Le Bon Pasteur

(Janvier 1936)



      Dans notre précédent bulletin, sous le titre Bergeries et Bergers , nous avons rapidement caractérisé les deux camps où s'affrontent les serviteurs de la Lumière et ceux des Ténèbres. Tandis que ceux-ci, parlant en leur propre nom, cherchent à s'élever au-dessus de la foule, en attirant sur eux les regards, les premiers préfèrent rester inconnus, sauf de quelques disciples et font le bien en secret, en en rapportant d'ailleurs tout le mérite au seul Christ.

D'aucuns trouveront cette classification un peu trop étroite, car, en pratique, le bien et le mal se rencontrent partout et s'entremêlent avec une telle complexité qu'il semble arbitraire de classer ainsi les hommes en deux camps bien tranchés. Nous reconnaissons en effet que cette distinction ne se trouve nettement saillante que chez les chefs ; dans la foule elle est à peine discernable et souvent un même individu appartient aux deux camps à la fois, par des parties différentes de son être.

La personnalité humaine est très complexe ; elle est le champ de bataille d'innombrables volontés divergentes, comme chacun le constate en soi. Et cette bataille est l'objet même de la vie que nous a donnée le Créateur, afin que nous arrivions à faire triompher définitivement le bien sur le mal, l'amour sur la haine, le sacrifice sur l'égoïsme et que nous rentrions par là dans l'éternité bienheureuse, en y faisant entrer aussi l'armée de créatures qui gravitent autour de nous.

En attendant cette régénération finale, nous appartenons donc alternativement aux deux camps des Ténèbres et de la Lumière qui se livrent en nous un incessant combat.

Et, comme tous les êtres individuels se relient à un collectif, de même tous les chênes que l'on trouve sur la terre appartiennent à l'espèce Chêne et, en dernier lieu, au règne végétal. Ainsi, du point de vue spirituel, les innombrables volontés particulières d'insubordination, d'égolisme et de haine se relient aux séides de l'Adversaire et, finalement, à Lucifer lui-même. Parallèlement, les volontés de sacrifice, d'amour et de pardon reconnaissent pour unique chef le Christ, c'est-à-dire Dieu sous Son aspect de Rédempteur.

En dernière analyse, il n'y a donc que deux chefs : Dieu et Mammon, selon la parole même de Jésus qui a dit qu'on ne peut pas servir les deux à la fois. Actuellement, puisque nous ne sommes pas encore fixés dans le bien, nous servons tantôt l'Un tantôt l'Autre, car, s'il nous arrive de faire de bonnes oeuvres, nous commettons encore trop souvent, hélas ! des erreurs 1

Il s'agit d'arriver à ne servir que Dieu seul, en faisant le bien sans arrêt et spontanément, comme sans effort. En ce moment, le bien nous coûte à faire ; il faut que nous nous y forcions, tandis que, beaucoup plus tard, lorsque nous serons devenus des hommes libres , nous le ferons avec joie, puisque c'est le Christ, alors, qui habitera en nous.

Le bon Pasteur aura ainsi ramené au bercail les brebis égarées que nous sommes tous, car notre vraie patrie est le Ciel. Et il est écrit qu'Il en aura plus de joie que de celles qui ne se sont pas égarées. Toute âme qui rentre au Ciel, en effet, y revient avec une ample moisson d'expérience et de savoir ; elle rejoint sa patrie après avoir combattu le bon combat, vaincu les dragons de toute sorte et, par là, réhabilité un grand nombre de créatures qui ne peuvent voir Dieu que par l'intermédiaire de l'être humain. A cause de tout cela la félicité de cette âme en sera grandement accrue et c'est donc à bon droit que le Seigneur en aura plus de joie . Elle est une étincelle de Sa Lumière.

Par suite de cette noblesse inaliénable que lui confère son origine divine, l'âme a beau descendre jusqu'au fond des enfers, elle a beau accompagner la personnalité qu'elle anime, jusque dans la fange pestilentielle de la luxure et dans les antres épouvantables du crime et de la haine, elle ne peut pas se perdre à jamais. C'est par charité rédemptrice qu'elle sera descendue dans ces mauvais lieux et c'est sur les ailes de la charité que, d'un bond, et à tout instant, elle peut rejoindre son Seigneur : elle est un rayon de Son soleil. Avec l'aide de Sa grâce, elle finira donc par purifier toutes ces souillures avec lesquelles elle est entrée en contact, elle redressera tous ces égarements, fera réparer tous ces méfaits et, régénérant la personnalité qui lui est confiée, elle la conduira jusqu'aux cieux de l'amour et de l'union divine.

Telle est l'oeuvre propre du bon Pasteur, ramenant les brebis à la bergerie céleste. Voilà pourquoi cette émouvante figure du Berger portant un agneau fut une des images que préféraient les disciples des premiers siècles du christianisme, l'une des plus répandues. On la trouve gravée, peinte ou sculptée dans les catacombes et dans les églises les plus anciennes.

C'est que, écrit Sédir(29), aucun chef spirituel ne donne, comme le Christ, l'impression d'être l'Ami des hommes, l'Ami de chaque créature en particulier. Aucun ne parle au coeur comme Lui. Aucun ne se penche si tendrement sur notre faiblesse. Aucun n'a su si bien rendre à notre sensibilité l'élan ingénu de sa primitive innocence. Aucun ne s'installe en nous avec une si souveraine douceur. Il nous donne, seul, le sentiment de l'immuable, l'émotion de l'ineffable, l'allégresse de la paix. Seul Il est la cause, le moyen et la stabilité même de la confiance. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, Il est la plénitude et l'accomplissement.

Il nous aime, voilà le gage de la rédemption pour tous. Si nous pouvions répondre à la millionième partie de cet amour, écrit encore Sédir(30), nous serions tous des saints extraordinaires .

Les autres initiateurs (nous voulons dire les missionnés authentiques et non les faux prophètes) donnent surtout des préceptes et imparfaitement l'exemple, car il y a des failles dans leur vie à presque tous. Jésus offre la perfection de l'exemple ; Il donne Sa vie pour nous. Il est seul impeccable et infaillible.

C'est que Lui n'est pas un homme monté vers la perfection, Il est Dieu de nature et d'essence ; Il est l'Absolu descendu vers nous sous la figure de l'Homme parfait, pour être notre modèle et, en même temps, notre introducteur dans le Royaume céleste.

Comme rien n'est impossible à Dieu, comme rien ne Le limite, et qu'Il est partout, en outre de Sa manifestation dans la chair sous la forme de Jésus, le Verbe est présent d'une présence spirituelle en chacun de nous par notre âme éternelle, germe de notre régénération mystique qui fera de nous, au terme de notre évolution, des frères cadets du Christ.

Le disciple qui s'efforce de tout son coeur vers Lui par la pratique de la charité et du pardon, reçoit, de temps à autre, comme des reflets de cette sublime Lumière -- si sublime que les initiés et les sages de la sagesse humaine ne La soupçonnent même pas ! Il pressent par intervalles cette mystérieuse et adorable Présence et ce pressentiment seul, qui l'inonde d'une ivresse indescriptible, le fait se prosterner dans la poussière et verser les larmes de l'adoration, de la reconnaissance, de la repentance et de l'amour. Tel est l'effet de ces tout premiers et légers souffles qui viennent des collines célestes.

Nous disons bien : des collines célestes et non des hauts sommets inaccessibles ; mais il se trouve que ces collines sont déjà à de telles hauteurs vertigineuses que les souffles qui en proviennent ne sont guère respirables pour toutes les poitrines et que les saints qui les ont décrits en tremblant ont avoué n'avoir pu en exprimer que de lointains reflets et que leurs descriptions maladroites (et qui pourtant nous émerveillent !) ne sont que ruines et que blasphème auprès de l'inénarrable réalité !

Ceci n'est qu'un petit aperçu des insondables trésors que le Père réserve à Ses enfants ; mais Il ne les force pas de se presser de venir les contempler. Il les laisse libres de régler à leur aise la cadence de leur marche ; mais tous, en fait, marchent -- quoique lentement, hélas ! - vers cette béatitude.

C'est donc à nous à voir si nous devons continuer de suivre tel ou tel soi-disant maître ou s'il ne serait pas plus sage de nous jeter d'ores et déjà dans les bras de l'unique Pasteur !



29. Dans Mystique chrétienne , page 118.
30. Le Royaume de Dieu , page 228.