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 SPIRITUALISME   ET  MATÉRIALISME
par Émile Catzeflis


 La terrible secousse que l'humanité vient d'éprouver, le grand nombre de deuils et les bouleversements occasionnés par la guerre, les immenses sacrifices qu'elle a exigés, ont tourné les regards de plusieurs, auparavant assoupis dans une froide indifférence, vers le grand problème de la destinée. Ils se sont demandé si tout cela n'a pas été souffert en vain; si la vie humaine a un sens, une conti-nuité; autrement dit, si l'univers est gouverné par une Intelligence ou s'il se débat au hasard, sous l'étreinte d'une aveugle fatalité! 

 Les affirmations de certains savants matérialistes continuent de troubler bien des âmes, sans pourtant les satisfaire. Elles restent froissées dans leur instinct le plus profond et livrées aux angoisses du doute. C'est pour ces âmes tourmentées qu'ont été écrites les pages qui suivent, dans le but modeste de leur suggérer quelques idées autour des grandes questions abordées, et que nous ne faisons qu'effleurer, leur développement ne pouvant entrer dans un cadre aussi restreint. 

 La première question que se pose l'intelligence en présence de l'univers, c'est de savoir s'il n'est constitué que de phénomènes qui se succèdent sans but et sans raison ou s'il renferme une harmonie intrinsèque, s'il y a une synthèse qui en expliquerait tous les rouages. 

 Un phénomène ne peut pas se produire dans le néant. Le phénoménisme absolu, prétendant qu'il n'y a pas d'être stable et éternel, qu'il n'y a que des faits qui se succèdent indéfiniment, nous paraît donc absurde. Un fait n'existe que par rapport à un être; il ne peut se produire que si l'être est déjà : il suppose donc l'existence de l'être. 

 Mais l'Etre, ce mot étant pris dans le sens le plus universel, ne peut pas avoir commencé d'être. Où, comment et par quelle cause aurait-il été engendré? Le néant n'est rien, il ne peut donc donner naissance à quoi que ce soit. Puisque l'être existe, c'est qu'il est de toute éternité. S'il est éternel, c'est que son existence est nécessaire, absolue et non relative. On ne peut pas dire de lui sans contradic-tion : « il aurait pu ne pas être », vu que cette conception de sa non-existence ne peut avoir lieu que s'il existe déjà. Dans l'hypothèse du néant, rien ne serait et aucune conception ne pourrait se produire. 

 Donc l'existence de l'Etre est éternelle, absolue, nécessaire; celle des « êtres » pris en particulier est relative. 

 Là-dessus les déterministes réfléchis sont certainement d'accord avec leurs adversaires : ils ne nient pas et ne peuvent pas nier l'Etre, principe de tout; seulement ils le diminuent en le faisant consister, sinon dans la matière tangible, du moins dans un éther, une énergie qui serait l'origine de la matière et de même essence qu'elle. Pour eux, cette énergie universelle est mécanique et aveugle, c'est-à-dire inconsciente et privée de libre arbitre. Au contraire, le fond des doctrines spiritualistes  consiste à soutenir que le Principe premier n'est pas seulement intelligent et libre, mais qu'Il est l'Entendement et la Liberté mêmes, puisqu'Il est essentiellement l'Esprit. 

 Tout le problème se ramène donc à examiner si les attributs de liberté et de conscience doivent nécessairement ou ne doivent pas caractériser ce principe de toutes choses, dont l'existence est mise hors de doute, tant par les spiritualistes que par les autres. C'est ce que nous allons tâcher de rechercher impartialement. 
 
 

Ier. - Attribut de liberté 
 

 Il est certain que le principe universel, qu'Il soit spirituel ou matériel, est cause première de toutes choses. Or l'idée de cause première implique celle de liberté. Ce qui obéit mécaniquement, comme la matière, est forcément un effet qui suit l'impulsion reçue et suppose un être ou une action antérieure, cause de l'impulsion. Cette cause ne saurait, elle-même, être assujettie à quoi que ce fût, car, dans ce cas, elle ne serait plus la « cause première », mais un effet dont la cause serait à trouver. 

 Les matérialistes voudront peut-être éluder cette conclusion, en prétendant que la notion de cause est une illusion née en nous du spectacle de la succession des faits. « Nous appelons cause, diront-ils, un phénomène qui en précède un autre. » Mais cela ne résout point la difficulté : en remontant de phénomène en phénomène, il faut bien arriver à un être stable, le premier phénomène, comme nous l'avons dit, n'ayant pas pu se produire dans le néant. Ceci nous conduit à remonter forcément vers une cause première. 

 Et si l'on nous demande : quelle est donc la cause de la cause première? nous répondrons qu'une telle question est foncièrement illogique : la nécessité d'une cause s'impose tant qu'il s'agit d'un être ou d'un phénomène que l'on est obligé de considérer comme un effet, telle l'énergie matérielle inconsciente et mécanique, obéissant évidemment à quelque chose de supérieur à elle. Ce besoin ne s'impose plus lorsqu'il s'agit de l'Etre premier, absolu et infini et qui, étant l'entendement et la liberté suprêmes, est cause de tout, y compris l'idée elle-même de la nécessité causale. En d'autres termes, la cause première doit consister en un être essentiellement conscient et libre et ne peut pas se confondre avec une force aveugle et enchaînée, de telle sorte que vous ne puissiez pas lui opposer la question : quelle est donc sa propre cause? 

 L'Etre se pose antérieurement à toute conception, à tout être donné, à toute force, à toute idée, et, par conséquent, antérieurement à toute possibilité d'une pareille interrogation logique, car la logique n'existe que dans l'Etre et non dans le néant ni dans une force inconsciente. 

 L'idée même du néant n'est possible que si l'Etre existe. Selon l'analyse très profonde de Bergson, dans son livre de l'Évolution créatrice, « l'idée du néant est une pseudo-idée; elle correspond toujours, non pas au néant, mais à l'être ». En effet, quand nous disons : nous sommes allé à tel endroit et nous n'y avons rien trouvé, nous affirmons, par le fait même, l'existence de choses que nous aurions pu trouver à cet endroit, mais qui n'y étaient pas, lorsque nous nous y sommes rendu; voilà tout. Le néant est impossible à concevoir; c'est simplement l'affirmation de l'absence de l'être, d'où il suit qu'en posant le non-être, on pose nécessairement l'être d'abord. Voilà pourquoi la question : qui a créé l'Etre? est absurde, lorsqu'il s'agit, non pas d'un être limité, mais de l'Etre infini; c'est Lui qui rend possible la dite interrogation et, par conséquent, préexiste à elle éternellement. 

 Si les monistes veulent faire consister cet être dans l'énergie matérielle, qu'ils nous expliquent comment cette soi-disant cause première de tout, est, elle-même, enchaînée? Si elle est assujettie à des lois, c'est qu'elles sont antérieures à elle, supérieures à elle. Elles ne sont donc pas dérivées de la matière et celle-ci n'est pas et ne peut pas être la cause première. 

 Les lois ne peuvent pas être supérieures ni antérieures à l'Etre, principe premier. En effet, pour qu'il y ait des lois, c'est-à-dire des rapports déterminés, il faut que l'Etre existe d'abord; autrement, où prendraient-elles leur origine? La loi est donc un effet qui ne saurait assujettir sa propre cause. Admettre le contraire, ce serait détruire toute logique. 

 Les êtres relatifs sont pourtant régis par des lois?  me direz-vous. Parfaitement, mais ces lois dictées par l'Absolu, sont précisément antérieures et extérieures à ces êtres. Elles peuvent donc les assujettir. Il serait illogique de penser que l'Absolu lui-même est gouverné par des lois qui ne peuvent que provenir librement de Lui. 

 Pour tourner la difficulté, on nous dira, peut être, que toutes les lois de la matière peuvent être ramenées à une loi unique, qui serait en somme la qualité éternelle, l'attribut inséparable de la matière, lequel ne lui serait ni anté-rieur, ni postérieur, mais coéternel, et pourrait ainsi la dominer. Nous répondrons à cela que, si la qualité d'un organisme ou d'un objet déterminé peut l'assujettir, c'est qu'elle lui est imposée du dehors; elle lui est donnée avec la vie même; elle ne dérive pas de lui. Ce qui est vrai d'un organisme limité ne peut plus s'appliquer quand il s'agit de l'Etre en soi de qui tout découle. Ici l'attribut ne peut pas subjuguer l'Etre, car il ne peut lui être imposé du dehors, il ne peut, au contraire, que dériver de Lui. 

 Un Etre, principe de tout, cause de tout, source d'où tout jaillit, force d'où tout dérive et qui, cependant, serait enchaîné méca-niquement, c'est ce que nul n'arrivera à comprendre. 

 Ainsi le Principe premier, par définition même, possède la liberté totale, absolue. Il ne peut, par suite, être confondu avec l'énergie matérielle. De plus, Il est incréé, donc éternel et infini. On ne comprendrait pas, en effet, un être qui serait éternel, c'est-à-dire infini dans le sens de la durée et qui serait limité sous d'autres rapports, sous celui de la puissance et de l'étendue par exemple. Cet être sera donc infini à tous points de vue, dans la pleine acception du mot. 

 D'ailleurs l'idée de l'Infini ne s'impose-t-elle pas à toute intelligence méditative? Ici, je ne saurais mieux faire que de citer le beau passage suivant, tiré du discours de réception du grand Pasteur à l'Académie française, prononcé par lui le 8 décembre 1882.  C'était. cependant, quelqu'un qui avait pénétré bien avant dans les secrets de la nature physique, ce qui ne l'a pas empêché de s'apercevoir qu'elle est loin de représenter le tout de la réalité. 
 «  Qu'y a-t-il au delà? s'est écrié Pasteur. L'esprit humain, poussé par une force invincible, ne cessera jamais de se demander : Qu'y a-t il au delà? Veut-il s'arrêter soit dans le temps, soit dans l'espace? Comme ce point où il s'arrête n'est qu'une grandeur finie, plus grande seulement que toutes celles qui l'ont précédée, à peine commence-t-il à l'envisager que revient l'implacable question. Il ne sert de répondre : au delà sont des espaces, des temps ou des grandeurs sans limites. Nul ne comprend ces paroles. Celui qui proclame l'existence de l'infini, et personne ne peut y échapper, accumule dans cette affirmation plus de surnaturel qu'il n'y en a dans tous les miracles de toutes les religions. 

 «  La notion de l'infini dans le monde, j'en vois partout l'inévitable expression. Par elle, le surnaturel est au fond de tous les coeurs. L'idée de Dieu est une forme de l'idée de l'infini. Tant que ce mystère pèsera sur la pensée humaine, des temples  seront élevés au culte de l'infini, que le Dieu s'appelle Brahma, Allah, Jéhovah ou Jésus. Et, sur la dalle de ces temples, vous verrez des hommes agenouillés, prosternés, abîmés dans la pensée de l'infini. »

 On voit que, pour Pasteur, ainsi d'ailleurs que pour tous les grands esprits qui ont abordé le problème, Dieu n'est pas un être déterminé ayant les désirs, les idées et les passions des hommes. Non, il est l'Etre premier, la Lumière absolue, la Cause créatrice, qui contient en elle tous les êtres, toutes les grandeurs, toutes les forces, tous les possibles, les concevables et les inconcevables. 

 Les matérialistes nous semblent donc acculés à une impasse, dont ils ne peuvent sortir sans renier leur propre système. D'une part, ils sont bien obligés d'admettre l'existence de l'Infini, car il s'impose à l'intelligence humaine. D'autre part, de par leur matérialisme même, ils sont forcés de le limiter à la nature physique. On voit qu'il y a contradiction dans les termes mêmes. 

 Comment l'énergie matérielle peut-elle être cet Infini, puisque notoirement elle est bornée en divers sens? La connaissance, la liberté, le sens du beau et du bien, etc.  . lui manquent totalement. Elle ne remplit même pas nos aspirations à nous, êtres chétifs, et l'on veut qu'elle remplisse l'Etre en soi? A chaque instant nous critiquons, et avec raison, la nature matérielle; athées ou croyants, nous déplorons son insensibilité, ses injustices, ses laideurs. Comment cela serait-il possible, si cette nature était l'Infini? Serions-nous donc plus grands et plus élevés que l'Infini? Et serait-il admissible qu'Il ne pût pas nous satisfaire? 

 Non évidemment, la nature ne nous satisfait pas, parce qu'elle n'est pas l'Etre Infini. Elle peut être une manifestation, une création de Lui, mais elle ne saurait être confondue avec Lui. D'ailleurs, d'un point de vue purement scientifique, Einstein ne vient-il pas de démontrer, par le raisonnement mathématique et par des preuves expérimentales, le caractère relatif et limité de l'univers visible? 

 Les matérialistes commettent donc une erreur évidente en voulant rapetisser l'Etre au niveau de l'énergie physique. 

 Si nous étudions, d'ailleurs, les carac-téristiques essentielles de la matière, nous nous persuadons qu'elle ne saurait coïncider avec l'Infini. Qui dit matière ou même énergie, dit forme, étendue, espace et mouvement physiques. Or, quand vous analysez toutes ces notions, vous vous rendez compte qu'elles sont limitées, de par leur essence même et ne peu-vent exister que dans le limité. Si vous les étendez jusqu'à l'Infini, elles s'évanouissent et toute notion d'énergie matérielle s'évanouit avec elles. Le mouvement matériel ne se conçoit que dans un espace, dans une étendue matérielle; or, espace et étendue signifient un intervalle qui se place forcément entre des bornes, quelque reculées que vous supposiez ces dernières. Si elles disparaissent tout à fait, l'étendue ne se conçoit plus et il n'y a plus ni forme, ni mouvement, car toutes ces choses comportent nécessairement une limitation pour exister. Elles ne peuvent donc représenter l'Absolu : elles sont d'une toute autre essence. 

 Précisément, d'aucuns nient cet Absolu sur l'allégation que nous ne pouvons pas affirmer l'existence de ce que nous ne saisissons pas.   « Tout ce que nous voyons autour de nous, disent-ils, est borné, relatif.   Il n'y a donc que le relatif qui existe réellement.   Quant à l'Infini, c'est un simple mot, la négation du fini; c'est un concept purement verbal et qui ne correspond à rien de réel ». 

 Cette assertion ne résiste pas à un examen sérieux.   Si elle peut être admise pour la notion d'espace, elle ne le peut plus pour celle d'être éternel.   Pour l'espace, on peut affirmer sa non existence objective et dire qu'il est simplement la distance qui sépare deux corps, c'est-à-dire un pur concept de notre esprit. 

 Il n'en est plus de même pour la notion d'être éternel et absolu, bien qu'on puisse dire que la durée soit également fictive, étant l'intervalle qui sépare la production de deux phénomènes.   Ici interviennent cependant le facteur « cause » et le facteur « être »;   en effet, un phénomène ne peut pas se produire sans cause ni dans le néant;   sa production suppose donc l'existence de l'être-cause et celui-ci, ne pouvant pas être né du néant, est nécessairement éternel, c'est-à dire absolu, non soumis à la loi de succession, de naissance et de mort, tandis que tout ce que nous voyons autour de nous y est soumis.   Voilà donc la notion d'absolu qui s'impose à l'intelligence, bien que celle-ci ne la saisisse pas entièrement. 

 Comment nier l'absolu sous le prétexte que nous ne constatons que du relatif ?   Est-ce que la Réalité doit se limiter à nos constatations?  N'y a-t-il pas des déductions mathématiques que nous admettons irrésistiblement, bien que nous ne puissions jamais en constater expérimentalement la vérité ?   La notion d'absolu rentre dans cette catégorie.   Il en est de même de la notion de liberté. 
 Or, pour les athées, l'Infini, pris comme le tout de la réalité, serait enchaîné mécaniquement.   L'illogisme de cette affirmation apparaît quand on considère que l'Infini contient, par définition, tout le possible, toutes les forces imaginables et, entre autres, par conséquent, celles de la Pensée et de la Liberté, à un degré suprême. 

 Toutes les énergies ayant en Lui leur origine et leur existence même, quelle est celle qui pourrait lui être opposée ?   D'où il suit que sa liberté, n'étant limitée par rien, est absolue. 
 Ne pouvons-nous pas imaginer des êtres doués d'une liberté et d'une puissance incommensurables ?   Du moment qu'une pareille conception nous est possible, c'est que l'objet pensé par nous existe dans l'Etre en soi, car cet Etre nous contient, avec toutes nos concep-tions;   quelque chose que l'Etre ne renfermerait pas ou ne pourrait pas réaliser, ne saurait être pensé, car Il est la source de tout et il ne peut être donné à une imagination bornée comme la nôtre de concevoir des choses qui dépassent les possibilités de l'Infini. 

 Ainsi, en supposant, pour un instant, que l'homme ne soit pas libre, comme l'affirment les déterministes, il suffit, cependant, qu'il puisse concevoir la liberté pour qu'elle soit un attribut de l'Etre en soi et pour qu'elle soit réalisable par Lui. 

 D'ailleurs, l'homme est relativement libre, et, précisément, le but de la vie pour lui est l'acquisition progressive de la véritable liberté intérieure.   Le libre arbitre de l'homme est prouvé à suffisance par ses aspirations morales, par le sentiment inné de sa propre responsabilité et par l'universalité du sentiment religieux, ainsi que nous allons tâcher de le démontrer. 

 Aspirations morales de l'homme.  -  Plaçons-nous, un moment, dans l'hypothèse matérialiste :   l'homme devient un produit de l'évolution de la Nature, ce que nous ne contes-tons point, s'il s'agit du corps physique de l'homme et sauf à nous entendre sur le sens du mot Nature.   Les déterministes voudraient la circonscrire à la Nature matérielle.   Or, quels spectacles cette dernière a-t-elle, de tout temps, mis sous les yeux de l'homme et de ses ancêtres les plus lointains ?   Plutôt ceux de la violence et du meurtre sans pitié;   dans les forêts et les plaines, des animaux féroces en dévorent d'autres plus faibles;   un éboulement se produit dans une montagne, qui détruit un grand nombre de créatures;   un tremblement de terre fait sombrer, en un jour, toute une civilisation.   Tout fait physique, apparemment du moins, est fatal;   on ne saurait donc y trouver, selon le système déterministe, une trace quelconque de liberté, de pitié, de finalité, de beauté ou d'harmonie. 

 Or, suivant ce même système, la pensée humaine serait aussi un phénomène physique ou un « épiphénomène » qui n'aurait d'existence propre que par rapport au cerveau et dont les diverses manifestations correspondraient à des déplacements matériels dans les cellules ner-veuses, « déplacements qui seraient mesurables, si nous avions des instruments assez délicats pour les déceler. »
 En toute logique donc, ce phénomène de la pensée, qui se réduit à des mouvements matériels, ne devrait enregistrer que ce qui est déjà contenu dans la nature et ne saurait, par conséquent, s'appliquer qu'à des objets de l'univers matériel.   Si la pensée est un produit de l'évolution, ses premiers mouvements ont dû naître au contact des phénomènes naturels méca-niques, dont elle ne serait que le simple reflet.   Elle devrait donc être dépourvue de toute idée et de toute aspiration morales.   Où les aurait-elle prises ?   Si elle ne consiste qu'en des vibrations, comment correspondrait-elle à autre chose qu'à des phénomènes physiques ?   Comment pourrait-elle, notamment, enregistrer des idées de liberté, de justice, etc.  ? 

 De deux choses l'une, en effet;   ou bien la pensée est cause des mouvements matériels dans les cellules nerveuses et, alors, elle est indépendante de ces mouvements, qui devien-nent un effet par rapport à elle.   Dans ce cas, la cause du spiritualisme serait gagnée.   Ou bien, comme l'affirment les monistes, la pensée n'est qu'un effet ou une expression des vibrations et des causes physiques, les causes idéales n'existant pas.   Nous nous demandons donc comment ce qui est pur néant, ce qui est inexistant, peut susciter les mouvements matériels du cerveau, qui se traduisent par les idées de liberté et de justice ?   Comment une nature aveugle, qui ne contiendrait que des phénomènes mécaniques, pourrait-elle susciter des concepts idéaux, des aspirations morales ? 

 Lorsque nos ancêtres ont cru, pendant de longs siècles, au mouvement du soleil et à l'immobilité de la terre, ils étaient bien le sujet d'une illusion, quant au fait de savoir lequel des deux astres tournait autour de l'autre.   Ce n'était là qu'une erreur de point de vue, mais l'idée qu'ils en avaient était parfaitement explicable, en ce que le mouvement existait, lui, réellement.   Et lorsque Copernic et Galilée eurent démontré la réalité des faits, bien qu'elle fût contraire à l'opinion générale, à cette époque, et qu'il y eût quelques résistances au début, bientôt cependant tout le monde renonça à l'ancienne erreur.   Aucun atavisme n'a pu s'opposer à la modification d'une conception qui avait, pourtant, en sa faveur, le témoignage persistant des sens. 

 Voilà pourquoi il est inadmissible de parler de croyances ataviques, explicables par les illusions des aïeux, lorsqu'il s'agit des idées et aspirations morales.   Rien n'eût empêché l'homme de les reconnaître comme des erreurs, si elles lui avaient été démontrées comme telles, ainsi qu'il l'a fait pour tant d'autres choses, témoin l'exemple que nous venons de citer, relatif au mouvement du soleil. 

 Or les assertions des athées ne sont point si nouvelles dans le monde, pour que l'homme n'ait pas encore eu le temps de sortir, s'il y avait lieu, de son ignorance !   Depuis Démocrite et Épicure, dans l'antiquité, jusqu'à quelques philosophes du dix-huitième siècle et quelques savants de nos jours, il y a eu, cons-tamment, bien qu'en petit nombre, des personnes professant l'athéisme et essayant de tout expliquer par la matière physique, ce qui n'a pas empêché l'immense majorité des hommes et les plus beaux génies de continuer à croire en Dieu et aux valeurs morales, et de vivre en tenant compte de ces valeurs. 

 Et qu'on ne nous dise pas que l'homme ne veut pas renoncer à ses erreurs, à ce point de vue, parce qu'elles flattent trop son orgueil et son désir d'être immortel.   L'ancienne croyance, par exemple, que la Terre était le centre de l'Univers, autour duquel gravitaient le soleil et les étoiles, était très favorable à l'amour propre de l'homme, ce qui ne l'a pas empêché de l'abandonner pour une nouvelle doctrine qui fait, au contraire, de notre Terre un grain de sable dans l'infini. 

 Quant au désir d'immortalité, qui est profondément ancré dans le coeur humain, nous ne voyons pas, d'abord, de quelle manière les matérialistes expliquent son existence.   Comment un mécanisme destiné, par sa constitution même, à la mort fatale, pourrait-il désirer d'être immor-tel et avoir, ainsi, une aspiration qui dépasse les possibilités de son être transitoire? Comment la nature aurait-elle mis en lui un sentiment qu'elle ne pouvait pas satisfaire? Et comment, contrairement au témoignage des sens - seul  moyen d'information pour l'homme, disent les matérialistes - témoignage qui est plutôt en faveur d'une disparition totale, il persiste, quand même, dans la conviction que les morts continuent de vivre, après la destruction de leur enveloppe physique ? 

 Quel besoin aurait-il de croire à une survie et à un Dieu, et de s'astreindre, à cause de cette foi, à des privations de toute sorte, si vraiment on lui en démontrait la fausseté ?   La convoitise des jouissances immédiates, sans aucun souci de l'au delà, devrait, plutôt, le porter à chercher des preuves contraires à la thèse spiritualiste.   Si, malgré cela, il persiste à y croire, c'est qu'il en sent la réalité vivante dans le plus intime de son être. 

 Revenons donc à notre démonstration et disons que ni l'atavisme, ni l'orgueil, ni le désir d'immortalité ne sont capables d'expliquer les croyances morales de l'homme, sa conviction indéracinable de son libre arbitre et de sa responsabilité, ainsi que ses idées et aspirations de justice, de beauté et de bien.   D'où lui viendraient elles donc, si elles ne correspondaient pas à un plan supérieur qui en est comme le réservoir infini ? 

 Ne serait-ce pas absurde que la partie renfermât plus que le tout ?   que le cerveau humain - aussi sélectionné et perfectionné que vous le supposiez - eût inventé de toutes pièces des idées, des conceptions inexistantes dans la Nature, de laquelle cependant ce cerveau est né et au contact de laquelle il s'est lentement formé ?   Car s'il arrive à l'homme de découvrir des choses auparavant ignorées, comme l'élec-tricité et le fluide magnétique, des rapports cachés d'objets qui existent déjà, par contre il lui est radicalement impossible d'inventer à neuf ce qui n'a aucune réalité dans l'univers ou, du moins, qui ne se rapporte, de près ou de loin, à quelque chose de réel.   D'invention absolue, il n'y en a jamais eu.   Les plus beaux génies n'ont fait que trouver, après de patients labeurs, les liens cachés des choses.   Peut-on nous citer un seul exemple du contraire ? 

 Logiquement, une Nature inconsciente et aveugle, en supposant, pour un instant, qu'elle eût pu donner naissance à un homme vivant, aurait dû le produire entièrement et foncièrement différent de ce qu'il est en fait;   il devrait, par exemple, ignorer toute idée de liberté;   car, autour de lui et de ses plus lointains ancêtres, aucun phénomène libre ne se serait jamais produit.   De même, il devrait n'avoir aucune notion d'harmonie, ni de justice, ni de beauté, ni de finalité, toutes choses qui seraient absentes de la nature. 

 Que voyons-nous ?   Cet homme est tout l'opposé de ce qu'il devait être;   il croit a la liberté et à la justice et attribue à ces notions une valeur bien supérieure aux avantages physiques.   Serait-il donc un monstre dans la série animale ?   Lui, le produit de la sélection qui ne s'exerce que par la destruction des plus faibles, au profit des seuls forts, le voilà qui se révolte contre la violence et la servitude et sacrifie, quel-quefois, sa vie pour conquérir sa liberté, ou pour protéger les faibles et les malheureux !   Cet être qui va, ainsi, à l'encontre de la nature, ne serait, sans doute, qu'une exception destinée à la disparition rapide, car on ne lutte pas longtemps contre les lois de l'univers.   Or c'est le contraire qui arrive;   ce monstre devient le roi du monde et domine la nature elle-même ! 

 Produit de la nécessité mécanique, suivant les athées, impérieusement soumis à cette nécessité, il se proclame néanmoins libre de ses actes et il le prouve.   Tandis que l'instinct de la conservation de soi lui commande irrésistiblement de vivre, nous voyons l'homme - suprême invraisemblance !  - attenter à sa propre vie, pour des chagrins purement moraux.   Nous voyons des milliers sacrifier volontairement leur existence pour un idéal, une idée abstraite ou une foi ! 

 Comment interpréter ces phénomènes étranges, d'après la théorie déterministe ?   Que deviennent, avec cela, les lois d'airain de la nécessité physico-chimique ? 

 Au point de vue esthétique (encore un mot qui devrait être banni du dictionnaire matérialiste), nous voyons l'homme faire des distinctions entre le beau et le laid.   « Adaptation inconsciente », nous dit-on;   mais alors, comme ce sont les types moyens ou laids qui prédominent dans le monde, ce sont ces types que nous devrions trouver beaux, puisque ce sont ceux que nous sommes habitués à voir et aux-quels nos ancêtres et nous, nous nous serions adaptés.   Or, nous constatons le contraire.   Les types que nous trouvons beaux sont les plus rares.   A l'opposé de toute logique déterministe et de toute loi d'adaptation, nous sommes bien difficiles sur ce chapitre, où rien ne nous plaît parfaitement et où, aux plus grands chefs-d'oeuvre, fort parsemés d'ailleurs, nous trouvons quelque défaut.   Nos aspirations vers le beau et le bien dépassent, constamment, la réalité sensible dont nous ne sommes jamais satisfaits.   Si le mécanisme était l'unique loi de l'Univers, il y aurait là une contradiction radicale et avec notre origine et avec notre fin, qui seraient, précisément, la nature, objet, cependant, de nos continuelles critiques. 

 On ne comprendrait pas, en effet, qu'un être dont l'essence serait matière et dont la raison pensante ne serait qu'un phénomène physique qui s'exerce, exclusivement, en vue de la conservation de cette matière, se préoccupât, malgré cela, de beauté idéale, lorsque toute la nature qui l'environne et l'enveloppe est dénuée d'une telle préoccupation.   Ainsi l'homme est la plus flagrante contradiction au système matérialiste. 

 Et si nous considérons, maintenant, le sentiment religieux, qui est universel, la contradiction devient plus évidente encore. 
En effet, quand on jette un regard sur l'humanité, on la voit constamment préoccupée de l'idée religieuse;   partout des temples, des rites et des prières, partout le culte des morts.   Cette préoccupation fait partie intégrante de notre nature et ce serait une erreur, au point de vue philosophique, de ne pas en tenir compte. 

 Sur l'ensemble des êtres vivants qui peu-plent la terre, l'homme seul, le plus intelligent de ces êtres, manifeste le sentiment religieux qui existe chez les peuplades les plus sauvages comme dans les sociétés les plus raffinées.   Serait-ce un héritage des ancêtres conservé par atavisme ?   Mais où nos ancêtres l'auraient-ils puisé ? 

 Quelques-uns nous répondront que les premiers hommes, placés en face d'une nature hostile et environnés, de toutes parts, de dangers, ont naturellement éprouvé le besoin de recourir à des puissances supérieures et mystérieuses pour les protéger.   Nous demanderons, dans ce cas, si les animaux ne sont pas, également, entourés de dangers et d'ennemis mortels et s'ils ne devraient pas, eux aussi, éprouver le même besoin de recourir à des divinités supérieures ?   Pourquoi ne le font-ils pas ? 

 Si la religion était un atavisme ancestral, elle devrait exister d'abord chez les animaux dont l'homme descend, selon la thèse matérialiste, et aller en diminuant progressivement jusqu'à l'homme moderne, pour s'éteindre tout à fait dans les individus les plus remarquables.   Or, au contraire, elle est aussi florissante que jamais dans la société contemporaine et elle est loin d'avoir été absente chez les personnalités les plus considérables de tous les temps, témoins les Newton, les Copernic, les Kant, les Crookes, les William James, les Pascal, les Pasteur, etc. 

 D'aucuns l'attribuent à une nécessité de la vie sociale.  « Le besoin de conserver la société, disent-ils, a obligé les premiers hommes qui se sont réunis en groupe à recourir à des concepts religieux, afin de faire respecter l'ordre, d'empêcher les violences et les abus, en secouant devant les consciences apeurées le spectre des châtiments divins. » Or, pour que les premiers hommes qui auraient imposé les concepts religieux aient pu le faire, il eût fallu, d'abord, qu'ils en inventassent l'idée.   Nous avons déjà exposé que l'homme n'a jamais rien trouvé qui ne fût déjà.   Comment aurait-il créé la notion d'êtres spirituels, de forces d'un ordre supérieur à la matière, si ces êtres et ces forces n'existaient pas ? 

 Peut-on admettre qu'après avoir cru lui-même à son invention fantaisiste, il l'ait imposée à des centaines de générations jusqu'à nos jours;   qu'une telle foi, basée sur un mensonge, ait produit tant de choses dans le monde, provoqué tant de sacrifices allant jusqu'au martyre, et inspiré toutes les législations humaines ? 

 Tout ce qui n'est pas fondé sur la vérité périt plus ou moins rapidement.  Les vieilles superstitions, les mensonges, les fables des vieux âges se sont évanouis.   Ce n'étaient que des déguisements divers de la réalité, mais la vérité, elle, demeure.  Le sentiment religieux, basé sur des réalités supérieures, résiste victorieusement et, quelque différentes que semblent être les diverses formules qu'il revêt, il puise constamment sa sève dans un fonds de vérité éternelle. 

 D'ailleurs, il suffit de rentrer en soi-même et de considérer, quelques instants, les concepts de liberté, de justice, de sacrifice de soi, d'abnégation, de dévouement, de charité, de pitié, etc.  , pour se convaincre absolument que ces notions représentent quelque chose de plus élevé que le simple égoïsme.   Quoi que l'on fasse et quoi que l'on argue du mécanisme universel et de l'illusion humaine sur ces données, il n'en restera pas moins la certitude que la vertu (fût-elle basée sur une illusion) est supérieure au vice et la beauté artistique, littéraire ou morale à la simple satisfaction des convoi-tises personnelles.   Aucun athée ne pourra le nier, car, dès qu'il rentre en lui-même, cette vérité s'impose irrésistiblement à lui;   il aura beau dire que tout cela n'est que mensonge, il ne pourra s'empêcher de s'avouer à lui-même que cette illusion est plus belle que la réalité physique. 

 Comment cela serait-il possible si c'était vraiment une illusion ?   Est-ce que le néant peut dépasser l'être et le mensonge la vérité ?   Com-ment expliquer cette supériorité indéniable des aspirations idéales dans un monde qui ne serait que pur mécanisme, dépourvu de toute valeur morale ou autre étrangère à la matière ? 
 Un athée, même convaincu, serait le premier à s'indigner devant une trahison ou une lâcheté quelconque et, cependant, d'après sa doctrine, ce sont simplement des actes mécaniques comme les autres et nullement répréhen-sibles.   Ceci ne l'empêcherait pas de protester énergiquement, si on l'accusait de déloyauté ou de corruption. 

 On voit que les matérialistes sont acculés à une contradiction de tous les instants;   aussi les plus sincères avouent que la vie des athées convaincus est impossible.   Voici textuel-lement les déclarations de l'un d'entre eux, bien connu par ses nombreux écrits sur le sujet :  « Sans posséder l'idée de justice, dit M.  Le Dantec, dans son livre « l'Athéisme » (page 99) l'idée de mérite, l'idée de responsabilité, qui sont les principaux mobiles des actions humaines, comment un homme peut-il vivre ?   Je crois qu'il ne peut pas vivre. » Et plus loin, dans le même ouvrage (pages 112 et 113), il ajoute :  « Dans une société dont tous les membres seraient de purs athées, allant jusqu'au bout des conclusions logiques de leur athéisme, la conscience morale de chacun perdrait toute valeur en tant que sentiment social;   chaque athée se soumettrait aux ordres de sa conscience pour le seul plaisir de sa satisfaction personnelle, mais les croyances de ses voisins ne lui imposeraient pas de devoirs :   une telle société, formée exclusivement d'athées, finirait, naturellement, par une épi-démie de suicide anesthésique. »

 Voilà la conclusion à laquelle est réduit un des athées les plus convaincus du siècle, à cause de la sincérité même de sa conviction :   « Une société formée exclusivement d'athées finirait, naturellement, par une épidémie de suicide anesthésique ! »

 En effet, pourquoi vivre, si nous som-mes jetés par le hasard ou la nécessité aveugle dans un univers sans entrailles qui s'ignore lui-même et qui, de toute éternité, s'agite stupi-dement sans savoir où il va ?   Puisque nous ne survivons pas à la mort de notre corps, cet événement, qui doit avoir lieu fatalement pour nous, ne doit-il pas être considéré comme déjà arrivé au regard de l'éternité ?   D'où il suit que nous serions pur néant.   Alors, pourquoi tra-vailler, pourquoi s'attacher, pourquoi faire un effort,  un mouvement quelconque ?   Tout cela serait vain.   Vous, écrivains athées, pourquoi avez-vous publié vos ouvrages ?   Si vous étiez convaincus de vos théories, il fallait mourir en silence et ne pas essayer d'infliger à vos frères les mêmes causes de tristesse et de désespoir i Vous n'êtes vraiment pas logiques. 

 Travailler pour servir l'humanité !   Au regard de l'athée, voilà encore une chose bien vaine, car l'humanité, elle aussi, après s'être agitée pendant une certaine durée (déjà écoulée au point de vue de l'éternité), disparaîtra à tout jamais, avec tout le système solaire.   Qu'importe donc, durant cette partie minuscule du temps la façon dont elle aura vécu !   Ce qui est destiné au néant n'est-il pas déjà le néant ? 

 Nous nous demandons si une pareille doctrine qui conduirait logiquement et fatalement au suicide et au désespoir, peut être une doctrine de vie et de vérité ?   Heureusement, les athées ne sont pas conséquents avec eux-mêmes et malgré leurs théories desséchantes ils s'attachent à la vie et donnent parfois l'exemple des plus hautes vertus.   « Leur erreur est bien excusable, nous disait un ami;   ils proclament ce qu'ils voient et nient le monde de l'esprit parce qu'ils ne le voient pas encore. » Leur doctrine étant une doctrine de mort, pour en comprendre l'erreur, ils n'auraient qu'à jeter un regard autour d'eux;   ils verraient partout la vie s'épanouir et manifester une harmonie intrinsèque et souveraine, inconciliable avec leur théorie du mécanisme aveugle.   Les idées et les aspirations morales de l'humanité, radicalement inexplicables suivant leur système, comme nous l'avons vu, les convaincraient de l'existence, dans l'homme, d'un principe supérieur, siège des dites idées et aspirations. 

 Est-il vraiment besoin, d'ailleurs, de chercher des preuves de la réalité de ce principe supérieur ?   Ne le sentons-nous pas au fond de nous-mêmes, et, à chaque instant, n'y a-t-il pas conflit entre ce principe et les bas instincts de notre nature ?   Comment expliquer cela dans l'hypothèse moniste ?   Du moment que la nature est une et qu'elle est notre tout, que notre être est constitué de cette énergie matérielle dont proviendraient toutes les forces qu'il y a en nous, quelle est donc la raison de ce perpétuel antagonisme entre la passion et le devoir ?   Dans les grandes âmes, la lutte revêt, parfois, une intensité telle qu'elle suscite des drames poignants et qu'elle a inspiré, comme on sait, les plus célèbres tragédies.   Si elle existe dans l'homme et si elle devient d'autant plus vive qu'il s'élève comme caractère, c'est évidemment qu'il y a en lui double nature;   ou, pour parler plus exactement, c'est qu'il est, par essence, un principe spirituel, enfermé dans une prison physique dont il cherche à se dégager. 

 Et qu'on n'essaye pas de nous expliquer cet effort pour l'affranchissement, en l'attribuant à l'égoïsme humain qui mâte certaines convoitises ou se prive de quelques plaisirs, afin d'en avoir de plus grands dans une vie à venir.   Ce raisonnement se soutiendrait, si c'était pour le corps que ces satisfactions supérieures et futures étaient promises, car on comprendrait, alors, que, pour les obtenir, il renonçât à d'autres jouissances immédiates estimées moindres.   Non, aucune compensation n'est promise au corps;   ces joies sont destinées à l'âme et elles sont annoncées d'autant plus hautes qu'on se sera davantage dépouillé de toute attache corporelle. 

 Or, selon les déterministes, le corps n'est-il pas tout l'être humain ?   Concluez s'il est logique d'admettre que cet agrégat de matière aille contre toutes les lois naturelles dont il est issu, contre ses instincts les plus violents, dans une résistance et une lutte qui le conduisent parfois à l'épuisement et à la mort, et cela, non pas dans l'espoir d'avoir, pour lui-même, plus tard, de plus grandes jouis-sances;   mais simplement dans le but de les procurer à un principe spirituel hypothétique, antagoniste du corps et qui ne peut vivre et s'épanouir que par la mortification de ce der-nier ! 

 Vous avouerez que c'est, tout de même, supposer à cet organisme matériel, privé cependant de liberté, un esprit de sacrifice tel qu'il serait tout à fait inconciliable avec le système moniste, car ce serait du pur renoncement sans espoir de récompense en retour !   Or la thèse déterministe ne s'accorde pas avec  une telle abnégation désintéressée qui suppose, nécessairement, le libre arbitre, tandis que, selon elle, tout est régi mécaniquement et par l'utilité. 

 Non, ces sacrifices ne sont pas consentis spontanément par le corps charnel et, dans l'hypothèse matérialiste, on ne comprendrait absolument pas qu'il y consentît :   ce serait un déni à toute loi biologique qu'un organisme se refusât, volontairement, à la satisfaction de ses appétits;   il est obligé de les apaiser au contraire.   Si, dans l'homme et surtout chez les plus nobles spéci-mens, ce même corps, ailleurs asservi à ses instincts, consent à les voir briser, n'ayant d'autre perspective pour lui-même que l'affaissement et la douleur, ce n'est certes pas par calcul qu'il s'y résigne.   C'est qu'il y est contraint et forcé par le principe supérieur en voie d'émancipation et parvenu déjà à dominer les sens. 

 Tout homme digne de ce nom connaît ce perpétuel combat, mais les héros et les saints que l'histoire mentionne, les grands serviteurs de l'idéal en sont l'illustration la plus haute.   Pour peu qu'on étudie leur vie, on se persuade qu'ils étaient parvenus à une telle domination de leur corps, que les attraits de la matière n'existaient plus pour eux;   tous leurs voeux tendaient à s'en affranchir définitivement.   Ce qui charme et séduit le vulgaire, les plaisirs, les richesses, les vanités leur faisaient horreur, leur seul idéal étant la vérité. 

 Comment admettre que de tels êtres soient de simples organismes asservis aux lois de l'instinct ?   Leur exemple seul ne prouve-t-il pas péremptoirement le libre arbitre de l'homme dû à l'existence, en lui, d'un principe supérieur à la matière ? 
 

II. Attribut de conscience

 En confondant l'Etre universel avec l'énergie matérielle, les déterministes lui refusent, par là même, non seulement la liberté, mais aussi la conscience et la pensée.   Et quand on leur fait remarquer que l'homme et les animaux sont pourtant conscients, ils répondent que cette faculté est un produit localisé chez ces êtres et sécrété, ainsi que la pensée, par le cerveau.   C'est un résultat de la sélection naturelle et du jeu des actions et réactions purement physiques, poursuivi durant les longs siècles écoulés jusqu'à l'apparition de la vie animale sur notre planète. 

 Et la preuve en est, ajoutent-ils, que si le cerveau subit une lésion, s'il est soumis à l'action d'un narcotique ou d'un anesthésique quelconque, la pensée s'éclipse ou divague.   Encore en formation chez l'enfant et l'adolescent, elle acquiert toute sa vigueur à l'âge viril, puis décline et devient débile avec l'arrivée de la vieillesse, etc. 

 Avant de passer au fond de la question, répondons, tout de suite, à ce qui précède :   Le cerveau est l'organe de la pensée;   quand il est dérangé ou usé, il est tout naturel que l'expression de celle-ci se fasse mal. 

 Il en est du cerveau comme d'un instrument de musique;   quand il est désaccordé, le meilleur virtuose du monde n'en saurait tirer une bonne exécution.   Mais fût-il en parfait état, pourrait-il jouer tout seul et produire, sans l'action de l'homme, des sons harmonieux? Non, n'est-ce pas !   Cependant la thèse matérialiste revient à dire cela.   « C'est le cerveau, admet-elle, qui sécrète la pensée, puisque sans cerveau, point de pensée ».   C'est comme si l'on disait :   « C'est l'instrument de musique qui crée l'harmonie, puisque sans lui, point d'harmonie ! » Qui ne voit le défaut d'un tel raisonnement ?   Un chef-d'oeuvre de peinture existe dans la pensée de l'artiste, avant qu'il ne l'exprime sur un tableau, et d'une manière bien plus parfaite.   Peut-on dire que ce sont les diverses couleurs mélangées sur la toile qui ont produit l'oeuvre d'art ?   Néanmoins, sans cette toile et ces couleurs, nous n'en aurions aucune connaissance.   C'est ainsi que le cerveau et le système nerveux qu'il commande sont nécessaires à  l'expression de la pensée, sur notre plan physique, mais non pas sur le plan même de la pensée, invisible pour nous à présent. 

 Quand un homme médite, quelle notion aurions-nous de sa méditation, s'il ne l'exprimait pas par des signes écrits que nous pouvons lire ou par des mots sonores que la vibration de l'air transmet à nos oreilles ?   Supprimez ces intermédiaires matériels et nous serions tentés de dire :   « Cet homme ne pense pas », quand, en vérité, il pense, mais manque du moyen de manifester la pensée.   C'est ainsi que celle-ci s'exprime mal quand le cerveau est dérangé ou amolli, ce qui est bien compréhensible. 

 Abordons maintenant le fond du problème.   Selon la thèse moniste, comme nous l'avons vu, la conscience serait une manifestation accidentelle de certains êtres organisés, surgie au cours de l'évolution, et qui peut, dans un nouveau cycle évolutif, être perdue à jamais, car elle n'est pas une propriété inhérente à la matière.   Remarquons que les athées sont obligés de soutenir que celle-ci est inconsciente, sans quoi ils ne seraient plus athées, mais déistes.   En effet, une énergie éternelle et qui serait douée de pensée serait nécessairement libre aussi, du moment que, consciente, elle pourrait concevoir la liberté et, infinie et éternelle, agir selon sa volonté propre.   Un tel être serait Dieu et non l'énergie matérielle.   Aussi les déterministes soutiennent-ils, en général, que cette dernière est aveugle.   Qu'ils nous expliquent, alors, l'éclosion de la conscience chez l'homme et les animaux.   A-t-elle surgi, tout à coup, comme un éclair du sein d'une grande nuit, dans laquelle l'Univers, dans son ensemble, serait éternellement plongé? Et si la pensée est localisée dans le cerveau, les cellules nerveuses cèdent-elles le précieux rayonnement à celles qui prennent incessamment leur place, grâce au torrent circulatoire qui renouvelle, en peu d'années, tous les tissus ? 

 Peut-on admettre que la cellule, aveugle avant d'entrer dans la substance cérébrale, devient consciente par le fait de cette entrée, puis reperd sa clairvoyance, une fois éliminée du cerveau ?   Il serait absurde de le soutenir, car, d'après les athées, la vie cérébrale se réduit à de simples réactions physico-chimiques.   Or, de telles réactions mécaniques, par définition même, ne sont pas capables de créer la conscience dans une cellule qui en est dépourvue.   Cette création serait le miracle le plus inexplicable.   Aussi les savants matérialistes qui ont abordé ce problème ont-ils reculé devant une pareille affirmation. 

 M.  Le Dantec par exemple, malgré son athéisme foncier, n'a fait aucune difficulté d'admettre que la conscience n'a pas pu surgir brusquement et devenir, tout d'un coup, une propriété de la matière, dès que celle-ci est entrée dans un organisme vivant.   Il a conclu de là que toute matière, inorganique ou organique est consciente.   Il y a, dit-il, en elle, des éléments de conscience qui, réunis dans un corps vivant, donnent l'illusion d'une conscience unique... 

 Et il n'a pas cru si bien dire !   Une vue plus profonde des choses montre, en effet que chacune d'elles a un fond d'idée;   ou, pour mieux dire, que le monde réel est en un sens spirituel et que l'apparence matérielle que nous voyons n'en est que le reflet extérieur et périssable. 

 Il faut reconnaître que ce problème de la pensée est absolument insoluble pour la thèse athéiste dont le dogme principal est le mécanisme aveugle de la force universelle.   L'homme et les animaux étant une des manifestations de cette force, d'où leur pourrait venir la conscience que nous constatons en eux ?   Jamais on ne pourra répondre, d'une manière convaincante, à cette question. 

 N'est-il pas absurde de concevoir un être éternel (qui serait l'énergie matérielle) existant par lui-même et cependant aveugle, ignorant sa propre existence ? 
 Le concept d'un être existant par lui-même, ainsi que nous l'avons analysé dans la première partie de cette étude, ne peut s'appliquer qu'au principe même de toute existence, de toute connaissance, de toute pensée, de telle sorte qu'il ne soit pas possible à l'intelligence de se demander, à propos d'un tel être :   « Mais comment donc existe-t-il ? » Un tel être ne serait donc pas seulement pensant, mais la cause de toute pensée, la Pensée même.   Il ne peut par conséquent pas être la matière.   Nous pouvons, à bon droit, dénier à celle-ci toute réalité en soi, son existence ne s'expliquant pas par elle-même.   Elle n'est que relative et appelle néces-sairement un Absolu qui existe par lui-même. 

 En effet, si l'énergie matérielle était l'être en soi, elle devrait se connaître et connaître toutes choses sorties d'elle.   A un être ou à une force - comme vous voudrez l'appeler - qui, non seulement serait réelle, mais qui constituerait l'étoffe même de toute réalité, il nous semble que rien ne devrait être caché;   aucun arcane, aucun mystère ne pourrait résister à un tel être, car toutes choses le reconnaîtraient pour leur auteur ou leur essence. 

 Or, non seulement l'énergie matérielle s'ignore elle-même, selon les déterministes, mais les êtres issus d'elle, qui, par un hasard heureux, seraient parvenus à la connaissance et à la conscience, ne réussissent pas non plus à la comprendre.   Malgré toutes les recherches scientifiques de ces deux derniers siècles, malgré tous les microscopes, les télescopes, les analyses spectrales, les analyses chimiques, etc.  , etc.  , on n'est pas encore parvenu à définir l'essence de la matière ou de l'énergie. 

 C'est cette même énergie cependant qui, d'après la thèse athéiste, constitue l'homme et sa faculté de savoir.   Comment donc n'arrive--t-elle pas, au moins en lui, à se connaître elle-même ?   Puisque, en lui et par suite de l'évolution, elle aurait acquis cette faculté de comprendre, comment ne se comprendrait-elle pas en premier lieu, elle qui serait pourtant le tout, l'essence de la réalité ? 

 L'homme est le roi du monde.   Et cependant que sait-il ?   Il se demande anxieux :   « Qui suis-je, d'où viens-je, où vais-je ? » et sa raison ne lui donne aucune réponse satisfaisante.   A son tour, si elle pouvait penser, l'énergie matérielle, dont on veut faire l'être infini, devrait se demander à chaque instant :   « Mais que suis-je ?   Quelle est mon essence, mon origine ou ma fin ? » Mystère ! 

 Est-ce logique que l'être en soi, unique et éternel, soit, pour lui-même, un objet de mystère ?   Non, ce n'est pas logique.   Ceci ne peut être admis que d'un être qui doit sa vie à une cause indépendante de lui-même, qui n'est, pour ainsi dire, pas responsable de son être, lequel serait créé par un autre.   On comprend qu'un tel être s'ignore, parce qu'il est passif, il est un simple reflet;   il n'est pas essence créatrice.   C'est le tableau d'art par rapport au maître qui l'a dessiné;   le tableau ne sait rien de sa propre existence;   c'est le peintre seul qui connaît la raison d'être de chaque trait, de chaque couleur, parce que c'est son oeuvre. 

 De cette manière on s'explique pourquoi l'énergie matérielle est mécanique et aveugle, c'est parce que, étant simplement une projection passagère de l'être et non l'Etre, elle est passive;   c'est une force créée et non créatrice. 

 Ceci nous semble également justifier le mélange d'ignorance et de savoir, d'ombres et de clartés qu'il y a dans l'homme;   les premières viennent de l'influence de la matière et les secondes, les clartés, des intuitions de la conscience qui le relient avec la grande Lumière. 

 Nous sommes ici-bas dans la position de quelqu'un qui se trouverait aux abords les plus éloignés d'un temple magnifique dont il ne verrait que les murs et l'enceinte du dehors.   Pour en connaître les trésors cachés, il devrait pénétrer jusqu'au sanctuaire intérieur. 

 Le visiteur qui entrerait dans une des salles annexes d'une immense usine serait bien téméraire s'il prétendait, de là, en saisir tout le fonctionnement;   il verrait des roues qui tournent, des courroies qui s'agitent en tous sens et auxquelles il ne comprendrait rien.   Pour avoir une idée réelle de l'ensemble, ne lui faudrait-il pas plutôt aller jusqu'au bureau de l'ingénieur en chef et examiner ses plans ? 

 Il en est de même de nous ici-bas;   nous sommes à la périphérie des choses et c'est pourquoi nous n'en saisissons pas l'essence. 

 Des considérations que nous venons d'esquisser et auxquelles une méditation suivie donne une force de persuasion que notre pauvre plume ne saurait rendre, il résulte que la matière n'est pas l'être en soi. 

 Comment peut-elle donc s'appeler la Réalité? Est-il permis de désigner ainsi quelque chose qui passe, après une durée plus ou moins longue, quelque chose qui n'est qu'une forme en perpétuelle transformation ?   La science n'éta-blit-elle pas, aujourd'hui, que par la radio-activité ou le rayonnement, l'énergie se perd constamment et que la matière tend lentement mais sûrement vers la désintégration totale ? 

 Toutes choses physiques sont en voie de disparition.   Ce soleil gigantesque qui nous éclaire n'existait pas, il y a quelques millions de siècles;   il ne sera plus dans quelques millions d'autres.   Et ainsi en est-il de tout le reste. 

 Nous ne concevons les objets matériels qu'à l'aide de nos sens, au témoignage desquels nous nous rapportons aveuglément;   or ils ne nous transmettent que des vibrations de fréquence variable.   C'est ainsi que la solidité, la résistance, la couleur, le son, la forme, etc.  n'existent que d'une manière toute relative et ne sont pas inhérents aux choses;   ils sont plutôt en nous-mêmes et répondent à des sensations de notre part.   Les sons audibles, par exemple, correspondent à des vibrations de 15 à 36,000 par seconde;   pour les couleurs visibles, le chiffre est considérable et oscille entre 458 et 727 trillions et ainsi de suite. 

 On voit que, dans l'univers physique, tout se réduit à des nombres.   Or le nombre et ses lois, qui sont l'harmonie intérieure de notre monde, peuvent-ils être attribués à une énergie aveugle ?   Ne supposent-ils pas nécessairement l'action d'une Intelligence ? 

 Ce n'est donc pas vers les sciences dites naturelles que l'homme, assoiffé de vérité supérieure, doit se tourner pour trouver un apaisement à ses légitimes préoccupations.   Nous reconnaissons, certes, la grande utilité de ces sciences et les progrès qu'elles ont fait faire à la civilisation matérielle;   nous vénérons les savants qui les cultivent.   Nous affirmons, cependant, que toute chose n'est belle et utile que dans son cadre.   Tant qu'il s'agit d'élucider les lois du monde physique, ces sciences sont nécessaires.   Ce qui est une erreur, c'est d'en vouloir étendre arbitrairement le rôle et la portée, en essayant, à tout prix, de leur faire expliquer toute la synthèse de l'Univers.   Celui-ci n'est pas que matière. 

 On sait combien les hypothèses dites scientifiques sont incertaines et comment elles évoluent d'époque en époque.   Nous devons donc légitimement les suspecter.   Nous pouvons même douter, à la rigueur, de la réalité du monde extérieur, car il se pourrait que nous fussions le sujet d'une illusion persistante.   Une fois éveillés, les objets de notre songe de la nuit disparaissent avec le sommeil.   C'est ainsi que quelques-uns ont pensé que la vie était un rêve et que le monde n'avait aucune réalité. 

 Sans aller si loin, nous affirmons toutefois que le physique n'est qu'apparence et que c'est pour cela que nous n'en avons qu'une connaissance approximative et toujours sujette à modification. 

 Notre raison n'admet d'une façon certaine que ce qui est pleinement intelligible pour elle.   Ce qu'elle ne comprend qu'imparfaitement, elle ne l'accepte que sous réserve d'une explication ultérieure et complète.   Voici une pierre;   nous la voyons, nous la touchons, oui, mais notre intelligence n'est pas satisfaite pour cela.   Elle cherche à connaître son origine, sa formation, sa nature intime, la cause et le but pour lesquels elle existe.   Tant que nous n'avons pas compris tout cela, nous n'admettrons la réalité de la pierre en question que d'une manière toute provisoire, jusqu'à ce que nous ayons examiné, par exemple, si nos sens ne sont pas abusés.   Pour l'admettre d'une manière absolue, il faudrait que nous ayons tous les éclaircissements énumérés plus haut, que nous en saisissions le pourquoi et le comment. 

 Une chose dont l'existence n'aurait aucune justification possible, dont ni elle-même ni aucun autre être ne connaîtrait le pourquoi ni le comment, ne peut pas être.   Il n'y a que l'intelligible qui soit, bien que sa compréhension puisse échapper à notre conscience actuelle. 

 Cette analyse nous démontre, au point de vue de leur classement, la supériorité des réalités intellectuelles et spirituelles sur celles de l'ordre physique.   Les premières sont compré-hensibles et se justifient d'elles-mêmes, tandis que les secondes ont besoin d'être expliquées, justifiées.   Leur réalité est donc toute relative et précaire et c'est pourquoi notre manière de les entendre se modifie tous les jours. 

 C'est donc une pure ironie, du point de vue philosophique, que d'appeler réalités, comme on a coutume de le faire, les objets accessibles à nos sens et idéalités, imaginations, les choses spirituelles.   Une vue plus profonde renverserait totalement cette manière de s'ex-primer.   Est-ce que c'est le transitoire qui serait le réel, qui serait l'être, tandis que l'éternel serait le non-être? N'est-ce pas un contresens d'avancer pareille assertion ? 

 Et cela devient encore plus frappant quand on réfléchit que les choses matérielles n'ont de réalité pour nous que par la conscience que nous en avons.   Les rayons lumineux réfractés par un objet quelconque ont beau arriver à mes yeux, je ne le vois pas, si je suis distrait.   Quand on m'anesthésie, on peut m'ouvrir les entrailles et me disséquer la chair, sans que je sente la moindre souffrance, car le sommeil provoqué équivaut au retrait de ma conscience de mon corps physique.   L'insensibilité ainsi obtenue est donc loin de pouvoir être invoquée par les matérialistes en faveur de leur thèse, comme ils le font.   Elle prouve, au contraire, que c'est la conscience qui est tout, puisqu'il suffit de rendre le corps momentanément inapte à être le siège de la conscience pour qu'il n'existe plus pour elle et qu'on puisse le disséquer sans douleur. 

 Ainsi notre sens intime représente pour nous toute la réalité :  « Je pense, donc je suis » a dit Descartes.   Tandis que je peux m'illusionner sur toutes les choses qui m'entourent, y compris mon propre corps, il n'en reste pas moins certain que je crois voir ces choses.   Il y a donc tout au moins un je, un être qui sent et qui pense, de quelque forme et de quelque nature qu'il soit.   C'est ainsi que nous pouvons douter de tout, sauf de notre propre existence. 

 Il en est de même des autres données de la conscience, c'est-à-dire des vérités appelées évidentes par elles-mêmes, comme par exemple, l'axiome suivant :   « Deux grandeurs égales chacune à une troisième grandeur, sont égales entre elles », ou cet autre « Le tout contient tout ce que contient une de ses parties », etc.  Nul ne peut douter de ces données, car elles sont de l'ordre éternel. 

 Quoi qu'il advienne des observations du monde extérieur et des constatations et découvertes scientifiques de l'avenir, toujours et partout le « tout contiendra ce que renferme une de ses parties », et « deux grandeurs égales chacune à une troisième grandeur seront égales entre elles ». 

 Pourquoi cette différence fondamentale entre les données de l'ordre physique et celles de notre sens intime, cette vicissitude des unes et cette fixité immuable des autres ?   C'est que les premières nous  viennent par les sens qui ne nous transmettent que la forme extérieure et transitoire des choses, tandis que les secondes nous sont fournies par la conscience qu'on a justement appelée « la voix de Dieu en nous ».   Elle nous met en rapport avec le centre immuable et universel, avec la Réalité pérenne et absolue. 

 La matière, dépourvue de liberté et de conscience, n'est donc pas ce Centre ni cette Réalité;   nous devons les chercher ailleurs !