INTRODUCTION

 

En principe - mais en principe seulement, car les faits sont toujours mal « recouverts » par les classifications – on désigne, par ces trois termes, mythes, contes et légendes, trois types particuliers de récits intentionnels, distincts de la littérature proprement dite, signée et datée.

 

Le premier est caractérisé par une influence sacerdotale directe, soit que les acteurs mis en scène représentent nommément des « dieux » ou des demi-dieux, soit que l'intention symbolique et religieuse s'y montre à découvert (1). Le second et le troisième sont d'ordre « profane », par opposition au précédent - encore qu'on puisse faire bien des réserves sur la justesse d'un tel qualificatif. Mais, s'ils présentent en commun un certain caractère de « merveilleux », la légende est plutôt un conte localisé, avec ou sans prétentions historiques, tandis que le conte en prend à son aise avec les misérables questions de temps et de lieu : « Il était une fois... », « dans un grand royaume », voilà le cadre classique du conte – fort peu exigeant, on le voit.

 

Si donc la légende peut s'emparer d'un personnage réel pour lui prêter des traits imaginaires (en réalité, exacts dans leur ordre purement mythique), le conte, lui, fait mouvoir dans un monde sans époque et sans lieu des personnages sans nom - du moins historique (2).

 

Ainsi le conte se rattache-t-il, par certains côtés, à la parabole, à l'allégorie, à la fable. Il s'en distingue par d'autres traits qu'il n'est pas besoin d'énumérer pour l'instant, mais dont le principal est, en somme, la morale qu'on tire de ces derniers récits. Non que le conte ne puisse s'achever par une sentence morale ; niais dans l'allégorie, par exemple, tout le récit vise à amener une telle conclusion. Dans le conte proprement dit, elle est souvent forcée et ne se déduit pas avec clarté de l'histoire contée.

 

En résumé, et l'accord étant loin d'être fait entre les spécialistes, nous nommerons provisoirement « mythe » ce qui provient directement d'une source sacerdotale et contient, de ce fait, un enseignement « ésotérique », quelque valeur que l'on concède à ce dernier. Le reste est conte et légende, ce qui ne signifie pas qu'il soit impossible de les ramener à un mythe dont lis seraient la déformation exotérique. En admettant cette origine, qu'il est souvent difficile de prouver nos récits « profanes » seraient des mythes déformés.

 

Dans ce court travail, nous viserons surtout à mettre en relief les points faibles des théories folkloristes le plus en faveur Non pas que les savants qui se livrent à ces études ardues se soient égarés par insuffisance de documentation ! Si le reproche contraire n'était pas entaché de paradoxe, on pourrait plutôt leur faire grief de l'Himalaya de textes qu'ils produisent pouf étayer la moindre explication.

 

Le profane est alors totalement désorienté et incapable de se débrouiller dans cet Océan d'éléments comparatifs où, pour tous points de repère, il doit se contenter du récitatif « en marge » de son cicérone. Toute son attention, lassée par des ébranlements successifs, se reporte sur les conclusions, dont rien ne lui permet d'apprécier le poids. Ainsi, dans une symphonie trop savante, les répétitions du thème, avec ses variantes dont il saisit mal te jeu, fatiguent l'attention de l'auditeur dont l'oreille n'est pas encore « faite ». Dans ce chaos sonore, sa mémoire s'attache d'autant plus fermement au trait final, qu'il retiendra aisément.

 

Lorsqu'on est parvenu à conjurer le vertige des textes et le mirage des analogies, on s'aperçoit que les folkloristes en extraient des conclusions assez inattendues. Ces conclusions - pour peu qu'on y réfléchisse - apparaissent liées davantage aux idées qui les hantaient avant tout examen qu'à celles qui découlaient visiblement de cet examen même. En d'autres termes - et quelques heureuses exceptions mises à part - presque tous ces spécialistes abordent leur sujet avec certaines idées préconçues et l'ordonnent selon le développement logique de ces idées. Leurs trouvailles étaient faites, peut-on dire sans beaucoup exagérer, avant que leurs recherches eussent commencé.

 

Les théories du siècle sur d'évolution, le primitivisme, te fétichisme, le zoomorphisme, le totémisme, le freudisme, la psychologie collective ou populaire, voilà ce qu'ils mettaient dans leur bissac avant de partir - qu'on nous passe cet horrible jeu de mots - à la « chasse aux mythes » ; voilà ce qu'on retrouve, à leur retour, dans leur carnier ! Rien de plus naturel, mais aussi rien de plus désastreux. Aucune religion, aucune spiritualité, aucune preuve du « génie primitif » de l'homme (comme disent les Triades) ne se retrouvent plus dans les beaux papillons qui se dessèchent lentement aux vitrines des savants - soigneusement numérotés et étiquetés, il est vrai !

Il semblerait, à les lire, que la sagesse et le bon sens soient nés avec le siècle et que les hommes du passé, compara­tivement à nous, aient été des êtres inférieurs, voire des brutes inévoluées (3).

 

Mettre les chercheurs qu'attire le folklorisme en garde contre les conclusions tendancieuses de la plupart de ses théoriciens, hautes intelligences sans nul doute, mais fermés, par formation et par système, à toute spiritualité, faire pressentir, en outre, quelle somme de connaissances profondes, ésotériques si l'on veut, se dissimule sous les broderies légendaires, tels sont nos buts principaux.

Les conclusions positives que nous serons amené à formuler, touchant le sens ou la provenance des matériaux mis en oeuvre par les spécialistes ne constituent nullement le point essentiel de cette rapide étude.

 

Il nous suffira d'avoir dégagé les abords d'une voie où d'autres, mieux outillés, pourront diriger leurs enquêtes et en arriver à leurs propres conclusions, qu'elles corroborent ou non les nôtres.

 

I1 est digne d'attention que, depuis plus d'un siècle, comme s'ils obéissaient à un mot d'ordre mystérieux, les spécialistes des sciences qui touchent de près ou de loin à l'homme, à son passé, à ses relations et à ses facultés, etc., se soient appliqués à ruiner les fondements de toute spiritualité, qui sont aussi ceux de toute société. Cela, en vertu de théories trop uniformément acceptées. Le malheureux croyant (quelle que soit sa croyance) se heurte, dans toutes les branches du savoir, à des livres qui s'ingénient à lui démontrer qu'il n'est qu'un attardé, un fossile, un vestige de temps périmés, dont la crédulité, l'ignorance et la naïveté passaient les bornes.

 

Qu'il pressente combien de spiritualité vraie, de sagesse profonde, de valeurs morales cache ce passé plus que méconnu - insulté, même ; - et combien aussi les conclusions de la science sont précaires, douteuses ses affirmations, alors le mauvais envoûtement dont il est la victime perdra de son efficacité.

 

La science, absolue dans les faits, est toujours révisable dans les conclusions qu'elle en tire. Sa route est jonchée de cadavres : cadavres de ceux dont elle a brisé les croyances au nom de ses doctrines d'un jour ; cadavres disparates de ces mêmes doctrines, qu'elle doit enjamber à chaque pas nouveau, pour en susciter d'autres - tout aussi éphémères.

 

 

 

MYTHES, CONTES et LÉGENDES

 

 

I - Origine et Diffusion des Récits merveilleux

 

 

 

Les récits fabuleux ont été classés en deux catégories principales, du point de vue de leur extension : ceux dont la diffusion est quasi universelle ; ceux qu'on ne rencontre que sur un territoire restreint.

 

Frappant est le fait que tel conte se retrouve, avec de légères modifications, dans les cinq parties du monde, ou presque.

On a voulu y voir, « l'imagination humaine étant identique en tous lieux », des « coïncidences », des « rencontres » prouvant seulement cette fameuse identité de l'imagination humaine chez les « primitifs », ce qui ne donne pas une haute idée de sa vivacité. C'est la thèse développée surtout par Andrew Lang. Elle a encore quelques adeptes. « Les idées et les situations des contes populaires sont en circulation partout - affirme notre auteur - dans l'imagination des hommes primitifs, des hommes préscientifiques. Qui peut nous dire combien de fois elles ont pu, fortuitement, s'unir pour former des ensembles pareils, combinés indépendamment les uns des autres? » A quoi E. Cosquin (Etudes Folkloriques) ripostait avec bon sens « D'après M. Lang, une « combinaison fortuite » d'éléments fantastiques pourrait avoir donné, en même temps, dans une quantité de pays, la suite d'aventures que voici : Jeune fille qu'on est obligé de livrer à un monstre, lequel est, en réalité, un homme sous une enveloppe animale et qui épouse la jeune fille; défense faite à celle-ci par son mari (qui ne vient que la nuit) de chercher à le voir et désobéissance amenée par de perfides conseils ; - disparition de l'époux mystérieux, pérégrinations de la jeune femme à la recherche de son mari ; - tâches impossibles qui lui sont imposées par sa belle-mère, et qu'elle finit par exécuter grâce à l'aide de divers animaux ; - réunion des deux époux.

« Et c'est ce petit roman - poursuit M. Cosquin - qui, avec tout son enchaînement d'aventures, aurait pu, d'après M. Lang, s'inventer à la, fois dans je ne sais combien de pays, et sortir, uniformément armé, de je ne sais combien de cerveaux « sauvages » ! En vérité, cela serait plus que merveilleux. »

 

A propos du conte de la jeune fille livrée à un monstre et sauvée par un héros, le même auteur montre que non seulement le thème général, mais encore les épisodes caractéristiques se retrouvent au complet dans un conte grec moderne et dans un conte nubien, et presque au complet dans des contes arméniens, valaques, suédois, etc. Est-il possible, ajoute-t-il, que tous ces peuples aient hérité chacun en particulier et développé identi­quement cette « idée sauvage » ; qu'ils aient imaginé tous, par exemple, « que le héros se serait endormi avant le combat, la tête sur les genoux de la fille du roi ; qu'une larme de celle-ci, tombée sur le visage du jeune homme, l'aurait réveillé, etc. ?

« Non, évidemment, cela n'est pas possible.

 

« Donc la forme tellement spéciale sous laquelle l'« idée sauvage » - si « idée sauvage » il y a - se présente à nous aujourd'hui chez ces divers peuples, ne peut se rencontrer à la fois chez tous que par suite de communication de l'un à l'autre et d'importations déjà spécialisées. »

 

 

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Si les rencontres de plusieurs « thèmes » groupés dans un ordre invariable prouvent, comme l'avait bien vu Cosquin, non une origine vague, tenant à l'unité de la race humaine ou à l'identité absolue de deux imaginations « primitives » (4), moins encore une combinaison fortuite de matériaux bruts et interchangeables, mais une transmission d'éléments déjà ouvrés, déjà assemblés selon une certaine finalité, il s'ensuit que les recherches sur la diffusion de thèmes isolés ne prouvent pas grand'chose ; celles qui s'opèrent sur des thèmes trop généraux ne prouvent guère plus.

Le thème « des objets magiques », celui « de l'invisibilité », celui du « combat avec le dragon » sont dans ce cas (5).

 

Mais, la déformation professionnelle aidant, la vieille balançoire du « progrès » et les opinions bien arrêtées sur les « rites primitifs » faisant le reste, le sens de la mesure est perdu et tout bois est estimé bon pour faire flèche, toute comparaison jugée légitime, pourvu qu'elle serve à des fins plus philosophiques (au sens moderne du mot) que réellement scientifiques. Ici se montre le bout de l'oreille. Le folklore sert de prétexte à des comparaisons qui ne sont que confusions, pour le plus grand triomphe d'idées, sinon « sauvages », du moins sauvagement « civilisées ». Un exemple : Dans son ouvrage de vulgarisation sur la Formation des Légendes, un homme de la valeur de M. Van Gennep s'oublie au point d'écrire (pp. 46, 47) :

 

« La table, le vase, la bourse inépuisables font partie d'un groupe OU ENTRE LA MULTIPLICATION DES POISSONS ET DES PAINS DE L'EVANGILE, et qui date d'une époque où toute chasse, toute pêche, n'étaient fructueuses et toute alimentation regardée comme possible qu'à la condition que des cérémonies magiques convenables eussent été exécutées. »

 

Cet échantillon est suffisant. Il illustre assez bien une certaine méthode devant laquelle le non-initié est quasi sans défense. Il ne retiendra qu'une chose, c'est que les miracles de l'Evangile appartiennent de droit au Folklore, qu'ils reproduisent des conceptions à la fois grossières et enfantines, résidus des premiers balbutiements d'une humanité ahurie, où l'on ne pouvait ni manger, ni boire, sans « cérémonies magiques appropriées ». Au fond, il semble bien que tel soit le but poursuivi, plus ou moins consciemment, par les trop savants auteurs de tels rapprochements...

Dans cette voie, on peut aller loin. Le signe de croix que font encore sur le pain, avant de le manger, les pieuses gens de nos campagnes, ne signifie pas la reconnaissance due au Créateur pour le « pain quotidien » ; le bénédicité n'est plus le rappel que toutes nos activités, toutes nos forces, doivent être au service du Verbe, dispensateur de toute vie. Ce ne sont plus que survivances de rites magiques, hérités de nos ancêtres présumés, les bonnes brutes superstitieuses de l'âge de la pierre mal dégrossie ! On pourrait multiplier les exemples.

 

Revenons à nos légendes. Dans l'ensemble, si l'on fait exception de certains récits locaux, on peut dire qu'elles sortent, formées dans leurs grandes lignes, d'une ou plusieurs « fabriques », comme disait Cosquin (6), ce qui laisse bien des doutes sur la part effective prise par le « peuple » à leur genèse. Pour Cosquin, ces fabriques se réduisent à une, dont il nous donne l'adresse : c'est de l'Inde que rayonnent la plupart des contes ! Il le prouve d'ailleurs pour certains d'entre eux - non pour tous (7).

 

Pour d'autres auteurs, les légendes proprement dites naîtraient de faits réels mais inexactement interprétés et déformés par la transmission orale. Pour quelques-uns, elles seraient l'expression populaire de mythes plus ou moins universels, comme aussi les contes. Mais l'explication du contenu d'un récit est une chose, la question de son origine en est une autre.

 

Remarquons en passant que la même donnée générale peut fournir à la fois un conte, un chant et une légende. Il faudrait des pages pour citer toutes les opinions, depuis celles qui tiennent pour un thème mythique primordial, diversement exploité, jusqu'à celles qui, peu tendres pour les mythes, se mettent sous la dent des denrées jugées plus substantielles explication de rites, changement dans les moeurs, survivances d'anciennes coutumes, divinisation de héros civilisateurs, d'ancêtres ou d'inventeurs de tel perfectionnement « technique », etc.

 

Toutes ces trouvailles sont fort intéressantes, encore qu'elles n'entraînent que rarement la conviction. Cela se conçoit puisque chaque école propose son explication et s'attache à démolir gentiment celle des autres.

 

En somme, l'origine, la diffusion, la date et le but réel des premiers récits merveilleux sont encore en discussion.

 

 

 

II - Les Interprétations se suivent...

 

 

N'étant pas unanimes en ce qui concerne la genèse et le mode de diffusion de la littérature légendaire, les savants doivent nécessairement être en désaccord sur l'explication qu'on en peut proposer. Cette explication comporte, chez eux, deux aspects bien distincts : interprétation objective des récits par l'attribution d'un sens intentionnel à chacun d'eux, après que son type supposé a été dégagé des variantes connues ; explication « subjective » et « psychologique » de ces mêmes récits, en tant qu'expressions des facultés inhérentes à l'être humain et des lois présumées de son évolution.

 

Dans le premier ordre d'idées se rangent les interprétations de l'école « mythique » qui voit dans la littérature populaire, aussi bien que dans la littérature sacerdotale, des échos de conceptions primitives sur la Nature, le monde des morts, la genèse des éléments, l'origine de l'homme, les constellations, le cours des planètes et le cycle des saisons, sans oublier les phénomènes météorologiques. La nuée orageuse, le jour et la nuit, le retour du printemps, l'aurore et le crépuscule, telles sont les enfantines réalités qui se cachent derrière ces récits étranges et brillants. Tout se réduit, dans ce système - que nous sommes loin de croire complètement faux - à l'une de ces mille devinettes puériles qui font la joie des veillées Qu'est-ce qui est plus rond qu'une roue ? qu'est-ce qui meurt chaque soir pour renaître chaque matin ? et ainsi de suite.

 

Certaines productions sont étudiées un peu différemment, selon qu'on y cherche une preuve de survivance des temps « barbares » ou de coutumes abolies, ou encore de rites tombés en désuétude. Dans cet ordre d'idées on va chercher souvent des « rites agraires » et des souvenirs d'un certain « démon de la végétation », fameux dans les fastes de la « religion comparée » (8). D'autres fois on préfère y voir la traduction de « rites de passage » ou l'expression de la « crainte des morts », à moins que ce ne soient des reliefs de « matriarcat » ou des alluvions de « totémisme » (9). Heureux quand ce ne sont pas des relents d'anthropophagie, rituelle ou expéditive ! (10)

 

Comment toutes ces « explications » s'arrangent entre elles, on peut aisément le penser ! Mais, encore que leur fragilité ressorte avec force de leur variété, elles ont en commun ce caractère distinctif d'écarter dédaigneusement toute théorie à tendances spiritualistes. De quelque côté qu'on se tourne, quelques auteurs qu'on interroge - à peu d'exceptions près - les idées fondamentales ne varient pas beaucoup.

 

Du rang d'hypothèses à démontrer, elles sont passées à celui de vérités démontrées, par la seule force de leur répétition. Elles doivent tout à la suggestion - presque rien aux faits.

Il est donc important de répéter que, dans ce domaine « explicatif », rien de définitif n'est encore acquis. Les affirmations de chaque auteur peuvent faire illusion sur ce point, mais ses controverses acharnées avec, ses confrères dissipent vite le mirage.

 

Qu'ils l'aient ou non voulu, un fait subsiste - bien tangible, celui-là : leurs conclusions divergentes et, ils l'avouent de temps à autre, provisoires, sont utilisées comme arguments-massues par les champions du matérialisme historique et de l'athéisme, dans leur lutte contre le Christianisme en particulier, et contre toute conception élevée de la Nature et de l'origine de l'Homme, en général.

Cet abus manifeste appelle de salutaires réactions. Nous souhaitons ingénument que notre critique, sans prétentions techniques, oriente les chercheurs qu'une telle entreprise n'effraierait pas, dans la direction nécessaire. La vérité ne triomphera de l'erreur que si elle trouve ici-bas - où tout ne s'obtient qu'à la pointe de l'épée - les loyaux serviteurs qui la répandront.

 

Les théories nouvelles ont assez « scandalisé de petits », comme le dit à peu près l'Évangile. Et s'il est vrai qu'il faille que le scandale arrive, il n'est pas moins vrai qu'il doive une fois cesser.

Nous ne parlerions que pour mémoire des théories qui se bornent à voir dans la littérature qui nous occupe une « création spontanée du peuple », si, après une éclipse significative, elles ne remontaient aujourd'hui à la surface, avec le développement de l'Hitlérisme et de ses imitations (11).

 

La « Volkstimme », la « Volkswissenschaft » ou, plus prosaïquement, la « Sagesse des nations » sont des mots vides de tout contenu réel. Les « âmes de races » et « âmes de peuples », chères à une certaine école allemande, sont d'attendrissantes niaiseries, sans plus. L'idée que des chants épiques ou des légendes pouvaient jaillir spontanément d'un collectif quelconque, populaire ou non, a connu une faveur qu'on s'explique mal aujourd'hui - en France du moins. Elles rejoindront -on veut l'espérer- les théories de Wolf et de Schlegel sur l'Iliade « L'épopée homérique n'est pas une oeuvre qui ait été conçue et exécutée ; elle a pris naissance, elle a grandi naturellement. » Voici quelques décades, ces idées bizarres furent « la Science ». C'est chose consolante, et qui permet de se demander ce que sera devenu, d'ici quelques lustres, ce qui s'appelle aujourd'hui de ce nom...

Si la théorie « populaire » connaît de temps à autre une résurrection imprévue, cela tient à des fins très utilitaires, d'ordre politique, national ou religieux, qu'elle sert à merveille.

 

Cependant, les partisans d'une origine plébéienne, mûris par de rudes épreuves, ont acquis plus de prudence. Sans doute, ils voient encore dans le peuple le réservoir de toute sagesse comme de toute poésie (laquelle, précise aimablement l'un d'eux, est pure hallucination). Mais cette conception (qui cadre admirablement avec les idées démocratiques du jour, sinon avec la réalité de toujours) a abandonné les créations collectives et spontanées, et les comparaisons tirées de la croissance des végétaux, à leur malheureux sort. Si les récits sont populaires, ce sont, au sein du peuple, des individus de chair et d'os, encore qu'anonymes, qui les ont élaborés. Même sous cette forme atténuée, la thèse nous paraît incomplète. Ces individus « doués », qui n'étaient pas Monsieur Tout-le-Monde, devaient former parmi le peuple une élite plutôt restreinte. Monsieur de La Palisse aurait trouvé cela tout seul. Il s'ensuit que l'origine des contes « populaires » est rien moins que populaire. Que dire alors des légendes et surtout des mythes !...

A ceci, on opposera sans doute des sens terre-à-terre, des détails « grossiers », des traces plus ou moins identifiables de sauvagerie « primitive » - et autres arguments aussi probants. Si ces choses sont primitives - ce qui est parfois le cas - ce n'est pas au sens où l'entendent nos savants : on ferait une belle collection de « sauvagerie primitive» en collationnant pendant quelques mois les Faits divers de nos journaux !

Lorsqu'on les étudie sans parti-pris, on s'aperçoit bien vite que l'origine des récits fabuleux n'est - ni ne peut être - populaire, mais au contraire qu'ils sont l'oeuvre d'une élite. L'élément populaire qui leur a servi de véhicule les a évidemment abaissés à son niveau, ce qui est une autre histoire. Transmis par le peuple (faits d'ailleurs à son intention), conservés par lui dans la mesure où il s'y est diverti, les contes ont subi des remaniements que prouvent leurs variantes et que suppose le simple bon sens. De même qu'un silex roulé dans la neige n'est plus, extérieurement, qu'une boule de neige, de même les récits dits populaires se sont grossis d'éléments empruntés au milieu qu'ils traversaient : détails typiques et aussi idées grossières. Pour poursuivre notre analogie, il faut les rayons du chaud soleil de l'esprit pour faire fondre la neige - quelque peu boueuse - et dégager au centre la pierre primitive. Il y a toujours eu - il y a encore aujourd'hui, nous le supposons du moins - des êtres grossiers, quel que soit leur degré « d'instruction » ou leur frottis de « civilisation ». Les contes se sont ressentis de tels fâcheux contacts - et parfois aussi les mythes dans les religions en décadence.

 

Que font les folkloristes dans la plupart des cas ? Au lieu de dégager le pur noyau de sa gangue douteuse, ils commencent par admettre a priori que c'est cette gangue qui constitue le « noyau primitif », que le détail le plus grossier est le plus ancien, le plus typique, le plus révélateur. Et ils supposent une hiérarchie conforme à leurs doctrines philosophiques et psychologiques ; soit qu'ils s'affairent autour d'une prétendue « évolution » du bipède simiesque à l'homme sauvage, du sauvage à l'homo sapiens, confondu avec le civilisé en possession d'une technique supérieure ; soit qu'ils retrouvent dans les faits (en les « tassant » un peu) une illustration de la théorie des « mutations » brusques, en vertu de quoi les races qui semblent être antérieures à la nôtre sont des « fossiles », des « témoins » ou mieux des « résidus » d'essais de la nature, chacun d'eux marquant un progrès sur les précédents.

D'après ces idées préconçues, ils classent à rebours les éléments analysés, tenant pour « primitif » ce qui est grossier et pour « postérieur » ce qui l'est un peu moins. Ainsi font-ils la séparation du pur et de l'impur en intervertissant les facteurs, rejetant le métal mythique pour en conserver précieusement les scories. Ayant ainsi renversé les valeurs, ils s'écrient triomphalement : « Voici vos contes, couleur de leur noire origine !

 

Voyez combien les « faits » confirment nos hypothèses, combien vos ancêtres étaient conformes à l'opinion que nous nous en formions ! »

. Ce tour de passe-passe, supérieurement exécuté, n'en doit imposer à personne. Il importe au contraire d'en bien spécifier la cause et les méthodes.

 

Le mirage évolutionniste et matérialiste est cette cause ; l'inversion des données du problème, cette méthode.

 

Eh quoi ! Nos pères auraient été moins « scientifiques », moins « intelligents », plus « féroces », plus « grossiers » que nous ? Il est permis d'en douter lorsqu'on jette un regard sur les affaires de ce monde...

Leur « primitivisme » aurait été de même ordre que la dégénérescence de telles tribus australiennes ou pahouines ? (12). Qui ou quoi le prouve ?

 

Quel est le fait, indubitable, qui permet d'assimiler des éléments aussi étrangers, éléments que la vieille théorie évolutionniste, aujourd'hui éculée, pouvait encore rapprocher en s'aidant de certaines apparences, mais que la théorie « mutationniste » (aussi douteuse mais mieux en cours) ne peut admettre en bonne logique?

A ces questions, point de réponse - nous entendons de réponse valable.

Dans le drame de l'homme jeté nu sur la terre nue, nos ancêtres ne jouèrent pas un rôle inférieur au nôtre. Celui qui défriche le champ, celui qui l'ensemence ensuite, celui qui le récolte enfin, en quoi diffèrent-ils d'essence - et même de degré ? Tiendra-t-on le dernier pour plus intelligent que ceux aux peines desquels il doit sa récolte ?

 

Parti de zéro - TECHNIQUEMENT -, l'Homme est parvenu - TECHNIQUEMENT ENCORE - à des résultats dont il se prévaut pour marquer sa supériorité évidente sur les générations anonymes qui lui ont fait la courte échelle. Et pourtant, l'intelligence qui escalada les premiers degrés du savoir « technique », voici des dizaines de millénaires, était-elle moins « intelligence » que celle qui trône sur ce qu'elle croit être un sommet ? Rien, absolument, ne le prouve ! Chaque jour, nous voyons ou lisons des actes de bestialité, entendons des paroles de folie, assistons à des luttes - au couteau ou au canon, peu importe. Qu'y a-t-il de changé ? Et le progrès technique, matériel, en quoi a-t-il donné à ses stupides adorateurs non pas plus de « bonheur » (denrée toujours promise pour demain sans faute !), mais seulement un peu plus de dignité, de noblesse et de beauté?

Comme hier, comme avant-hier, nous avons nos génies et nos imbéciles, nos âmes généreuses et nos esprits médiocres. Comme hier et toujours, le nombre des seconds l'emporte vertigineusement sur celui des premiers, et il n'est pas même bien certain que les cœurs lâches, les âmes viles et les griffes cupides ou sanguinaires soient aujourd'hui en moindre proportion que voici cent, mille ou dix mille ans.

 

Nos savants savent maintenant de belles vérités. Ils en ont oublié une qui a bien son prix : on peut vivre dans des cavernes ou des huttes et dépecer sa nourriture avec des éclats de silex, tout en portant dans son cœur la divine étincelle du génie et le sentiment inné du vrai, du juste et du beau ! On peut être « instruit », s'enorgueillir des progrès techniques, des riches moissons recueillies sans peine, mais que d'autres ont semées jadis et arrosées de leurs sueurs et de leurs larmes ; on peut vivre dans des demeures claires et riantes, jouir béatement du plus parfait confort et être, en fin de compte, une loque morale, une parfaite nullité intellectuelle, légèrement au-dessous du « primitif » ou du « Hottentot moyen » !

 

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III - Les Matériaux et l'Édifice.

 

 

Les spécialistes du folklore ont, pour la commodité de l'analyse et les besoins du comparatisme, désarticulé les récits et les mythes en thèmes : les uns sont d'ordre général et sont plutôt des sommaires, les autres sont les constituantes de chaque récit, ses épisodes. Comme des épisodes semblables peuvent être isolés dans de nombreuses productions, l'importance des thèmes saute aux yeux. Une terminologie spéciale a été imaginée pour les individualiser, qui se rapproche de la notation chimique, sauf que les symboles des corps simples d'une formule sont remplacés par les mots typiques conventionnels de chacun des thèmes dont on suppose les récits formés.

 

Ce mot typique : le Petit Poucet, la Bourse inépuisable, la Descente aux Enfers, etc., s'appelle, plus techniquement « catch-word », terme qui nous vient d'Amérique et rappelle un autre procédé - bien américain aussi - celui des « Leaders » qui jouent dans la recherche des remèdes homéopathiques le même rôle que le « catch-word » dans les études folkloriques (13). L'idée est un peu simpliste, disons simplificatrice, et elle ne va pas sans entraîner quelques dangers à sa suite. Le plus évident, c'est de mettre en relief les thèmes aux dépens du contexte et de leur prêter une individualité excessive.

 

Il est vrai que cette autonomie prétendue des thèmes a été reportée sur leurs 'combinaisons à deux, trois ou quatre, lorsque ces combinaisons se montrent assez stables. Nous avons alors une séquence thématique.

 

Il y a séquence lorsqu'un certain nombre de thèmes se trouvent rassemblés, dans un ordre fixe, en des récits de diverses provenances.

 

Un tel ordre signale évidemment une intention bien déterminée.

 

Le récit qui comporte une telle séquence, cela nous semble évident, quelle que soit la forme, savante ou populaire, de sa transmission, ne peut pas avoir été fabriqué à l'aide de thèmes juxtaposés au petit bonheur par une intelligence juste assez ouverte pour savoir jouer au loto ou à pile ou face.

 

De même que le mythe, chaque conte, chaque légende, chaque chant épique, devait donc être, à l'origine, un tout organique, aussi fixe en son genre que peuvent l'être, respectivement, une formule chimique ou une équation algébrique.

 

Les épisodes morcelés pour les besoins de l'analyse, les thèmes, les « détails typiques », si l'on admet ce qui précède, n'ont aucune valeur particulière considérés isolément. Autrement dit, ce sont les matériaux dont l'assemblage forme l'édifice, alors que le plan de cet édifice ne dépend d'eux à aucun degré. Ce qui importe, toute discussion technique mise à part, c'est l'idée de l'architecte et non pas la nature ou la forme des pierres ayant servi à sa construction. Or c'est ce plan, cette idée, que font perdre de vue l'analyse et la décomposition outrancières (et souvent arbitraires) des textes mis en chantier.

 

Interroger un à un chaque moellon de ce qui fut une fois une maison, les classer tous d'après leur forme, leur poids, leur lieu d'extraction, ne fournit pas même un commencement d'explication, pas l'ombre d'un renseignement précis sur l'aspect qu'offrait autrefois l'édifice écroulé.

 

La méthode comparative appliquée aux thèmes ne peut fournir - dans les meilleurs cas - que les formes supposées primitives desdits thèmes. Elle n'ouvre aucun chemin vers la pensée directrice indépendante de ceux-ci.

I1 semble même qu'elle se plaise à éviter toute voie, toute démarche, susceptibles d'aboutir à ce résultat, jugé sans doute peu intéressant.

M. Van Gennep note que « les catégories logiques des Australiens, des Amérindiens, des Nègres et des Chinois diffèrent entre elles, et que toutes diffèrent des nôtres ». Il admet ailleurs que :

« la race mongole d'une part et de l'autre la race nègre, irréductibles l'une à l'autre, sont de beaucoup les plus anciennes, comme plus proches des types à demi humains, à demi animaux dont est issue l'espèce humaine. Ce serait donc - ajoute-t-il - chez les Nègres et les Mongols qu'ont pris naissance les premières légendes et les premiers contes. »

 

Ainsi les plus anciennes races seraient demeurées les plus arriérées, les plus « enfants », alors que les « jeunes » Aryens auraient connu par miracle une maturité précoce. Ici, la vieille balançoire de l'évolution, trop vermoulue, est remplacée par l'élégante escarpolette de la mutation. Tout finit par s'arranger.

 

Dans cette malheureuse espèce humaine, « issue de types semi-animaux » (curieuse proposition par laquelle on prétend rendre raison des problèmes folkloriques, puis qu'on confirme astucieusement par ces mêmes problèmes tendancieusement posés), chaque race a sa mentalité particulière, ses catégories logiques différentes de celles de la race voisine. Mais, cette constatation une fois formulée, on n'en continue pas moins à raisonner comme si l'esprit humain était le même partout ; on n'hésite pas à cataloguer « primitifs » les pauvres dégénérés de races qui eurent leur heure de splendeur ; on ne se fait pas scrupule de comparer, pour des fins « psychologiques », les matériaux tirés de l'étude des Esquimaux, des Négrilles ou des Indo-Européens, nonobstant l'« irréductibilité » de leurs psychismes respectifs. Il y a là un abus manifeste. Qu bien les identités qu'on croit relever proviennent d'emprunts purs et simples, ou bien le même fait apparent doit relever d'interprétations absolument distinctes et que nulle psychologie n'autorise à confondre sans autres preuves !

 

Il serait facile de prouver, par exemple, que l'iconographie animale de nos grottes préhistoriques, les divinités zoomorphiques de la Gaule, de l'Egypte ou de l'Inde, n'ont que peu de rapports entre elles et moins encore avec les animaux-totems des indigènes de l'Amérique et de l'Australie. Quant aux « rites de multiplication du gibier », chers à certains anthropologues, ils s'expliquent fort bien chez les malheureux Peaux-Rouges, privés de l'indispensable bison par les massacres stupides des « civilisés ». Ils n'ont aucun sens lorsqu'on veut appliquer ces circonstances spéciales et récentes à la préhistoire de nos pays, alors que le gibier, renne, cheval, castor, y foisonnait (14).

 

Revenons à notre idée centrale. Les théories modernes, nous venons une fois de plus d'en faire la constatation, semblent avoir été conçues dans le seul but d'assigner aux contes et aux légendes (aussi bien qu'aux graffiti symboliques) une origine littéralement ignoble, mais conforme aux opinions reçues sur la nature et le développement de l'être humain, primitif ou non (15).

 

Et si l'inverse était vrai? Si Nègres et Mongols - comme Cosquin l'a démontré pour plusieurs productions - tenaient de nous ou de nos ancêtres la forme originelle de leurs contes ? Si - abstraction faite des progrès techniques, liés au facteur Temps - les véritables « primitifs » ne ressemblaient en rien à ces Fuégiens et autres régressés chez qui l'on s'acharne à retrouver leur douteuse image ? On n'y songe pas sans frémir, et une telle supposition, aussi légitime pourtant que la supposition contraire, est rejetée sans autre forme de procès, car les faits ne pèsent pas lourd en face des théories qu'on désire à tout prix justifier ! (16)

 

 

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M. L. Pineau exulte, lorsqu'il découvre avec ravissement que « partout le primitif chante ». Chez tous, nous dit-il, chez les paysans de la vieille Europe comme chez les tribus les plus arriérées du monde sauvage, la poésie a identiquement le même point de départ et partout a suivi exactement la même marche. Mais le chant qu'il nous donne pour illustrer sa thèse est un chant d'une tribu noire de l'Afrique dont le refrain, caractéristique, est celui-ci : « Il y a dans Katenou un tigre et ce tigre est le vieux chef Bokary. » Ce chant appartient à la catégorie qu'on pourrait appeler historique. II illustre un acte de cruauté insigne d'un roitelet du pays. Aucun symbolisme, aucun souffle épique : le fait brutal - et quelques fioritures ! De tels chants, évidemment, il en naît partout, chaque fois qu'un événement frappant se produit.

 

On en connaît même les conditions de développement. Il n'y a pas si longtemps qu'on chantait encore sur nos marchés et nos foires la complainte de Troppmann. Pour une fois que nous tombons sur quelque chose d'approximativement populaire, nous voyons non pas un même processus poétique immuable, commun à tous les peuples « sauvages », mais la mise en chantier d'un morceau de type très particulier, qui doit tout à l'esprit du moment, à l'« actualité » - quand ce n'est pas aux « faits divers ». Rien de commun avec le processus de formation des légendes épiques ou des contes, encore moins des mythes. Lorsque notre auteur prend prétexte de telles analogies pour déclarer : « Il ne faut point appliquer à la poésie populaire les règles ordinaires de la critique, parce qu'elle est comme un organisme vivant. Les chants qui en sont issus naissent, se développent et meurent, comme les plantes des bois, le plus souvent sans qu'on sache comment », on peut lui demander ce qu'on a demandé, à bon escient, aux théoriciens de la génération spontanée et de la croissance végétale des chants homériques, à savoir : Qu'est-ce qu'une poésie qui naîtrait d'elle-même, s'accroîtrait par elle-même, nourrie des émanations impondérables d'une âme collective, sans autre truchement que cette amorphie : le peuple, sans autre but que de prolonger elle-même son propre élan vital ? En appliquant, en transposant des idées empruntées au domaine botanique dans le domaine littéraire, en confondant des terminologies sans lien commun, on en arrive à un confusionnisme qui, sous couleur d'« explication », rend toute explication impossible.

 

De même, dire que le « primitif » chante, c'est établir entre « chant » et « primitivisme » un rapport particulièrement étroit. De quel droit? Le « primitif » ne chantait sans doute ni plus ni moins que nous, « civilisés », qui fûmes une fois des primitifs, évidemment, mais pas au sens que notre auteur donne à ce terme. Fier d'avoir trouvé cette voie, notre savant s'évertue à retrouver dans les chants populaires scandinaves des traces de primitivisme : barbarie, animisme grossier et, à l'occasion, anthropophagie. Sans doute pense-t-il que tous les primitifs devaient être forcément anthropophages et que la morale - il le dit d'ailleurs expressément plus loin - n'est née qu'avec notre civilisation ! (17).

 

Parce qu'un chant scandinave nous montre, dans le royaume de la Mort, un Gaard dont les palissades portent une tête coupée sur chaque pieu, le voici en liesse. Son flair lui dicte là-dessus des commentaires qu'on voudrait bien citer en détail.

 

Et le voilà rêvant d'affreux repas rituels que rien n'atteste - en Scandinavie du moins -, que nulle découverte préhistorique, nul texte d'auteur ancien ne justifient.

 

Qu'il y ait de symboliques têtes de morts - armes parlantes - au seuil du palais de la Mort, ne lui semble pas très catholique. C'est son droit. Mais c'est le nôtre de ne pas le suivre dans ses conclusions un peu... primitives.

 

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IV. - Antériorité du Mythe

 

 

Après les pages qui précèdent, il nous semble inutile de nous enfoncer plus avant dans des discussions hors de propos. D'autant plus que nous n'espérons nullement convaincre ou seulement ébranler les « néo-primitivistes ». Les points de vue réciproques sont trop différents, pour qu'une conciliation soit possible. Serait-elle même souhaitable? Il est permis d'en douter. En effet, une telle conciliation ne serait au fond qu'un compromis entre deux domaines qui ne peuvent se confondre, le matériel et le spirituel. Qui dit compromis dit forcément mutilation, cote mal taillée. L'un concède ceci, sous réserve que l'autre concédera cela. Finalement chacun se sent frustré dans ce qu'il croit être ses droits légitimes. D'ailleurs, les arguments dont peuvent faire état les partisans de la primauté du spirituel sont forcément de ceux que récusent leurs adversaires - à charge de revanche, bien entendu.

 

Dans ces conditions, - compte tenu de ce fait que toute la partie positive d'une étude qui s'appuie sur un ésotérisme, un symbolisme primordiaux, n'est pas susceptible d'être débattue sur la place publique, à la façon d'un « document » matériel, - dans ces conditions, disons-nous, nous nous bornerons maintenant à exposer nos idées en négligeant quelque peu l'appareil d'érudition qui s'impose évidemment dans le camp adverse.

 

Il nous semble que la thèse de E. Cosquin sur l'origine des contes - nous l'avons rapportée au début de ce travail - est celle qui renferme la plus grande part de vraisemblance. L'estimable savant voyait très juste lorsqu'il déclarait en premier lieu que les contes populaires, répandus partout, étaient, presque partout, des produits d'importation, et qu'ensuite ces produits n'avaient pas voyagé à l'état brut, sous forme de « matière thématique », mais comme produits déjà « manufacturés », parfaitement individualisés. On pense seulement ici que Cosquin était peut-être trop exclusif lorsqu'il attribuait à l'Inde seule le monopole d'une telle fabrication. C'était ne pas distinguer nettement les raisons qui avaient motivé ladite fabrication ; ne pas tenir assez compte de la qualité réelle des « fabricants » (18).

 

D'ailleurs, en bien des cas, l'Inde pouvait n'avoir été qu'une étape, un relais, dans la diffusion des contes et des légendes, l'étape précédente échappant forcément aux recherches actuelles. Certains types de récits, dont on ne songe pas à nier que la version la plus complète provienne des bords du Gange, trahissent une origine qui nous reporte hors de l'Inde, même « védique », jusqu'à l'époque de l'unité indo-européenne, laquelle fut non seulement linguistique, mais aussi religieuse.

Des traits particuliers, qui ne doivent rien à l'emprunt, le laissent à penser. On en retrouvera quelques-uns dans les Mabinogion gallois.

 

Bornons-nous à signaler ici, dans le Mabinogi de « Kulhwch et Olwen », le détail suivant : l'arme du géant Yspaddaden Penkawr, père d'Olwen, est un Ilechwaew, mot absolument incompris par le rédacteur du Mabinogi, qui en fait, quelques lignes plus bas, un javelot de fer.

 

Dans sa traduction des Mabinogion, le celtisant joseph Loth fait remarquer que Ilech signifie « pierre plate », ce qui montre l'ancienneté de la légende. « Le souvenir de cette arme préhisto­rique, ajoute Loth, est conservé dans des noms propres armoricains en Maen, « pierre » : Maen-uuethen, « qui combat avec la pierre », Maen-finit, « qui lance la pierre », etc. » C'est donc une hache polie, emmanchée ou non, que lance contre Kulhwch le géant du conte gallois, arme dont l'archaïsme indiscutable nous ramène en pleine période de la pierre polie ou taillée, en pleine tradition druidique. Que des mythes analogues existent également en Grèce, chez les Scandinaves et dans l'Inde, ils prouvent seulement, par leurs détails particuliers, locaux peut-on dire, non pas qu'ils ont été « empruntés », ni qu'ils marquent une certaine « identité de l'imagination chez tous les primitifs », mais plus simplement que le fonds commun (dont le conte gallois a conservé ici un détail archaïque, tout en en omettant d'autres mieux respectés ailleurs, particulièrement en Irlande) remonte à l'unité indoeuropéenne, unité tout autant sacerdotale que linguistique. C'est évidemment le sacerdoce qui a élaboré (ou fait élaborer) de tels récits, lesquels se sont dégradés et « vulgarisés » par la suite, pour prendre cette « couleur sauvage », tout au moins rustique, que certains s'acharnent à tenir pour « primitive » (19). Les divergences prouvent que ces récits ont été remaniés, chacun pour soi, et à des époques probablement différentes.

 

Examinant la légende scandinave de Svend Vonved et la chanson de Svejdal, M. L. Pineau ne peut s'empêcher de les comparer au Mabinogi de Kulhwch et Olwen. Encore qu'il omette le détail typique de l'arme préhistorique, il en vient à des conclusions trop proches des nôtres pour qu'on s'abstienne de les reproduire :

 

« Ce thème se retrouve dans la littérature traditionnelle de tous les peuples indo-européens. Il n'est donc pas besoin, pour en expliquer la présence simultanée chez les Celtes et les Scandinaves, de supposer qu'à un moment quelconque, lors des incursions des Vikings, par exemple, il y ait eu emprunt d'un pays à l'autre. Nous le croyons bien antérieur à cette époque et volontiers nous en ferions remonter l'apparition en Europe, dans l'Europe occidentale et septentrionale, à l'occupation celtique peut-être : il est, en tous les cas, sûrement pré germanique. »

 

Après la scission des Indo-Européens en deux groupes et le départ du second pour l'Iran et l'Inde, les sacerdoces particuliers nés du sacerdoce commun primitif (soit qu'ils l'aient réellement continué, soit qu'ils aient constitué des « schismes » caractérisés) poursuivirent leur oeuvre et de nouveaux contes naquirent. Les uns, simples rajeunissements et adaptations à de nouvelles conditions de vie des anciens récits symboliques, les autres, innovations consécutives à des déviations religieuses. En somme, on peut dire qu'il y a autant de « fabriques de contes » - tout au moins en puissance - que de sacerdoces organisés, officiels ou non, possédant des rites d'initiation et des « mystères » garantis par le secret exigé des récipiendaires. Que l'Inde ait été la plus importante de ces fabriques est chose probable. Qu'elle ait été la seule est au moins douteux. Il faut d'ailleurs se méfier des erreurs d'optique. L'Oriental, entre autres qualités, est extrêmement conservateur et, de ce fait, l'Inde est autant « dépôt » que « fabrique ». Il est fort difficile aujourd'hui - pour ne pas dire impossible - de faire le départ entre les récits hindous originaux et ceux pour lesquels l'Inde n'est qu'une étape - la plus ancienne que nos yeux puissent déceler.

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La diffusion des contes, par toute la terre, y compris ces terres d'élection de l'école ethnographique que sont l'Amérique et l'Australie, est un fait difficile à contester (20). On peut, il est vrai, soutenir qu'il faut renverser le sens des courants et attribuer aux « sauvages » et aux pseudo-primitifs l'honneur de l'invention et, la chose va alors de soi, le point de départ de leur propagation. Nous avons vu ce qu'il fallait penser d'une telle hypothèse. Inutile de la discuter une fois de plus. La question de la diffusion de toute cette littérature anonyme est, somme toute, secondaire.

 

Les récits ont été transmis, parfois très loin, au gré de causes qu'il est rarement facile d'identifier. Leur propagation provient sans doute de rencontres très diverses, nées de circonstances multiples et dont le détail se dérobe le plus souvent aux investigations des chercheurs modernes. Elle ne s'est pas faite d'un coup, mais par « vagues » successives, à des siècles de distance. Les savants ont facilement mis en lumière certains faits relativement récents : missions bouddhiques, invasions mongoles, etc.

 

On peut dire que, de tous temps, des échanges ont eu lieu entre peuples très éloignés. Il faut tenir compte des négociants, des voyageurs, des migrations massives, des invasions militaires. Il faut aussi tenir compte de circonstances auxquelles les savants accordent rarement une attention soutenue et qui, il faut le dire, se dérobent, par leur nature même, aux méthodes actuelles d'investigation. Nous signalerons, par exemple, ces voyages d'initiés, de sacerdotes, devant qui tout sanctuaire de tout pays s'ouvrait autrefois. Un Hérodote pouvait converser avec les hiérophantes de Saïs, recueillir légendes, apologues, enseignements, et ramener en Grèce des traditions égyptiennes, soigneusement enveloppées d'un voile allégoriques – car on ne badinait pas, alors, avec les indiscrets. Et nous ne citons Hérodote que pour le « classique » de l'exemple. De tels échanges étaient moins rares qu'on ne l'imagine. Par ailleurs, les races nomades - qui sont souvent les races « polyglottes » - jouèrent dans la transmission un rôle qui n'est pas à sous-estimer (21).

 

Bornons là ces remarques élémentaires, sauf à insister sur le fait important que la transmission populaire devait fatalement altérer la forme et le contenu des allégories, en les ramenant lentement mais invinciblement au niveau mental de ceux qui servaient (si l'on ose dire, en ce siècle démolâtrique) d'ânes porteurs (et parfois salisseurs) de reliques...

 

C'est ainsi que la « Déméter » celtique, Ceridwen, après de nombreux avatars, nous apparaît dans les récits populaires gallois sous les traits d'une sorcière de mince envergure. Inutile de multiplier les exemples.

L'origine sacerdotale des récits qui nous occupent nous force d'admettre - point important - que le mythe est la clef du conte, et non l'inverse. Les distinguer n'est pas toujours si facile. Oit commence l'un et où finit l'autre? En quoi les mythes relatifs aux « jumeaux » divins ou semi-divins, par exemple, diffèrent-ils essentiellement des contes ou des légendes articulés sur le même thème?

 

Le Mabinogi de Kulhwch et Olwen, auquel nous avons fait allusion précédemment, montre une évidente parenté avec des mythes grecs, hindous et irlandais. Ce n'est plus qu'un « conte », mais, à l'origine, on retrouve un mythe bien caractérisé, qu'on ne s'est pas fait faute de comparer à ceux de Balor-au-mauvais œil et de Bellérophon.

 

Les analogies proviennent, dans le cas exposé ici, de l'identité d'un enseignement ésotérique, dont chaque version n'est qu'un écho plus ou moins fidèle. Nous avons vu qu'il y avait bien des chances pour que le récit primitif ait été élaboré avant la séparation du groupe « aryen » - plusieurs millénaires avant notre ère. I1 remonterait donc à une époque « sauvage » - quoique cette « sauvagerie » ne l'empêche pas de contenir quelques enseignements fort curieux, lorsqu'on veut bien se donner la peine d'en dégager l'essence. N'étant pas mystagogue - métier bien ingrat - nous nous contenterons d'insister sur ce premier point : le mythe, antérieur au conte, et de glisser rapidement sur ce second : le mythe, véhicule d'un enseignement qui en valait bien d'autres.

 

L'antériorité du mythe est à entendre surtout dans l'ordre logique, le conte n'étant qu'une version du mythe, adaptée à la mentalité et aux vues du plus grand nombre. C'est pourquoi il faut interroger le mythe, si l'on veut donner raison du récit populaire qui le traduit à l'usage de la foule.

 

Certainement, le mythe a l'inexpiable tort de n'être ni si « sauvage » ni si « grossier » que le récit folklorique. Mais c'est - à nos yeux - la preuve même de son antériorité. Les spécialistes qui ont relégué le mythe au second rang, justement à cause de sa riche densité intellectuelle, ont été entraînés par la logique d'un système dont nous avons essayé d'indiquer les faiblesses. Pour eux, étant plus « savant », plus « travaillé » que le récit populaire, le récit sacerdotal doit donc lui être postérieur. Ce « donc » insidieux est gros de conséquences... (22).

 

 

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V. - A chacun son enseignement

 

 

Il s'en faut que tous les contes possèdent une valeur ésotérique, ni que leur ésotérisme, quand il existe, soit toujours d'ordre transcendant. Tant qu'une religion donnée, tant qu'un groupement à intentions initiatiques subsistent et contrôlent, conte populaire et mythe, issus d'une même source, coexistent pour cette raison qu'ils s'adressent en même temps à des milieux différents et que leur but n'est pas exactement le même. L'ésotérisme du conte, c'est souvent, si l'on peut dire, l'exotérisme du mythe ; ne le pénètre pas qui veut. Mais ceci est une autre histoire...

 

Donc, arriver à retrouver le mythe derrière le conte est, en somme, l'effort le plus haut qu'on puisse demander à des individus dépourvus d'aptitudes spirituelles ou intellectuelles particulières, très différentes de celles qu'on exige du savant ou de l'érudit.

 

On sait que l'initiation était autrefois proposée à tous, sans distinction de rang social ni de fortune (des esclaves pouvaient être initiés). « Proposée » est d'ailleurs excessif, il vaudrait mieux dire « accessible » et sous conditions! Il en était de même pour la participation aux Mystères, trop souvent confondue avec l'initiation véritable.

 

C'est ainsi que, par toute la Grèce, on annonçait solennellement l'ouverture des Eleusinies, auxquelles participaient une foule de « néophytes » - qui n'en devenaient pas pour cela des « initiés ». Le « Voile du Temple » n'était pas si facilement soulevé ! Il importe seulement de retenir le rôle des allégories confiées au peuple, autant pour le délasser - car il en était friand - que pour le faire réfléchir. Elles visaient à éveiller, chez les mieux doués, le sens et le goût des vérités d'ordre supérieur, le désir de l'initiation effective. Une telle méthode avait ses bons et ses mauvais côtés, comme toute chose sublunaire. Son avantage évident était d'opérer un premier tri, au sein de la multitude, d'offrir à tous l'Enseignement, mais sans obliger qui que ce fût.

D'autre part, il y avait des degrés. Vouloir retrouver dans chaque légende, dans chaque conte, ou même dans chaque mythe des vérités transcendantes, c'est courir après de bien dangereux mirages et s'exposer à de cruelles désillusions.

L'école qu'on pourrait appeler « allégoriste » a fait faillite et desservi finalement une bonne cause, en la défendant à tort et à travers.

 

Par exemple, le calendrier était, primitivement, une création sacerdotale. Des contes étaient formés sans autre intention ésotérique que de mettre, pour ainsi dire, ce calendrier en action. Un groupe important de ces récits, que nous pouvons qualifier d'épisodiques, ne sont, de toute évidence, que les images poétiques des renouvellements saisonniers et des révolutions sidérales (23).

 

Quant au trop fameux « mythe solaire », il fut presque toujours constitué de façon à permettre au moins deux interprétations : l'interprétation spirituelle et l'interprétation purement physique.

 

Episodiques ou non, les prototypes dont dérive la littérature dite populaire (24) sont nés dans les sanctuaires ou ont été élaborés sous une influence sacerdotale.

Il est d'ailleurs des cas où tel conte, telle légende, largement remaniés (comme dans nombre de textes où des saints remplacent des personnifications « païennes »), sont plus proches de l'archétype, justement sous leur forme récente, que des versions populaires, antérieures - à ne considérer que les dates. En voici une raison. Lorsqu'une religion cède la place à une autre, elle ne manque jamais, dans la mesure du possible, d'intégrer son propre ésotérisme dans le bagage de celle qui lui succède. La chose se passe, en principe, le plus simplement du monde. Certains dépositaires de l'ancienne tradition adoptent la nouvelle forme religieuse et, agissant de l'intérieur de cette dernière, s'arrangent pour transposer, adapter et ajouter ce qui peut l'être. D'autre part - à tous risques - on livre à la tradition populaire un certain nombre de données qui, jusque-là, étaient réservées à l'élite.

 

Dans ce cas, on conçoit qu'un récit « remanié » - lorsqu'il l'a été par des mains expertes - puisse renfermer une plus grande part de vérités supérieures et véritablement « antiques » qu'un autre, matériellement antérieur.

D'autres méthodes ont cours qui, sans modifier sensiblement l'extérieur, la trame d'un conte ou d'une légende, lui donnent une tout autre portée par l'adjonction de certains détails « innocents », apparemment secondaires mais d'importance réellement capitale. Si ces faits échappent si souvent aux érudits, c'est d'abord qu'ils en ignorent ou semblent en ignorer l'existence ; c'est ensuite qu'ils manquent des données nécessaires pour s'orienter parmi d'apparentes variantes d'un même récit. Les unes résultent des injures du temps ou des fautes des copistes ; d'autres doivent leur existence à l'infidélité de la mémoire ou à des sources incomplètes, raccordées tant bien que mal ; d'autres encore se ressentent de la grossièreté des conceptions de l'élément transmetteur ou de l'étroitesse de ses vues ; quelques-unes - bien moins nombreuses - présentent des modifications opérées en pleine connaissance de cause, soit par des mystagogues sachant leur métier, soit sous l'inspiration d'un d'entre eux. La littérature médiévale trahit souvent de telles interventions, aussi discrètes que fortement motivées.

Prouver le fait n'est pas facile, nous ne l'ignorons nullement. Il faudrait pour ce faire pénétrer dans un domaine où l'érudition ne sert plus à grand'chose.

 

Lorsque le Druidisme céda la place au Christianisme, il s'arrangea pour insérer l'essentiel de ses enseignements dans les éléments chrétiens en formation. Cela lui était d'autant plus aisé qu'entre le vrai Druidisme et le Christianisme, il n'y avait pas opposition de principes. Le druide n'avait qu'à se faire moine pour pouvoir agir utilement dans le sens voulu. De cet effort de synthèse christiano-druidique naquirent - entre beaucoup d'autres choses - les romans de la Table Ronde. Là encore, il convient de distinguer - et c'est difficile - entre ce qui est simplement littéraire et ce qui est initiatique.

 

Il ne faudrait pas croire que toutes les productions de ce cycle en France, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aient la même valeur, ni même que toutes aient une valeur quelconque - en dehors de leurs mérites littéraires dont nous n'avons pas à discuter ici. Lorsque M. Jacques Boulenger voulut résumer et moderniser à la fois les principaux romans de la Table Ronde, il nous offrit une oeuvre d'un grand charme, d'un grand mérite littéraire, mais seulement littéraire. Vouloir rétablir un archétype de chacun des récits de ce cycle d'après les méthodes comparatistes, c'est, disons-le, pure illusion. Ce labeur de géant ne peut offrir un réel profit qu'à ceux que des circonstances exceptionnelles auraient mis à même d'en pénétrer les symboles, soit, en d'autres termes, à ceux qui, tenant leurs connaissances d'une source non livresque, n'auraient nul besoin pressant de l'utiliser.

Une très grande partie de cette littérature médiévale n'a de sens profond que par hasard, pourrait-on dire, et dans la mesure où les auteurs et les compilateurs furent assez heureusement inspirés pour emprunter à des modèles véritablement « significatifs » ou à des sources orales particulièrement qualifiées.

 

De telles sources, de tels modèles ont existé, quoique, chose curieuse, ce ne soit pas toujours dans les pays les plus « celti­ques » qu'on s'en est le plus inspiré.

Dans une littérature extraordinairement touffue dont les neuf-dixièmes sont à éliminer purement et simplement et dont le dixième restant est à reconstituer d'après un plan dont la connaissance est justement en question, on conçoit que les savants n'aient obtenu que des résultats assez maigres. Dire, par exemple, comme M. F. Lot, que « le sujet primitif de la Queste du Graal est une initiation (d'abord manquée, puis réussie) à un mystère païen analogue à celui d'Adonis », c'est évidemment faire un pas vers la vérité. Mais, non moins évidemment, ce n'est pas élucider le problème, pas même le poser solidement. Ce que nous ignorons, c'est précisément le fin mot dudit mystère ; c'est, ensuite, la mesure dans laquelle le mythe du Graal est ou n'est pas « analogue » à celui d'Adonis.

 

On a trop abusé du « Dieu qui meurt » (encore un thème folklorique !), que ce soit comme « démon de la végétation » ou comme « soleil d'hiver ». Toutes ces « explications » n'expli­quent pas grand'chose...

 

En résumé, le conte comme la légende furent « symboliques » dès l'origine, et leur contenu interne (25) ne diffère pas, quant à l'essentiel, de celui des mythes. Ce sont productions « savantes » et non « populaires » - mais savantes au sens que l'antiquité donnait à ce terme.

 

Contes et mythes servaient à voiler des principes élevés correspondant à l'enseignement initiatique répandu partout. Chacun pouvait y trouver l'aliment qui convenait à sa nature et à ses aspirations : spirituel, intellectuel, moral, ou simplement « amusant », « trivial » même, si sa nature était grossière. Enseignement ésotérique, mythes et contes coexistaient, issus d'une même inspiration, mais adaptés à des auditoires bien différents.

Naturellement, il faut encore distinguer les récits de cet ordre de ceux qui s'adressent à des êtres et à des plans différents : fables, moralités, apologues, comparaisons bouddhiques, paraboles du Christ, etc.

 

 

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VI - Primauté du Spirituel

 

 

Si les récits dits populaires représentent très souvent des mythes « vulgarisés » (26), on peut penser que leur forme insolite, frappant l'imagination, était la meilleure assurance contre l'oubli, en même temps que la plus claire invitation à en retrouver le sens caché. Même les enfants ne sont qu'à moitié dupes de Ma Mère l'Oye - à plus forte raison Ma Mère l'Oye elle-même !

 

C'est accorder beaucoup au « primitivisme » que poser en fait que les contes furent, à l'origine, entendus « à la lettre ». Une vue aussi bizarre des choses et des gens du passé trouve une apparente justification dans les traits de naïveté relevés chez certaines tribus sauvages d'aujourd'hui. Nous avons déjà vu que, loin d'être des « primitifs », lesdits sauvages pourraient, non sans vraisemblance, en être l'antithèse. Si, avec eux, nous avons affaire à de pauvres régressés, les idées courantes sur la « mentalité primitive » doivent être soigneusement révisées. Car un régressé, un dégénéré, un crétin, sont tout le contraire d'un « primitif » ! Si la décrépitude et la sénilité offrent certains traits qui rappellent l'enfance, elles s'en éloignent trop, à bien des points de vue, pour que la transposition d'un extrême à l'autre puisse raisonnablement se soutenir (27).

 

Revenons à nos récits. Nous avons déjà signalé qu'ils ne renferment pas tous forcément les plus transcendantes vérités et que l'école qu'on pourrait appeler allégoriste s'est discréditée à vouloir les retrouver non seulement là où elles étaient, mais encore et surtout où elles n'étaient pas. Les contes - nous l'avons déjà dit - pouvaient servir de véhicules à des enseignements qui, pour être de modeste portée, n'en étaient pas moins utiles. Il en allait ainsi pour les affabulations plus ou moins poétiques du calendrier (28). Par leur nature même, ces affabulations n'avaient pas besoin d'autres voiles que ceux, fort légers, de la métaphore. C'est pourquoi les contes « saisonniers » ou « astronomiques » (tels celui des Pommes d'Iduna en Scandinavie, celui du Petit Poucet, et quelques autres) ont été immédiatement repérés par les chercheurs modernes.

 

Là encore, la généralisation de la méthode en causa le discrédit, et l'école « naturiste » qui voit partout la représentation de l'orage, de la marche du soleil, des éclipses, etc., a perdu beaucoup de terrain.

La réaction fut, comme toujours, excessive :

« C'est vers le haut des armoires ou dans des cabinets obscurs qu'ont été relégués tour à tour les travaux des trois écoles vaincues : les évhéméristes, les symbolistes, et les naturistes. »

 

Cette appréciation de M. Van Gennep n'est pas entièrement dépourvue de partialité. Elle ne peut rien contre le fait qu'il existe un certain nombre de légendes « naturistes ». De même, l'école adverse devra bien finir par admettre, sans excessif

échauffement de bile, que tous les récits ne s'accommodent pas de son système. Même l'école « astrale » n'est pas entièrement à dédaigner. Mais les mythes relatifs aux constellations qui se confondent si souvent avec les mythes « saisonniers » (29) -- peuvent masquer, sous des espèces parfois trompeuses, des enseignements d'ordre très élevé - quoi qu'en puissent penser certains (30).

 

Les circonstances étant ce qu'elles sont, il est donc permis d'affirmer : 1° qu'il existe des contes « ésotériques » - à la vérité peu nombreux - ; 2° qu'une interprétation purement allégorique de tous les contes, de toutes les légendes, n'est nullement justifiée et que, dans cette voie également, l'esprit de système conduit infailliblement à la ruine ; 3° qu'il y a eu, à des époques diverses, des remaniements à fins « ésotériques » apportés à des récits qui ne comportaient pas à l'origine un sens particulièrement relevé ou qui avaient laissé perdre ou altérer ce sens, à travers les vicissitudes de la véhiculation populaire.

De tels remaniements sont aisément décelables dans certaines versions du Cycle de la Table Ronde et dans certaines « variantes » (ou prétendues telles) de nos contes bleus.

 

Il s'en faut donc que la plus ancienne version connue d'une légende soit de ce seul fait la plus probante, la plus révélatrice. Il s'en faut aussi de beaucoup que tel conte, « déformé » par une rédaction « littéraire », soit moins valable, du point de vue traditionnel, que la version « populaire », apparemment plus « ancienne » et plus « intacte ».

C'est sans doute le cas pour le conte de Psyché, dont la meilleure version - si l'on tient à en pénétrer l'esprit - est, selon nous, celle du littérateur Apulée.

Car, en raison de son initiation (dont toute son oeuvre porte des traces criantes), il pouvait se permettre de ramener cette fable, partout connue mais partout altérée, à son type primitif, le type sacerdotal.

 

Ce qui est dit du conte peut aussi se dire de cette éblouissante mythologie grecque, d'origine celtique et sacerdotale, à propos de laquelle M. Van Gennep peut écrire, en toute innocence « Des Grecs date également la théorie allégorique : les mythes et légendes de Grèce contenaient tant d'éléments absurdes et répugnants que les philosophes [cette huitième plaie d'Egypte !] jugèrent indigne de l'intelligence humaine de leur accorder créance » (31).

Or cette mythologie « absurde » et « répugnante », nous la tenons pour la plus élevée de celles qui nous ont été conservées et pour l'œuvre de la plus haute sagesse pré-chrétienne. Elle renferme, pour qui sait l'interroger, l'histoire des principes divins en action sur la terre et dans la partie de l'univers qui l'intéresse le plus directement. Loin d'être constituée de pièces et de morceaux, de tableaux juxtaposés au hasard, elle est une harmonie unique, si on la considère dans son ensemble. A ce point que tous les éléments raccordés, surajoutés et déformés, car il y en a évidemment, s'éliminent d'eux-même au premier examen sérieux.

Depuis l'extinction des Mystères, peu d'hommes, il est vrai, l'ont pénétrée. Aussi demeure-t-elle fermée aux recherches de ceux qui ne savent, ne peuvent ou ne veulent voir que la matière.

Si la mythologie celtique (nous voulons dire druidique) nous était connue autrement que par de rares vestiges, nul doute que nous pourrions en constater le parfait accord avec les pièces maîtresses de l'échiquier mythique de l'Hellade.

 

En somme, on peut dire que toutes les théories émises sur la littérature légendaire renferment une part de vérité, mais qu'aucune ne rend raison de son ensemble.

La plus satisfaisante en apparence - mais combien trompeuse parfois - est celle qui nous fait assister à la mise en images du ciel physique - imagerie qui peut d'ailleurs servir de voile à des données d'ordre plus profond.

Les Celtes étaient grands amateurs de mythes stellaires et en ont fourni un fort contingent au monde indo-européen, à commencer par ceux qui ont trait à la Grande Ourse, à la Voie Lactée, au Dragon, à Orion, etc. (32).

 

Les récits à base de mythe solaire et météorologique sont également très anciens et il semble que Germains et Scandinaves aient eu pour eux la même prédilection que les Indo-Iraniens.

La véritable difficulté, c'est que le mythe authentique est toujours à double ou à triple entente. Le sens physique, aisément perceptible, laisse les investigateurs joyeux et rassasiés, commodément assis sur leur interprétation - laquelle, il faut le souligner, est souvent exacte dans son plan. La certitude d'avoir trouvé quelque chose, leur ôte jusqu'au pressentiment d'une trouvaille plus haute.

 

Parmi les récits à sens multiples, les mythes occupent naturellement le premier rang. Ceux de Prométhée et de Déméter sont peut-être, à ce point de vue, les chefs-d'oeuvre du genre. Il nous est impossible d'en entreprendre ici l'exégèse, même sommaire, et c'est dommage, car ces deux mythes expriment les vues sacerdotales les plus profondes touchant la destinée humaine.

 

Peut-être nous reprochera-t-on d'esquiver le débat, en nous gardant de justifier, par une interprétation précise, le sens spirituel que nous reconnaissons à ces légendes.

Comme nous écrivons pour ceux qui, non contents d'avoir une âme, savent en outre qu'ils en ont une, nous dirons bonnement que la compréhension de la littérature traditionnelle suppose des connaissances tout autres que celles qui font le folkloriste, le psychologue ou le chartiste. Le terrain réservé des initiations antiques - comme celui du Christianisme, leur couronnement, ce terrain n'est pas de ceux où aboutissent les voies que suivent généralement les érudits, tant clercs que laïcs. La connaissance initiatique - justement parce qu'elle est « initiatique » - ne peut s'établir, s'approfondir, se prouver à grand renfort d'érudition et de critique textuelle. Encore moins peut-elle se discuter à la manière d'une hypothèse scientifique ou philosophique !

Oui ou non, les « explications » de la science matérialiste actuelle sont-elles suffisantes ? probantes ? indiscutables ? Pour notre part, nous ne le pensons pas.

Oui ou non, y eut-il, de tous temps, un ésotérisme ?

 

Le secret du sanctuaire, le serment de l'initié, le « bœuf sur la langue » du vieil Hérodote, les poursuites exercées contre Eschyle soupçonné d'« indiscrétion », sont-ce, oui ou non, des réalités ou de simples écarts de notre imagination ?

La réponse à ces questions dépend du degré d'ouverture spirituelle de chacun. Il nous suffit de les poser.

 

Le feu intellectuel, principe de révolte d'essence luciférienne, tel est - en clair - le vrai don de Prométhée à la race humaine. Nous vivons aujourd'hui des temps passablement prométhéens, et l'éternel vautour ronge, plus férocement que jamais, le foie de nos intellectuels, orgueilleux de leur science.

Quand au mythe de Déméter, il est évidemment inséparable des Mystères de cette déesse, mystères dont on s'est fort occupé ces dernières décades, sans que la question ait avancé d'un pas.

 

Sans doute nous objectera-t-on que ces fameux « Mystères » sont connus, archi-connus, et que, dépouillés de leur apparat, ils apparaissent d'une navrante pauvreté. C'est du moins à cette conclusion qu'en arrivent ceux qui ont étudié et « restitué » les Mystères d'Eleusis. Quant aux mythes, ils ne sont guère mieux traités :

« Ce n'est pas de la mythologie qu'il faut partir pour comprendre les religions antiques, c'est des rites eux-mêmes. C'est l'acte cultuel, purement magique, en bien des cas, qui est primitif, et c'est la légende qu'on a inventée après coup, pour expliquer le rite dont la signification ancienne commençait à s'effacer. »

 

On comprend qu'après ces prémices M. Maurice Brillant ne songe pas un instant à découvrir dans le mythe de Déméter un sens dont il le suppose dépourvu avant tout examen l

N'étant ni mystagogue ni mythologue, nous n'entreprendrons pas l'examen d'ensemble de cérémonies et de légendes, pourtant fort intéressantes.

Que Déméter ait été primitivement « le vague esprit du blé », une sorte de « totem végétal », élevé plus tard « à la dignité zoolâtrique », sous forme de truie ou de jument en qui résiderait « le démon de la végétation » ; que la torche symbolique de la déesse ait été « destinée à échauffer les puissances de la terre » (33) ; qu'il n'y ait en tout ceci « ni dogme, ni philosophie », ni « portée morale ou religieuse », ce sont là des opinions - rien de plus.

Si, par hasard, nos savants découvrent des concepts un peu élevés, ils ne sont pas embarrassés pour répondre : « éléments surajoutés », « adjonctions récentes au vieux rite chtonien » (34), lequel est considéré, de par les règles sacro-saintes du jeu folkloriste, comme évidemment primitif.

 

On nous permettra de rompre l'unisson et de soutenir que les « Mystères d'Eleusis » - et pas mal d'autres - étaient déjà en pleine décadence du temps de Platon - et même longtemps avant lui. Là où les érudits voient des perfectionnements d'un culte originairement grossier, nous verrions, nous, une dégradation du culte spirituel primitif. Les vrais Mystères (qui étaient tout autre chose que des « représentations théâtrales dans le telesterion ») se conservèrent discrètement dans l'Orphisme, d'où le culte extérieur de Déméter était d'ailleurs sorti bien des siècles auparavant. S'il est « naïf » de dire que l'Orphisme remonte à Orphée et que celui-ci n'était peut-être pas un « renard-totem », ayons cette naïveté ! (35)

 

 

*

* * *

 

CONCLUSION

 

 

La question de l'origine et de la signification essentielle des mythes, des contes et des légendes a suscité une multitude d'écrits d'inégale valeur. On doit savoir gré aux savants et aux chercheurs qui ont glané, rassemblé, comparé et préservé de l'oubli une incroyable masse de documents, dont le recensement définitif n'est pas près d'être terminé.

Leur labeur formidable mérite une louange sans réserves. Mais les conclusions qu'ils tirent de l'examen des matériaux ainsi rassemblés ne sont que très sporadiquement justifiées par ceux-ci.

 

Il est bon de le rappeler, de temps à autre, et de faire le départ entre la matière qu'ils mettent en oeuvre et l'esprit dans lequel ils se mettent à l'œuvre.

C'est là que réside toute la difficulté. Des chercheurs dont nul ne contestera la valeur intellectuelle et la sûreté d'information ne peuvent que s'orienter dans une certaine voie, à l'exclusion de toute autre.

 

Toute la partie spirituelle et morale, tout ce qui fut l'élément vivant et élevé des récits intentionnels leur échappe. Leur formation est telle qu'il serait impossible qu'elle ne leur échappât point.

 

Il est donc nécessaire d'opposer à leurs thèses (si intéressantes soient-elles du point de vue purement cérébral) les droits imprescriptibles de l'Esprit.

Leurs hypothèses - car ce ne sont que des hypothèses - font partie d'un vaste courant de suggestions dont le danger doit être signalé. Celui qui s'abandonne à ce courant sans en connaître la source et l'aboutissement... extra-scientifiques - faute des connaissances spéciales requises - y sombre bientôt, corps et âme.

 

Nous avons essayé de montrer combien toutes ces belles théories, ces séduisantes hypothèses, ces raisonnements si logiques étaient fragiles, parce que dénués de bases objectives. Tout se ramène à une interprétation purement subjective, à laquelle l'objectivité des faits doit se plier tant bien que mal.

 

Les savants ne retrouveront pas plus le génie primitif des religions au terme de leurs patientes analyses, que les dissecteurs ne rencontrent l'âme sous leur scalpel.

S'ils en concluent à l'inexistence de l'un et de l'autre, c'est leur affaire, mais il est permis de n'être point de leur avis - et nécessaire, plus que jamais, en cette époque de ténèbres spirituelles, de le proclamer haut et clair.

 

 

 

 

 

 

 

Le Symbolisme du Dragon

et les

Mythes "saisonniers".

 

 

« Alors II considéra le rocher escarpé, lui, le guerrier puissant qui avait si souvent tenté la fortune des combats... 11 vit une voûte de pierre, d'où s'échappait un fleuve de feu ; et nul ne pouvait entrer ni s'approcher du trésor, sans traverser ces flammes que vomissait le dragon couché dans la caverne. »

BEOWULF.

 

 

Il faudrait une égale dose de fatuité et de naïveté pour prétendre exposer, en quelques pages, les principaux aspects d'un symbole aussi riche et aussi universellement répandu. Nous viserons, plus modestement, à faire sentir en premier lieu l'insuffisance des méthodes folkloristes aggravées de celles de la « Science des Religions » ; ensuite à montrer que le sens intellectuel ou spirituel d'un tel symbole n'est nullement incompatible avec le sens matériel - et inversement.

 

Nous nous garderons ici de contester ce principe de tout ésotérisme : qu'un symbole simple n'a, essentiellement, qu'un même sens en tous temps et en tous lieux, sens renfermant en puissance toutes les applications, toutes les adaptations qu'on en peut tirer par la suite.

Mais il faut s'entendre sur ce qu'est un symbole simple. La coupe, le cercle, les figures étoilées, la croix, etc., sont « simples ».

Tous les sens qu'ils présentent ou qu'on en déduit sont légitimes dans la mesure où l'on peut les rattacher à un point de vue « central » qui, lui, ne dépend pas de la fantaisie individuelle, mais de la nature des choses.

 

Le symbole de la coupe, par exemple, se retrouve dans la tradition druidique (pour ne citer que celle-là) cet dans la chrétienne. Nous avons là deux acceptions d'un même sens primordial et non deux sens différents donnés à un même symbole. Si l'on objecte que le point de vue chrétien est nécessairement plus élevé en tant que révélation explicite, nous ne contesterons pas cette manière de voir. Nous ferons simplement remarquer que, dès le principe, le sens le plus relevé était implicitement contenu dans le signe « coupe », « vase », ou « chaudron ».

Celui-ci portait - depuis que la forme est forme - à l'état de perfection interne, tous les sens que l'homme a pu y découvrir. Comme l'arbre est tout entier en puissance dans son germe, ainsi, toutes les adaptations légitimes et vivantes d'un symbole coexistent en lui, même quand leur révélation s'effectue par échelons, eu égard au temps, au lieu et aux circonstances particulières.

Il n'en va pas toujours de même pour les symboles complexes ni pour ceux qui ne s'expriment qu'à travers la nature humaine déchue et séparée de son principe. C'est pourquoi qabbales et niruktas, sublimes dans leur essence, donnent si souvent des résultats décevants et factices. L'homme doit d'abord se réconcilier avec son propre principe s'il veut en extraire autre chose que de subtils jeux de mots ou de superficielles analogies.

 

Dans le langage, par exemple, le principe unificateur, le Verbe, ne transparaît, en général, que d'une façon fugitive. L'homme terrestre a souvent plus à perdre qu'à gagner dans cette voie périlleuse, qui séduit trop facilement les chercheurs.

Le dragon (comme la chimère ou le sphinx) fait évidemment partie des symboles composés, au même titre que les légendes rassemblant plusieurs thèmes ésotériques distincts. Ici la part de convention qui préside à l'ordonnance et à la combinaison des symboles est assez visible pour que des différences fondamentales dans leur explication, ici et là, ne contredisent qu'en apparence le principe de l'universalité du sens, posé plus haut.

 

Les méthodes des folkloristes, auxquelles nous avons fait allusion, risquent de causer à l'interprétation des symboles composés - plus encore qu'à celle des symboles simples - de très graves déviations. Elles offrent d'ailleurs ce caractère ambigu d'être vraies jusqu'à l'évidence et fausses jusqu'à l'aberration totale.

Ceci mérite quelques développements. Le folkloriste part de cette idée préconçue que toutes les peuplades qui n'ont pas atteint présentement notre niveau technique de civilisation sont « primitives » et que nos peuples « civilisés » ont passé jadis par des phases de « sauvagerie » analogues à celles qu'on observe de nos jours chez les Fuégiens, les Hottentots ou les Jivaros.

 

Il s'ensuit que la « Sagesse des Nations », les « traditions populaires » ou le a Folklore » (trois synonymes) portent l'empreinte des conceptions grossières du « primitif » notre ancêtre. Une série de strates, chronologiquement répartis, sont retrouvés sous les plus récentes affleurances de la littérature populaire, allant du « plus sauvage » vers le « moins sauvage ». Outre qu'une telle méthode est arbitraire et tendancieuse dans ses postulats comme dans ses classifications, ne faisant même pas la différence entre ce qui est « primitivisme » et ce qui est pure régression, elle ne conduit qu'à des résultats assez piètres.

 

Ce qu'il y a de vrai, d'évident, dans un tel système, c'est la réduction de la littérature populaire à une demi-douzaine de devinettes du genre de celle-ci :

 

« Qu'est-ce qui monte chaque matin au ciel et redescend chaque soir aux « enfers » ?

» - Le Soleil ! »

 

Ou encore de cette autre :

« Qu'est-ce qui succède à la nuit ? » - Le jour ! »

 

Ajoutons-y les imaginations (toutes plus « primitives » les unes que les autres) sur le séjour des ombres, la magie imitative, la puissance du nom, la crainte des morts, etc., et nous aurons à peu près le fond du sac.

Nous ne ferons pas le procès de ces belles découvertes. Ce serait aussi long que fastidieux - aussi fastidieux qu'inutile. Il importe seulement, pour la clarté de ce qui va suivre, de rappeler que la méthode constante des Anciens fut de ne pas utiliser un mythe ou un symbole qui n'ait un solide support physique. Ensuite, de ne jamais heurter de front les apparences telles que chacun pouvait les observer.

 

Donner une demi-science à tout le monde, tel n'était assurément pas l'objectif des Sages d'autrefois. Ce n'est que dans notre maison à l'envers qu'on a instauré l'« instruction » (et quelle !) gratuite, laïque et obligatoire (sans doute au nom de la Liberté?).

Les « devinettes » à base de « mythe solaire » ou d'apologue « saisonnier » remontent sans doute très loin dans le passé. Mais, à l'origine, le peuple en était-il dupe ? On peut penser que non. D'ailleurs, si tout s'était borné là, pourquoi l'initiation ? Des hommes possédant le goût des choses divines ou même, plus modestement, des connaissances scientifiques, auraient usé leurs plus belles années de jeunesse et d'adolescence, sous une discipline de fer, pour s'entendre dire enfin, mystérieusement et sous le sceau du secret : « Le jour succède à la nuit ! Après l'hiver, le printemps ! »

 

On croit rêver ! ! ! Ces secrets de polichinelle auraient constitué la base de la religion, du culte, de la philosophie et du savoir? C'est à se demander si la « mentalité primitive » ne s'est pas incarnée tout entière dans le crâne de certains savants de ce siècle !

Héraclès va dérober les pommes d'or des Hespérides à l'Occident ; Odin laisse son oeil en gage dans le puits de Mimir. Nos savants exultent : claire image du soleil couchant dorant la mer de ses ultimes rayons !

C'est l'évidence même ! Seulement, il est permis de sourire quand ils ajoutent : « C'est cela - et rien d'autre ! »

Pourquoi rien d'autre? Parce que, précisément, ce qui est « autre » leur est et leur demeurera, longtemps sans doute, totalement étranger. Parce qu'ils ne peuvent trouver un « ésotérisme » (dont déjà la clef leur manque), lorsqu'ils s'acharnent à ne dépister qu'un « primitivisme » inférieur.

 

Tout ce qui n'est pas assez grossier dans telle ou telle allégorie, ils commencent par l'écarter comme une « adjonction » postérieure à la formation de celle-ci. Tout ce que leur système ne peut expliquer est séparé avec zèle du « noyau primitif ». Il semble que l'idée que des traditions « populaires » puissent avoir une autre source que le peuple proprement dit n'effleure jamais leur cervelle.

 

A mesure que la connaissance matérielle des civilisations antiques (qui s'étend maintenant jusqu'au cinquième millénaire avant Christ) se fait plus précise, à mesure que celle des sociétés préhistoriques, plus anciennes encore, fait des progrès, la partie intellectuelle et spirituelle de ces organisations humaines est de plus en plus méconnue. Faute de comprendre l'état d'esprit des Anciens, on a fini par leur prêter les raisonnements de « civilisés » du XX° siècle. Et le progrès technique, mécanique, est devenu le principal critère de la valeur intérieure et essentielle de l'homme. Dans cette voie, le plus proche passé aurait dû nous mettre en garde. Chaque siècle est en progrès technique sur le précédent. L'homme est-il meilleur ? est-il plus sage ? moins barbare ? les grands hommes, les saints et les héros d'hier étaient-ils plus grands que ceux d'avant-hier ? l'étaient-ils moins que ceux d'aujourd'hui ? Il n'y a pas d'évolution fatale ; et dans le domaine de l'âme, du cœur et de l'esprit moins que partout ailleurs. Il n'y a non plus de progrès collectif. On peut voyager en auto ou en avion, user du téléphone et du télégraphe et n'être qu'un barbare de la pire espèce, en pleine régression intérieure.

 

C'est pour avoir mesuré la valeur de l'homme aux commodités de l'existence qu'il mène, à son « standard of life », qu'on en est venu à une conception qui fait de « primitif » le synonyme d'abruti ou de naïf.

Mais nous voici apparemment loin de notre sujet. Il est temps d'y revenir.

 

Demandons aux folkloristes ce qu'ils pensent du « dragon », que celui-ci garde jalousement les pommes d'or des Hespérides ; qu'il rampe comme Fafnir sur la lande de Gnita en attendant le coup fatal que va lui porter Sigurd ; ou qu'il vomisse un torrent de flammes sur l'imprudent qui s'approche de sa ténébreuse caverne. Le Dragon, répondront-ils, c'est l'hiver ; son adversaire est le soleil ; la captive dont, très souvent, la délivrance est liée à sa mort, c'est la terre qui attend le souffle tiède du printemps. Accessoirement, la caverne du dragon est le séjour des morts, la ténébreuse demeure d'Hadès dont l'orifice se trouve là où le soleil semble s'enfoncer chaque soir sous l'horizon.

 

Rien n'est, assurément, plus exact. Lorsque Sigurd délivre Sigurdrifa ou Brynhilde, son glaive doit mettre en pièces la cuirasse qui l'enserre si bien qu'on ne peut la détacher autrement. Image poétique des rayons solaires qui peuvent seuls venir à bout de la carapace de glaces qui enserre tout l'hiver la terre nordique, jusqu'à l'époque de la débâcle. Le cercle de flammes qui environne la Walkyrie touchée par l'épine du sommeil n'est pas - mythiquement - différent du dragon ni du trésor que celui-ci cache dans sa caverne ou sous les eaux, cet « or si rouge », ce « feu de l'eau » des poèmes scandinaves que chacun peut apercevoir au loin quand les derniers rayons du couchant dorent la mer (36).

 

Cela, c'est le schéma commode d'une foule de contes ; c'est la « devinette » innocente et facile à comprendre que les savants modernes ont élucidée sans peine. L'idée qu'il pouvait y avoir, derrière ce décor de bazar, quelques enseignements plus profonds réservés à une élite ne semble pas les avoir effleurés. Enhardis par des analogies incontestables, ils ont été victimes de la facilité et du moindre effort. Le mythe solaire est devenu le lit de Procuste des légendes, des mythes et des symboles.

 

Soumettons cette allégorie à l'école moderne :

« Dans le bois est un animal couvert de noirceur. Si quelqu'un arrive à lui couper la tête, il perdra sa noirceur pour prendre une couleur très blanche. »

 

Et sous une figure représentant la lutte d'un guerrier et d'un dragon, on lit :

« Remarquez promptement le dragon noir dans la forêt. »

Ce texte n'est pas fait pour embarrasser nos savants qui y retrouveront naturellement la lutte de l'hiver et de la nuit contre l'été et la lumière solaire.

Un seul ennui. C'est qu'il est tiré d'un ouvrage alchimique (37) et n'a rien à voir avec un mythe solaire ou saisonnier. Il serait facile de montrer que, même dans les récits populaires brodant sur un thème authentiquement naturaliste, certains détails disposés ici et là avec un art singulier permettent d'entrevoir des significations un peu moins terre-à-terre.

Une étude systématique, une « monographie » draconienne le prouverait au chercheur impartial. On ne peut songer ici à l'entreprendre ; plusieurs centaines de pages y suffiraient à peine.

Parmi ces détails curieux, signalons seulement les propriétés du « sang du dragon » : un glaive qu'on y plonge devient lumineux. Il est fait allusion à cette propriété dans un chant scandinave (L. Pineau, Les vieux chants populaires scandinaves,T. I, p. 122) :

 

« Je vais te donner une épée.

Elle a été trempée dans le sang d'un dragon ;

Où que tu chevauches à travers les sombres forêts,

Elle t'éclairera comme un bûcher. »

 

Chacun sait comment, dans le cycle de Sigurd (Siegfried), le héros boit le sang du monstre vaincu par lui et comprend immédiatement le langage des oiseaux et des autres animaux (image assez transparente pour qu'on se dispense de la commenter) et comment, s'étant baigné dans ce sang, il devient invulnérable, sauf en un point qui n'en a pas été humecté. C'est, trait pour trait, le mythe de l'invulnérabilité d'Achille. Dans la légende grecque, plus hiératique, moins populaire de forme, le sang du Dragon est remplacé par l'eau du Styx - ce qui est exactement la même chose, symboliquement parlant.

Il serait difficile d'expliquer ces détails, sur lesquels nous n'insisterons pas, par un mythe solaire. On s'en tire avec grâce en les déclarant « récents » ou dénués d'intérêt.

Peut-être aussi celui-ci :

Lorsque le héros Sigurd (38) quitte sa mère pour se rendre chez le nain Reginn qui, seul, peut ressouder les tronçons du glaive de son père, celle-ci (dans la version norvégienne) lui tend une coupe où elle a mêlé l'hydromel et le vin et lui donne un soufflet en lui disant de le rendre à quiconque le rencontrera sur son chemin.

 

La mention de ce rite - qui n'est pas inconnu de la Franc-Maçonnerie moderne (et dont on trouvera un pendant dans un curieux ouvrage du dix-huitième siècle, l'Apocalypse Philosophique et Hermétique) - la mention de ce rite, loin d'être une adjonction sans lien organique avec le récit, est au contraire d'une importance capitale. Sans lui, le glaive ne se résoudrait jamais, jamais le dragon ne serait tué. Il est vrai qu'il faudrait d'abord savoir de quel dragon il s'agit. Est-ce le dragon hiver, pont aux ânes de la moderne « science des religions » ? Serait-ce le redoutable Dragon du Seuil des anciennes initiations ? le dragon à crinière des jaunes, qui, dans son acception la plus restreinte, unit les prérogatives de Poséidon qui ébranle la Terre aux pouvoirs de Zeus tonnant ? ou bien encore le noir dragon des alchimistes, à l'haleine empoisonnée et aux écailles tranchantes ?

La question ne se pose évidemment pas pour ceux qui pensent que l'alchimie est l'art « chimérique » de faire de l'or avec du plomb ou celui - plus pratique - de faire fortune aux dépens des naïfs.

Elle ne se pose pas davantage pour ceux qui relèguent le dragon du seuil avec les Trolls, les Nixes et les Fadets dans le domaine des vieilles superstitions abolies par la science.

Aussi est-ce à d'autres que Dragon, Sphinx et Chimère proposeront longtemps encore leur redoutable énigme ; énigme autrement sérieuse que les « devinettes » saisonnières et autres verroteries de pacotille, liquidées en série au Grand Bazar de la Sagesse des Nations.

 

 

FIN

 


 

 

NOTES :

(1) C'est pourquoi le titre du récent ouvrage de M. Henri Dontenville, la Mythologie française, ne répond pas à son contenu, pour intéressant que soit celui-ci. Tout son développement est axé, pour ainsi dire, sur la « légende gargantuine » (p. 58). D'accord, pour « légende ». Mais reconstruire une mythologie sur cette légende est une tout autre affaire !...

 

(2) L'Arthur légendaire confond en lui des traits de l'Arthur historique et des traits de l'Arthur mythique. Pour ne pas sortir du domaine celtique notons que Merlin et Taliesin sont exactement dans le même cas et que, dans les récits rattachés à la Table Ronde, l'élément mythique (et, ajoutons pour le repos de notre conscience, « spirituel ») l'emporte de beaucoup sur le linéament historique qu'on y peut déceler. Il est des « contes » comme les Mabinogion gallois qu'on pourrait tout aussi bien qualifier de « légendes », alors qu'inversement mainte légende irlandaise est un conte au sens propre du mot. La vie est svelte et souple et il est bien rare qu'une formule s'adapte parfaitement à un ensemble de faits. Comme ces distinctions entre « conte » et « légende » sont surtout affaire de spécialistes, nous emploierons souvent, dans un sens relatif, ces deux mots avec une certaine indifférence dont il n'est pas inutile d'avertir dès ici le lecteur.

 

(3) Comme si nous manquions de telles brutes à face humaine, pires peut-être sous leur vernis de « civilisation » ! ... L'histoire contemporaine ne dépose guère en faveur d'une évolution des esprits dans l'ordre moral, pas même dans le domaine intellectuel. Seul le progrès matériel, qui peut s'allier avec la plus froide barbarie, existe bien. Mais qu'a-t-il à voir avec une évolution quelconque de l'intelligence en soi ?

 

(4) On a abusé de la comparaison entre le «primitif» et l'«enfant». Des primitifs, à proprement parler, nous n'en connaissons guère que par conjecture. Quant à l'enfant, si son imagination est vive et mobile, elle est aussi extrêmement diverse et particulariste. Nous voyons mal, ne disons pas cent, ne disons pas dix, mais trois ou quatre enfants, donnant libre cours à leur imagination et arrivant à composer séparément un scénario identique, en partant d'une même donnée. Un tel accord serait bien moins vraisemblable que le plus fantastique des contes bleus.

 

(5) Par exemple, il n'y a aucun rapport, sauf le nom que nous leur donnons, entre le dragon-cheval des mythes chinois et le dragon de nos contes. En ce cas le « combat avec le dragon » doit déjà comporter deux interprétations sans rapport entre elles. En Occident même, il serait facile de démontrer que les différents récits et mythes comportant un dragon vaincu n'ont pas tous en vue le même objet. Il est vrai que pour apprécier une démonstration de cet ordre il faut autre chose que de la science matérialiste moderne, autre chose qu'un point de départ aussi douteux que la recherche d'une prétendue « mentalité sauvage » dont l'existence, pour avoir été cent fois affirmée, n'en est pas moins indémontrée - et sans doute indémontrable. Voir, page 67, le Symbolisme du Dragon et les Mythes saisonniers.

 

(6) Les vues d'Emmanuel Cosquin sont souvent fort justes. Son scepticisme devant les conclusions de l'école psychologique, ses réserves sur les « idées sauvages » chères à tant de ses confrères, sont à signaler. Sa formation catholique l'a tout au moins préservé de telles déviations,

 

(7) Par exemple, certains contes des Mille et une Nuits, en particulier l'histoire de Sindbad le Marin, remontent à un prototype vieil égyptien qui, lui, ne doit rien à l'Inde, et dont une version a été étudiée et transcrite par l'égyptologue Golénischeff en 1906.

 

(8) Dans son ouvrage les Mystères d'Eleusis, M. M. Brillant nous dit : « Et sans doute, ni Lang, ni Salomon Reinach, ni Durkheim n'ont encore réussi à trouver l'élément simple et facile à traduire en formule chimique d'où seraient sorties toutes les religions et qui les expliquerait toutes... ; mais, corrigeant et classant les observations de nombreux explorateurs, particulièrement en Amérique du Nord et en Australie - la terre classique des ethnologues - on a du moins réuni un stock important de faits caractéristiques - non pas toujours, il est vrai, parfaitement attestés, quelquefois beaucoup plus complexes ou beaucoup plus récents qu'il ne semble d'abord... On a tout naturellement voulu appliquer à l'étude des religions antiques des notions comme celles des rites agraires, des tabous et du totémisme, qui jouent un si grand rôle dans les religions « non civilisées ». »

 

(9) C'est ainsi que Salomon Reinach nous affirme avec une belle assurance qu'Orphée fut à l'origine un vulgaire renard qui aurait été le « totem » d'une tribu thrace. « A vrai dire, remarque M. Brillant, une telle origine n'est point absolument prouvée, mais elle est certainement possible. »

(10) Pour le folkloriste belge Marinus, « la préoccupation dominante du folkloriste doit être de travailler en fonction des lois sociologiques générales et, si ces lois n'existent pas, de collaborer à leur découverte »... Car « la sociologie est une science. Elle a ses lois que nous ne connaissons pas encore ».

Etudier des réalités vivantes et concrètes en fonction d'une science dont on reconnaît ignorer les lois et dont on ne semble même pas excessivement sûr qu'elle en ait, voilà qui ne manque pas de piquant - à défaut de sérieux

Nous en sommes ici aux théories de l'école qu'on pourrait appeler « psychologique ». Elle s'occupe de « mentalité primitive », d'hallucinations individuelles et collectives, d'influence des rêves sur les mythes et les contes, et applique au sujet traité, en dernier ressort, les théories de Freud et de ses conti­nuateurs.

 

(11) Ceci fut écrit avant 1939. Depuis, l'Hitlérisme a connu le sort que l'on sait. Mais il n'est pas inutile de se rappeler que Hitler, ou plutôt son théoricien Hosenberg, d'aryanité douteuse, n'a fait que pousser aux conséquences les principes, toujours virulents, des Discours à la nation allemande de Fichte.

 

(12) Retenons cette précieuse exclamation de M. Maurice Brillant « L'Australie.., terre classique des ethnologues ! »

Lorsqu'on songe que l'Australien est un néanderthaloïde à peine atténué et que l'Homo Neanderthalensis - si Homo il y a - a totalement disparu de nos contrées avant le néolithique, on éprouve quelque peine à admettre que les observations faites chez ces peuplades puissent élucider, en quoi que ce soit, nos propres problèmes sociaux et religieux. Rien ne justifie cette généralisation de faits particuliers ; rien ne légitime les conséquences qu'on en prétend tirer pour l'humanité.

Les Australiens sont-ils des « primitifs », arrêtés dans leur évolution par on ne sait quel deus ex machina ? sont-ils de vieux, très vieux « régressés » ? appartiennent-ils même à l'humanité ou sont-ils distincts de ce qu'on appelle bizarrement l'Homo Sapiens (comme si un type « humain » pouvait être insipiens !) ? en d'autres termes, ne seraient-ils pas plutôt, avec leurs parrains de Néanderthal, Mauer et autres lieux, des infra-humains ?

Telles sont les questions qu'on est en droit de se poser à leur sujet, questions auxquelles la science n'apporte pas de réponse décisive.

Et c'est pourtant en s'appuyant sur des éléments aussi contestés que des savants reconstituent l'histoire de notre humanité ! Et ce sont ces mœurs étranges, dont on ne peut affirmer avec certitude qu'elles sont humaines, qui constituent l'élément « classique » de l'ethnologie l...

Nous avons déjà abordé cette question, à propos de totémisme, dans notre plaquette l'Inversion psychanalytique.

 

(13) Méthode qu'un docteur américain a synthétisée dans une formule du plus involontaire humour : « Avec trois pieds, on fait tenir un tabouret, »

 

(14) Notre ami regretté, le Dr Marcel Baudouin, - dont les travaux auraient pu être pour les études préhistoriques ce que sont ceux de M. E. Benveniste pour la linguistique indo-européenne, - a démontré que les cupules dont s'agrémentent poissons ou bisons de l'art magdalénéen n'ont rien à voir avec des pseudo-rites d'« envoûtement du gibier », mais représentent simplement des constellations zoomorphisées. Voyez, par exemple (Bulletin de la Société préhistorique française, 1923, p. 311), sa « Démonstration que les Poissons gravés du Paléolithique représentent la constellation des Pléiades ».

 

(15) Moins prudent que M. Van Gennep, M. L. Pineau tient encore moins compte que lui des différences « irréductibles » entre les mentalités propres à chaque groupement humain. Tous les peuples, admet-il sans débat, passent par l'enfance, la maturité et la vieillesse. Tous, comme les enfants, Ils se ressemblent à l'origine, « non seulement au point de vue matériel, mais aussi intellectuellement ».

(Chants Populaires Scandinaves, Tome ler, p. 2 et 3.)

 

(16) L'adjectif primitif, qui signifie simplement « qui vient en premier », n'a rien de péjoratif en soi. Il faut se garder d'en faire un synonyme de puéril ou d'inférieur.

 

(17) Voici un chant, évidemment sauvage et – relativement- primitif aux sens nets de ces deux termes :

 

"Mon cœur est tout joyeux,

Mon cœur s'envole en chantant !…

Sous les arbres de la forêt,

Forêt, notre demeure et notre mère,
Dans mon filet j'ai pris
Un petit, tout petit oiseau;

Mon cœur est pris dans le filet,
Dans le filet avec l'oiseau. "

 

C'est le chant rituel de conception de toute maman pygmée. Nous l'extrayons d'une communication du R. P. Trilles à l'Institut International d'Anthropologie (Bruxelles) 1935), ainsi que le suivant où le père du petit négrille offre son fils au Créateur :

 

"A toi, le Créateur, à Toi le Puissant,

J'offre cette plante nouvelle,

Fruit nouveau de l'arbre ancien,

A Toi, le Créateur, à Toi le Puissant:

Tu es le Maître, nous sommes tes enfants !"

 

Et, pour tout commentaire, nous reproduirons l'exclamation désenchantée du docte Missionnaire : « Entre ce pauvre Sauvage et le Blanc sans aucune religion, qui ne pense qu'à l'argent, au pouvoir, au vice ou aux femmes, entre ce pauvre Sauvage et ce Blanc, quel est, au fond, le plus sauvage ? »

 

 

(18) C'est ainsi que l'égyptologue Golenischeff a pu démontrer que le conte égyptien du Serviteur savant (XII, dynastie) était le prototype de la plupart des épisodes de Sindbad le Marin et, à travers ceux-ci, de certains traits de l'Odyssée (voir note 1, p. 18).

 

(19) En somme, pour débrouiller le chaos mythico-légendaire, ce n'est pas de mentalité « primitive » qu'il faudrait s'imprégner, mais de mentalité sacerdotale.

 

(20) Nous ne disons pas qu'il n'existe pas de contes ou de légendes ayant pour point de départ les populations régressées, dites à tort primitives. Mais de quel passé sont-elles les héritières? De quelles lointaines traditions tiennent-elles les brides qu'ont peut leur attribuer , La question n'est pas à la veille d'être résolue.

 

(21) Les navigateurs phéniciens, envers qui Homère n'est pas exempt de quelques dettes, furent aussi de grands colporteurs de contes.

(22) Le peuple n'enseigne rien qu'il n'est d'abord appris ! Et il l'enseigne que dans le langage qui est le sien ! Ce sont là des vérités de La Palisse, soit ! mais, devant les transcendantes divagations de nos super-intellectuels, on se prend parfois à regretter le décès de cet homme de bien…

 

(23) Les savants qui ont voulu appliquer à toute espèce de récit la « clef » solaire, lunaire ou stellaire ont ruiné leur système et ont fini par récolter le doute, là même où leur « clef » était visiblement la bonne. On ne saurait trop répéter que toute clef n'est pas faite pour toute serrure.

 

(24) Lorsque cette littérature remonte bien à une époque où le sacerdoce pouvait exercer en connaissance de cause son droit de contrôle. Au moyen âge encore, ce droit de contrôle était exercé officiellement par l'Eglise. On peut s'en rendre compte aisément en observant l'architecture et l'ornementation de nos cathédrales médiévales. L'artiste avait les plus grandes libertés artistiques, même celle de représenter des ecclésiastiques d'une manière parfois cavalière. Mais il ne lui était pas permis de modifier les symboles ou de les grouper à sa libre fantaisie. De même, les licences, parfois gaillardes, des conteurs, leur verve satirique pouvaient s'exercer sans entraves, mais il ne leur était pas permis de prendre les mêmes libertés avec les dogmes religieux qu'avec les personnes. On pourrait multiplier les exemples...

En contraste, il faut en arriver à notre « ère des lumières » pour que l'anarchie décoratrice pimente la basilique du Sacré-Coeur de pentagrammes inversés.

 

(25) Inutile de dire que par « contenu interne » on n'entend pas ici ce que l'école matérialiste moderne appelle de ce nom, c'est-à-dire des « tendances psychologiques », des « idées primitives » ou des reliefs de mœurs disparues et d'organisations sociales périmées.

 

(26) Dans un article du Voile d'Isis (juin 1937) M. Ananda K. Coomaraswamy - étudiant la nature du Folklore et de l'art populaire - en arrive à des conclusions judicieuses, qu'il est bon de méditer sérieusement : « On peut se demander quelle est la vraie nature de l'art folklorique et populaire et si cet art diffère de celui du poète inspiré ou des enseignements de l'âchârya (guide spirituel) autrement que par un degré de raffinement... Dans une société traditionnelle ii ne peut y avoir des arts qui s'adressent exclusivement au paysan et d'autres qui seraient réservés à son maître ; tous deux vivent dans ce qui est essentiellement la même voie, mais à un échelon différent. La distinction porte sur la forme et sa richesse et non sur le contenu et le style ; en d'autres termes, les différences sont mesurables en termes de valeur matérielle, mais ne sont ni d'ordre spirituel ni d'ordre psychologique. Aussi il est spécieux de vouloir départager les Ecrits traditionnels en sujets aristocratiques et sujets populaires. »

 

(27) Faut-il rappeler que, sur la « mentalité primitive », les recherches des préhistoriens ne peuvent rien fournir de véritablement probant et utile ? Elles mettent bien en lumière le degré de civilisation « technique » des époques révolues, mais ce degré ne prouve rien pour ou contre l'intelligence de notre plus lointain ancêtre.

Robinson dans son île, encore qu'il possédât quelques vestiges d'une civilisation de fer et d'acier et le souvenir de modèles techniquement très évolués, n'eût offert aux investigateurs futurs qui auraient retrouvé son squelette accompagné des débris de sa pauvre industrie que l'image d'un « primitif » tel qu'on nous peint les hommes d'il y a dix ou douze mille ans. Et s'il avait été jeté nu et sans outil sur sa terre déserte, on aurait été « en droit » de conclure que la divine intelligence n'habitait pas encore le crâne obtus, retrouvé par hasard...

 

(28) Lesquelles sont liées à l'observation astronomique et au cycle des cérémonies du culte, si primitif qu'on veuille bien le supposer. Si bien que la question des mythes saisonniers, astraux et stellaires, simple dans sa conception générale, offre cependant de grandes complexités de détail et se heurte bien souvent à des allusions d'ordre sacerdotal, dont la clé nous manque. On trouvera dans notre plaquette De quelques Symboles druidiques quelques développements sur ce sujet.

 

(29) Pour l'interprétation saisonnière, voir, en particulier, les Contes de Perrault et les Récits parallèles, de P. Saintyves, dont les vues sont souvent justes quoique incomplètes, et qui adopte une idée fort répandue chez les folkloristes et les mythologues d'aujourd'hui que « le mythe n'est que l'exégèse d'un rituel ». Cette solution du problème mythique a ceci de fâcheux qu'elle élude tout essai d'explication, répondant à une question par une autre question. Car, enfin, dans la mesure où un mythe pourrait être simplement l'exégèse d'un rituel, il reste à déterminer le pourquoi de ce rituel...

Par contre, rien de plus juste que les pages où il démontre la pauvreté de certaines interprétations et de certains découpages thématiques. Après avoir fait ressortir l'inanité du procédé par lequel le Professeur Paul Regnault prétend rendre raison du conte du Petit Poucet (pour lui l'Agni védique), il conclut en ces termes « Avec une telle méthode on pourrait retrouver le Petit Poucet dans les Psaumes de David ou les chants bardiques » (p. 253).

 

(30) Il ne suffit pas d'affirmer, comme M. Marcel Baudouin (la Préhistoire par les Etoiles) que « le point de départ de toute religion est le ciel ; ce qui est assez logique, puisqu'il est le contraire de la terre », en précisant que par « ciel » on entend « les Etoiles et le Soleil matérialisés, transformés bientôt en êtres vivants célestes, animalisés, puis anthropomorphisés ». De ce ciel physique, M. le Dr Baudouin retrouve les traces dans les figurations préhistoriques. Ce n'est pas sur ce point que nous lui chercherons chicane. Mais zoomorphisme, anthropomorphisme, zoodorisation, ce sont des mots vides de toute explication !

Si, pour prendre un exemple, un ours gravé sur un rognon de silex est la « zoomorphisation de l'Ourse céleste » (ce qui est acceptable quoique difficilement démontrable), en vertu de quoi la dite constellation, qui ressemble à une ourse comme un polichinelle à une puce, a-t-elle été d'abord délimitée, ensuite personnifiée sous telle forme animale, et ceci chez les peuples les plus divers ? D'où vient cet accord ? Inversement, cette Ourse est chez les Egyptiens la « Cuisse du boeuf ». Quelles sont les raisons de ce désaccord ? Le vieux poème sémitique de Job s'accorde avec les Celtes, les Indous et les Grecs pour voir une Ourse à l'exclusion de toute autre figuration. Encore une fois, il faudrait donner la raison de cet accord. Il en va de même pour le Dragon céleste et pour la plupart des autres constellations. Nous avons vu, par l'exemple des Egyptiens, que cette représentation n'a rien d'absolu. Or, le nom ou plutôt les noms de chaque constellation sont toujours liés à une légende symbolique dont les raisons échappent à l'observateur qui se borne au ciel physique et aux idées « primitives ». C'est de cette légende qu'il faudrait d'abord rendre raison avant de conclure dans tel ou tel sens.

Je dois ajouter ici, en hommage à un chercheur que j'ai quelque peu malmené avant que nous n'eussions associé certains de nos travaux, de 1939 à sa mort, que j'ai rencontré chez Marcel Baudouin, outre une érudition encyclopédique et une indépendance ombrageuse, un contradicteur - puis un ami - loyal, objectif, compréhensif, qui m'écrivait, le 8 octobre 1939 :

« Je vous remercie infiniment de votre très longue lettre, fort circonstanciée. Elle m'a fait très grand plaisir par la franchise de votre exposé. Je vous croyais plus loin de moi, car je suis beaucoup plus près de vous que vous ne le pensiez »...

Et je ne relis pas sans tristesse la dernière missive, en date du 7 avril 1940, où le plus génial découvreur de la préhistoire, créateur d'un Musée unique au monde, m'écrivait ces lignes sans illusions :

« Le manque total de charbon m'a procuré d'affreuses crises d'asthme, très intenses! Ce qui ne vaut rien à 80 ans ! »

 

(31) Ce qui prouve à la fois qu'ils n'en possédaient plus la clé et que cette clé était indépendante des efforts et démarches de leur seule « intelligence ».

car il y en a évidemment, s'éliminent d'eux-mêmes au premier examen sérieux.

Depuis l'extinction des Mystères, peu d'hommes, il est vrai, l'ont pénétrée. Aussi demeure-t-elle fermée aux recherches de ceux qui ne savent, ne peuvent ou ne veulent voir que la matière.

(32) Voir De quelques Symboles druidiques (1947).

 

(33) Comme les feux de la Saint-Jean - selon un autre auteur - auraient eu primitivement pour but de « réchauffer le Soleil » par magie sympathique. Ceux que de telles explications ne convaincraient pas seront vraiment bien difficiles...

(34) C'est un très grave sujet de méditations que la fortune incroyable et l'emploi abusif de l'adjectif chtonien chez les spécialistes de la religion comparée et du folklore. Il y aurait une belle monographie à tenter et une non moins belle dissertation philosophique sur ce cas, entre cent, de « thaumaturgie linguistique » !

 

(35) En 1929, parut (Collection Payot) le livre de Victor Magnien, les Mystères d'Eleusis. Quoique forcément écrite « du dehors », cette oeuvre est de toute première valeur et l'on ne peut qu'admirer la justesse des intuitions de son auteur, le choix sagace de ses citations et cette sympathie secrète, gage d'un esprit hautement compréhensif, qui ne nuit en rien à la clarté d'un exposé vivant et objectif.

 

(36) Inutile de souligner que mythes et légendes figurent un dragon, un héros et une captive (ou, à défaut, un trésor) n'ont pas que le sens « naturiste » qu'il est si facile de saisir. Et il suffit parfois de quelque mince détail pour que tel ou tel autre sens se laisse deviner à des yeux faits pour les voir.

Persée, pour combattre, reçoit de Pluton le casque d'Aïdès qui doit le rendre invisible, tout comme la Tarnkappe rend invisible Siegfried. Et ce casque est en peau de chien. Détail mytho-astronomique et hermétique sur lequel je ne puis ici qu'attirer l'attention.

Lorsque, dans une version danoise de sa légende, Sigurd va délivrer Sigurdrifa, c'est dans le Glasberg, « la montagne de verre », que se passe l'action. La Walkyrie en léthargie est au centre d'une enceinte de flammes qui ne suffirait pas à fondre sa cuirasse de glace, si le fer de Sigurd n'entrait en jeu. Tous ces détails, riches de sens hermétique, puisqu'ils ont trait à l'une des difficultés majeures des opérations de l'Œuvre, resteront lettre morte pour les investigateurs non qualifiés, quelque érudits qu'on les suppose.

 

(37) Traité de la Pierre Philosophale, de Lambsprinek (XVI° siècle).

 

(38) Sigurd, Sigwordhr : Sig, « victoire » ; wordh, ordh, « parole, verbe ».