La Personnalité de Jésus
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Bien que notre programme ne comporte ni discussions érudites ni polémiques, bien que l'axiome de la divinité absolue du Christ soit de règle pour notre association, comme cette revue passe entre les mains d'un nombre de lecteurs sans cesse croissant, nous croyons intéresser ou renseigner notre clientèle flottante en lui présentant, exceptionnellement, une étude critique sur un sujet qui, à nos yeux de mystiques, constitue en soi une inutilité.


Dans le numéro du 1er mars 1923 du Mercure de France, M.  Paul Louis Couchoud a publié une savante étude intitulée " l'Énigme de Jésus ", dans laquelle il soutient que le Christ n'a jamais eu qu'une existence toute spirituelle dans l'âme des apôtres et des fidèles qui l'ont adoré et non point une existence matérielle et historique, comme le croient les chrétiens.   C'est une thèse rebattue.   Son argumentation peut se résumer comme suit :

L'étude serrée des textes, dit-il en substance, ne permet pas de conclure à la réalité historique de Jésus.   Le seul homme qui aurait pu nous donner quelques renseignements sur lui, Flavius Josèphe, ne l'a point fait, car le passage de son " Histoire Ancienne des Juifs " relatif à Jésus, est une évidente interpolation.   Justus de Tibériade a aussi écrit sur l'histoire des Juifs deux ouvrages aujourd'hui perdus et Photios, qui lisait encore le second au IXe siècle, s'étonnait de n'y rien trouver sur Jésus.

Quant aux quelques lignes sur " Christos " que renferment les écrits de Pline le Jeune, de Suétone et de Tacite, tous trois écrivains latins du IIe siècle de notre ère, elles sont trop vagues pour pouvoir conclure à l'existence humaine de Jésus.   Elles doivent nous apparaître comme le simple reflet de la croyance des chrétiens d'alors, un écho parvenu jusqu'à ces auteurs païens et consigné dans leurs ouvrages.

Passant aux documents de source chrétienne, M.  Couchoud prétend qu'ils ne présentent pas les caractères d'authenticité exigés par la critique.   L'Évangile de Marc, le seul, selon lui, qui ait quelque couleur d'histoire, s'intitule " Bonne Nouvelle ".   Or une " bonne nouvelle " selon la terminologie des Écritures, n'est pas une information vulgaire; c'est une épreuve mystique.   Rejetée par les réprouvés, accueillie par les élus, elle est, comme dit saint Paul " force de Dieu pour sauver quiconque a foi. "

Les évangiles ne seraient qu'une adaptation aux textes bibliques, la narration d'un fait spirituel autour duquel on aurait échafaudé, arbitrairement, une biographie, celle d'un homme en chair et en os, qui n'aurait pourtant jamais existé comme tel.

Selon M.  Couchoud, la thèse des meilleurs critiques modernes, Ernest Renan, Alfred Loisy, etc., qui ont cru à l'existence du Christ comme homme et qui ont seulement cherché à expliquer naturellement et rationnellement les faits rapportés dans les Évangiles, ne serait pas acceptable non plus.   " Ces exégètes ne se sont pas avisés que plus ils faisaient vraisemblable Jésus, plus ils rendaient Paul invraisemblable. "

En effet, poursuit-il, si diviniser un homme était une chose fréquente dans toute l'Asie, dans une nation au moins, cette chose était impossible : c'est chez les Juifs.   Ils adoraient Iahvé, l'unique Dieu, le Dieu transcendant, de qui on ne prononçait pas le nom, qui était séparé par des abîmes d'abîmes de toute créature.   Associer à Iahvé un homme quel qu'il fût, était le sacrilège, " l'abomination suprêmes... " Comment donc soutenir que Paul, un juif de Cilicie, pharisien d'éducation, ait divinisé et adoré comme Dieu un autre Israélite de Galilée, son contemporain ?

Pour l'auteur de l'article donc, Paul voyait en Jésus, non le fils de Marie mort sur une croix, pour le salut des hommes, mais plutôt l'émanation d'Iahvé qui naît mystiquement dans les âmes : " Jésus, hypostase d'Iahvé, par un acte incroyable d'humiliation, quitte la forme divine et, devenu homme, se soumet au supplice où l'ont vu David et Isaïe et que lui infligent les Princes célestes qui ne le reconnaissent pas.   Mais Satan, le dieu de cet Age-ci, est joué.   Ce suprême sacrifice d'expiation lui fait perdre l'empire du monde.   Jésus ressuscite en triomphe et arrache les hommes au péché, à la mort, à la Loi... "

" Par la foi à Jésus, on s'identifie à Jésus...  et aussi par toute souffrance endurée en son nom, on meurt avec Jésus pour ressusciter bientôt avec lui dans la métamorphose des corps. " Telle serait la vision, " le haut poème théologique et mystique " raconté par Paul, le génial prophète chrétien, " dans ses versets rythmés et brûlants ! " Pour Paul, Jésus serait " Iahvé qui sauve " non un homme vivant ou ayant effectivement vécu.

Nous allons voir ce qu'il en est et mettre sous les yeux du lecteur, quelques textes des Épîtres qui sont en flagrante contradiction avec la thèse ci-dessus.   Auparavant, disons comment M.  Couchoud explique la rédaction des Évangiles et la naissance du Christianisme.

D'après lui, celui qui, le premier, avant Paul, aurait eu la vision mystique ci-dessus rapportée, serait l'apôtre Pierre " et c'est de la vision de Pierre que daterait le christianisme ".   Paul, qui a eu la même vision, aurait puissamment contribué à répandre la nouveauté religieuse.   Or un certain nombre de communautés chrétiennes ont été fondées alors; au milieu d'elles, beaucoup de faits miraculeux se sont accomplis, " tous inspirés par Jésus-Esprit et attribués à lui.   Ce seront des matériaux pour les futurs évangélistes " et, peu à peu, " à l'histoire céleste de Jésus Fils de Dieu, succédera une relation terrestre des oeuvres et des paroles du Maître. " De là serait née la " Bonne Nouvelle "selon saint Marc, source des trois autres évangiles, postérieure elle-même en date aux Lettres de Paul et dont la lecture, dit M.  Couchoud, eût bien étonné l'auteur de l'Épître aux Romains, car, Pierre et Paul ont vu un Dieu et ce n'est qu'après Paul qu'on aurait donné à ce Dieu un masque humain, un semblant d'état civil et qu'on l'aurait inséré indûment dans l'histoire ! "

Voyons maintenant si cette assertion est défendable et, puisque le noeud de l'argumentation de M.  Couchoud se trouve autour de la personne et des écrits de l'apôtre Paul, dont l'authenticité n'est pas mise en doute par lui, commençons par extraire, au hasard de la lecture, quelques passages des Épîtres que nous demanderons au collaborateur du Mercure de France d'essayer de concilier avec sa thèse.

Voici d'abord l'Épître aux Romains; elle commence ainsi : " Paul, serviteur de Jésus-Christ, appelé à être apôtre pour annoncer l'Évangile de Dieu...  et qui concerne son Fils né de la postérité le David selon la chair et déclaré Fils de Dieu avec puissance, selon l'Esprit de sainteté, par sa résurrection d'entre les morts... " (Rom.   I, 1 à 4).

Et plus loin, dans la même Épître : " Je voudrais moi-même être anathème et séparé du Christ pour mes frères, mes parents selon la chair, qui sont Israélites, à qui appartiennent l'adoption et la gloire et les alliances et la loi et le culte et les promesses et les patriarches, et de qui est issu, selon la chair, le Christ, qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni éternellement Amen ! " (Rom.   IX, 3-5)

Si, pour saint Paul, selon la thèse de M.  Couchoud, le Christ était simplement une " émanation d'Iahvé " " Iahvé qui sauve ", Il ne pourrait être décrit par ce même Paul comme issu d'Israélites parents de Paul ni comme né de la postérité de David selon la chair.

Dans sa première lettre aux Corinthiens, après avoir exhorté les disciples, lorsqu'ils se réunissaient, de ne pas le faire pour se livrer aux plaisirs de la table, mais plutôt pour devenir meilleurs, l'apôtre ajoute : " Car j'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné, c'est que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain et, après avoir rendu grâces...  De même, après avoir soupé, il prit la coupe... " (I Corinth.   XI, 23-26).

Et plus loin : " Je vous ai enseigné avant tout, comme je l'avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures, qu'il a été enseveli et qu'il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures, et qu'il est apparu à Céphas, puis aux douze.   Ensuite, il est apparu, à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants et dont quelques-uns sont morts...  Après eux tous, il m'est apparu aussi à moi, comme à l'avorton ...  " (1 Corinth.   XV, 3-8).

II ne s'agit donc point d'une simple " vision mystique " comme le croit M.  Couchoud, car une telle vision, si elle peut se produire pour une âme seule en prière, ou dans le cours d'une méditation isolée, ne se comprend plus, quand il s'agit d'une foule réunie.   On ne peut pas admettre que " cinq cents frères à la fois " aient eu, ensemble, la vision extatique de la résurrection du Messie des Écritures, si une présence réelle et physique n'avait pas frappé leurs yeux.

Et si saint Paul, rapportant cette apparition effective du Sauveur aux douze, puis aux cinq cents, ajoute ensuite que le Maître s'est également montré à lui-même, c'est qu'il s'agit, pour lui aussi, d'une apparition de même nature, tangible et non seulement mystique.

Nous pourrions multiplier les citations, mais nous aimons mieux nous en tenir là, notre but n'étant pas de soutenir une polémique, mais d'exposer simplement notre point de vue.

Certes saint Paul a cru à la divinité du Christ, mais il a cru aussi à sa personnalité humaine comme à un contemporain ayant vécu de la vie commune, puis ayant subi la mort pour nous délivrer du péché et étant ensuite ressuscité.   S'adressant à Timothée, Paul ne lui dit-il pas : " Je te recommande, devant Dieu qui donne la vie à toutes choses et devant Jésus-Christ qui fit une belle confession devant Ponce Pilate, de garder le commandement ? " (I Timothée VI, 13). Il s'agit donc bien du Jésus des Évangiles, ayant comparu devant le célèbre gouverneur romain.

Ceci étant posé, l'argument de M.  Couchoud conserve toute sa valeur, mais, cette fois-ci, en faveur du mystère de l'Homme-Dieu, conclusion que notre auteur semble écarter délibérément, au nom de la raison, mais à laquelle, cependant, on est forcé de revenir, si l'on veut comprendre quelque chose à " l'énigme de Jésus. " Oui, comment des Juifs à qui diviniser un homme eût paru un sacrilège abominable, " qui se seraient fait hacher plutôt que d'admettre que Moïse lui-même fût un dieu ", ont cependant admis cela de Jésus, un de leurs concitoyens, un simple fils de charpentier, et ont donné leur sang pour attester leur inébranlable foi en sa divinité ?   C'est là le miracle que la raison humaine sera toujours incapable de s'expliquer, car cette force qui a entraîné l'adhésion des intelligences, des volontés et des coeurs, n'est pas de nature intellectuelle.   Elle est divine; c'est la manifestation de l'Amour, Centre universel et omnipotent.   C'est elle seule qui rend possibles l'héroïsme surhumain des martyrs et la foi des apôtres.

Les critiques rationalistes ne la comprendront jamais, car le point de vue auquel ils se placent n'est pas celui qu'il faut.

Nous verrons, dans un prochain article, dans quelle attitude il convient d'aborder cet examen.