiciere, aunque la locucion en lo que suena sea absoluta; las cuales dos cosas probaremos con algunas autoridades divinas: et la seconde vient de la dépendance qu'elles ont de ce qui les cause, dépendance qui les rend comminatoires et conditionnelles. Aussi faut-il sous-entendre: si on ne s'amende pas de tel vice, ou si telle chose se fait, bien que la parole prise en elle-même soit absolue. Ce sont ces deux motifs que nous allons prouver par l'autorité de la sainte Écriture. »). Quant à la première raison, il est clair que ces révélations ne sont pas toujours et n'arrivent pas toujours selon notre manière de les comprendre. La cause, c'est que Dieu, étant un abîme d'immensité et de profondeur, donne ordinairement à ses prophéties, paroles ou révélations d'autres conceptions que les nôtres et un sens bien différent de celui que nous comprenons en général; ces révélations sont en elles-mêmes d'autant plus vraies et plus certaines qu'elles nous le paraissent moins. C'est là ce que nous voyons à chaque pas dans la sainte Écriture. Nous y lisons, en effet, que beaucoup de prophéties et de paroles adressées par Dieu à un grand nombre de personnages de l'antiquité ne se réalisaient pas comme ils l'espéraient, parce qu'ils les comprenaient à leur manière et trop littéralement. C'est ce que nous constaterons avec évidence par l'autorité de la sainte Écriture.

 Au livre de la Genèse, Dieu dit à Abraham, après l'avoir amené au pays de Chanaan: « Je te donnerai cette terre (Gen. XV, 7). » Comme cette promesse lui était souvent renouvelée, et qu'Abraham, étant déjà vieux, n'en voyait pas la réalisation, il répliqua un jour à Dieu, qui lui parlait encore dans le même sens: « Mais comment et par quel signe pourrai-je savoir que je dois posséder cette terre? (Ibid. XV, 8) » Unde scire possum quod possessurus sum eam? Alors Dieu lui révéla que ce ne serait pas lui personnellement qui la posséderait mais plutôt ses enfants au bout de quatre cents ans. A cette parole Abraham comprit enfin la promesse qui était très vraie en soi; car Dieu, en donnant cette terre à ses enfants par amour pour lui, la lui donnait pour ainsi dire à lui-même. Mais le patriarche se trompait tout d'abord dans l'interprétation de la promesse; s'il avait agi alors d'après le sens qu'il donnait à la prophétie, il aurait pu se tromper grandement, puisque la promesse ne devait pas se réaliser de son temps; et ceux qui l'auraient vu mourir alors, après lui avoir entendu dire que Dieu la lui avait promise, auraient été troublés dans leur foi et se seraient imaginé que la prophétie était fausse.

 Un fait semblable arriva à son petit-fils Jacob, à l'époque où Joseph l'appela en Égypte à cause de la famine qui désolait le pays de Chanaan. Lorsqu'il était en route, Dieu lui apparut et lui dit: Noli timere, descende in Aegiptum. Ego descendam tecum illuc... Et ego inde adducam te revertentem: « Jacob ne crains pas, descends en Égypte; j'y descendrai avec toi, et quand tu sortiras, c'est moi-même qui t'en tirera et serai ton guide (Gen. XLVI, 3-4). » Or l'événement ne se réalisa pas comme ces paroles semblent naturellement l'annoncer. Nous savons, en effet, que le saint vieillard Jacob mourut en Égypte et n'en sortit point vivant. La promesse devait s'accomplir dans ses enfants, que Dieu retira de l'Égypte beaucoup d'années plus tard et à qui il servit de guide dans le chemin. On voit donc clairement que quiconque ayant eu connaissance de la promesse de Dieu à Jocob aurait pu regarder comme certain que Jacob, étant entré personnellement et vivant en Égypte par l'ordre de Dieu et sous sa protection, devait aussi personnellement en sortir vivant. C'était en effet de la même manière et dans la même forme que Dieu lui avait annoncé la sortie d'Égypte et le secours qu'il lui assurait. On se serait donc trompé et on aurait été étonné quand, le voyant mourir en Égypte, on aurait vu que la promesse ne se réalisait pas comme on l'espérait. Aussi, bien que les paroles de Dieu soient très véritables en elles-mêmes, elles peuvent nous occasionner beaucoup d'illusions.

 Nous lisons également dans les Juges que toutes les tribus d'Israël se réuniront pour combattre la tribu de Benjamin et la punir d'un certain crime dont elle s'était rendue coupable. Dieu leur ayant donné un chef pour faire cette guerre, les Israélites considérèrent la victoire comme absolument certaine. Mais ils furent battus et perdirent vingt mille des leurs; aussi ils furent tout étonnés et passèrent tout le jour à pleurer devant le Seigneur; ils ne comprenaient pas pourquoi ils avaient été battus après avoir été assurés de la victoire. Ils demandèrent à Dieu s'ils devaient combattre de nouveau; et il leur fut répondu qu'ils devaient de nouveau livrer la bataille contre Benjamin. Comme ils étaient assurés cette fois de la victoire, ils combattirent avec le plus grand courage, mais ils furent encore vaincus et perdirent dix-huit mille hommes. Dans la confusion extrême où ils se trouvaient, ils ne savaient plus que faire; ils voyaient que Dieu leur commandait de combattre, et ils étaient toujours défaits, surtout quand ils dépassaient de beaucoup leurs adversaires en nombre et en force, car les soldats de la tribu de Benjamin n'étaient que vingt-cinq mille sept cents, tandis qu'eux-mêmes étaient quatre cent mille. Ils se trompaient donc dans la manière d'interpréter la parole de Dieu, qui pourtant n'était pas trompeuse. Dieu, en effet, ne leur avait pas dit qu'ils seraient vainqueurs, mais qu'ils devaient combattre: et par ces défaites il voulait les punir d'une certaine négligence et de leur présomption en les humiliant. Quand à la fin, Dieu leur répondu qu'ils vaincraient, ils remportèrent en effet la victoire à force de courage et d'efforts. (Jud. XX, 11) ».

 C'est de cette manière et de beaucoup d'autres que les âmes se trompent au sujet des révélations et des paroles de Dieu; elles les prennent trop à la lettre et n'en considèrent que l'écorce. Or, comme on l'a déjà donné à comprendre, le but principal de Dieu dans ces communications est de donner, de communiquer le fruit spirituel qui est renfermé dans ces paroles; et c'est là ce qu'il est très difficile de comprendre; car ce fruit est beaucoup plus abondant que celui de la lettre; il est bien plus extraordinaire et en dépasse toutes les limites. Voilà pourquoi celui qui veut s'attacher à la lettre de la révélation, à la forme ou à l'image sensible de la vision, ne peut manquer de tomber dans une grande illusion, et de se trouver ensuite tout honteux et couvert de confusion; il s'est laissé guider par les sens, au lieu de se détacher du sensible pour se disposer à recevoir les lumières de l'Esprit de Dieu. Saint Paul l'a dit: Littera enim occidit, spiritus autem vivificat: « La lettre tue, mais l'esprit vivifie (I Cor. III, 6). » Aussi faut-il dans des cas de ce genre, renoncer à la lettre qui frappe les sens, et demeurer dans l'obscurité de la foi, c'est là l'esprit vivificateur que les sens ne peuvent percevoir.

 Un grand nombre des enfants d'Israël n'entendaient qu'à la lettre les paroles et les prophéties de leurs prophètes. Voyant ensuite qu'elles ne se réalisaient pas comme ils l'avaient espéré, ils en faisaient peu de cas et n'y ajoutaient pas foi. Il y eut même parmi eux un diction populaire, qui était pour ainsi dire passé en proverbe et par lequel on se moquait des prophéties. Isaïe s'en plaint lorsqu'il dit: Quem docebit scientiam? Et quem intelligere faciet auditum? Ablactatos a lacte, avulsos ab uberibus. Quia manda, remanda, manda, remanda, expecta, reexpecta, expecta, reexpecta, modicum ibi, modiucum ibi. In loquela enim labii, et lingua altera loquetur ad populum istum: « A qui Dieu donnera-t-il la science? A qui fera-t-il entendre sa prophétie et sa parole? Ce sera à ceux qui ne se nourrissent plus de lait, et qui ne connaissent plus le sein maternel. Car tous disent: promets et promets encore, espère et espère encore, espère et promets encore, espère et espère encore, espère et espère encore, un peu ici, et un peu là. Dieu parlera de ses lèvres et dans une autre langue à ce peuple (Is. XXVIII, 9-11). » Par ces paroles Isaïe fait comprendre clairement que les enfants d'Israël se riaient de ses prophéties et lui disaient sa dérision par ce proverbe: Espère et espère encore, montrant par là que les prophéties ne s'accomplissaient jamais. Ils étaient, en effet, attachés au sens littéral, qui n'est que comme le lait pour les enfants, et à leur sens propre, qui est comme le sein dont ils se sont éloignés et qui est en opposition avec la grandeur de la science de l'esprit. Voilà ce que le prophète dit: « A qui Dieu enseignera-t-il la sagesse de ses prophéties? A qui fera-t-il comprendre sa doctrine, si ce n'est à ceux qui sont déjà sevrés du lait de la lettre et éloignés du sein de leurs propres sens? » car les autres ne comprennent pas les prophéties; ils ne s'attachent qu'au lait de l'écorce et de la lettre et au sein de leurs propres sens. Ils disent en effet: Promets et promets encore; espère et espère encore... Car Dieu doit leur parler dans un sens qui n'est pas le leur et dans un langage différent du leur. Il ne faut donc point considérer alors notre sens personnel et notre langage; ne savons-nous pas que la parole de Dieu a une signification spirituelle bien différente de notre manière de comprendre et présente des difficultés? Cela est tellement vrai que Jérémie lui-même, tout prophète de Dieu qu'il était, en voyant combien la signification des paroles de Dieu était différente de celle que les hommes leur attribuaient, semble lui aussi, s'y être mépris. Il prend la défense du peuple et il dit: Heu, heu, heu, Domine Deus, ergone decepisti populum istum et Jérusalem, dicens: Pax erit vobis; et ecce pervenit gladius usque ad animam? « Hélas! Hélas! Hélas! Seigneur Dieu, est-ce que vous n'avez pas trompé ce peuple et la ville de Jérusalem, en leur disant: « Vous aurez la paix! Et le glaive transperce jusqu'à leur âme ? (Jer. IV, 10) » Or, la paix que Dieu leur promettait était celle qui devait s'établir entre lui et l'homme par le moyen du Messie qu'il allait leur envoyer, tandis qu'eux songeaient à une paix temporelle. Aussi quand ils avaient des guerres et des souffrances, il leur arrivait le contraire de ce qu'ils avaient espéré. Et ils disaient, comme le rapporte encore Jérémie: Expectavimus pacem, et non erat bonum: « Nous avons attendu la paix, et ils ne nous est rien venu de bon (Ibid, VIII, 15). » Il leur était donc impossible de ne pas tomber dans l'illusion, en se guidant uniquement d'après le sens littéral et grammatical de la prophétie. Et en effet, quel est celui qui ne serait pas confondu et dans l'illusion s'il interprétait à la lettre cette prophétie que David fait du Christ dans tout le psaume LXXI, et surtout quand il dit: Dominabitur a mari usque ad mare, et a flumine usque ad terminos orbis terrarum: « Il dominera d'une mer à l'autre, et du fleuve (Le Jourdain) jusqu'aux confins de l'univers (Ps. LXXI, 8) »; et quand il dit plus loin: Liberabit pauperem a potente, et pauperem cui non erat adjutor: « Il délivrera le pauvre des mains du puissant; il délivrera le pauvre qui était sans soutien ?  (Ps. LXXI, 12) » Et cependant on l'a vu ensuite naître dans l'abaissement, vivre dans la pauvreté, expirer misérablement. Et non seulement il ne s'est pas emparé temporairement du domaine de la terre durant sa vie, mais il s'est soumis à des  gens vils, jusqu'à ce qu'enfin il soit mort sous le gouvernement de Ponce Pilate. Non seulement il n'a pas délivré ses disciples de la main des puissants de la terre, mais il les a laissés mettre à mort et persécuter pour son nom.

 Ces prophéties doivent donc s'entendre de Jésus-Christ dans leur sens spirituel, et ce sens est très véritable. Jésus-Christ, en effet, est le Seigneur non seulement de la terre, mais encore du ciel, puisqu'il est Dieu. Quant aux pauvres qui devaient le suivre, non seulement il devait les racheter et les délivrer de la main et du pouvoir du démon, qui est ce puissant contre lequel ils n'avaient personne pour les aider, mais il devait les faire héritiers du royaume des cieux. Ainsi donc, Dieu vise dans ses prophéties sur le Christ et ses disciples la partie principale, c'est-à-dire le royaume éternel, et l'éternelle liberté des hommes; les Juifs, au contraire, considérant les prophéties à leur manière dans un sens moins important et dont Dieu fait peu de cas, imaginaient le Christ avec une domination temporelle et une liberté temporelle, toutes choses qui, aux yeux de Dieu, ne méritent le nom ni de royaume ni de liberté; ils s'aveuglaient par la grossière apparence de la lettre; ils n'en comprenaient ni l'esprit ni la vérité, et ils en vinrent à mettre à mort leur Dieu et leur Seigneur, comme le dit saint Paul: Qui enim habitabant Jerusalem et principes ejus, hunc ignorantes, et voces prophetarum, quae per omne sabebatum leguntur, judicantes impleverunt: « Les habitants de Jérusalem et les principaux de la ville, ne sachant qui il était, et ignorant le sens des prophéties qui se lisent chaque sabbat, les ont accomplies en le condamnant (Act. XIII, 27). »

 Cette difficulté de comprendre les paroles de Dieu comme il faut, allait si loin que ses disciples eux-mêmes, qui l'accompagnaient, étaient dans l'illusion. Nous en avons un exemple dans ces deux disciples qui, après sa mort, se rendaient au village d'Emmaüs tristes et découragés et disaient: Nos autem sperabamus quia ipse esset redempturus Israel: « Nous espérions que ce serait lui qui rachèterait Israël (Luc XXIV, 21). » Eux aussi imaginaient une rédemption et une domination temporelle. Or Notre-Seigneur Jésus-Christ leur apparut; il leur reprocha leur folie et leur dureté de coeur à croire aux événements prédits par les prophètes. Et même à l'époque de son départ pour le ciel, quelques-uns de ses disciples étaient encore dans cette ignorance et, l'interrogeant, lui dirent: Domine, si in tempore hoc restitues regnum Israël: « Seigneur, est-ce maintenant que vous allez rétablir le royaume d'Israël? (Act. I, 6) »

 Le Saint-Esprit révèle donc beaucoup de choses auxquelles il attache un sens différent de celui que les hommes comprennent. C'est ce qui arriva lorsqu'il fit dire par Caïphe au sujet du Christ: « Il convient qu'un homme meurt pour que toute la nation ne périsse pas (Jean XVIII, 14). » Or, ces paroles Caïphe ne les disait pas de lui-même. Il leur donnait un sens, et l'Esprit-Saint en avait un tout différent.

 Il est donc évident que, même quand les paroles et les révélations viennent de Dieu, nous ne pouvons pas mettre en elles une sécurité absolue, parce que nous pouvons nous tromper souvent et très facilement dans la manière de les comprendre. Toutes, en effet, sont un abîme insondable de profondeur spirituelle. Vouloir les limiter à ce que nous en comprenons et à ce que nos sens peuvent en concevoir, ce n'est pas autre chose que vouloir prendre avec la main l'air et les atomes qui s'y trouvent; or l'air s'échappe de la main, et nous n'étreignons que le vide.

 Aussi le maître spirituel doit-il s'appliquer à ce que l'esprit de son disciple ne s'arrête pas à vouloir faire cas de toutes ces connaissances surnaturelles. Ce ne sont là pour l'esprit que des atomes, et son disciple n'aurait que des atomes et ne recevrait rien de spirituel. Il doit le détourner de toutes ces visions et de toutes ces paroles surnaturelles; il le portera à demeurer libre, à s'établir dans l'obscurité de la foi; c'est alors qu'il recevra l'abondance de l'esprit surnaturel, et par conséquent la sagesse et l'intelligence vraie des paroles de Dieu. Il est impossible, en effet, à l'homme s'il n'est pas spirituel, d'apprécier les choses de Dieu, ni même de les entendre d'une façon raisonnable; et alors il n'est pas spirituel, s'il les juge d'après son propre sens. Aussi, quoiqu'elles lui viennent par les sens, il ne les comprends pas. Saint Paul a dit: Animalis autem homo non percipit ea quae sunt spiritus Dei; stultitia enim est illi, et non potest intelligere quia spiritualiter examinatur. Spritualis autem judicat omnia: « L'homme animal ne perçoit pas les choses qui sont de l'esprit de Dieu; elles lui paraissent une folie, et il ne peut les comprendre parce que c'est spirituellement qu'on peut en juger. Mais l'homme spirituel juge de tout. (I Cor. II, 14-15) » Par homme animal, on entend ici celui qui use seulement du témoignage des sens; l'homme spirituel est celui qui ne s'attache pas à ses sens et ne les prend pas pour guides. C'est donc une témérité d'oser traiter avec Dieu par cette voie des communications surnaturelles et d'en laisser aux sens la liberté.

 Afin de mieux faire comprendre cette doctrine, nous allons donner quelques exemples. Voici un saint qui est très affligé parce qu'il est persécuté par ses ennemis, et Dieu lui dit: Je te délivrerai de tous tes ennemis. Cette prophétie peut être très vraie en soi, et malgré cela le saint peut-être voit ses ennemis l'emporter et il meurt entre leur mains. Et ainsi celui qui aurait entendu cette prophétie dans un sens temporel eût été dans l'erreur, car Dieu peut avoir en vue la vraie et la principale délivrance, la victoire, c'est-à-dire le salut. L'âme alors possède la délivrance et la victoire contre tous ses ennemis, d'une manière bien plus réelle et plus élevée que si elle en avait été délivrée ici-bas. Une telle prophétie était donc beaucoup plus réelle et plus féconde en bienfaits que l'homme n'aurait pu l'imaginer, s'il l'avait rapportée à la vie présente. Dieu, en effet, vise toujours dans ses paroles au sens le plus important et le plus avantageux; l'homme, au contraire, peut les entendre à sa manière et dans un sens moins important, et il tombe dans l'erreur.

 C'est ce que nous voyons dans cette prophétie que David fit au sujet du Christ: Reges eos in virga ferrea, et tanquam vas figuli confringes eos: « Tu gouverneras les nations avec une verge de fer, et tu les briseras comme un vase d'argile (Ps. II, 9). » Dieu parle ainsi dans le sens de sa souveraineté principale et parfaite, c'est-à-dire de sa royauté éternelle qui, en effet, s'est réalisée, et non de sa royauté moins importante, ou temporelle qui ne s'est pas accomplie durant la vie temporelle de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

 Prenons un autre exemple. Voici une âme qui est embrasée du désir de souffrir le martyre. Peut-être que Dieu lui dira: Oui, tu seras martyre, et il la remplit intérieurement d'une grande consolation et de la confiance qu'elle sera martyre; or il peut se faire qu'elle ne meure pas martyre, et cependant la prophétie sera très véritable. Mais comment ne s'accomplit-elle pas ainsi que l'âme l'attendait? Elle s'accomplira dans le sens principal et essentiel qu'elle renfermait. Dieu lui donnera assez d'amour pour qu'elle mérite la gloire essentielle du martyre; il la fera martyre d'amour, il la fera passer par une suite d'épreuves dont la durée sera plus pénible que la mort, et de la sorte lui conférera véritablement la grâce qu'elle désirait formellement et qu'il lui avait promise. Le désir formel de l'âme, en effet, n'était point d'endurer ce genre de mort, mais de glorifier Dieu par le martyre et de lui témoigner son amour comme on le fait dans le martyre. Car ce genre de mort en soi n'a aucune valeur, s'il n'est pas accompagné de l'amour de Dieu; et Dieu a d'autres moyens de donner d'une façon beaucoup plu parfaite l'amour, la générosité et le mérite qui sont renfermés dans le martyre. Aussi, bien qu'elle ne meure pas martyre, elle peut être très satisfaite, car Dieu lui a donné ce qu'elle désirait. De tels désirs, en effet, et autres semblables, quand ils proviennent d'un amour ardent, ne se réalisent peut-être pas de la façon que l'on a pensée et imaginée; mais ils s'accomplissent d'une autre manière qui est bien plus excellente et plus glorieuse pour Dieu qu'on n'aurait su le demander. Voilà pourquoi David a dit: Desiderium pauperum exaudivit Dominus: « Le Seigneur a exaucé le désir des pauvres (Ps. IX, 17). » La Sagesse divine a dit au livre des Proverbes: Desiderium suum justis dabitur: « Il donnera aux justes l'accomplissement de leurs désirs (Pro. X, 24). » Nous voyons qu'un grand nombre de Saints ont désiré accomplir beaucoup de choses pour Dieu, et cependant leurs désirs ne se sont pas réalisés dans cette vie. Or il est de foi que Dieu, étant juste et véridique, les a exaucés parfaitement dans l'autre. Et s'il en est vraiment ainsi, il sera vrai également que Dieu leur a promis d'exaucer leurs voeux dès cette vie, bien que ce ne soit pas de la manière qu'ils se l'imaginaient.

 C'est de cette manière et de beaucoup d'autres que les paroles et les visions de Dieu peuvent être véritables et certaines, bien que nous nous trompions à leur sujet, car nous ne savons pas comprendre le sens profond et principal que Dieu se propose et qu'il a en vue. Ce qu'il y a donc de mieux et de plus sûr, c'est de porter les âmes à fuir prudemment de telles communications surnaturelles, et de les habituer, comme nous l'avons dit, à rechercher la pureté dans le dénûment spirituel et l'obscurité de la foi; c'est là le chemin qui mène à l'union avec Dieu.
 
 
 

CHAPITRE XVIII
 
 
 

OÙ L'ON PROUVE
PAR L'AUTORITÉ DE LA
SAINTE ÉCRITURE QUE LES RÉVÉLATIONS
ET LES PAROLES DIVINES,
BIEN QUE TOUJOURS VRAIES EN
ELLES-MÊMES, NE SONT PAS TOUJOURS
CERTAINES DANS LEURS
PROPRES CAUSES.
 
 
 

 Il nous faut exposer maintenant la seconde cause pour laquelle les visions et les paroles qui nous viennent de Dieu, bien que toujours vraies en elles-mêmes, ne sont pas toujours certaines par rapport à nous. La raison en vient des causes et des motifs sur lesquels elles se fondent. Souvent, en effet, Dieu dit des choses qui sont fondées sur les créatures ou les effets qu'elles produisent et qui sont variables ou même peuvent faire défaut; il en résulte que les paroles qui reposent sur ce fondement peuvent aussi être variables et ne point se réaliser; quand, en effet, une chose dépend d'une autre, si l'une vient à manquer, l'autre manque aussi. Supposez que Dieu dise: D'ici à un an j'enverrai tel fléau à ce royaume. La cause qui sert de fondement à cette menace vient d'une certaine offense qui a été commise contre Dieu dans ce royaume. Or si l'offense vient à cesser ou à se modifier, le châtiment peut lui aussi être suspendu ou se modifier. Cependant la menace était véritable; elle était fondée sur une faute actuelle; et, si la faute avait duré, la menace eût été exécutée. Ce sont là des menaces ou des révélations que l'on appelle comminatoires ou conditionnelles.

 C'est ce qui est arrivé à la ville de Ninive. Dieu commanda au prophète Jonas d'aller de sa part lui annoncer cette menace: Adhuc quadraginta dies, et Ninive subvertetur: « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite (Jonas, III,4). » Cependant cette prophétie ne s'est pas accomplie, parce que la cause pour laquelle elle avait été faite vint à cesser. Les Ninivites, au lieu de persévérer dans leurs péchés, en firent pénitence; sans cela, la menace eût été exécutée.

 Au troisième livre des Rois, nous lisons que, le roi Achab ayant commis un grand crime, Dieu lui fit annoncer qu'un grand châtiment allait tomber sur sa personne, sur sa maison et sur son royaume. Or Achab, en signe de repentir, déchire aussitôt ses vêtements, prie en silence, se livre au jeûne, dort sur la dure, se montre triste et humilié. Dieu alors lui fait dire aussitôt par le même prophète: Quia igitur humiliatus est mei causa, non inducam malum in diebus ejus sed in diebus filii sui: « Puisque Achab s'est humilié par amour pour moi, je n'enverrai pas de châtiments durant sa vie, mais sous le règne de son fils (I Rois, XXI, 29). » Par là, nous voyons comment, Achab ayant changé de conduite et modifié ses dispositions, Dieu de son côté modifia la sentence qu'il avait portée.

 Nous pouvons donc affirmer ce que nous avons déjà dit: Dieu fait une révélation, ou parle d'une façon très affirmative. Il annonce quelque bien ou quelque mal qui arrivera à cette âme ou à d'autres; mais cette prophétie peut se modifier plus ou moins, ou même elle ne se réalisera point, s'il y a changement ou modification de sentiments dans l'âme ou la cause qui en est l'objet et que Dieu a en vue. La prophétie ne s'accomplira donc pas comme on l'attendait; bien souvent même on en ignorera le motif, qui restera le secret de Dieu.

 Il arrive encore souvent que Dieu dit, enseigne et promet, non pour qu'on le comprenne alors ou qu'on le possède, mais pour qu'on le comprenne plus tard, lorsqu'il conviendra d'en avoir l'intelligence ou qu'on en recevra l'effet. Telle a été la conduite de Notre-Seigneur avec ses disciples. Il leur faisait entendre beaucoup de paraboles et de sentences mystérieuses dont ils n'eurent point l'intelligence si ce n'est à l'époque où ils devaient les prêcher, quand ils reçurent le Saint-Esprit, dont Notre-Seigneur Jésus-Christ leur avait dit qu'il leur ferait comprendre tout ce que lui-même leur avait enseigné dans le cours de sa vie. Saint Jean, parlant de l'entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem, dit: Haec non cognoverunt discipuli ejus primum, sed quando glorificatus est Jesus, tunc recordati sunt quia haec erant scripta de eo: « Les disciples ne comprirent pas ce qui se passait alors; mais lorsque Jésus eut été glorifié, ils se rappelèrent la prophétie qui l'avait annoncé (Jean, XII, 16). » Il y a donc bien des choses divines et très particulières qui peuvent se passer dans une âme, et que ni elle ni son directeur ne comprendront, si ce n'est à une certaine époque.

 Nous lisons encore au premier livre des Rois que Dieu, irrité contre Héli, prêtre d'Israël, parce qu'il ne punissait pas ses fils de leurs péchés, lui envoya dire par Samuel ces paroles entre autres: Loquens locutus sum ut domus tua et domus patris tui ministraret in conspectu meo usque in sempiternum. Nunc autem dicit Dominus: Absit hoc a me, sed quicumque glorificaverit me, glorificabo eum: « En vérité, je l'ai dit, ta maison et la maison de ton père devaient à jamais remplir devant ma face l'office sacerdotal; mais loin de moi ce projet. Je ne le maintiendrai pas (I Rois II, 30). » Cet office du sacerdoce consistait à rendre gloire et honneur à Dieu; c'est dans ce but que Dieu avait promis au père d'héli que le sacerdoce resterait à jamais dans sa famille, mais c'était à la condition qu'on y fût fidèle. Or Héli manque de zèle pour la gloire de Dieu. Dieu lui-même lui fait savoir qu'il s'en plaint; qu'il honore plus ses fils que Dieu lui-même en dissimulant leurs péchés pour ne pas les humilier. Et ainsi ne se réalisa donc point la promesse de Dieu, qui devait durer toujours, mais à la condition que les descendants de la maison d'Héli fussent toujours fidèles à servir Dieu avec zèle.

 Ainsi donc il ne faut pas croire que les paroles et les révélations qui viennent de Dieu, et sont vraies en soi doivent infailliblement s'accomplir selon la rigueur des termes qui les expriment, surtout quand, d'après la providence de Dieu, elles sont liées aux causes humaines qui, comme nous l'avons dit, peuvent varier, changer ou disparaître. Mais quand est-ce que ces paroles dépendent des causes humaines? Dieu s'en réserve le secret; il ne le révèle pas toujours. Il communique parfois sa parole ou sa révélation, mais il ne dira rien des circonstances où elles devront se réaliser. Telle est la conduite qu'il suivit à l'égard des Ninivites. Il leur annonce d'une manière absolue qu'au bout de quarante jours leur ville sera détruite (Jon. III, 4). D'autres fois il manifeste les circonstances de la prophétie; c'est ce qu'il fit quand il dit à Roboam: « Si tu gardes mes commandements comme mon serviteur David, je serai aussi avec toi comme avec lui: j'élèverai ta maison comme j'ai élevé la sienne (I Rois, XI, 38). » Mais qu'il manifeste ou non les conditions de ces prophéties, on ne doit pas s'imaginer avoir l'intelligence de ces prophéties; il n'est pas possible non plus de comprendre les vérités cachées dans la parole de Dieu ni les sens multiples qu'elle peut avoir. Lui est au-dessus de tous les cieux, et il parle des profondeurs de l'éternité; et nous, nous ne sommes pas des aveugles vivant sur cette terre; nous ne comprenons que les choses de la chair et du temps. Voilà ce que le Sage a compris; il a dit: Deus enim in caelo, et tu super terram, idcirco sint pauci sermones tui: « Dieu est au ciel, et toi, tu es sur la terre; voilà pourquoi tu dois veiller à parler peu (Eccl. V, 1). »

 On me dira peut-être: Mais si nous ne devons pas comprendre ces révélations, ni nous en occuper, pourquoi Dieu nous les communique-t-il? Nous l'avons dit déjà, chaque révélation est comprise au temps fixé par celui qui l'a faite; elle sera comprise de celui à qui il voudra en donner l'intelligence, et alors on en verra la convenance, car Dieu ne fait rien sans motif, et en dehors de la vérité. Il faut donc bien se persuader que l'on n'arrivera jamais à comprendre et à saisir les divers sens renfermés dans les paroles et les révélations divines; se baser sur leurs apparences, c'est s'exposer à beaucoup d'erreurs et de déceptions. Voilà ce que savaient très bien les prophètes qui annonçaient la parole de Dieu. L'accomplissement de leur mission leur attirait les plus grandes épreuves de la part du peuple. Car, ainsi que nous l'avons dit, beaucoup de Juifs ne voyaient pas les prophéties se réaliser selon le sens des paroles qu'ils entendaient, et ils en tiraient un motif pour tourner en dérision les prophètes et se moquer d'eux. Jérémie en vint même jusqu'à dire: « Ils se moquent de moi tout le long du jour; tous me tournent en dérision et me méprisent, parce qu'il y a déjà longtemps que je crie contre leur malice et que j'annonce leur destruction; la parole de Dieu est devenue pour moi un sujet constant d'opprobres et de railleries. Ainsi ai-je dit: Je ne veux plus me souvenir des paroles de Dieu, je ne veux plus parler en son nom (Jer. XX, 7-9) ». Ces paroles nous montrent que si le prophète parle avec résignation et nous peint la faiblesse de l'homme qui ne comprend pas les voies et les secrets de Dieu, il donne bien à comprendre également quelle différence il y a entre l'accomplissement des paroles divines et le sens qu'on leur donne communément. C'est pour ce motif que les saints prophètes passaient pour des séducteurs; ils avaient tant à souffrir à l'occasion de leurs prophéties, que le même Jérémie a dit dans un autre endroit: Formido et laqueus facta est nobis vaticinatio et contritio: « La prophétie est devenue pour nous une frayeur, un piège et une affliction (Lament. III, 47). »

 C'est pour ce motif que Jonas fuyait quand Dieu l'envoyait prêcher la destruction de Ninive. Il savait que l'homme comprend diversement les paroles de Dieu et leurs causes. Aussi, afin de n'être pas tourné en dérision si la prophétie ne s'accomplissait pas, il fuyait pour ne point prophétiser. Il attendit donc en dehors de la ville les quarante jours qu'il avait prédits, pour voir si la prophétie s'accomplissait. Voyant qu'elle ne s'accomplissait pas, il tomba dans une si profonde tristesse qu'il dit à Dieu: Obsecro, Domine, numquid non hoc est verbum meum, cum adhuc essem in terra mea? Propter hoc praeoccupavi ut fugerem in Tharsis: « Je vous le demande, Seigneur, n'est-ce pas là ce que je disais lorsque j'étais dans mon pays? Voilà ce que j'avais prévu, et c'est pour cela que je fuyais vers Tarse (Jonas, IV, 2). » Et le saint, en proie à son chagrin, demanda à Dieu de le retirer du monde.

 Pourquoi donc nous étonner si, parmi les prophéties ou les révélations que Dieu fait aux âmes, il y en a qui ne se réalisent pas dans le sens où on les comprend? Dieu affirme par exemple à une âme ou lui révèle qu'elle ou une autre recevra telle récompense ou sera châtiée; cette prophétie est fondée sur certains actes par lesquels cette âme ou une autre procurent la gloire de Dieu ou l'offensent; mais si ces âmes persévèrent dans cet état, la prophétie, nous le répétons, se réalisera; il n'est pas certain, toutefois qu'elle s'accomplisse à la lettre, parce qu'il n'est pas certain que ces âmes garderont les mêmes dispositions. Aussi ne faut-il jamais s'assurer ni affirmer que l'on comprend bien la prophétie. La foi seule est notre guide.
 
 
 

CHAPITRE XIX
 
 
 

ON MONTRE QUE
DIEU, TOUT EN RÉPONDANT
A CE QU'ON LUI DEMANDE PARFOIS,
N'AIME PAS QU'ON TRAITE DE
CETTE MANIÈRE AVEC LUI; ON PROUVE
QUE S'IL RÉPOND PAR CONDESCENDANCE,
IL SE MONTRE
SOUVENT IRRITÉ.
 
 
 

 Certaines personnes adonnées à la spiritualité approuvent, nous l'avons dit, la curiosité qui porte des âmes à avoir quelques connaissances par la voie surnaturelle; elles s'imaginent que si Dieu répond parfois à leurs suppliques, c'est que ce moyen est bon et que Dieu l'a pour agréable. Sans doute Dieu leur répond; mais ce moyen n'est pas bon et Dieu ne l'a pas pour agréable; au contraire, il le désapprouve; bien plus, il en est fâché et irrité très souvent. En voici la raison. Il n'est permis à aucune créature de sortir des bornes naturelles que Dieu lui a fixées pour se diriger. Or il a donné à l'homme des lois naturelles et raisonnables; l'homme n'a donc pas le droit de vouloir en sortir; il ne doit pas non plus chercher à vérifier ou connaître certaines choses par une voie surnaturelle. Ce serait sortir des lois naturelles, et par conséquent ce n'est pas licite. Dieu ne peut pas l'approuver; il en est plutôt offensé, comme il l'est de tout ce qui est illicite. Le roi Achab le savait bien. Isaïe lui dit cependant de la part de Dieu qu'il devait demander quelque miracle; mais il refusa; il dit au contraire; Non petam et non tentabo Dominum: « Je n'en demanderai pas et je ne tenterai pas le Seigneur (Is. VII, 12). » C'est tenter Dieu, en effet, que de vouloir traiter avec lui par des voies extraordinaires, comme sont les voies surnaturelles.

 Vous me direz: Mais s'il en est de la sorte, si Dieu ne l'a pas pour agréable, pourquoi répond-il dans certaines circonstances? A cela je dis tout d'abord que c'est quelquefois le démon qui répond. Mais quand c'est Dieu, il agit ainsi par condescendance pour la faiblesse de l'âme qui veut marcher par cette voie. Il veut l'empêcher de se décourager, de retourner en arrière, de s'imaginer qu'il est mécontent d'elle et de tomber dans une trop grande tentation. Il a encore d'autres fins connues de lui seul, et basées sur la faiblesse de cette âme; il juge donc convenable de lui répondre et de se montrer condescendant.

 Il agit également de cette sorte à l'égard de beaucoup d'âmes faibles et jeunes encore. Il leur donne des attraits et des douceurs très sensibles à son service, comme nous l'avons dit. Cette condescendance ne prouve pas qu'il aime et approuve qu'on traite avec lui de cette manière et par cette voie. Nous l'avons dit déjà, Dieu donne à chaque âme selon les dispositions où elle se trouve. Il est comme la source où chacun puise selon la capacité du vaisseau qu'il porte, et parfois il laisse puiser en lui par des canaux extraordinaires. Il ne s'ensuit pas pour cela qu'il soit licite de se servir de ces moyens; c'est à Dieu seul qu'il appartient de donner l'eau de la source, puisqu'il est le maître, quand il veut, à qui il veut et pour le but qu'il se propose, sans que la créature y ait aucun droit. Nous disons donc de nouveau: Si Dieu daigne parfois condescendre aux désirs et aux prières de certaines âmes, c'est parce qu'elles sont bonnes et simples. Il ne veut pas manquer de les secourir pour ne pas les attrister. Mais cela ne veut pas dire qu'il approuve leur procédé.

 Voici une comparaison qui fera mieux comprendre cette vérité. Un père de famille a sur sa table des aliments nombreux et variés, tous meilleurs les uns que les autres. Un de ses enfants lui demande de prendre de tel mets; ce n'est pas le meilleur, mais c'est le premier qui se présente à son regard, et il lui plaît de prendre de celui-là plutôt que d'un autre. Le père comprend que s'il lui donnait à manger du meilleur mets, il ne le prendrait pas, parce qu'il ne veut que celui qu'il demande et aucun autre: il le laisse faire avec regret, pour que cet enfant ne reste pas sans manger et plongé dans la tristesse.

 Telle est la conduite que tint le Seigneur avec les enfants d'Israël qui lui demandèrent un roi. Il le leur donna à contre-coeur, parce que ce n'était pas un avantage pour eux. Il dit donc à Samuel: Audi vocem populi... non enim te objecerunt, sed me, ne regnem super eos: « Écoutez la voix de ce peuple; donne-leur le roi qu'ils te demandent. Ce n'est pas toi qu'ils ont rejeté, mais moi, afin que je ne règne pas sur eux (I Rois, VIII, 7). »

 C'est ainsi que Dieu se montre condescendant à l'égard de certaines âmes. Il leur accorde ce qui n'est pas le meilleur pour elles, parce qu'elles ne veulent pas ou ne savent pas marcher par une autre voie. Quand parfois elles obtiennent des tendresses ou des suavités spirituelles ou sensibles, comme nous l'avons dit, Dieu les leur accorde parce qu'elles ne sont pas préparées à cette nourriture forte et solide qui se trouve dans les souffrances et la croix de son Fils qu'il voudrait les voir désirer au-dessus de tout.

 Cependant, je regarde comme plus préjudiciable à l'âme la recherche de certaines connaissances par voie surnaturelle, que celle de certaines douceurs spirituelles sensibles. Je ne vois pas en effet comment l'âme qui les recherche peut être exempte de faute, au moins vénielle, malgré toutes ses bonnes intentions et toute sa perfection. J'en dis autant du directeur qui lui commandait ou la laisserait libre d'agir ainsi. Il n'y a pas, en effet, la moindre nécessité d'agir ainsi. Nous avons la raison naturelle, la loi, la doctrine de l'Évangile, qui sont très suffisantes pour nous guider; il n'y a pas de difficultés ni d'obstacles qu'on ne puisse surmonter par ces moyens ou auxquels on ne puisse remédier selon le bon plaisir de Dieu et le bien des âmes. Cela est tellement vrai, il est tellement nécessaire que nous nous servions de la raison et des enseignements de l'Évangile, que si on venait, conformément ou non à nos vues, nous proposer certaines communications par une voie surnaturelle, nous ne devrions les recevoir que si elles étaient bien conformes à la raison et à l'enseignement de l'Évangile. Dans ce cas on les accepterait non parce qu'elles viennent par révélation, mais parce qu'elles sont conformes à la raison, et on laisserait de côté tout sentiment relatif à la révélation. Même dans ce cas, il faut considérer et examiner le cas avec beaucoup plus de soin que s'il n'y avait pas eu de révélation, car le démon propose souvent des choses véritables et futures, qui sont conformes à la raison, dans le but de nous séduire. Il résulte de là qu'au milieu de nos nécessités, de nos travaux et de nos difficultés, nous n'avons pas de fondements meilleurs et plus sûrs que l'oraison, et l'espérance que Dieu nous aidera par les moyens qu'il jugera convenables.

 Tel est le conseil qui nous est donné par la sainte Écriture. Nous y lisons que le roi Josaphat, étant tombé dans l'affliction la plus profonde parce qu'il se trouvait entouré d'une foule d'ennemis, se mit en oraison et dit à Dieu: Cum ignoremus quid agere debeamus, hoc solum habemus residui, ut oculos nostros dirigamus ad te: « Quand les moyens font défaut et que la raison ne voit comment elle pourra surmonter les difficultés, nous n'avons plus qu'à lever les yeux vers vous (II Paral. XX, 12) », pour que vous daigniez suppléer à notre impuissance comme il vous sera le plus agréable.

 Bien que Dieu réponde aussi parfois à une telle prétention, il s'en montre aussi quelquefois irrité. Ce que nous avons dit suffirait à le prouver, mais il ne sera pas inutile de le montrer encore par quelque autorités de la sainte Écriture.

 Il nous est dit au premier livre des Rois que Saül désirait que le prophète Samuel, qui était déjà mort, vînt lui parler, et le prophète en effet lui apparut. Cependant Dieu manifesta son mécontentement; le prophète Samuel lui en fit aussitôt le reproche et lui dit: Quare inquietasti me, ut suscitarer? : « Pourquoi êtres-vous venu troubler mon repos et m'obliger à ressusciter ? (I Rois, XXVIII, 3; 15) »

 Nous savons, en outre, que Dieu, tout en répondant aux enfants d'Israël qui réclamaient des viandes, ne manqua pas d'être fort irrité contre eux, puisqu'il leur envoya aussitôt le feu du ciel pour les châtier, comme on le lit au livre des Nombres, et comme le raconte David en ces termes: Adhuc escae eorum erant in ore ipsorum, et ira Dei ascendit super eos: « Les viandes qu'ils avaient demandées étaient encore dans leurs bouches quand la colère de Dieu fondit sur eux (Ps. LXXVII, 30-31). »

 Nous lisons aussi au livre des Nombres que Dieu ne manqua pas de se fâcher contre le prophète Balaam parce qu'il était allé trouver les Madianites à l'appel de leur roi Balac. Or Dieu lui avait dit qu'il pouvait y aller, parce qu'il l'avait désiré et demandé. Et cependant, lorsqu'il était déjà en chemin, l'ange du Seigneur lui apparut l'épée à la main et, le menaçant de mort, il lui dit: Perversa est via tua, mihique contraria: « La voie que tu suis est mauvaise, et elle est contraire à ma volonté (Nomb. XXII, 20). » C'est pour ce motif qu'il voulait le frapper de mort.

 Ces exemples et beaucoup d'autres nous montrent comment Dieu condescend aux désirs des âmes, bien qu'il en soit irrité. On pourrait multiplier les témoignages et les exemples que Dieu nous donne de cette assertion dans la sainte Écriture. Mais ce serait superflu, puisqu'il s'agit d'une vérité aussi manifeste. J'ajoute seulement qu'il est très dangereux, et beaucoup plus dangereux même que je ne saurais le dire, que de vouloir traiter avec Dieu par de tels moyens. Quant à celui qui s'y attache, il ne peut manquer de se tromper beaucoup et de tomber souvent dans une confusion extrême. Celui qui en aura fait cas me comprendra par sa propre expérience.

 D'ailleurs, outre la difficulté qu'il y a à ne pas se tromper dans l'intelligence des paroles et des visions qui viennent de Dieu, il y en a ordinairement beaucoup parmi elles qui viennent du démon. D'une façon générale, le démon imite les procédés et les rapports de Dieu avec l'âme; il singe si bien ces communications, pour s'insinuer près d'elle, comme le loup ravisseur revêtu de la peau de brebis qui entre dans le troupeau, qu'on a peine à le reconnaître. Il dit, en effet, beaucoup de choses qui sont vraies et conformes à la raison, ou qui se réalisent. Il est donc très facile de s'y tromper; on se persuade que, puisque ces révélations se sont vérifiées, ce qui est annoncé se vérifiera encore et par conséquent ne peut venir que de Dieu. On ignore, en effet, qu'il est très facile au démon, vu la lumière naturelle si grande dont il est doué, de connaître dans leurs causes, soit en totalité, soit en partie, les événements passés ou futurs; aussi réussit-il très souvent à prédire l'avenir. Dès lors que le démon a une intelligence très vive, il peut très facilement prédire que tel effet découlera de telle cause, bien qu'il se trompe parfois, parce que toutes les causes dépendent de la volonté de Dieu. Prenons un exemple. Le démon prévoit, par la disposition de la terre, de l'air et du soleil, et de leur mouvement, qu'à telle époque la peste éclatera, que dans telle région elle exercera plus de ravages, et dans telle autre moins. Voilà donc la peste connue dans sa cause. Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que le démon le révèle à une âme et lui dise que d'ici à un an, ou à six mois, la peste va éclater? Et la prophétie se vérifiera; et ce sera une prophétie du démon.

 Il peut de même connaître les tremblements de terre. Il voit que la terre amasse de l'air dans ses cavités, et il dit: A telle époque il y aura un tremblement de terre. Or ce n'est là qu'une connaissance naturelle. Il suffit, pour l'avoir, de posséder son âme à l'abri des passions, comme le dit Boëce: Si vis claro lumine cernere verum, gaudia pelle, timorem spemque fugato, ne dolor adsit: « Si tu veux à l'aide de la clarté naturelle connaître le vrai, chasse loin de toi la joie et la crainte, l'espérance et la douleur (Ed. Migne, T. LXXV, p. 122). »

 On peut aussi connaître les événements surnaturels dans leurs causes par la providence divine, qui est infiniment juste et pourvoit d'une façon absolument certaine à ce qu'exigent les causes bonnes ou mauvaises posées par les enfants des hommes.

 On peut savoir clairement par la voie ordinaire que telle ou telle personne, telle ou telle ville, ou un sujet quelconque, arrivera à telle ou telle nécessité, tel ou tel état de malice; que Dieu, d'après le cours ordinaire de sa justice et de sa providence, doit intervenir d'une manière qui convienne et soit conforme à la cause, châtier ou récompenser comme le réclame la cause. Et alors on peut dire: A telle époque Dieu vous accordera telle faveur ou agira de telle sorte à votre égard, ou tel événement vous arrivera.

 C'est là ce que sainte Judith fit entendre à Holopherne. Pour lui persuader que les enfants d'Israël devaient nécessairement être détruits, elle lui raconta tout d'abord les nombreux péchés qu'ils avaient commis et leur mauvaise conduite. Elle lui dit ensuite Ego quoniam haec faciunt, certum est quod in perditionem dabuntur, ce qui signifie: « Puisqu'ils se rendent coupables de telles fautes, il est certain qu'ils seront détruits (Jud. XI, 12). » Ceci nous montre que le châtiment est connu dans sa cause. C'est comme si l'on disait: Il est certain que des péchés de cette sorte doivent provoquer tels châtiments de Dieu qui est infiniment juste. La Sagesse divine s'exprime de même: « Chacun est puni par où il a péché (Sag. XI, 17). » Or le démon peut avoir cette connaissance, non seulement par son intelligence naturelle, mais encore par son expérience; car il a vu Dieu produire ces effets; il peut donc les annoncer à l'avance et parfois même les annoncer avec certitude.

 Le saint homme Tobie connut dans sa cause le châtiment qui menaçait la ville de Ninive. Voilà pourquoi il prévint son fils qu'à l'heure où lui et sa mère mourraient il devait sortir de cette ville, parce qu'elle serait détruite. Video enim quia iniquitas ejus finem dabit ei. Comme s'il avait dit: Je vois clairement que sa malice doit être la cause de son châtiment, et ce châtiment sera sa fin et sa destruction complète (Tob. XIV, 13).

 Or cet événement, le démon et Tobie pouvaient le prévoir, non seulement par l'iniquité de la ville, mais encore par leur expérience. Ils voyaient en effet que cette ville commettait les crimes pour lesquels Dieu avait déjà détruit le monde par le déluge ainsi que les Sodomites qui périrent dans le feu. Cependant j'ajoute que Tobbie avait connu l'événement par l'Esprit-Saint.

 Le démon peut connaître en outre que naturellement Pierre ne peut pas vivre plus de tant d'années, et le prédire à l'avance; ainsi en est-il de beaucoup d'autres événements. Il y a pour cela mille moyens qu'on n'en finirait plus d'exposer. On ne saurait même commencer à en parler, tant ils sont compliqués et subtils; son but est de nous tromper. Nous ne pouvons nous en préserver qu'en fuyant toutes les révélations, visions et paroles surnaturelles. C'est donc à bon endroit que  Dieu se fâche contre celui qui s'y complaît. Il voit que c'est de la témérité que de s'engager dans une voie où il y a tant de dangers, de présomption, de curiosité, d'orgueil, et où se rencontrent la source et le fondement de la vaine gloire, le mépris des choses de Dieu et enfin la cause d'une foule de maux où un grand nombre sont tombés. Ces âmes en viennent à irriter tellement Dieu, qu'il les laisse à dessein tomber dans l'erreur, l'illusion, l'aveuglement d'esprit, et abandonner les règles ordinaires de la vie pour se livrer à leurs fantaisies et à leurs caprices. C'est là ce qu'a dit le prophète Isaïe: Dominus miscuit in medio ejus spiritum vertiginis: « Le Seigneur a répandu au milieu d'eux l'esprit de vertige (Is. XIX, 14) », de trouble et de confusion, ce qui signifie, dans le langage ordinaire, un esprit qui comprend tout au rebours. Or cette parole d'Isaïe convient parfaitement à notre sujet: il s'adresse, en effet, à ceux qui voulaient connaître l'avenir par des visions surnaturelles. Voilà pourquoi il dit que Dieu leur a donné un esprit qui leur fait comprendre les choses au rebours. Ce n'est pas que Dieu l'ait voulu réellement ainsi et leur ait donné positivement cet esprit d'erreur; ce sont eux plutôt qui ont voulu s'immiscer dans des mystères qu'ils ne pouvaient naturellement pas comprendre. Dans son indignation, il les a laissés s'égarer; il ne leur a pas donné sa lumière pour les éclairer dans une voie où il ne voulait pas qu'ils s'engagent. Le prophète en disant que Dieu leur a donné cet esprit d'erreur, veut dire qu'il a agi d'une manière privative. C'est de cette sorte que Dieu est cause de ce mal; il est cause privative, qui consiste à priver de sa lumière et de sa faveur, d'où il suit infailliblement qu'on tombe dans l'erreur.

 C'est ainsi que Dieu permet au démon d'aveugler et de tromper un grand nombre d'âmes à cause de leurs péchés et de leur présomption; le démon réussit à capter leur crédulité; on le prend pour un bon esprit. Cela est tellement vrai que, malgré tous les efforts qui sont faits pour les désabuser, on ne saurait les tirer de leur illusion. Dieu permet qu'ils soient imbus de cet esprit qui consiste à comprendre les choses à rebours. C'est là ce qui est arrivé, comme nous le lisons, aux prophètes du roi Achab. Dieu les a laissés se tromper par l'esprit de mensonge, et avait donné pouvoir sur eux au démon quand il lui a dit: Decipies et praevalebis; egredere, et fac ita: « Tu les tromperas et tu prévaudras contre eux, va et agis ainsi (I Rois, XXII, 22). » Or le démon arriva si bien à tromper les prophètes et le roi qu'ils ne voulurent pas écouter le prophète Michée, qui, lui, annonçait la vérité et leur disait des choses tout opposées à celles des autres. Or cela venait de ce que Dieu les avait laissés tomber dans l'aveuglement, à cause de leur attachement à leur volonté propre; ils voulaient que les événements leur arrivent et que Dieu leur réponde conformément à leurs attraits et à leurs désirs. C'était un moyen et une disposition qui devait nécessairement porter Dieu à les laisser formellement dans l'aveuglement et l'illusion. C'est là ce que dit Ezéchiel quand il parle contre celui qui, entraîné par l'esprit d'ambition et de curiosité, veut connaître les événements par des moyens surnaturels: « Lorsque cet homme s'adressera au prophète pour m'interroger par son intermédiaire, moi le Seigneur, je lui répondrai directement, je prendrai mon visage irrité contre lui, et si le prophète se trompe dans sa réponse, c'est moi le Seigneur, qui aurai trompé le prophète (Ez. XIV, 7-9) ». Il faut entendre cette parole dans ce sens que Dieu ne donne pas sa faveur, et que par suite on tombe dans l'illusion. C'est là ce que veut dire cette parole: Moi le Seigneur, je lui répondrai par moi-même dans ma colère. Dieu alors retire de cette âme sa grâce et sa faveur; il suit de là nécessairement qu'elle tombera dans l'erreur; elle n'a pas le secours de Dieu. Voilà pourquoi le démon s'empresse de répondre à son désir et à son attrait; il fait ce qu'elle souhaite; et elle en reçoit des réponses et des communications qui correspondent à sa volonté; elle tombe dans une profonde illusion (Le P. Siverion donne ici quelques lignes que le P. Gérard n'a pas conservées dans son texte: « Il semble que nous nous sommes quelque peu égarés du projet indiqué en tête de ce chapitre, qui était de prouver comment Dieu, même s'il répond, se plaint quelquefois. Mais si l'on regarde bien, tout ce que nous avons dit... »).

 Tout ce que nous avons dit tendait à prouver le sujet que nous avions en vue. Tout y montre que Dieu voit avec déplaisir que l'âme recherche les ténèbres, je veux dire les visions, car elle donne prise par là à toutes les illusions où elle tombe.
 
 
 

CHAPITRE XX
 
 
 

ON RÉPOND À UN
DOUTE ET ON MONTRE COMMENT
SOUS LA LOI NOUVELLE IL N'EST
PAS PERMIS, COMME SOUS LA LOI ANCIENNE,
D'INTERROGER DIEU PAR VOIE
SURNATURELLE. CETTE QUESTION,
TRÈS INTÉRESSANTE POUR L'INTELLIGENCE
DES MYSTÈRES DE NOTRE SAINTE FOI,
EST PROUVÉE PAR UN TEXTE DE
SAINT PAUL QUI S'APPLIQUE
A NOTRE SUJET.
 
 
 

 Les doutes qui surgissent autour de nous, ne nous permettent pas d'avancer aussi rapidement que nous le voudrions. Car si nous les soulevons, nous sommes nécessairement obligés de les dissiper, afin que la vérité de la doctrine demeure dans toute sa simplicité et toute sa force. D'ailleurs, il y a un bien dans ces doutes; car s'ils ralentissent quelque peu notre marche en avant, ils nous servent aussi à donner à notre sujet plus de développement doctrinal et plus de lumière; il en sera ainsi du doute dont il est question.

 Dans le chapitre précédent, nous avons vu qu'il est contre la volonté de Dieu de rechercher des connaissances particulières par la voie surnaturelle des vision, paroles, etc. Nous avons vu, d'autre part, dans le même chapitre, et d'après les témoignages de la sainte Écriture que nous y avons rapportés, que des rapports de cette sorte avec Dieu étaient permis sous la Loi ancienne. Non seulement ils étaient permis, mais ils étaient même commandés; et quand les enfants d'Israël ne lui obéissaient pas sur ce point, Dieu le leur reprochait. C'est ce que l'on voit dans Isaïe, où Dieu leur reprocha vivement de ne l'avoir pas consulté quand ils pensaient descendre en Égypte, et leur dit Qui ambulatis ut descendatis in Aegyptum, et os meum non interrogatis: « Vous ne m'avez pas demandé tout d'abord ce qui convenait (Is. XXX, 2). »

 Nous lisons de même dans Josué que, les mêmes enfants d'Israël ayant été trompés par les Gabaonites, l'Esprit leur rappelle leur faute en ces termes: Susceperunt igitur de cibariis eorum, et os Domini non interrogaverunt: « Ils ont reçu de leurs vivres, et ils n'ont pas consulté le Seigneur (Jos. IX, 14). »

 Nous voyons encore dans la sainte Écriture que Moïse consultait souvent le Seigneur. Le roi David et tous les rois d'Israël faisaient de même quand une guerre ou quelque difficulté surgissait; telle était aussi la coutume des prêtres et des prophètes de la Loi ancienne. Dieu leur répondait; il s'entretenait avec eux; il ne se fâchait pas; cette manière d'agir avec lui était agréable à ses yeux; si on ne l'eût pas suivie, c'eût été une faute, voilà la vérité.

 Pourquoi donc maintenant sous la Loi nouvelle, sous la Loi de grâce, ne serait-il plus permis de faire comme alors? A cette question il faut répondre: La cause principale pour laquelle étaient permises sous la Loi ancienne les demandes que l'on adressait à Dieu et pour laquelle il convenait aux prophètes et aux prêtres de désirer des visions et des révélations divines, c'est que la foi n'était pas encore fondée ni la loi évangélique établie. Il fallait que l'on s'adressât à Dieu directement et que Dieu répondît, par des paroles, des visions ou des révélations, par des figures ou des images, ou enfin par beaucoup d'autres manières de nous faire connaître la vérité. Toutes ses réponses, en effet, paroles, oeuvres ou révélations, avaient pour but les mystères de la foi, la concernaient ou s'y rapportaient. Or, les choses de la foi ne viennent pas de l'homme; elles viennent de la bouche de Dieu; il les a exprimées lui-même par sa bouche. Il fallait donc, comme nous l'avons dit, les demander à la bouche même de Dieu. Voilà pourquoi il blâmait les enfants d'Israël qui ne le consultaient pas pour avoir son avis et diriger les faits et les événements vers la foi qu'ils n'avaient pas encore, parce qu'elle n'était pas fondée.

 Mais aujourd'hui que la foi est fondée sur le Christ et que la loi évangélique est manifestée dans cette ère de la grâce qu'il nous a donnée, il n'y a plus de motif pour que nous l'interrogions comme avant, ni pour qu'il nous parle ou nous réponde comme alors. Dès lors qu'il nous a donné son Fils, qui est sa Parole, il n'a pas d'autre parole à nous donner. Il nous a tout dit à la fois et d'un seul coup en cette seule Parole; il n'a donc plus à nous parler. Tel est le sens de ce texte par lequel saint Paul veut engager les Hébreux à se séparer de ces anciennes pratiques et manières de traiter avec Dieu qui étaient en usage sous la loi de Moïse et à jeter les yeux sur le Christ seulement: Multifariam multisque modis olim Deus loquens patribus in prophetis; novissime diebus istis locutus est nobis in Filio: « Ce que Dieu, dit-il, a révélé à nos pères en divers temps et de diverses manières par l'intermédiaire des prophètes, il l'a dit maintenant et tout à la fois en ces derniers jours par son Fils (Heb. I, 1-2). » L'Apôtre nous donne à entendre par là que Dieu s'est fait comme muet; il n'a plus rien à dire; car ce qu'il disait par parties aux prophètes, il l'a dit tout entier dans son Fils, en nous donnant ce tout qu'est son Fils. Voilà pourquoi celui qui voudrait maintenant l'interroger, ou désirerait une vision ou une révélation, non seulement ferait une folie, mais ferait injure à Dieu, en ne jetant pas les yeux uniquement sur le Christ, sans chercher autre chose ou quelque nouveauté. Dieu pourrait en effet lui répondre de la sorte: Si je t'ai déjà tout dit dans ma parole, qui est mon Fils, je n'ai maintenant plus rien à te révéler ou à te répondre qui soit plus que lui. Fixe ton regard uniquement sur lui; c'est en lui que j'ai tout déposé, paroles et révélations; en lui tu trouveras même plus que tu ne demandes et que tu ne désires. Tu me demandes des paroles, des révélations ou des visions, en un mot des choses particulières; mais si tu fixes les yeux sur lui, tu trouveras tout cela d'une façon complète, parce qu'il est toute ma parole, toute ma réponse, toute ma vision, toute ma révélation. Or, je te l'ai déjà dit, répondu, manifesté, révélé, quand je te l'ai donné pour frère, pour maître, pour compagnon, pour rançon, pour récompense. Le jour où je suis descendu avec mon Esprit sur lui au Thabor, j'ai dit: Hic est Filius meus dilectus, in quo mihi bene complacui, ipsum audite: « Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui j'ai mis mes complaisances; écoutez-le (Mat. XVII, 5). » Depuis lors, j'ai laissé de côté toutes ces sortes d'enseignements et toutes ces réponses, et je les lui ai remises; écoutez-le, parce que je n'ai plus de foi à vous révéler, ni plus de vérités à vous manifester. Quand précédemment je parlais, c'était pour vous promettre le Christ; quand on m'adressait des questions, c'était des questions qui regardaient la demande et l'espérance du Christ où l'on devait trouver tous les biens, comme le donne à entendre toute la doctrine des Évangélistes et des Apôtres. Mais maintenant si quelqu'un vient m'interroger comme on le faisait alors et me demande quelque vision ou quelque révélation, c'est en quelque sorte me demander encore le Christ ou me demander plus de foi que je n'en ai donné: de la sorte, il offenserait profondément mon Fils bien-aimé, parce que non seulement il montrerait par là qu'il n'a pas foi en lui, mais encore il l'obligerait une autre fois à s'incarner, à recommencer sa vie et à mourir. Vous ne trouverez rien de quoi me demander, ni de quoi satisfaire vos désirs de révélations et de visions. Regardez-y bien. Vous trouverez que j'ai fait et donné par lui beaucoup plus que ce que vous demandez.

 Si vous désirez que je vous réponde par quelques paroles de consolation, considérez comment mon Fils m'a obéi et a été affligé par amour pour moi, et vous entendrez par combien de paroles il vous répondra. Voulez-vous que Dieu vous explique certains événements mystérieux, ou certaines choses cachées: fixez seulement les yeux sur lui, et vous y trouverez les mystères les plus profonds, les trésors de la sagesse et des merveilles divines qui sont renfermées en lui, comme l'Apôtre le dit: In quo sunt omnes thesauri sapientiae et scientiae absconditi: « En lui sont cachés tous les trésors de la sagesse et de la science de Dieu (Col. II, 3). » Ces trésors de sagesse seront pour vous beaucoup plus profonds, plus doux et plus utiles que tout ce que vous désirez savoir. Voilà pourquoi l'Apôtre se glorifiait en ces termes: « Je n'ai pas donné à entendre que je savais autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié (I Cor. II, 2). » : Non enim judicavi me scire aliquid inter vos nisi Jesum Christum, et hunc crucifixum.

 Si vous voulez encore d'autres visions ou révélations divines ou corporelles, regardez toujours dans son Humanité, et vous trouverez dans cette Humanité beaucoup plus que vous ne pensez, parce que l'apôtre saint Paul dit encore: In ipso inhabitat omnis plenitudo Divinitatis corporaliter: « En lui habite corporellement la plénitude de la Divinité (Col. II, 9). »

 Il ne convient donc pas d'adresser à Dieu des demandes de cette sorte; il n'est pas nécessaire qu'il parle encore, car en achevant de nous révéler toute la foi dans son Christ, il n'y a plus d'autre objet de la foi à révéler, et il n'y en aura jamais. Celui qui voudrait recevoir encore par la voie surnaturelle certaines communications surnaturelles semblerait accuser Dieu de ne pas nous avoir donné en son Fils tout ce qui nous était nécessaire, comme nous l'avons dit. Supposé même qu'il agisse ainsi tout en ayant la foi, et en croyant ses enseignements, il manifeste un esprit de curiosité et l'imperfection de sa foi. Ce n'est donc point de cette curiosité qu'il faut attendre un enseignement doctrinal ou une communication par voie surnaturelle. A l'heure où le Christ expira sur la Croix, et dit: Consummatum est: « Tout est consommé (Jean, XIX, 30) », non seulement ont pris fin toutes ces communications surnaturelles, mais encore toutes les cérémonies et tous les rites de la Loi ancienne.

 Ainsi donc nous devons nous guider en tout d'après la doctrine du Christ Notre-Seigneur, fait Homme pour nous, de son Église, de ses ministres qui nous parlent d'une manière humaine et visible. Par cette voie nous trouverons le remède à nos ignorances et à nos faiblesses spirituelles; par cette voie nous trouverons des secours abondants pour tous nos besoins. Tout ce qui sort de cette voie ou s'en écarte, non seulement est de la curiosité, mais encore une grande présomption. On ne doit rien croire de ce qui vient par voie surnaturelle, si ce n'est, je le répète, l'enseignement de Jésus-Christ fait Homme, et celui de ses ministres qui sont hommes aussi. Cela est tellement vrai que saint Paul a dit: Sed licet... Angelus de caelo evangelizet vobis, praeter quam quod evangelizavimus vobis, anathema sit: « Si quelque ange du ciel venait vous évangéliser autrement que nous, hommes, nous vous avons évangélisé, qu'il soit maudit et excommunié (Gal. I, 8). »

 Il est donc vrai que nous devons toujours nous en tenir à ce que le Christ nous a enseigné. Tout le reste n'est rien; et nous ne devons pas le croire s'il n'est pas conforme à son enseignement. Il travaille donc inutilement celui qui veut aujourd'hui traiter avec Dieu comme on le faisait sous l'ancienne Loi. D'ailleurs, même alors il n'était pas permis au premier venu d'adresser des demandes à Dieu; Dieu, de son côté, ne répondait pas à tout le monde, mais seulement aux prêtres et aux prophètes; c'est de leur bouche que le peuple devait connaître sa loi et ses enseignements. Et si quelqu'un voulait savoir de Dieu quelque chose, il le demandait par l'intermédiaire du prêtre ou du prophète, et non directement par lui-même. Si parfois David a demandé directement quelque chose à Dieu, c'est qu'il était prophète; or, même alors, il ne le faisait pas sans revêtir l'habit sacerdotal, comme on le voit dans le livre des Rois, où il dit au prêtre Abimélec: Applica ad me ephod: « Donnez-moi l'éphod (I Rois, XXIII, 9). » Et l'éphod était un des ornements les plus importants du pontife, et ce n'était qu'après s'en être revêtu qu'il consultait Dieu. D'autres fois encore, David consultait Dieu par l'intermédiaire de Nathan et des autres prophètes. C'est donc sur la parole des prophètes et des pontifes que l'on devait croire comme venant de Dieu les révélations qui étaient faites, et non point sur le jugement personnel. Ce que Dieu disait alors n'avait donc ni force ni autorité et ne pouvait inspirer une créance absolue tant qu'il n'était pas sanctionné par les pontifes et les prophètes. Dieu, en effet, aime tant à voir l'homme gouverné et dirigé par un autre homme semblable à lui, et selon la raison naturelle, qu'il veut absolument que ce qu'il nous communique surnaturellement nous ne le donnions à comprendre, ou nous n'y donnions entière créance, ou n'ait de force et de sécurité en nous, qu'après avoir passé par ce canal humain de la bouche de l'homme. Chaque fois qu'il dit ou révèle quelque chose à l'âme il le fait en inclinant cette âme à s'en rapporter à qui il convient. Jusqu'alors, il n'a pas coutume de lui donner une pleine assurance sur la révélation; il veut que l'homme la reçoive d'un autre homme semblable à lui.

 C'est précisément ce qui est arrivé au capitaine Gédéon, comme nous le lisons au livre des Juges. Dieu lui avait répété souvent qu'il triompherait des Madianites; et il restait toujours dans le doute et dans la crainte; or il garda cette faiblesse jusqu'au jour  où il apprit de la bouche des hommes ce que Dieu lui avait annoncé directement. Aussi arriva-t-il que Dieu, pour dissiper ses craintes, lui dit: Surge et descende in castra... et cum audieris quid loquantur, tunc confortabuntur manus tuae et securior ad castra descendes: « Lève-toi et va au camp des ennemis... lorsque tu auras entendu leurs paroles, tes bras deviendront plus forts pour accomplir ce que je t'ai dit et tu descendras avec plus de sécurité pour combattre (Jug. VII, 9-11). » L'événement justifia cette prédiction. Ayant entendu un Madianite raconter à un autre comment il avait rêvé que Gédéon les mettrait en déroute, celui-ci sentit son courage se ranimer et, plein de joie, commença le combat. Cet exemple nous montre que Dieu ne voulut pas lui donner directement une complète assurance; il ne la lui donna par voie surnaturelle que lorsqu'elle eut été confirmée par voie naturelle.

 Ce qui arriva à ce sujet à Moïse est encore bien plus frappant. Dieu lui avait commandé d'aller délivrer les enfants d'Israël; il avait fortement motivé cet ordre; il l'avait même confirmé par le prodige en changeant sa verge en serpent comme aussi en couvrant et en guérissant subitement sa main de la lèpre. Néanmoins Moïse restait si hésitant, irrésolu et timide, que Dieu se fâcha, et encore il ne parvient pas à cette foi inébranlable qui était nécessaire dans ce cas; il fallut que Dieu relevât son courage en lui donnant son frère Aaron. Il lui dit en effet: Aaron frater tuus Levites scio quod eloquens sit; ecce ipse egreditur in occursum tuum, vidensque laetabitur corde. Loquere ad eum et pone verba mea in ore ejus, et ego ero in ore tuo et in ore illius: « Je sais que ton frère Aaron, le lévite, est un homme éloquent; voici qu'il vient à ta rencontre et ton coeur tressaillira de joie. Parle-lui, fais-lui connaître mes ordres, et moi je serai sur tes lèvres et sur les siennes, afin que vous vous encouragiez mutuellement (Ex. IV, 14). » Et entendant ces paroles, Moïse reprit aussitôt courage et confiance à la pensée d'être soutenu par les conseils de son frère. C'est, en effet, le propre d'une âme vraiment humble de ne pas oser traiter seule à seul avec Dieu, et de ne trouver de sécurité que dans la direction et le conseil de son semblable. Dieu, d'ailleurs, le veut ainsi; car là où les âmes s'unissent pour rechercher la vérité, il se trouve lui aussi pour la leur manifester et les en convaincre par des raisons naturelles. C'est ainsi, comme il l'affirme, qu'il devait agir avec Moïse et Aaron, en dirigeant les lèvres de l'un et de l'autre. Voilà pourquoi il a dit aussi dans l'Évangile: Ubi enim sunt duo vel tres congregati in nomine meo, ibi sum in medio eorum: « Là où deux ou trois sont réunis pour examiner ce qui concerne davantage l'honneur et la gloire de mon nom, je suis au milieu d'eux (Mat. XVIII, 20) », c'est-à-dire pour les éclairer, et confirmer dans leurs coeurs les vérités divines. Notons bien que Dieu ne dit pas: là où un seul se trouvera, je me trouverai, moi aussi; mais il dit: là où il y en aura au moins deux; il veut nous faire comprendre qu'il ne veut pas que personne adhère de lui-même aux communications qu'il croit recevoir de Dieu, s'y attache ou s'y appuie sans le conseil et la direction de l'Église ou de ses ministres. Celui qui est seul n'a pas Dieu avec lui pour l'éclairer et pour affermir la vérité dans son coeur; il est sans force et sans ardeur pour la vérité.

 Voilà pourquoi « l'Ecclésiaste » renchérit encore sur ce que nous disons, dans ce texte: Vae soli, quia cum ceciderit, non habet sublevantem se. Et si dormierint duo, fovebuntur mutuo: unum, quomodo calefiet? Et si quisquam praevaluerit contra unum, duo resistunt ei: Malheur à celui qui est seul! Car, s'il vient à tomber, il n'a personne pour le relever. Si deux dorment ensemble, ils se réchaufferont mutuellement (Eccl. IV, 10-12), c'est-à-dire par le feu de la charité de Dieu qui est au milieu d'eux. Comment un seul pourrait-il se réchauffer? C'est-à-dire comment pourrait-il n'être pas froid dans les choses de Dieu? Et si quelqu'un peut avoir l'avantage et prévaloir sur un homme seul, c'est-à-dire si le démon prévaut contre ceux qui veulent se diriger par eux-mêmes dans les choses de Dieu, deux réunis lui résisteront, c'est-à-dire le disciple et le maître qui s'unissent pour connaître la vérité et s'y conformer. L'homme, tant qu'il est seul, se sent ordinairement faible et sans force au regard de la vérité, alors même qu'il l'aurait reçue de Dieu. Cela est tellement vrai que saint Paul, qui depuis longtemps prêchait l'Évangile qu'il disait avoir appris, non de l'homme, mais de Dieu, n'eut pas de repos jusqu'au jour où il en conféra avec saint Pierre et les Apôtres. Il disait en effet: Ne forte in vacuum currerem aut cucurrissem: « C'est de peur que je ne vienne à courir ou que je n'eusse déjà couru en vain (Gal. II, 2). » Il ne se regardait pas comme rassuré, tant qu'il n'avait pas reçu d'un homme la sécurité. Voilà donc, ô Paul, une chose digne d'admiration: celui qui vous a révélé l'Évangile que vous prêchiez ne pouvait-il donc pas, par lui-même, vous tranquilliser contre les fautes que vous auriez pu commettre dans la prédication de la vérité? De là, il suit clairement que l'on ne saurait se fier aux communications que Dieu nous révèle, tant que l'on ne suit pas l'ordre dont nous parlons. Supposons une personne qui en a la certitude, comme saint Paul l'avait au sujet de l'Évangile, puisqu'il avait déjà commencé à le prêcher, supposons en outre que la révélation vient de Dieu, on peut néanmoins se tromper à son sujet ou dans ce qui s'y rattache. Dieu, en effet, tout en découvrant une chose, ne manifeste pas toujours l'autre; très souvent même il dit une chose, mais il n'indique pas le moyen de l'exécuter. Ordinairement, en effet, tout ce qui peut s'accomplir par l'industrie de l'homme ou ses conseils, il ne le fait pas lui-même, il n'en parle pas, malgré les rapports intimes et prolongés qu'il a eus avec une âme. Saint Paul le savait très bien: car, ainsi que nous l'avons dit, malgré la certitude où il était que Dieu lui avait révélé l'Évangile, il alla en conférer avec les Apôtres.

 Cette vérité est très évidente dans « l'Exode » où nous voyons que Dieu, qui s'entretenait si familièrement avec Moïse, ne lui a jamais donné par lui-même le conseil de Jéthro son beau-père, c'est-à-dire qu'il devait se choisir d'autres juges pour l'aider dans ses fonctions, afin que le peuple ne fût pas obligé de l'attendre du matin jusqu'au soir (Ex. XVIII, 21-22). Ce conseil Dieu l'approuva; mais il ne l'avait pas révélé lui-même à Moïse, car c'était une mesure et un conseil que la raison humaine pouvait découvrir. Ainsi en est-il de toutes les particularités qui dans les visions et communications de Dieu sont à la portée de la prudence et de la sagesse de l'homme. Dieu n'a pas coutume de les révéler; il veut, au contraire, que l'on profite toujours de ce moyen dans toute la mesure du possible. C'est par là qu'il faut les régler toutes, sauf les vérités de foi; celles-ci, en effet, sont supérieures à toute intelligence, à toute raison, bien qu'elles ne leur soient point contraires. Si donc une personne est certaine que Dieu et les Saints s'entretiennent souvent avec elle d'une manière intime, elle ne doit pas s'imaginer qu'ils vont par le fait même lui dire ou manifester les fautes qu'elle commet sur certains points quand elle peut les connaître par une autre voie.

 On ne doit donc jamais être dans une assurance complète. Nous lisons aux Actes des Apôtres que saint Pierre, bien que prince de l'Église, et instruit directement par Dieu, se trompait en maintenant une certaine cérémonie chez les Gentils; et cependant Dieu gardait le silence; enfin Paul le reprit comme il le raconte lui-même en ces termes: Sed cum vidissem quod non recte ambularent ad veritam Evangelii, dixi Caephae coram omnibus: Si tu cum Judaeus sis, gentiliter vivis, et non judaice, quomodo Gentes coegis judaizare?: « Quand je vis que les disciples ne marchaient pas avec droiture et d'une manière conforme à la vérité de l'Évangile, je dis à Pierre devant tout le monde: Si vous, qui êtes Juif d'origine, vous vivez à la manière des Gentils, et non à celle des Juifs, comment usez-vous de ruse pour contraindre les Gentils à se conformer au judaïsme? (Gal. II, 14) » Or Dieu n'a pas montré par lui-même cette faute à Pierre; cette simulation était du domaine de la raison, et Pierre pouvait le connaître par la voie de la raison.

 Au jour du jugement, Dieu punira beaucoup de fautes et de péchés d'un grand nombre d'âmes avec lesquelles il avait eu des rapports intimes et auxquelles il avait accordé des lumières spéciales et de la vertu; mettant leur confiance dans cette familiarité qu'elles avaient avec Dieu et dans les faveurs qu'elles en recevaient, elles ont négligé leurs devoirs qu'elles connaissaient bien.

 Aussi, comme le dit Notre-Seigneur Jésus Christ dans l'Évangile, ces âmes seront alors remplies d'étonnement et diront: Domine, Domine, nonne in nomine tuo prophetavimus, et in nomine tuo daemonia ejecimus, et in nomine tuo vitutes multas fecimus? « Seigneur, Seigneur, est-ce que nous n'avons pas annoncé en votre nom les prophéties que vous nous avez communiquées? Est-ce que nous n'avons pas encore en votre nom chassé et repoussé les démons? Est-ce que nous n'avons pas en votre nom opéré beaucoup de miracles et de prodiges? » Et Notre-Seigneur dit qu'il leur répondra en ces termes: Et tunc confitebor illis quia nunquam novi vos; discedite a me omnes qui operamini iniquitatem: « Retirez-vous de moi, ouvriers d'iniquité; je ne vous ai jamais connus (Mat. VII, 22-23). »

 De ce nombre était Balaam et d'autres semblables. Dieu leur parlait et leur accordait des faveurs, et néanmoins ils restaient pécheurs. Le Seigneur adressera aussi des réprimandes aux élus ses amis, avec lesquels il avait traité avec familiarité sur la terre; il leur reprochera leurs fautes et leurs négligences dont il ne devait pas nécessairement les prévenir par lui-même, puisque sa loi et la raison naturelle qu'il leur avait données leur suffisaient.

 Pour terminer ce sujet, je dis, conformément à ce qui précède, que quelque communication que reçoive une âme et de quelque manière que ce soit, par voie surnaturelle, elle doit l'exposer tout de suite avec clarté, précision, perfection, simplicité et en toute vérité à son directeur spirituel. Il lui semblera peut-être qu'il n'y a pas de motif d'en rendre compte à son directeur, ou de perdre le temps à lui en parler, puisque, comme nous l'avons dit, quand l'âme les repousse et n'en fait pas cas, ou ne les admet pas, elle est en sûreté, surtout quand il s'agit de visions, révélations ou autres communications surnaturelles qui ou bien sont claires ou bien n'offrent pas d'intérêt; néanmoins, il est très nécessaire d'en parler au directeur alors même qu'on ne le croirait pas utile, et cela pour trois motifs.

 Le premier, c'est que, comme nous l'avons dit, Dieu communique beaucoup de choses dont l'effet, la force, la lumière, la sécurité ne se font pas sentir complètement à l'âme, tant qu'elle ne s'en est pas, je le répète, entretenue avec celui que Dieu lui-même a voulu et établi comme son juge spirituel. A lui appartient le pouvoir de la lier ou délier, d'approuver ou de désapprouver ce qui se passe en elle, comme nous l'avons montré déjà par l'autorité de l'Écriture. L'expérience de tous les jours en est la preuve. Nous voyons, en effet, des âmes humbles qui sont favorisées de ces communications surnaturelles. Or c'est après en avoir parlé à qui de droit qu'elles demeurent toutes satisfaites, pleines de force, de lumière et de sécurité; quelques-unes, qui, avant d'en avoir parlé à leur directeur, les avaient regardées avec indifférence ou comme une chose étrangère, les considèrent  alors comme un don qui leur est fait de nouveau.

 Le second motif, c'est que l'âme a ordinairement besoin de recevoir un enseignement sur les choses qui se passent en elle, afin que dans cette voie où elle se trouve elle pratique le dénûment et la pauvreté spirituelle de la Nuit obscure. Si elle est privée de cet enseignement, et si même elle repousse les communications surnaturelles, elle tombera peu à peu et sans s'en apercevoir dans l'ignorance des voies spirituelles et s'accoutumera à la voie des sens, où se passent en partie ces communications particulières.

 Le troisième motif, c'est pour que l'âme demeure dans l'humilité, la dépendance et la mortification. Il convient qu'elle rende compte de toutes ces communications à son directeur, alors même qu'elle n'en ferait aucun cas et les regarderait comme non avenues. Certaines personnes, en effet, éprouvent une vive répugnance à cette ouverture; il leur semble que ce n'est rien, et ne savent ce qu'en pensera leur directeur auquel elles en parleront; c'est là une marque de peu d'humilité. Voilà pourquoi il faut que ces personnes s'assujettissent à les dire. D'autres personnes éprouvent une grande confusion à les exposer, dans la crainte qu'on ne découvre en elles des faveurs qui les fassent passer pour saintes, ou pour d'autres motifs encore; voilà pourquoi elles ne croient pas devoir en parler; d'ailleurs elles n'en font pas cas; or c'est précisément pour ce fait même qu'il convient qu'elles sachent se mortifier et parler, jusqu'à ce que par l'humiliation elles arrivent à être humbles, simples, ouvertes, disposées à parler au directeur, et qu'ensuite elles aillent à lui sans difficulté.

 Il nous faut donner ici un avertissement au sujet de ce que nous avons dit. Nous avons montré une grande rigueur pour que les âmes repoussent ces communications surnaturelles, et pour que les confesseurs ne favorisent point qu'elles aient des entretiens sur ces matières; mais par ailleurs les directeurs spirituels se tromperaient s'ils témoignaient à ce sujet du dégoût, de l'éloignement, du mépris; ce serait pour ces âmes l'occasion de se replier sur elles-mêmes; on fermerait la porte à l'ouverture de conscience dont elles ont besoin, et elles n'oseraient plus leur rien manifester et seraient exposées à une foule d'inconvénients. Nous le répétons, ces communications surnaturelles sont un moyen; et puisqu'elles sont un moyen ou une voie par où Dieu les mène, il n'y a pas lieu de le dédaigner; il ne faut ni s'en étonner, ni s'en scandaliser. Il faut plutôt agir avec beaucoup de bonté et de calme, encourager ces âmes, leur faciliter l'ouverture de conscience, et au besoin la leur imposer par un précepte, car elles éprouvent parfois une difficulté très grande à s'y résigner. Le directeur s'appliquera à les conduire dans la voie de la foi; il leur enseignera simplement à détourner les regards de toutes ces manifestations surnaturelles, il leur montrera comment on en détache les tendances et l'esprit pour réaliser des progrès; enfin il leur donnera à entendre que devant Dieu une seule action, un seul acte de volonté fait par charité a plus de prix que toutes les visions, révélations ou communications qui peuvent venir du Ciel, car en ces choses il n'y a ni mérite, ni démérite. Il leur exposera en outre comment beaucoup d'âmes qui ne jouissent d'aucune  de ces manifestations sont incomparablement plus parfaites que d'autres qui en sont largement favorisées.
 
 
 

CHAPITRE XXI
 
 
 

OÙ L'ON COMMENCE
A PARLER DES CONNAISSANCES
DE L'ENTENDEMENT QUI SONT
PUREMENT SPIRITUELLES. ON EN
DÉCRIT LA NATURE.
 
 
 

 La doctrine que nous avons donnée sur les connaissances de l'entendement qui nous viennent par la voie des sens est très laconique, vu ce qu'il y aurait à dire. Néanmoins, je n'ai pas voulu m'étendre davantage sur ce sujet, car, pour atteindre le but que je me propose ici, qui est d'en détacher l'entendement et de l'introduire dans la Nuit de la foi, je comprends même que j'ai été trop long.

 Nous allons donc parler maintenant des quatre genres de connaissances purement spirituelles de l'entendement, qui sont, avons-nous dit au chapitre IX, les visions, les révélations, les paroles et les sentiments spirituels. Nous les appelons purement spirituelles, car, à la différence des connaissances corporelles et imaginaires, elles ne se communiquent pas à l'entendement par la voie des sens corporels; mais sans qu'il y ait une intervention quelconque d'un sens corporel extérieur ou intérieur, elles s'offrent à l'entendement clairement et distinctement par voie surnaturelle d'une manière passive, sans que l'âme pose un acte quelconque ou agisse personnellement et se conduise d'une manière active et comme par elle-même.

 Il faut donc savoir, pour parler dans un sens large et général, que ces quatre connaissances peuvent toutes s'appeler visions de l'âme; car lorsqu'on parle de l'âme, comprendre et voir sont une seule et même chose. Dès lors, en effet, que ces quatre connaissances sont du domaine intelligible et appartiennent à l'entendement, elles sont aussi visibles spirituellement. L'intelligence qui s'en forme dans l'entendement peut s'appeler vision intellectuelle. Tous les objets des autres sens qui peuvent être perçus par la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût, le tact, sont du domaine de l'entendement en tant qu'ils sont vrais ou faux; et si tout ce que voient les yeux du corps leur cause une vision corporelle, tout ce qui est intelligible aux yeux spirituels de l'âme ou à l'entendement lui cause une vision spirituelle. Car, nous le répétons, pour lui, comprendre et voir sont une même chose. Ainsi donc ces quatre connaissances, nous pouvons, pour parler d'une manière générale, les appeler des visions; tandis que nous ne pouvons nous exprimer ainsi quand il s'agit des autres sens, car l'objet de l'un n'est pas le même que l'objet de l'autre. Mais comme ces connaissances se présentent à l'âme sous une forme analogue à celle qui frappe les autres sens, il en résulte, pour employer le langage propre et spécifique, que nous appelons visions ce que l'entendement perçoit sous forme de vue, car il peut voir les choses spirituelles, comme les yeux du corps voient les choses corporelles. Ce qu'il perçoit comme s'il l'apprenait ou comme s'il s'agissait d'une chose nouvelle, à l'instar de l'ouïe qui entend des choses qu'il n'avait jamais entendues, nous l'appelons révélations; ce qu'il connaît comme en l'entendant, nous l'appelons locution; ce qu'il connaît enfin d'une manière analogue à celle des autres sens, comme, par exemple, une odeur suave et spirituelle, un goût spirituel, un plaisir spirituel que l'âme peut goûter surnaturellement, nous l'appelons sentiment spirituel. De toutes ces conceptions, comme nous l'avons dit, l'entendement tire une connaissance ou vision spirituelle, qui est indépendante de toute représentation, forme, image, figure imaginaire ou représentation naturelle; toutes ces communications se produisent dans l'âme immédiatement par une voie surnaturelle, par un moyen surnaturel. Or on agira à leur égard comme nous avons dit qu'il faut faire à l'égard des connaissances corporelles et imaginaires; il convient d'en détacher l'entendement et de le diriger et conduire par leur moyen à travers la nuit spirituelle de la foi jusqu'à l'union divine et substantielle de l'amour de Dieu. Sans cela sa marche serait embarrassée et entravée dans ce chemin d'isolement et de détachement qui lui est nécessaire en tout. Sans doute ces connaissances sont plus nobles, plus utiles et beaucoup plus sûres que les connaissances corporelles et imaginaires; comme elles sont déjà intérieures et purement spirituelles, le démon y a moins de prise; l'âme les reçoit d'une manière plus pure et plus subtile, sans aucun travail de sa part ni de l'imagination, ou du moins sans coopération active. Néanmoins, si l'entendement n'avait soin de se surveiller, il pourrait encore trouver des obstacles sur ce chemin et tomber dans une foule d'erreurs.

 Nous pourrions d'une certaine manière terminer en même temps ces quatre sortes de connaissances. Ce serait de donner pour toutes à la fois le conseil que nous donnons pour toutes les autres, de ne point les rechercher et de ne point les accepter. Néanmoins, afin de mieux éclairer la route à suivre, et comme il y a certaines choses spéciales à dire sur chacune d'elles, il est bon d'en parler séparément. Nous commencerons donc par les premières, qui sont les visions spirituelles ou intellectuelles.
 
 
 

CHAPITRE XXII
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE
DE DEUX SORTES DE
VISIONS SPIRITUELLES
QUI VIENNENT PAR LA
VOIE SURNATURELLE.
 
 
 

 Nous allons parler maintenant d'une manière spéciale des visions spirituelles qui se forment dans l'entendement sans l'intermédiaire d'un sens corporel quelconque. Ces visions sont de deux sortes: il y a les visions des substances corporelles, et les visions des substances simples et immatérielles. Les premières concernent toutes les choses matérielles qu'il y a au ciel et sur la terre; l'âme peut les voir, tout en étant dans son corps, par le moyen d'une certaine lumière surnaturelle qui lui vient de Dieu et lui permet de voir les choses absentes du ciel et de la terre. C'est ce que saint Jean a vu, comme nous le lisons dans « l'Apocalypse » (Apoc. XXI, q. s. v.), où il nous fait la description et nous raconte la beauté de la Jérusalem céleste dont il a eu la vision. On lit également que saint Benoît a été favorisé d'une vision spirituelle où le monde tout entier lui a été dévoilé. Cette vision, dit saint Thomas dans ses Quodlibet (Quodlibet I), consistait dans une lumière qui, comme nous l'avons dit, lui venait d'en haut.

 Les autres visions des substances immatérielles ne peuvent avoir lieu, même avec le secours de cette lumière dérivée de Dieu, dont nous parlons; il faut alors une lumière plus élevée que l'on appelle la lumière de gloire. Ces visions des substances immatérielles, comme l'être de Dieu, les anges et les âmes, ne sont  pas proprement de cette vie et ne peuvent avoir lieu tant que nous sommes dans un corps mortel. Car si Dieu voulait les communiquer à l'âme selon leur mode d'être essentiel, l'âme quitterait son corps et cesserait sa vie mortelle d'ici-bas. Voilà pourquoi Dieu dit à Moïse qui lui demandait de voir son Essence: Non videbit me homo et vivet: « L'homme ne peut pas me voir sans cesser de vivre (Ex. XXXIII, 20). » Aussi les enfants d'Israël, à la pensée qu'ils devaient voir Dieu ou qu'ils l'avaient vu, lui ou un ange, craignaient de mourir, comme on le voit au livre de l'Exode où, remplis de terreur, ils dirent à Moïse: Non loquatur nobis Dominus, ne forte moriamur (Ex. XX, 19). C'est comme s'ils avaient dit: Que Dieu ne se communique pas à nous d'une façon manifeste. Nous lisons également au livre des Juges, que Manué, père de Samson, qui avait vu l'essence d'un ange sous la figure d'un jeune homme de la plus grande beauté, dit à sa femme qui avait eu la même vision: Morte moriemur, quia vidimus Dominus: « Nous allons mourir, puisque nous avons vu le Seigneur (Jug. XIII, 22). »

 Ainsi donc des visions de cette sorte ne sont pas compatibles avec notre existence sur la terre, si ce n'est très rarement et en passant, et encore Dieu doit-il alors veiller à soutenir les conditions de la vie naturelle, puisqu'il en retire totalement l'esprit et que l'âme n'anime plus le corps. C'est pour cela que saint Paul, ayant eu des visions de cette sorte et vu, au troisième ciel, des substances simples, s'écrie: Sive in corpore nescio, sive extra corpus nescio, Deus scit: C'est-à-dire: J'ai été élevé à ces visions, et il ajoute que quand il en fut favorisé, il ne sait pas s'il était dans son corps ou non, mais que Dieu le sait (II Cor. XII, 2). Cela nous montre clairement que l'Apôtre a subi dans sa vie naturelle une transformation merveilleuse dont le mode à Dieu pour auteur.

 De même, quand Dieu, comme on le croit, communiqua à Moïse la vision de son essence, il lui dit, comme on nous le raconte, qu'il allait le mettre dans le creux du rocher, que là il le protégerait, le couvrirait de sa droite et le soutiendrait pour l'empêcher de mourir lorsque sa gloire viendrait à passer (Ex. XXXIII, 22-23). Ce passage rapide de la gloire de Dieu signifie la vision transitoire qu'il donne de lui-même à Moïse, pendant qu'il le couvre de sa droite pour lui conserver la vie naturelle.

 Mais ces visions si substantielles qui furent accordées à saint Paul, à Moïse et à Élie qui se couvrit le visage au souffle suave de Dieu, bien que ce fût transitoire, sont très rares; elle n'arrivent presque jamais, et ne sont accordées qu'à un très petit nombre. Dieu ne les réserve qu'à ceux qui sont des sources de son esprit dans l'Église et embrasés du zèle de sa loi, comme le furent les trois personnages dont nous venons de parler.

 Bien que, d'après les lois ordinaires, l'entendement ne puisse pas avoir ces visions des substances spirituelles d'une manière claire et évidente ici-bas, elles peuvent cependant être senties dans la substance de l'âme moyennant une connaissance pleine d'amour qui est accompagnée de touches divines et d'une ineffable union. Cette faveur se rattache aux sentiments spirituels dont nous parlerons plus tard, avec l'aide de Dieu. Notre but est de conduire l'âme à l'union divine, à l'union avec l'essence divine; nous en parlerons lorsque nous traiterons de l'intelligence mystique, de la connaissance confuse et obscure de Dieu dont nous avons encore à parler. Nous verrons là comment, à l'aide de cette connaissance amoureuse et obscure, l'âme s'unit à Dieu dans un degré sublime et vraiment divin; car cette connaissance obscure et amoureuse, qui n'est autre que la foi, est d'une certaine manière ici-bas par rapport à l'union divine comme la lumière de gloire est dans l'autre vie par rapport à la claire vision de Dieu.

 Aussi allons-nous parler maintenant des visions des substances corporelles qui sont communiquées spirituellement à l'âme et ressemblent aux visions corporelles. De même en effet que les yeux du corps voient les objets corporels à l'aide de la lumière naturelle, de même l'entendement, éclairé de cette lumière surnaturelle dont il a été question, voit intérieurement ces mêmes objets naturels, et d'autres encore s'il plaît à Dieu. Toutefois il y a une différence dans le degré et le mode de vision, car les visions spirituelles et intellectuelles sont plus claires et plus subtiles que les visions corporelles. Lorsque Dieu veut accorder à l'âme une faveur de cette sorte, il lui communique cette lumière surnaturelle dont nous parlons, à l'aide de laquelle elle voit avec la plus grande facilité et clarté ce que Dieu veut lui montrer soit du ciel, soit de la terre; et alors, que l'objet soit absent ou présent, il n'y a point d'obstacle pour elle. On dirait parfois que c'est comme si, une porte s'ouvrant, une lumière splendide apparaissait, semblable à un éclair qui, au milieu d'une nuit profonde, manifeste subitement les objets d'une manière claire et distincte, pour les laisser tout de suite dans leur obscurité, bien que leurs formes et leurs images restent gravées dans l'imagination. Tel est le phénomène qui se produit dans l'âme d'une manière beaucoup plus parfaite. Car ces visions s'impriment parfois si profondément dans son esprit à l'aide de ce flambeau, que chaque fois qu'elle y revient avec la lumière de Dieu, elle les voit en elles-mêmes, comme la première fois. L'âme est comme un miroir, où, chaque fois qu'elle y regarde, elle voit les images qui y sont représentées. Ces visions sont de telle sorte que les images des choses que l'âme a vues une fois ne s'effacent jamais, bien que parfois elles apparaissent plus éloignées.

 Voici les effets qu'elles produisent dans l'âme. Elles lui donnent la quiétude, la lumière, une joie qui semble propre à l'état de gloire, la suavité, l'amour, l'humilité, l'attrait vers Dieu, l'élévation de l'esprit en Dieu; ces effets sont plus ou moins profonds; parfois ils sont plus marqués dans une vertu que dans une autre, selon l'esprit avec lequel on les reçoit et selon le bon plaisir de Dieu.

 Le démon peut lui aussi produire et contrefaire ces visions dans l'âme. Il se sert de quelque lumière naturelle et de l'imagination; par une suggestion naturelle il éclaire l'esprit sur les objets présents ou éloignés. Aussi, pour expliquer ce passage où saint Matthieu raconte que le démon montra au Christ tous ces royaumes du monde et leur gloire: ostendit ei omnia regna mundi (Mat. IV, 8), plusieurs docteurs assurent qu'il le fit par suggestion spirituelle (St Thomas IIIe q. 41, a. 2, ad. 3 m. et Abul. in IV Mat.). Il n'était pas possible, en effet, qu'il donnât à des yeux corporels un spectacle aussi étendu et montrât tous les royaumes du monde et leur gloire. Toutefois il y a une très grande différence entre les visions qui viennent du démon et celles qui ont Dieu pour auteur. Les effets produits par les visions démoniaques dans l'âme ne ressemblent nullement à ceux des visions qui viennent de Dieu; celles-là engendrent l'aridité dans les rapports de l'âme avec Dieu, la portent à s'estimer, lui suggèrent de faire quelque cas de ces visions; elles ne produisent nullement la douceur de l'humilité et l'amour de Dieu. De plus, les objets de ces visions ne se gravent pas dans l'âme avec la clarté des autres. Loin d'avoir de la durée, elles s'effacent promptement, excepté le cas où l'âme leur accorde une grande estime, car alors l'affection qu'elle leur porte fait naturellement qu'elle en garde le souvenir; mais c'est un souvenir très aride qui ne produit nullement cet amour et cette humilité qui découlent du souvenir des visions divines.

 Ces visions, dès lors qu'elles ont pour objet des créatures avec lesquelles Dieu n'a aucune ressemblance, aucune proportion ou communication essentielle, ne peuvent être pour l'entendement un moyen prochain de l'union essentielle avec Dieu. Aussi convient-il à l'âme de se tenir à leur égard d'une manière négative, comme à l'égard de celles dont nous avons parlé, si elle veut progresser avec le moyen prochain qui est celui de la foi. Elle doit donc se garder de faire comme une réserve ou un trésor de toutes ces formes de visions qui demeurent imprimées en elle, ne point chercher à s'y attacher. Si elle s'arrête à ces formes et images de personnages qui sont gravées dans son imagination, elle y trouvera un obstacle et n'ira pas à Dieu par la voie du renoncement absolu; si, au contraire, ces formes se reproduisaient toujours en elle, l'âme n'en recevrait pas un grand dommage si elle n'en faisait aucun cas.

 Sains doute le souvenir de ces visions excite dans l'âme quelque amour de Dieu et la porte à la contemplation; mais ce qui la stimule surtout et l'élève, c'est que, sans connaître le mode et la source de son avancement, elle marche dans la voie obscure de la foi pure et du détachement de toutes ces visions. Il arrive de la sorte que l'âme est toute embrasée d'un amour très pur pour Dieu et qu'elle en ignore la source et le motif. La raison en est que plus sa foi s'est enracinée et développée par ce dénûment, ces ténèbres et ce détachement de tout, en un mot par cette pauvreté spirituelle, plus aussi s'est enraciné et développé en elle l'amour de Dieu. Ainsi donc, plus l'âme s'applique à demeurer dans la nuit et le néant par rapport à toutes les choses extérieures et intérieures qui peuvent lui être communiquées, plus aussi elle avance dans la foi et par conséquent dans l'espérance et dans la charité, vu que ces trois vertus théologales marchent unies. Parfois cet amour n'est pas compris et l'âme ne le sent pas. D'ailleurs il n'a pas son siège dans les sens et ne produit pas de suavité; il réside dans l'âme et se manifeste par sa force; il suscite plus de courage et d'ardeur que précédemment; parfois cependant il rejaillit sur la partie sensible par des effets pleins de tendresse et de douceur.

 Ainsi donc, pour arriver à cet amour, à cette allégresse, à cette joie que de semblables visions produisent et causent, il convient que l'âme ait assez de force et de mortification pour vouloir demeurer dans le dénûment et la nuit à leur égard; de la sorte elle établit cet amour et cette joie sur ce qu'elle ne voit pas et ne sent pas, et qu'elle ne peut ni voir ni sentir en cette vie, c'est-à-dire sur Dieu qui est incompréhensible et au-dessus de tout. Voilà pourquoi nous devons aller à lui par le détachement de tout. Sans cela, et supposé même que l'âme ait assez d'habileté,  d'humilité et de force pour que le démon ne puisse, à l'occasion de ces visions, la tromper et la faire tomber dans quelque présomption, comme il a coutume de le faire, il ne permettra pas à l'âme de progresser, parce qu'il s'opposera à la nudité spirituelle, à la pauvreté d'esprit, au détachement de la foi, toutes choses qui sont requises, comme nous l'avons dit, pour l'union de l'âme avec Dieu.

 Mais comme la doctrine concernant ces visions intellectuelles est la même que celle des visions et appréhensions surnaturelles des sens que nous avons exposée aux chapitres XIX et XX, nous ne nous attarderons pas davantage ici à les expliquer.
 
 
 

CHAPITRE XXIII
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE DES
RÉVÉLATIONS. ON DIT CE QU'ELLES
SONT ET ON EXPOSE UNE
DISTINCTION.
 
 
 

 L'ordre que nous suivons nous amène à parler maintenant de la seconde sorte de connaissances spirituelles que nous avons appelées déjà révélations, et dont quelques-unes appartiennent proprement à l'esprit de prophétie.

 Et tout d'abord il faut savoir que la révélation n'est pas autre chose que la découverte de quelque vérité cachée, ou la manifestation de quelque secret ou mystère. Ainsi par exemple, Dieu fait comprendre à l'âme une chose; il lui manifeste une vérité; il lui découvre certaines de ses oeuvres passées, présentes ou futures.

 Cela posé, nous pouvons dire qu'il y a deux sortes de révélations. Les unes consistent dans la manifestation de certaines vérités à l'entendement; et on les appelle proprement des connaissances ou des vues intellectuelles; les autres consistent dans la manifestation de secrets, et celles-ci s'appellent proprement, et à plus juste titre que les autres, des révélations; les premières, en effet, ne peuvent pas, à rigoureusement parler, s'appeler des révélations, parce qu'elles consistent dans la connaissance de la vérité dépouillée de tous ses accidents, que Dieu donne à l'âme sur les choses temporelles ou spirituelles d'une manière claire et manifeste. J'ai voulu en traiter sous le nom de révélation, d'abord parce qu'il a beaucoup de rapprochement et de rapport avec elles et ensuite pour ne point multiplier les divisions. Cela dit, nous pouvons fort bien distinguer maintenant les révélations en deux genres de connaissances; nous les appelleront les unes connaissances intellectuelles, et les autres manifestations des secrets et des mystères de Dieu. Nous en parlerons en deux chapitres le plus brièvement possible; et nous commencerons par les connaissances intellectuelles.
 
 
 

CHAPITRE XXIV
 
 
 

OÙ L'ON PARLE DES
CONNAISSANCES DES VÉRITÉS
PERÇUES EN ELLES-MÊMES PAR
L'ENTENDEMENT. ON DIT QU'ELLES SONT
DE DEUX SORTES ET ON EXPLIQUE
LA CONDUITE DE L'ÂME
À LEUR ÉGARD.
 
 
 

 Pour parler convenablement de cette connaissance des vérités en elles-mêmes qui est perçue par l'entendement, il faut que Dieu me prenne la main et dirige ma plume. Vous saurez, en effet, cher lecteur, que toute parole est impuissante à dire ce qu'elles sont en elles-mêmes par rapport à l'âme. D'ailleurs mon intention n'est pas d'en parler ici d'une manière explicite. Mon but est seulement de montrer comment l'âme doit s'ingénier pour s'en servir et tendre à l'union divine. Qu'on me permette donc d'en parler brièvement et de dire en peu de mots ce qui utile à mon but.

 Ce genre de visions, ou pour mieux dire, de connaissances des vérités en elles-mêmes est très différent de celui dont nous venons de parler au chapitre XXII. Il ne ressemble pas à la vue que l'entendement a des choses temporelles, je veux dire corporelles; il consiste à comprendre et à voir avec l'entendement les vérités de Dieu ou des créatures, et d'une manière qui surpasse ce qui a été, ce qui est et ce qui sera, et cela est très conforme à l'esprit de prophétie dont nous parlerons peut-être plus tard. Il faut donc remarquer que ce genre de connaissances se divise en deux catégories: les unes ont pour objet le Créateur, les autres les créatures, ainsi que nous l'avons dit. Les unes et les autres sont pleines de délices pour l'âme, mais les délices causées par celles qui ont Dieu pour objet sont telles qu'on ne sait à quoi les comparer; aucune expression, aucun terme ne pourrait en donner une idée; ces connaissances étant des connaissances de Dieu lui-même, les délices qu'elle produisent sont aussi les délices de Dieu lui-même. Comme nous l'enseigne David: Non est qui similis sit tibi: « Il n'y a rien qui soit semblable à vous, ô mon Dieu (Ps. XXXIX, 6). » Ces connaissances ayant Dieu pour objet, sont en effet accordées directement; elles donnent le sentiment le plus profond de quelque attribut de Dieu, de sa toute-puissance, ou de sa force, ou de sa bonté, ou de sa douceur; chaque fois qu'il se fait sentir à l'âme, il y grave ce qu'elle éprouve. Comme il s'agit ici de la pure contemplation, l'âme voit clairement qu'il n'y a aucun moyen de pouvoir en dire quelque chose, si ce n'est en quelques termes généraux que lui arrache l'abondance des délices et du bonheur qu'elle éprouve alors, mais qui sont impuissants à faire comprendre ce qu'elle a goûté et ressenti.

 Aussi David, après avoir éprouvé quelque chose de cette faveur, n'en parle qu'en termes vagues et généraux: Judicia Domini vera, justificata in semetipsa Desiderabilia super aurum et lapidem pretiosum multum, et dulciora super mel et favum: « Les jugements que nous nous formons de Dieu, c'est-à-dire les vertus et les attributs que nous reconnaissons en Dieu, sont vrais et se manifestent par eux-mêmes; ils sont plus désirables que l'or et que les pierres les plus précieuses, ils sont plus doux que le miel le plus pur (Ps. XVIII, 10-11). »

 Moïse, comme nous le lisons, ayant été élevé à une très haute connaissance de Dieu lui donna une fois de lui-même lorsqu'il passa devant lui, n'exprima cet état que par ces termes généraux dont nous avons parlé; aussi, élevé à cette connaissance, il se prosterna au moment où le Seigneur passait et s'écria: Dominator, Domine Deus, misericors et clemens, et multae miserationis ac verax. Qui custodis misericordiam in millia: « Dominateur, Seigneur Dieu, miséricordieux et clément, patient et plein de miséricorde, et véritable, qui gardez à des milliers de créatures les miséricordes que vous avez promises (Ex. XXXIV, 6-7). » Par là nous voyons que, dans l'impuissance d'exprimer ce qu'il avait connu de Dieu dans cette seule connaissance, il le dit et le répète par toutes ces expressions générales. Si parfois l'âme élevée à ces hautes connaissances fait entendre des paroles , elle voit bien qu'elle n'a rien dit de ce qu'elle a éprouvé; elle comprend qu'il n'y a aucune parole qui soit capable de l'exprimer.

 De même, saint Paul, favorisé de cette haute connaissance de Dieu, ne se préoccupe pas d'en parler; il dit seulement qu'il n'est pas permis à l'homme de traiter ce sujet (II Cor. XII, 4).

 Ces connaissances divines, ou connaissances qui ont Dieu pour objet, ne sont jamais restreintes à des choses particulières. Dès lors qu'elles regardent le principe souverain, on n'en peut rien dire de particulier; j'excepte le cas où on le pourrait d'une certaine manière quand il s'agit de quelque vérité concernant un objet inférieur à Dieu que l'on connaîtrait alors en même temps; mais s'il s'agit des connaissances divines elles-mêmes, cela est absolument impossible.

 Or ces hautes connaissances pleines d'amour ne peuvent être accordées qu'à l'âme parvenue à l'union avec Dieu; car elles sont cette union même; cette union consiste à les posséder par une certaine touche qui se fait de l'âme à la divinité; et ainsi c'est Dieu lui-même qui est alors senti et goûté; cette union n'est pas claire et manifeste comme dans la gloire; mais la touche de cette connaissance et suavité est si élevée et si profonde qu'elle pénètre la substance de l'âme. Le démon est impuissant à s'immiscer dans une pareille faveur ou à produire quelque chose de semblable, puisque rien n'en approche et ne saurait lui être comparé; il ne peut non plus infuser de pareilles jouissances et de pareils délices. Ces connaissances ont le goût de l'essence divine et de la vie éternelle, et le démon n'a pas le pouvoir de singer une faveur si élevée. Il pourrait cependant en simuler quelque apparence en représentant à l'âme certaines grandeurs ou majestés qui l'impressionneraient vivement, en cherchant à lui persuader que c'est là une faveur de Dieu, mais son intervention n'entre pas dans la substance de l'âme, ne la renouvelle pas et ne l'enflamme pas subitement d'amour comme le font les connaissances de Dieu.

 Il y a, en effet, certaines connaissances, certaines touches surnaturelles que Dieu produit dans la substance de l'âme, et celles-là l'enrichissent de telle sorte, que non seulement une seule d'entre elles suffit pour la délivrer complètement de toutes les imperfections dont elle n'avait pu se corriger dans tout le cours de sa vie, mais pour la combler de biens et de vertus célestes. Ces touches divines sont si pleines de saveurs et de délices intimes que, pour une seule d'entre elles, l'âme se trouverait bien payée de tous les travaux de la vie, si nombreux qu'ils fussent. Elle demeure en outre animée d'un tel courage et d'une telle ardeur de souffrir beaucoup pour Dieu que ce lui est un tourment particulier de voir le peu qu'elle souffre.

 De si hautes connaissances ne peuvent pas parvenir à l'âme par quelque comparaison ou imagination de sa part, comme nous l'avons dit. Ces connaissances dépassent de pareils moyens, et Dieu les produit dans l'âme sans qu'elle y concoure par son habileté. Aussi est-ce parfois quand elle y pense le moins et qu'elle est le plus éloignée d'y prétendre qu'elle a coutume de recevoir ces touches célestes que lui impriment certains souvenirs ineffables de Dieu. Parfois ces souvenirs se réveillent subitement en elle à la seule pensée de choses même de très minime importance; ils se font sentir avec tant d'efficacité que parfois ce n'est pas seulement l'âme mais le corps qui en tressaille de joie. D'autres fois ils se font sentir quand l'esprit se trouve dans un calme profond: il n'y a pas de tressaillement, mais un sentiment élevé d'allégresse et un rafraîchissement pour l'esprit. D'autres fois ces faveurs arrivent à l'occasion d'une parole de la sainte Écriture que l'on a dite ou entendue, ou à l'occasion de tout autre chose, mais elles n'ont pas toujours la même efficacité et ne se font pas sentir avec la même puissance; souvent en effet elles sont très faibles, mais, si faibles qu'elles soient, une seule de ces réminiscences ou de ces touches divines est plus précieuse pour l'âme qu'un grand nombre de connaissances ou de considérations sur les créatures et les oeuvres de Dieu.

 Comme ces connaissances sont données à l'âme à l'improviste, ainsi que nous l'avons dit, et sans le concours de sa volonté, elle n'a rien à faire soit pour les vouloir soit pour les refuser. Elle n'a qu'à se tenir humble, et à être détachée à leur égard; Dieu fera son oeuvre quand il voudra et comme il voudra.

 Je ne dis pas cependant qu'il faille se conduire négativement à l'égard de ces connaissances, comme à l'égard des autres connaissances; car, nous l'avons dit, elles font partie de l'union divine vers laquelle nous conduisons l'âme. C'est dans ce but que nous lui enseignons à se dépouiller et à se détacher de toutes les autres connaissances; et le moyen que nous devons employer pour les obtenir de Dieu, c'est d'être humble, de souffrir par amour pour Dieu avec patience et d'être désintéressé par rapport à toute récompense. Ces faveurs, en effet, ne s'accordent pas à l'âme qui n'est pas détachée; elles proviennent de l'amour tout particulier de Dieu parce que l'âme lui porte à lui-même un amour absolument désintéressé. C'est là ce que le Seigneur a voulu signifier quand il nous dit dans saint Jean: Qui autem diligit me, diligetur a Patre meo, et ego diligam eum et minifestabo ei meipsum: « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, je l'aimerai et je me manifesterai moi-même à lui (Jean, XIV, 21). » Ces paroles renferment les connaissances et les touches dont nous parlons, et par lesquelles Dieu se manifeste à l'âme qui s'approche de lui et qui l'aime véritablement.

 La seconde espèce de connaissances, de visions, ou de vérités intérieures, est très différente de celles dont nous venons de parler, parce qu'elle se rapporte à des objets inférieurs à Dieu. Elle regarde la connaissance de la vérité des choses en soi, des faits et des événements qui se passent parmi les hommes. Cette connaissance est de telle sorte que les vérités connues alors se gravent d'une manière admirable dans le plus intime de l'âme sans le concours d'une parole étrangère. Viendrait-on à lui dire le contraire, elle ne pourrait, malgré ses efforts, y donner son assentiment intérieur, parce que son esprit voit alors, outre cette connaissance, quelque chose qu'il lui représente en même temps. Elle le voit pour ainsi dire dans toute sa clarté. Cette vue, avons-nous dit, appartient à l'esprit de prophétie, ou à ce don que saint Paul appelle le don de discernement des esprits (I Cor. XII, 10). Cependant, bien que l'âme regarde cette connaissance comme absolument certaine et vraie, ainsi que nous l'avons dit, et ne puisse pas ne pas avoir cette persuasion intime qu'elle reçoit passivement, elle ne doit pas pour cela manquer d'ajouter foi à son maître spirituel et de soumettre sa raison à ce qu'il lui dira et commandera, alors même que ce serait complètement opposé à ce qu'elle éprouve. De la sorte elle marche dans le sentier de foi qui la conduira à l'union divine; tel est le but où elle doit tendre plus par la foi que par le raisonnement.

 Nous avons de cette double connaissance des témoignages très clairs dans la sainte Écriture. Le Sage, parlant de la connaissance particulière que l'on peut avoir des choses, dit ces paroles: « Dieu m'a donné la science vraie des choses; il a voulu que je connaisse la disposition du globe terrestre et la vertu des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, ainsi que les changements de saisons, le cours de l'année, la disposition des étoiles, la nature des animaux, les moeurs des bêtes sauvages, la force des vents, les pensées des hommes, la diversité des plantes et des arbres et la propriété de leurs racines, en un mot j'ai appris tout ce qu'il y a de caché et d'inconnu; et je l'ai appris, parce que la Sagesse, qui est l'auteur de toutes les choses créées, me l'a fait connaître (Sag. VII, 21). »

 Sans doute cette connaissance de toutes choses dont parle ici le Sage et que Dieu lui donna était infuse et générale, mais cette citation prouve suffisamment la réalité de toutes les connaissances particulières que Dieu infuse, quand il lui plaît, par voie surnaturelle. Il ne donne pas la science générale et habituelle de ces objets, comme il le fit pour Salomon, mais il découvre peu à peu, de temps en temps, certaines vérités au sujet de ces choses créées dont le Sage vient de nous parler. Il est  vrai cependant que Dieu accorde à beaucoup d'âmes des habitudes infuses par rapport à une foule de choses, bien que ces habitudes ne soient jamais aussi générales qu'elles ne l'étaient chez Salomon. Ces habitudes varient selon la diversité des dons que Dieu accorde et que saint Paul énumère; parmi ces dons il place la sagesse, la science, la foi, la prophétie, l'intelligence des langues, l'interprétation des paroles (I Cor. XII, 8 sv.). Toutes ces connaissances sont des habitudes infuses que Dieu donne gratuitement à qui il veut, d'une manière naturelle ou surnaturelle; il l'a fait d'une manière naturelle à Balaam et à d'autres prophètes idolâtres ainsi qu'à beaucoup de sibylles à qui il a conféré le don de prophétie; il l'a fait d'une manière surnaturelle aux saints Apôtres et Prophètes et à d'autres Saints.

 Mais outre ces habitudes ou grâces gratuites qui sont accordées, nous disons qu'il y a des personnes parfaites, ou du moins qui font des progrès dans la perfection, et qui reçoivent très ordinairement des illustrations et des connaissances sur les choses présentes ou absentes. Cette faveur leur vient par une lumière qui se communique à leur esprit déjà éclairé et purifié. Nous pouvons bien appliquer ici cette parole des Proverbes: Quomodo in aquis resplendent vultus prospicientium, sic corda hominum manifesta sunt prudentibus: « Comme on voit se refléter dans l'eau le visage et la forme de ceux qui s'y regardent, ainsi le coeur de l'homme se montre à celui qui est prudent (Pro. XXVII, 19) », c'est-à-dire à celui qui possède déjà la sagesse des Saints que la sainte Écriture appelle prudence.

 De plus, ces esprits ainsi purifiés connaissent parfois d'autres vérités: ce n'est pas cependant toujours quand ils le veulent; car cela est le partage seulement des âmes qui en ont l'habitude infuse, et encore ne l'ont-elles pas toujours en tout, puisque ces faveurs dépendent du bon plaisir de Dieu.

 Néanmoins nous devons savoir que ceux dont l'esprit est complètement purifié peuvent les uns plus que les autres, mais, avec la plus grande facilité et comme naturellement, connaître ce qu'il y a dans le coeur ou les pensées intimes, les inclinations et les qualités des autres. Ils le connaissent par des indices extérieurs, même très minimes; comme les paroles, les mouvements et autres signes. De même que le démon a ce pouvoir, parce qu'il est esprit, de même aussi l'homme spirituel le possède selon cette parole de l'Apôtre: Spiritualis autem judicat omnia: « L'homme spirituel juge de tout (I Cor. II, 15). » Il dit encore: Spiritus omnia scrutatur, etiam profunda Dei: « L'esprit pénètre tout, jusqu'aux profondeurs de Dieu (Ibid. II, 10). » Sans doute les personnes spirituelles ne peuvent pas naturellement connaître les pensées, ni le fond des coeurs, mais, aidées de la lumière surnaturelle, elles peuvent le découvrir dans les indices extérieurs. Elles peuvent, il est vrai, se tromper souvent en suivant ces indices, mais ordinairement elles sont dans le vrai. Toutefois il ne faut pas se fier à ce moyen de connaissance, car le démon s'y insinue d'une manière spéciale et avec beaucoup de subtilité, comme nous le dirons bientôt. Voilà pourquoi on doit renoncer à ces connaissances et illustrations.

 Quant aux faits et aux événements qui se passent parmi les hommes, le spirituel peut aussi en avoir connaissance, alors même qu'ils seraient éloignés. Nous en avons un exemple au quatrième livre des Rois. Giezi, serviteur d'Élisée, voulait lui cacher l'argent qu'il avait reçu de Naaman le Syrien. Mais Élisée lui dit: Nonne cor meum in praesenti erat, quando reversus est homo de curru suo in occursum tui? « Est-ce que par hasard mon coeur n'était pas présent quand Naaman revînt de son char à ta rencontre? ((IV Vulg.) II Rois, V, 26). » Cela se passait spirituellement. Le prophète avait tout vu en esprit, comme s'il avait été présent de corps.

 Nous en avons dans le même livre un autre exemple du même prophète. Élisée savait tout ce que le roi de Syrie traitait dans le secret avec ses princes, et il le révélait au roi d'Israël. Aussi les conseils du roi de Syrie demeuraient sans effet; et, voyant que tout se savait, il dit à ses conseillers: Quare non indicatis mihi, quis proditor mei sit apud regem Israel? « Pourquoi ne m'avez-vous pas révélé quel est celui d'entre vous qui me trahit près du roi d'Israël? (Ibid. VI, 11) » Et alors un de ses serviteurs répondit: Nequaquam, Domine mi rex, sed Eliseus propheta qui est in Israel, indicat regi Israel omnia verba quaecumque locutus fueris in conclavi tuo: « Non, Seigneur mon Roi, il n'en est pas ainsi: c'est le prophète Élisée qui est en Israël et qui découvre au roi tout ce que vous dites dans le secret de votre conseil (Ibid, VI, 12). »

 Ce double mode de connaissance des choses est encore comme les autres communiqué à l'âme passivement, sans le moindre concours de sa part. Il arrive en effet que l'âme, étant parfois fort loin de pensées de cette sorte et à une grande distance, reçoit la connaissance profonde de ce qu'elle entend ou de ce qu'elle lit, et le comprend beaucoup mieux que par le son des paroles; quelquefois même elle ne comprend pas ces paroles, comme par exemple si elle sont en latin et qu'elle l'ignore, et malgré cela elle en a une parfaite intelligence.

 Si je parlais des artifices que le démon peut employer et emploie réellement dans ces sortes de connaissances et de communications, il y aurait beaucoup à dire, car ils sont très nombreux et très subtils. Il peut en effet, en usant de suggestion et en se servant des sens corporels, représenter à l'âme une foule de connaissances intellectuelles, et les graver si bien qu'elles semblent résolument véritables. Si l'âme n'est pas humble et défiante d'elle-même, le démon lui fera croire certainement mille mensonges. Les suggestions, en effet, sont parfois très fortes, surtout quand l'âme participe encore à la faiblesse des sens; il y grave les connaissances avec tant de force, de persuasion et de poids, que l'âme a besoin alors de beaucoup de prières et d'énergie pour les repousser.

 Il a coutume parfois de représenter les péchés d'autrui, le mauvais état des consciences, ou la perversité des âmes; et il le fait avec fausseté dans une lumière abondante. Son but unique est de ternir la réputation du prochain, et d'inspirer le désir de découvrir ce mal, sous le beau prétexte qu'il faut recommander ces âmes à Dieu, mais en réalité il cherche par là à ce que le péché se commette.

 Sans doute Dieu représente quelquefois à de saintes âmes les nécessités du prochain, pour qu'on prie pour lui ou qu'on y porte remède. Ainsi par exemple, nous lisons qu'il découvrit à Jérémie la faiblesse du prophète Baruch pour qu'il lui montrât la conduite à suivre (Jér. XLV, 3). Mais très souvent c'est le démon qui, contre toute vérité, manifeste les défauts du prochain; il cherche à détruire sa réputation, à faire commettre des péchés et à jeter dans les angoisses, comme l'expérience nous l'apprend. D'autres fois il donne un grand poids à d'autres connaissances et il en inspire la conviction.

 Toutes ces connaissances, qu'elles viennent de Dieu ou non, sont d'un très faible secours à l'âme qui voudrait s'en servir pour aller à Dieu. Au contraire, si elle ne veille pas à s'en détacher, non seulement ces connaissances la troubleront, mais lui porteront un grand tort et la feront tomber dans une foule d'erreurs. Car tous les dangers et tous les inconvénients qui peuvent se trouver dans les communications surnaturelles dont nous avons parlé jusqu'à présent peuvent se trouver ici; il y en a même de plus nombreux. Voilà pourquoi je n'ajoute qu'un mot. Il faut veiller avec le plus grand soin à renoncer à de pareilles connaissances et s'appliquer à monter vers Dieu par le non-savoir, rendre toujours compte de son état au confesseur ou directeur spirituel, et s'en tenir constamment à ses conseils. Quant à lui, qu'il porte rapidement l'âme à s'affranchir de ces connaissances et à ne leur accorder aucune importance, car elles ne servent pas dans le chemin de l'union à Dieu, et, je le répète, comme ces choses sont reçues passivement dans l'âme, leur effet voulu par Dieu est toujours produit en elle, sans qu'elle y concoure. Voilà pourquoi il me paraît inutile de parler de l'effet que produisent les connaissances véritables ou les connaissances fausses; ce serait une peine superflue et on n'en finirait plus: on ne saurait d'ailleurs exposer cette doctrine en peu de mots. Car, comme ces connaissances sont très nombreuses et variées, leurs effets le sont également. Sans doute les connaissances bonnes produisent des effets qui sont bons et conduisent au bien, tandis que les connaissances mauvaises produisent des effets qui sont mauvais et conduisent au mal. Mais quand je dis ce qu'il faut les repousser toutes, j'ai dit ce qu'il faut pour qu'on évite de tomber dans l'erreur.
 
 
 

CHAPITRE XXV
 
 
 

OÙ L'ON PARLE
DU SECOND GENRE DE
RÉVÉLATIONS, OU DES MANIFESTATIONS
DES SECRETS ET MYSTÈRES CACHÉS.
ON MONTRE COMMENT ELLES
PEUVENT SERVIR À L'UNION DIVINE
OU L'EMPÊCHER, ET COMMENT LE
DÉMON PEUT ICI TROMPER
LES ÂMES.
 
 
 

 Le second genre de révélations, avons-nous dit, consiste dans la manifestation des secrets et des mystères cachés. Il peut être de deux sortes. La première concerne ce que Dieu est en lui-même, et elle renferme la révélation du mystère de la Très Sainte Trinité et de l'Unité de Dieu. La seconde concerne ce que Dieu est dans ses oeuvres, et elle renferme les autres articles de notre sainte foi catholique et toutes les propositions vraies qui peuvent en découler explicitement. Les propositions renferment et comprennent un grand nombre de révélations des prophètes, de promesses et de menaces divines ainsi que des éléments touchant la foi qui devaient ou doivent arriver. On peut en outre y ramener beaucoup d'autres cas particuliers que Dieu révèle ordinairement soit sur l'univers en général, soit en particulier sur un royaume, une province, un état, une famille ou une personne déterminée. Nos saintes Lettres nous fournissent de nombreux exemples de cette double révélation. On en rencontre spécialement dans tous les Prophètes. C'est là un fait tellement clair et obvie que je ne veux pas m'y arrêter. J'ajoute que ces révélations ne se font pas seulement par la parole; Dieu les exprime sous une foule de formes et de moyens: parfois il n'emploie que des paroles; et parfois il ne se sert que de signes, ou de figures, ou d'images, ou de similitudes; parfois il use en même temps de paroles et de symboles: c'est ce que nous voyons dans les Prophètes et spécialement dans l'Apocalypse. Là nous trouvons non seulement tous les genres de révélations dont nous avons parlé, mais encore tous les divers modes que nous venons d'énumérer.

 Or ces révélations qui appartiennent à la seconde catégorie, Dieu les accorde encore de nos jours à qui bon lui semble. Il a coutume de révéler à certaines personnes le temps qu'elles ont à vivre, les travaux qu'elles endureront, ce qui doit arriver à telle ou telle personne ou se passer dans tel ou tel royaume, et... Il découvre même des vérités renfermées dans les mystères de la foi et en donne à l'esprit l'intelligence; cependant ce n'est pas là ce qu'on appelle proprement une révélation puisqu'il s'agit d'une vérité déjà révélée, mais c'est plutôt une manifestation ou une exposition d'un dogme déjà connu.

 Quant aux révélations de ce genre, elles se prêtent beaucoup à l'action du démon. Comme elles se font ordinairement par des paroles, des figures, des symboles, etc..., le démon peut très facilement en former de semblables; et il le peut beaucoup plus que quand elles se font seulement à l'esprit. Mais qu'il s'agisse de la première ou de la seconde catégorie, si la révélation vient à toucher notre foi ou nous apporter un enseignement nouveau et différent de celui que nous avons reçu, nous ne devons en aucune manière y donner notre consentement, alors même que nous aurions l'évidence qu'il nous est donné par un Ange du Ciel. Telle est la recommandation de saint Paul: Sed licet nos, aut Angelus de caelo evangelizet vobis praeterquam quod evangelizavimus vobis, anathema sit: « Si nous vous annoncions, nous, ou un Ange du ciel, un autre évangile que celui que nous vous avons prêché, qu'il soit anathème (Gal. I, 8). »

 Dès lors qu'il n'y a plus d'autres articles à révéler concernant la substance de notre foi que ceux qui l'ont déjà été à l'Église, non seulement nous ne devons pas accepter une nouveauté qui serait communiquée, mais il est prudent de veiller encore avec soin à rejeter les variations qui y seraient contenues. Il convient pour la pureté de l'âme qu'elle reste dans la foi. Viendrait-on à manifester encore des vérités déjà révélées, il ne faudrait pas les croire pour ce motif qu'on nous les montre alors, mais parce qu'elles sont déjà suffisamment manifestées à l'Église, fermer les yeux de l'entendement à leur égard, s'attacher avec simplicité à la doctrine de l'Église et à la foi qu'elle professe et qui, comme le proclame saint Paul, nous vient par l'ouïe: Fides ex auditum (Rom. X, 17). Qu'elle n'accorde pas facilement crédit et n'applique pas son entendement à ces vérités de la foi qui sont révélées de nouveau, alors même qu'elles lui paraîtraient plus conformes à la raison et plus vraies, si elle ne veut pas s'exposer à l'erreur. Le démon, en effet, pour nous tromper peu à peu et nous suggérer ses mensonges, commence par donner l'appât des vérités et de certaines choses très vraisemblables, par là il rassure l'âme et aussitôt après il la fait tomber dans l'erreur. Il agit comme l'ouvrier qui coud le cuir avec du crin: il fait d'abord pénétrer le crin raide, et à la suite le crin souple qui sans lui n'aurait pu être introduit. Qu'on y veille dont avec soin. Alors même qu'il serait vrai qu'il n'y a aucun danger de tomber dans de telles illusions, il convient souverainement à l'âme de ne pas chercher à avoir l'intelligence claire des choses de la foi, afin de conserver pur et entier le crédit que mérite la foi, et de se diriger, par la nuit obscure de l'entendement à la divine lumière de l'union. Il est extrêmement important de s'attacher aveuglément aux prophéties antiques, chaque fois qu'il se présente quelque nouvelle révélation. Aussi l'apôtre saint Pierre, après avoir vu d'une certaine manière la gloire du Fils de Dieu sur la montagne du Thabor, nous dit néanmoins dans sa 2è épître canonique: Habemus firmiorem propheticum semonem; cui benefacitis attendentes: Bien que la vision de Notre-Seigneur Jésus-Christ que nous avons eue sur la montagne soit très vraie, « nous avons cependant un témoignage plus assuré et plus certain: c'est celui de la parole prophétique qui nous est révélée; attachez-vous-y et vous ferez bien (II Pier. I, 19). »

 S'il convient vraiment, pour les motifs indiqués, de fermer les yeux sur des propositions ou révélations nouvelles qui concerneraient la foi, à plus forte raison est-il nécessaire de ne donner ni consentement ni crédit aux autres révélations qui s'en éloigneraient; car le démon y prend ordinairement une si large part que je regarde comme impossible que l'on ne soit pas trompé dans le plus grand nombre d'entre elles, si l'on n'a pas la précaution de les rejeter, vu leur apparence de vérité et la conviction qu'il inspire. Il les enveloppe, en effet, de si belles apparences et de tant de motifs de crédibilité, il les grave si profondément dans les sens et l'imagination, qu'il ne semble y avoir aucun doute à ce que les choses soient ainsi; l'âme y adhère et s'y affectionne, de telle sorte que, si elle n'a pas d'humilité, il sera difficile de la tirer de là et de lui faire croire le contraire.

 Voilà pourquoi l'âme pure et simple, prudente et humble, doit employer toutes ses forces et toute sa diligence à repousser et à rejeter les révélations et les visions comme des tentations très dangereuses, puisque pour tendre à l'union d'amour non seulement il n'est pas nécessaire de les rechercher, mais il faut les repousser. C'est là ce que Salomon nous a donné à entendre par ces paroles: Quid necesse est homini majora se quaerere?: « Quelle nécessité y a-t-il pour l'homme de rechercher ce qui est au-dessus de ses aptitudes naturelles? (Eccl. VII, 1) » C'est comme s'il avait dit: Pour être parfait, l'homme n'a pas besoin d'aspirer aux choses surnaturelles par des voies surnaturelles et extraordinaires qui sont au-dessus de sa capacité.

 Quant aux objections qui pourraient être faites contre cette doctrine, il y a déjà été répondu aux chapitres XIXe et Xxe de ce Livre. Aussi j'y renvoie le lecteur, et je termine le sujet des révélations. Il suffit d'ailleurs à l'âme de savoir qu'il lui convient de s'en tenir prudemment à l'écart, si elle veut s'avancer pure et exempte d'erreur dans la nuit de la foi pour parvenir à l'union divine.
 
 
 

CHAPITRE XXVI
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE
DES PAROLES INTÉRIEURES
QUI SONT COMMUNIQUÉES
SURNATURELLEMENT À L'ESPRIT;
ON MONTRE COMBIEN DE SORTES
IL Y EN A.
 
 
 

 Le lecteur doit toujours se rappeler l'intention et la fin que je me suis proposés en écrivant ce livre; mon but a été de diriger l'âme au milieu de toutes les connaissances naturelles et surnaturelles, de la tenir à l'abri des illusions et des difficultés dans la pureté de la foi pour parvenir à l'union divine. Il comprendra alors pourquoi, si je ne me suis pas étendu davantage sur les connaissances de l'âme et de la doctrine dont je m'occupe, et si je ne descends pas dans tous les détails et toutes les divisions que la raison peut-être exigerait, je ne suis pas cependant incomplet sur ce sujet. Car il me semble que j'ai donné sur toute cette matière assez d'avis, de lumière et d'enseignement pour que l'âme sache se conduire avec prudence dans tous les cas intérieurs et extérieurs et continuer sa marche. Telle est la cause pour laquelle j'ai traité si brièvement les connaissances prophétiques, comme je l'ai fait d'ailleurs pour d'autres. Il y aurait beaucoup plus à dire sur chacune d'elles, et si l'on devait traiter de leurs différences, de leurs modes et de la manière dont elles peuvent se produire, il me semble que l'on n'en finirait plus de les connaître. Aussi me suis-je contenté de donner ce qui, d'après moi, en constitue la doctrine et la substance, et j'y ai ajouté les précautions qu'il faut suivre alors comme dans toutes les circonstances analogues qui peuvent se présenter.

 J'agirai de même en traitant du troisième genre de connaissances que j'ai appelées paroles surnaturelles et qui peuvent se produire dans l'esprit des personnes spirituelles sans le concours des sens corporels. Bien qu'elles soient nombreuses et variées, je trouve qu'elles peuvent se ramener toutes à trois catégories, qu'on appelle paroles successives, paroles formelles et paroles substantielles. Les paroles successives sont certaines paroles ou certains raisonnements que l'esprit a coutume de former et de produire en lui-même lorsqu'il est recueilli. Les paroles formelles sont certaines paroles distinctes et précises que l'esprit ne produit pas par lui-même mais reçoit d'une tierce personne, qu'il soit recueilli ou non. Les paroles substantielles sont d'autres paroles qui se produisent d'une façon précise dans l'esprit, qu'il soit recueilli ou non, et qui produisent et causent dans la substance de l'âme cette substance et vertu qu'elles signifient.

 Nous allons traiter successivement de chacune de ces paroles.
 
 
 

CHAPITRE XXVII
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE
DE LA PREMIÈRE CATÉGORIE
DE PAROLES QUE L'ESPRIT FORME
PARFOIS AU-DEDANS DE LUI-MÊME
LORSQU'IL EST RECUILLI. ON EN
MONTRE LA CAUSE AINSI QUE LES
AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS
QUI PEUVENT EN RÉSULTER.
 
 
 

 Ces paroles successives se produisent toujours lorsque l'esprit est recueilli et profondément plongé dans quelque considération. Lui-même discute sur la matière qui le captive, passe d'une pensée à l'autre, forme des paroles et des raisonnements très justes avec une si grande facilité et précision qu'il y découvre des choses qui lui étaient inconnues; il lui semble bien qu'il n'en est point l'auteur, mais que c'est une autre personne qui forme ces raisonnements dans son intérieur, qui répond ou qui enseigne. Et, en vérité, il a bien raison de le penser ainsi, car il raisonne avec lui-même et se répond, comme s'il se trouvait avec une autre personne, et il en est bien ainsi d'une certaine manière. Bien que ce soit le même esprit qui agisse comme instrument, l'Esprit-Saint l'aide souvent à produire et à former ces pensées, ces paroles et ces raisonnements pleins de vérités. Il se les dit donc à lui-même, comme s'il se trouvait avec une tierce personne. L'entendement est alors uni à la vérité qu'il considère et profondément recueilli. L'Esprit-Saint lui est uni par cette vérité, comme il l'est d'ailleurs à toute vérité. De là vient que l'entendement, communiquant de cette sorte avec le Saint-Esprit moyennant cette vérité, forme successivement dans son intérieur les autres vérités qui sont en rapport avec celle qu'il considérait; mais c'est l'Esprit-Saint, son maître, qui lui ouvre la porte et lui communique sa lumière. Telle est l'une des manières dont il se sert pour instruire l'âme. C'est ainsi que l'entendement éclairé et enseigné par ce maître comprend ces vérités et en même temps forme de lui-même ces paroles sur des vérités qui lui viennent d'autre part. Les paroles de la Genèse trouvent bien ici leur application: « C'est la voix de Jacob, mais ce sont les mains d'Ésaü (Gén. XXVII, 22). » L'âme qui en est là ne pourra jamais se persuader que ces mots et ces paroles ne lui viennent pas d'une tierce personne, car elle ne sait pas avec quelle facilité l'entendement peut de lui-même former des paroles sur les pensées et vérités qui lui sont communiquées par une tierce personne.

 Il est certain qu'il n'y a en soi aucune illusion dans cette communication faite à l'entendement, et dans cette illustration dont il est éclairé; mais il peut y en avoir, et il y en a souvent dans les paroles formelles et les raisonnements que l'entendement forme alors. Cette lumière qui parfois lui est donnée est très subtile et très spirituelle; aussi l'entendement n'arrive-t-il pas à s'en faire une idée exacte, et c'est lui, comme nous l'avons dit, qui forme de lui-même ses raisonnements; de là vient que très souvent il en forme de faux, tandis que d'autres seront vraisemblables ou défectueux. Comme au début il a déjà commencé à saisir le fil de la vérité, et qu'aussitôt après il y ajoute de lui-même son habileté ou plutôt la grossièreté de ses basses conceptions, il peut facilement varier selon les dispositions de sa capacité, et tout cela se passe comme si une troisième personne lui parlait.

 J'ai connu une personne qui formait ces paroles successives. Or, au milieu de quelques paroles très vraies et substantielles qui regardaient le Très Saint Sacrement de l'Eucharistie, il y en avait d'autres qui étaient une hérésie manifeste. Ce qui se passe de nos jours est quelque chose d'effrayant. Une âme quelconque est-elle déjà parvenue à quatre maravédis de méditation, et entend-elle quelques-unes de ces paroles intérieures au milieu de son recueillement, qu'aussitôt elle baptise le tout comme venant de Dieu; elle suppose qu'il en est ainsi, et elle répète: « Dieu m'a dit ceci. Dieu m'a répondu cela ». Or il n'en est rien; comme nous l'avons remarqué, ce sont ces âmes qui le plus souvent se parlent ainsi à elles-mêmes.

 De plus, le désir que ces âmes ont de ces paroles et l'affection qu'elles y portent intérieurement les amènent à se donner à elles-mêmes ces réponses, et elles s'imaginent que c'est Dieu qui leur répond et leur parle. Aussi elles tombent dans de grandes extravagances si elles ne mettent pas un frein sérieux à ces tendances, et si leur directeur ne leur impose pas un renoncement absolu à ces sortes de discours. Elles en retireront plus de bavardage et d'impureté d'âme que d'humilité et de mortification spirituelle; elle s'imagineront que ça été là une grande faveur et que Dieu a  parlé, tandis qu'il n'y aura eu presque rien, ou rien du tout, ou même moins que rien. Car ce qui n'engendre ni humilité, ni charité, ni mortification, ni sainte simplicité, ni silence..., que peut-il être?

 J'ajoute donc que ces paroles peuvent détourner beaucoup d'âmes de sa marche vers l'union divine, parce qu'elles l'éloignent beaucoup, si elle en fait cas, de l'abîme de la foi, où l'entendement doit rester dans l'obscurité, afin de s'avancer par amour dans la nuit de la foi, et non par des raisonnements nombreux.

 On me dira peut-être: Pourquoi l'entendement doit-il se priver de ces vérités, puisque, comme nous l'avons dit, l'Esprit de Dieu les donne pour éclairer l'entendement, et qu'ainsi il ne peut être mauvais de s'en occuper? A cela je réponds que l'Esprit-Saint éclaire l'entendement qui est recueilli, et qu'il l'éclaire dans la mesure de ce recueillement, mais comme l'entendement ne peut trouver un autre recueillement plus parfait que celui qu'il puise dans la foi, l'Esprit-Saint ne l'éclairera jamais mieux que dans la voie de la foi. Plus une âme est pure, plus elle est appliquée à vivre de la foi avec perfection, plus aussi elle reçoit la charité infuse de Dieu; or plus elle possède la charité, plus l'Esprit-Saint l'éclaire et lui communique ses dons: de telle sorte que la charité est la cause de ses dons et le moyen par lequel il les communique.

 Sans doute, il est vrai que l'Esprit-Saint donne quelque lumière dans ces illustrations qu'il communique à l'âme sur certaines vérités, mais celle de la foi est très différente, sans qu'on puisse le comprendre clairement; la qualité de cette lumière est comme l'or le plus fin par rapport au métal le plus vil, et son abondance est comme celle de la mer comparée à la goutte d'eau. Dans le premier cas l'âme reçoit la science d'une, de deux ou de trois vérités...; dans le second cas c'est la sagesse de Dieu qui lui est communiquée d'une manière générale, ou mieux, c'est le Fils de Dieu qui se communique lui-même à l'âme par la foi.

 Vous me direz encore que toutes ces connaissances sont bonnes et que l'une n'empêche pas l'autre. Je réponds qu'elles sont un très grand inconvénient pour l'âme quand elle en fais quelque cas. Car elle s'occupe de choses claires et de peu d'importance, qui suffisent pour empêcher les communications qui se font dans l'abîme de la foi où Dieu l'instruit d'une manière secrète et surnaturelle, l'enrichit de vertu et de dons, sans même qu'elle puisse le comprendre.

 Le fruit que ces communications successives doivent produire ne provient pas de ce que l'entendement s'y applique expressément; cette application aurait au contraire pour résultat d'éloigner ces connaissances selon cette parole de la Sagesse au livre des Cantiques: « Détournez de moi vos yeux, car ils me font prendre mon vol (Cant. VI, 4) », c'est-à-dire à aller loin de vous et à me retirer sur les hauteurs. Mais elle doit agir purement et simplement, sans forcer son entendement à considérer ce qui lui est communiqué surnaturellement, et appliquer sa  volonté à aimer Dieu. C'est par l'amour, en effet, que ces dons se communiquent; et ainsi ils se communiquent avec beaucoup plus d'abondance qu'auparavant. Mais si, quand elle reçoit passivement ces faveurs surnaturelles, l'âme fait intervenir d'une manière active l'habileté naturelle de son entendement ou de quelque autre faculté, elle montre son inaptitude et son incapacité, et forcément elle doit modifier ces connaissances à sa manière et par suite en changer la nature; il en résulte qu'elle se trompera, formera des raisonnements personnels qui n'auront point la réalité ni l'apparence du surnaturel, mais seront au contraire très naturels, très erronés et très vils.

 Il y a cependant certains entendements très vifs et très subtils qui, étant recueillis dans la considération de quelque vérité, discourent naturellement avec la plus grande facilité sur des pensées, s'expriment en paroles et en raisonnements pleins de sentiments, et s'imaginent ni plus ni moins que tout cela est de Dieu; mais il n'en est rien; c'est leur entendement qui, aidé de sa lumière naturelle, et quelque peu dégagé des opérations des sens, peut, sans un secours surnaturel, produire ce résultat et de plus grands encore. Les faits de ce genre sont nombreux. Beaucoup d'âmes sont dans l'illusion sur ce point. Elles s'imaginent qu'elles sont élevées à une très haute oraison et qu'elles sont favorisées de communications intimes avec Dieu. Elles écrivent même ou font écrire ce qui se passe en elles. Et il arrive que tout cela n'est rien, qu'il n'y a pas la substance de la moindre vertu et ne sert qu'à entretenir la vaine complaisance. Que ces âmes apprennent donc à ne faire aucun cas de ces paroles successives, mais à fixer la volonté dans un amour fort et humble, à agir et à souffrir comme le Fils de Dieu durant sa vie mortelle, à se mortifier en tout. C'est là le chemin qui conduit à tous les biens spirituels, et non la multiplicité des discours intérieurs.

 Il faut ajouter que le démon s'insinue souvent dans ce genre de paroles intérieures successives, surtout quand l'âme y a quelque inclination ou affection. Au moment où elle commence à se recueillir, le démon a coutume de lui offrir de nombreux sujets de digression; il présente à l'entendement, par ses suggestions, des pensées ou des paroles pour la faire tomber en la trompant très habilement avec toutes les apparences du vrai. Telle est l'une des manières par lesquelles il se communique à ceux qui ont fait avec lui quelque pacte tacite ou formel. Il agit de la sorte avec certains hérétiques, et surtout avec les hérésiarques; il remplit leur entendement de pensées et de raisons très subtiles, fausses, ayant les apparences du vrai mais erronées.

 De ce que nous venons de dire il s'ensuit que ces paroles successives qui sont communiquées à l'entendement peuvent provenir de trois causes, c'est-à-dire de l'Esprit divin qui le meut et l'éclaire, ou de la lumière naturelle de l'entendement, ou enfin du démon qui peut lui parler par suggestion.

 Quant à dire maintenant quels sont les signes et les marques qui nous feront connaître que ces paroles procèdent de cette cause plutôt que de telle autre, il serait assez difficile de le préciser d'une manière complète; on peut cependant indiquer des signes généraux. Ainsi, par exemple, lorsque l'âme qui reçoit ces paroles et ces pensées est portée en même temps à aimer Dieu et s'embrase pour lui d'un amour plein d'humilité et de respect, c'est un signe que l'Esprit de Dieu passe par là; car il n'accorde jamais quelques faveurs sans qu'elles soient revêtues de ce caractère. Lorsque ces paroles ne procèdent que de l'activité et de la lumière de l'entendement, c'est l'entendement seul qui produit tout ce travail, mais sans les vertus dont nous venons de parler, bien que la volonté puisse être portée d'une manière naturelle à aimer Dieu quand elle est instruite et éclairée sur la vérité. Cependant, une fois la méditation passée, la volonté reste alors dans l'aridité, sans être pour cela portée à la vanité ou au mal, à moins que le démon ne la tente de nouveau sur ce point; mais cela ne se produit pas lorsque ces paroles viennent de l'Esprit-Saint. Car alors la volonté reste ordinairement pleine d'affection pour Dieu et portée au bien. Parfois néanmoins, la volonté se trouvera dans l'aridité, quoique la communication ait eu le Saint-Esprit pour auteur, Dieu le permettant ainsi pour le plus grand bien de l'âme.

 D'autres fois encore, l'âme sentira faiblement ces opérations ou ces mouvements vers ces vertus, bien que ce qu'elle a éprouvé soit bon. Voilà pourquoi, je le répète, il est quelquefois difficile de connaître la différence qu'il y a entre les unes et les autres de ces paroles, vu la diversité des effets qu'elles produisent. Toutefois les effets dont nous venons de parler sont les plus ordinaires, bien qu'ils se manifestent avec plus ou moins d'abondance.

 Les communications qui viennent du démon sont parfois elles-mêmes difficiles à reconnaître. Sans doute, elles laissent ordinairement la volonté dans la sécheresse par rapport à l'amour de Dieu et inclinent l'esprit à la vanité, à l'estime et à la complaisance de soi; mais parfois aussi elles engendrent une fausse humilité, et une ferveur pleine d'affection, qui repose sur l'amour-propre, et qui n'est que difficilement comprise, à moins que la personne ne soit très spirituelle. Le démon agit de la sorte pour se dissimuler; il sait d'ailleurs très bien provoquer parfois des larmes au sujet des sentiments qu'il excite, afin d'arriver peu à peu par là à suggérer à l'âme les affections qui lui plaisent. Il ne néglige rien pour porter sans cesse la volonté à estimer ces communications intérieures, à en faire un très grand cas et à s'y attacher, afin que l'âme s'occupe non de ce qui est la vertu elle-même, mais de ce qui est une occasion de perdre celle qu'elle avait.

 Il faut donc nécessairement se conduire avec prudence à l'égard de toutes ces paroles, pour n'être point trompé et ne pas s'exposer à des inquiétudes multiples. Il faut de plus n'en faire aucun cas, et ne s'appliquer qu'à une seule science, celle qui consiste à se diriger vers Dieu avec toute l'énergie de la volonté et à accomplir avec perfection sa loi et ses saints conseils. Telle est la sagesse des Saints. Contentons-nous de connaître les mystères et les vérités avec simplicité et droiture comme l'Église nous les propose. Cela suffit pour embraser le coeur du plus grand amour, sans que nous allions nous jeter dans des recherches profondes et curieuses où, à moins d'un miracle, on est exposé au danger. Aussi saint Paul nous dit à ce sujet: « Il ne nous convient pas de savoir plus qu'il ne faut (Rom. XII, 3). »

 Ce que nous venons de dire suffit pour expliquer ce sujet des paroles successives.
 
 
 

CHAPITRE XXVIII
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE DES
PAROLES INTÉRIEURES QUI
SE PRODUISENT FORMELLEMENT DANS
L'ESPRIT D'UNE MANIÈRE SURNATURELLE.
ON MONTRE LES DOMMAGES QU'ELLES
PEUVENT CAUSER ET ON INDIQUE
LES PRÉCAUTIONS QU'IL FAUT PRENDRE,
POUR QU'ELLES NE JETTENT PAS
DANS L'ERREUR.
 
 
 

 La seconde catégorie de paroles intérieures renferme les paroles formelles. Elles se produisent parfois dans l'esprit, recueilli ou non, et par voie surnaturelle sans le concours d'aucun sens. Je les appelle formelles, parce qu'il semble formellement à l'esprit qu'elles lui sont adressées par une tierce personne, et qu'il n'y contribue en rien. Elles sont très différentes de celles dont nous venons de parler. Or cette différence vient non seulement de ce que l'esprit ne fait rien pour les produire, comme cela arrive dans les autres, mais je le répète, de ce qu'elles lui viennent parfois quand il n'est pas recueilli, et même très éloigné d'y songer; or il en est tout autrement pour les paroles de la première catégorie, ou paroles successives, qui se rapportent toujours à la vérité qu'on considère.

 Ces paroles sont parfois très formelles; d'autres fois elles le sont moins; très souvent elles sont comme des pensées qui sont communiquées à l'esprit sous la forme d'une réponse ou autrement, comme si on lui parlait; quelquefois ce n'est qu'un mot, d'autres fois il y en a deux ou davantage; ou encore ce sont des paroles successives comme les précédentes, car elles ont coutume de durer, elles instruisent l'âme et discutent avec elle, sans que l'esprit y prenne part, et tout se passe comme si une personne s'entretenait avec une autre. Nous en avons un exemple dans Daniel qui nous dit, que « l'Ange parlait en lui (Dan. IX, 22). » C'était là un langage formel et successif qui avait la forme d'un raisonnement et qui instruisait Daniel, car l'Ange lui avait dit aussi qu'il était venu là pour l'instruire.

 Ces paroles, quand elles ne sont que formelles, produisent peu d'effet dans l'âme; car ordinairement elles n'ont d'autre but que de lui donner un enseignement ou de l'éclairer sur quelque point; aussi, pour produire ce résultat, il n'est pas nécessaire que leur efficacité dépasse le but auquel elles sont destinées. Or ce but, quand les paroles sont de Dieu, est toujours atteint dans l'âme; car elles lui confèrent la promptitude à accomplir ce qui lui est commandé et la clarté sur ce qui lui est enseigné. Sans doute elles ne lui enlèvent pas toujours la répugnance et la difficulté; au contraire; elles l'augmentent en général. Dieu le dispose ainsi pour que l'âme s'instruise davantage et grandisse dans l'humilité, en un mot il agit pour son bien. Dieu lui laisse ordinairement cette répugnance quand il lui commande des actes qui ont de l'éclat ou peuvent l'élever à quelque dignité, tandis que pour les choses inférieures et basses il lui inspire de la facilité et de l'empressement. Ainsi nous lisons dans « l'Exode » que Dieu prescrivit à Moïse d'aller trouver Pharaon et de délivrer son peuple, mais que Moïse éprouva une très grande répugnance à obéir (Ex. III, 10). Il fallut que Dieu renouvelât trois fois son commandement et lui donnât des signes évidents de sa volonté. Et encore tout cela était insuffisant, jusqu'à ce qu'il lui donnât son frère Aaron qui devait l'accompagner et partager avec lui l'honneur de l'entreprise.

 Il en arrive tout autrement lorsque les paroles et les communications viennent du démon. Il inspire de la facilité et de l'empressement pour les actions qui ont de l'éclat et de l'importance; mais il n'inspire que de la répugnance pour les choses humbles. Dieu, au contraire, cela est certain, a tant en horreur les âmes qui recherchent les dignités que, même quand il leur commande de les accepter et les leur impose, il ne veut pas qu'elles s'empressent d'obéir ou qu'elles aient le désir de commander.

 Cette promptitude que Dieu inspire généralement par ces paroles formelles les différencie encore des paroles successives; celles-ci n'exercent pas une impression aussi puissante sur l'esprit, et ne suggèrent pas autant de promptitude; car les premières sont plus formelles ou plus explicites, et l'entendement y met moins du sien. Cela néanmoins n'empêche pas que certaines paroles successives produisent parfois plus d'effet, à cause de l'abondance de communication que l'Esprit divin fait à l'esprit humain; mais ce mode de communication est différent de l'autre sous beaucoup de rapports. Lorsque l'âme entend ces paroles formelles, elle ne doute pas si c'est elle qui les profère; elle voit très bien le contraire, surtout quand elle est très éloignée de songer à ce qui lui est dit; et quand même elle aurait eu quelque pensée de ce genre, elle reconnaît clairement et distinctement que ces paroles viennent d'une autre source.

 Or l'âme ne doit faire aucun cas de ces paroles formelles et les traiter comme les paroles successives. Sans quoi ce serait d'abord occuper l'esprit de ce qui n'est pas le moyen légitime ni prochain de l'union avec Dieu, comme l'est la foi, et de plus ce serait s'exposer à être très facilement trompé par le démon. Il arrive parfois, en effet, que l'on a de la peine à découvrir quelles sont les paroles qui viennent du bon Esprit, et quelles sont celles qui viennent de l'esprit mauvais. Comme ces paroles formelles, je le répète, ne produisent pas beaucoup d'effet, on peut à peine les distinguer, d'autant plus que celles du démon sont parfois plus efficaces chez les âmes imparfaites que celles du bon esprit chez les personnes spirituelles. Mais qu'elles soient du bon ou du mauvais esprit, il n'y a pas à se presser d'exécuter ce qu'elles disent, ni à en faire cas. Néanmoins, on doit les exposer à un confesseur expérimenté, ou à une personne prudente et entendue pour qu'elle donne son avis et voie la conduite à tenir; et l'âme, d'après son conseil, se tiendra dans l'abnégation et le renoncement complet par rapport à ces paroles.

 Si l'on ne trouve pas cette personne expérimentée, il est préférable de prendre ce que les paroles ont de substantiel et de sûr, sans d'ailleurs en faire cas, et de n'en parler à qui que ce soit. Car on pourrait très facilement rencontrer certaines personnes qui causeraient la perte de l'âme plutôt que son bien. Ce n'est pas le premier venu qui est capable de diriger les âmes; et dans une question de si haute importance, réussir ou se tromper peut avoir les plus graves conséquences.

 Il faut bien remarquer, en outre, que l'âme ne doit d'elle-même rien faire ni accepter de ce que ces paroles lui disent, sans de mûres réflexions et un conseil autorisé. Car on est exposé dans cette matière à des illusions tellement subtiles et étranges que, à mon avis, l'âme qui ne sera pas ennemie de paroles de cette sorte ne pourra manquer de tomber très souvent dans des illusions plus ou moins profondes.

 Comme aux chapitres XVII, XVIII, XIX et XX de ce livre, j'ai déjà parlé de ces illusions et dangers, ainsi que des précautions à prendre pour les éviter, j'y renvoie le lecteur, et je ne m'étends pas davantage ici sur ce sujet. Je dis seulement que la doctrine fondamentale sur ce sujet et la plus sûre, c'est de ne faire aucun cas de ces paroles malgré leurs apparences (L'édition du P. Gerardo suppose que le Saint a voulu dire « aunque mas BUENO parezca: quelque bonnes qu'elles paraissent »), et de nous guider en tout d'après les lumières de la raison et les enseignements que l'Église nous a donnés et nous donne chaque jour.
 
 
 

CHAPITRE XXIX
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE DES
PAROLES SUBSTANTIELLES
QUI SONT COMMUNIQUÉES INTÉRIEUREMENT
À L'ESPRIT. ON MONTRE LA DIFFÉRENCE
QU'IL Y A ENTRE CES PAROLES
ET LES PAROLES FORMELLES,
LE PROFIT QU'ELLES PROCURENT,
L'ABNÉGATION ET LE RESPECT OÙ
L'ÂME DOIT SE TENIR
A LEUR ÉGARD.
 
 
 

 La troisième catégorie de paroles intérieures, avons-nous dit, comprend les paroles substantielles; bien qu'elles soient formelles comme les précédentes, puisqu'elles se gravent dans l'âme d'une manière très distincte, elles en diffèrent parce qu'elles produisent un effet vif et profond, ce qui n'existe pas pour les paroles qui ne sont que formelles. S'il est vrai de dire que toute parole substantielle est formelle, il ne s'ensuit pas que toute parole formelle soit substantielle, mais seulement celle-là qui, comme nous l'avons dit déjà, imprime substantiellement dans l'âme ce qu'elle signifie. Il en serait ainsi, par exemple, si Notre-Seigneur disait formellement à une âme: « Sois bonne », et qu'immédiatement elle fût essentiellement bonne. Ou encore s'il lui disait: « Aime-moi », et qu'aussitôt elle possédât et sentît en elle-même la substance de l'amour, c'est-à-dire le véritable amour de Dieu; ou encore si, la voyant en proie à une crainte excessive, il lui disait: « Ne crains pas », et qu'elle se sentît tout à coup pleine d'énergie et en paix. Car la parole de Dieu, comme dit le Sage, est pleine de puissance (Eccl. VIII. 4). Elle produit substantiellement dans l'âme ce qu'elle signifie. C'est là ce qu'indique David dans le Psaume: « Le Seigneur donnera à sa voix une vertu pleine de force (Ps. LXVII, 34). » C'est ce qu'il fit pour Abraham quand il lui dit: « Marche en ma présence et sois parfait (Ge. XVII, 1). » Et aussitôt Abraham fut parfait, et ne cessa de se tenir plein de respect sous le regard de Dieu. Telle est la puissance que Notre-Seigneur, d'après le saint Évangile, manifesta dans ses paroles; il ne disait qu'un mot et aussitôt il guérissait les malades et ressuscitait les morts. C'est de cette sorte que sont les paroles substantielles qu'il adresse à certaines âmes. Elles sont d'une telle importance et d'un si haut prix qu'elles communiquent à l'âme la vie, la vertu et un bien incomparable. Parfois même une seule de ces paroles lui procure plus de bien que tout ce qu'elle a pu acquérir de méritoire dans toute sa vie.

 Lorsque l'âme entend une parole de ce genre, elle n'a rien à faire par elle-même, ni à désirer, ni à refuser, ni à rejeter, ni à craindre. Elle n'a pas à se préoccuper d'accomplir ce qu'elles signifient. Car Dieu n'adresse jamais à l'âme ces paroles substantielles pour qu'elle les mette en oeuvre, mais pour les réaliser lui-même dans cette âme; et c'est là ce qui les différencie des paroles formelles et des paroles successives. Je dis que l'âme n'a pas à vouloir ou non ici, car son consentement n'est pas nécessaire pour que Dieu agisse, comme sa résistance ne suffirait pas à empêcher l'effet que Dieu produit. Mais elle doit se résigner et se tenir dans l'humilité.

 L'âme n'a pas à rejeter ces faveurs, car leur effet est déjà substantiellement gravé en elle, et il est enrichi de biens divins; car elle le reçoit passivement, et n'y contribue en rien. Elle n'a pas non plus à craindre quelque illusion. Car ni l'entendement ni le démon ne peuvent intervenir ici; ce malin esprit n'arrivera jamais à produire passivement dans une âme quelconque un effet substantiel de manière à graver en elle l'effet habituel de sa parole. J'excepte le cas où elle se serait donnée à lui par un pacte volontaire et où la possédant en maître, il y imprimerait non des effets de bien mais des effets pleins de malice. Dès lors que cette âme lui est unie par une perversité volontaire, il est très facile au démon d'imprimer en elle les effets des paroles pleines de perversité. L'expérience nous montre encore qu'il agit même sur les âmes bonnes par des suggestions nombreuses et puissantes et produit en elles d'étranges effets; mais quand les âmes sont mauvaises, il est capable de consommer le mal en elles.

 Quant à imprimer dans l'âme par ses paroles des effets qui soient assimilés à ces bons effets dont nous avons parlé, il en est incapable. Car il n'y a pas de comparaison possible entre ses paroles et celles de Dieu; toutes ne sont rien à côté de celles de Dieu, et leur effet n'est rien à côté de l'effet produit par celles de Dieu. Voilà pourquoi Dieu nous dit par Jérémie « Quelle comparaison y a-t-il entre la paille et le blé? Est-ce que mes paroles ne sont pas comme le feu, ou comme le marteau qui brise les pierres? (Jer. XXIII, 28-29) »

 Ces paroles substantielles servent donc beaucoup à l'union de l'âme avec Dieu. Plus elles sont intérieures et plus elles sont substantielles, et par suite plus elles apportent de bien. Heureuse l'âme à qui Dieu les adresse! « Parlez, Seigneur, parce que votre serviteur écoute (Rois, III, 10) ».
 
 
 

CHAPITRE XXX
 
 
 

OÙ L'ON TRAITE
DES CONNAISSANCES QUE
L'ENTENDEMENT REÇOIT PAR VOIE
SURNATURELLE; ON EN EXPLORE LA
CAUSE, AINSI QUE L'ATTITUDE QUE
L'ÂME DOIT TENIR POUR NE PAS Y
TROUVER UN OBSTACLE A SON
UNION AVEC DIEU.
 
 
 

 Il nous faut traiter maintenant de la quatrième et dernière catégorie des connaissances intellectuelles. Ces connaissances, avons-nous dit, peuvent être communiquées à l'entendement par les sentiments spirituels qui se manifestent très souvent d'une manière surnaturelle à l'homme intérieur. Nous les classons parmi les connaissances distinctes de celles de l'entendement.

 Ces sentiments spirituels distincts peuvent être de deux sortes. La première comprend les sentiments qui résident dans l'affection de la volonté; la seconde, les sentiments qui résident dans la substance de l'âme (Les éditions antérieures disaient: « La seconde comprend les sentiments qui, tout en étant dans la volonté, sont si intenses, si élevés, si profonds et si intérieurs, qu'ils semblent ne pas la toucher, mais se produire dans la substance même de l'âme ». Cette phrase est ajoutée, comme le prouve l'autorité des manuscrits et ce qu'ils disent immédiatement, ce qui d'ailleurs sera répété un peu plus loin. Édition P. Gerardo). L'une et l'autre peuvent renfermer une grande variété.

 Les premiers sentiments, quand ils viennent de Dieu, sont très élevés; mais les seconds, qui résident dans la substance de l'âme, les surpassent et produisent les plus grands biens et les plus grands avantages. Ni l'âme ni son guide ne peuvent savoir ni comprendre la cause d'où elles procèdent, ni par quelles voies ni pour quelles oeuvres Dieu accorde de pareilles faveurs; car elles ne dépendent nullement des oeuvres que l'âme accomplit, ni des considérations qu'elle fait, bien que ces oeuvres et ces considérations soient de bonnes dispositions pour les recevoir. Dieu les donne à qui il veut, comme il veut et pour le but qu'il veut. Une personne aura pratiqué beaucoup de bonnes oeuvres, et Dieu ne lui donnera pas de ces touches; une autre aura fait beaucoup moins, et elle recevra des touches très élevées et en très grande abondance. Il n'est donc pas nécessaire que l'âme soit actuellement occupée de choses spirituelles pour que Dieu lui donne de ces touches qui provoquent les sentiments dont nous parlons; cependant, si elle en était occupée, elle serait bien mieux préparée à recevoir ces faveurs. Mais le plus souvent ces faveurs lui sont accordées au moment où elle y pense le moins.

 Or parmi ces touches divines, il y en a qui sont bien caractérisées mais qui passent promptement, et il y en a d'autres qui ne sont pas aussi distinctes et qui durent plus longtemps.

 Ces sentiments, tels que nous les comprenons ici, n'appartiennent pas seulement à l'entendement, mais à la volonté. Aussi mon intention n'est pas d'en traiter maintenant d'une façon expresse. Je me réserve de le faire lorsque dans le troisième Livre je traiterai de la nuit de la volonté et de la purification qu'elle doit apporter dans ses affections. Mais comme bien souvent,  et même la plupart du temps, ils procurent à l'entendement une connaissance, une notice ou une lumière, il convient d'en faire mention ici sous ce rapport seulement.

 Nous devons donc savoir que de tous ces sentiments, aussi bien ceux de la volonté que ceux de la substance de l'âme, bien qu'ils soient durables et successifs, rejaillit, je le répète, sur l'entendement une impression de connaissance et de lumière. Cette impression est ordinairement une touche très élevée de Dieu et pleine de suavité pour l'entendement; on  ne saurait l'exprimer, non plus que le sentiment qui en et la source. Ces connaissances sont tantôt d'une sorte, tantôt d'une autre; elles sont parfois plus élevées et plus claires, parfois elles le sont moins; cela dépend des touches de Dieu, qui causent les sentiments d'où elles procèdent et de la qualité de ces sentiments.

 Il n'est pas nécessaire ici de multiplier les paroles pour donner un avis et pour porter, au milieu de ces connaissances, l'entendement à se tenir dans la foi s'il veut parvenir à l'union avec Dieu. Car dès lors que les sentiments dont nous avons parlé se produisent d'une manière passive dans l'âme, sans qu'elle contribue en rien pour les recevoir, de même les connaissances qui en résultent sont reçues passivement dans l'entendement que les philosophes appellent intellect passible, sans qu'il fasse rien personnellement dans ce but. Aussi afin d'éviter toute erreur qui proviendrait de son intervention et serait un obstacle à ces faveurs, il ne doit y rien faire, garder une attitude passive, et ne pas y intervenir par ses aptitudes naturelles. Car, comme nous l'avons dit en traitant des paroles successives, l'entendement pourrait très facilement, avec son activité, troubler et dissiper ces connaissances si délicates qui sont des lumières surnaturelles pleines de délices, que par sa nature il ne peut comprendre, mais qu'il peut seulement recevoir. Voilà pourquoi il ne doit pas chercher à se les procurer, ni avoir même le désir de les recevoir. De la sorte, il n'en formera pas d'autres qui seraient de son propre fond; de plus, il ne s'exposera pas à ce que le démon vienne à son tour lui suggérer d'autres connaissances et formes; car le démon s'entend très bien à en former par l'influence des sens corporels, lorsque l'âme les recherche par l'intermédiaire des sentiments dont nous avons parlé.

 L'âme doit donc se tenir dans le détachement et l'humilité et garder une attitude passive; c'est passivement qu'elle reçoit de Dieu ces faveurs. Dieu les lui communique quand il le juge bon, dès lors qu'il la trouve humble et détachée de tout. Si elle agit de la sorte, elle ne mettra pas obstacle aux avantages que ces connaissances procurent pour l'union divine et qui sont très grands, car toutes ces connaissances sont des touches de l'union divine qui s'accomplit d'une manière passive dans l'âme.

(Toutes les éditions antérieures à celles de P. Gerardo,  1912 plaçaient ici un long paragraphe qui ne se trouve pas dans les principaux manuscrits. Nous le donnons cependant en note. Le P. Silverio attribue ce paragraphe au P. Jérôme de Saint-Joseph.
 « Nous avons parlé, dans ce livre, du renoncement absolu et de la contemplation passive; nous avons montré que l'âme doit se laisser conduire par Dieu dans l'oubli de tout le créé et le détachement de toute image ou figure, s'arrêter avec une vue simple sur la vérité suprême. Or toute cette doctrine s'applique non seulement à cet acte de contemplation très parfaite dont la quiétude sublime et complètement surnaturelle est empêchée encore par les filles de Jérusalem, c'est-à-dire par les pieux discours et les méditations, si on voulait en user alors, mais aussi à tout le temps durant lequel Notre-Seigneur communique à l'âme cette attention simple, générale et pleine d'amour dont nous avons parlé, ou durant lequel l'âme, aidée de la grâce, s'y applique elle-même. Car alors elle doit toujours veiller à garder le calme de l'esprit, sans s'occuper d'autres formes, images ou connaissances particulières, à moins que ce ne soit d'une manière tout à fait transitoire, et sans les rechercher, positivement, et qu'on y porte un amour suave dans le but de s'embraser de plus en plus de charité. Mais, en dehors de cet état, l'âme doit, dans tous ses exercices, tous ses actes et toutes ses oeuvres, s'aider de pieux souvenirs et de saintes méditations, qui soient de nature à augmenter sa dévotion et à procurer son avancement, et surtout considérer la vie, la Passion et la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin d'y conformer ses actions, ses exercices et sa vie. »)

 Terminons là ce traité des connaissances surnaturelles de l'entendement et de la manière dont il doit les considérer pour marcher par le chemin de la foi à l'union divine. Il me semble en avoir dit assez pour que l'âme, quelles que soient les connaissances qui lui adviennent, trouve la doctrine et les précautions qui lui sont nécessaires dans l'enseignement que nous avons donné sur les diverses sortes de connaissances. Et supposé le cas qui ne paraîtrait pas compris dans l'une des quatre catégories dont il a été parlé, il me semble néanmoins qu'il n'y en a pas un seul que l'on ne puisse ramener à l'une d'elles. On pourra donc trouver la lumière et les conseils dans ce qui a été exposé pour des circonstances semblables. Cela dit, nous allons passer au troisième Livre, où, avec l'aide de Dieu, nous parlerons de la purification spirituelle intérieure de la volonté, par rapport à ses affections intérieures, que nous appelons ici la nuit active (Les anciennes éditions ajoutaient ici le paragraphe suivant: « Je vous prie donc, sage lecteur, de me prêter une attention bienveillante et soutenue. Car sans cette condition tout enseignement, si élevé et si parfait qu'il soit, ne procurerait pas le profit qu'il contient, et on n'en aurait pas l'estime qu'il mérite; à plus forte raison en serait-il de la sorte, à cause de mon style qui est si souvent fort défectueux. »).

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