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Le docteur Ferrand

 

 

Médecin des hôpitaux de Paris, membre de l'Académie de médecine, le docteur Ferrand est en même temps président général des sociétés de Saint-Luc, Saint-Côme, Saint-Damien ; association entre tous les médecins catholiques de France, qui a pour but la défense de la Foi sur le terrain scientifique. J'en fais partie.

Mon ouvrage sur la stigmatisation n'a pas plu à notre Président : de là, la série d'articles qui ont paru dans le journal Le Monde, sous le voile de l'anonyme, signés SPECTATOR (1). Il déclare mon livre « un ouvrage bourré de faits pieusement réunis, mais manquant son but comme œuvre d'apologétique scientifique... C'est, dit-il encore, un livre dangereux pour les libres penseurs, vis-à-vis desquels il compromet la Foi ; dangereux pour les gens de peu de foi qu'il peut rejeter dans l'incrédulité. Oui, ce livre a été rédigé avec la conviction d'un catholique croyant, mais je lui conteste la logique du philosophe et je lui refuse la méthode scientifique ».

Je n'ai pas à répondre ici à ces appréciations passablement injustes : je l'ai fait ailleurs en bonne prose. Ce livre, du reste, a eu l'approbation des grands juges, cela me suffit (2). Quant au fond du débat, voyons ce que dit le docteur Ferrand.

 

Notre confrère est un partisan déclaré de l'imagination stigmatogène. Suivant lui, les stigmatisés pourraient faire eux-mêmes leurs stigmates, rien que par leur imagination, et il n'est pas prouvé qu'ils ne puissent pas le faire : c'est là sa thèse ou plutôt son hypothèse. Comme preuve générale, il invoque l'action de cette même imagination sur l'enveloppe externe ou périphérie, et cite à l'appui, sous le nom anglais d'expectant attention, les faits signalés par le docteur Beaunis, et les nombreux faits du docteur Fabre, d'après lesquels, dans diverses maladies du système nerveux, il y aurait eu des plaies et des hémorragies à la peau. – Or, l'imagination n'a jamais produit de plaies, ni d'hémorragies sur l'enveloppe périphérique ; le docteur Beaunis, en contemplant son pouce, n'a pas pu obtenir la moindre ulcération, la plus petite goutte de sang ; quant aux faits du docteur Fabre, l'imagination n'y est absolument pour rien.

Puis, M. Ferrand mentionne à l'appui de sa thèse saint François de Sales et Görres, deux incompétences médicales. C'est bien à tort qu'il invoque le premier : la citation qu'il fait, extraite des œuvres de l'évêque de Genève, est incomplète ; un passage important a été supprimé. Le grand évêque a conclu positivement au miracle des stigmates de saint François, en proclamant l'impuissance de l'imagination à les faire. Quant à Görres, nous lui avons reproché depuis longtemps, l'abbé Ribet et moi, les explications naturalistes qu'il a données de la stigmatisation, dont il n'a, du reste, jamais contesté l'origine divine.

En somme, le docteur Ferrand n'a nullement démontré sa thèse, chose qui lui était impossible : deux conclusions fausses tirées de faits physiologiques et pathologiques ; deux autorités invoquées à tort, voilà toute sa démonstration.

 

Nonobstant, il se met à dire que la question qui se pose au sujet de la stigmatisation est donc la suivante : « L'image des plaies du crucifix, évoquée dans les couches corticales du stigmatisé, est-elle assez puissante pour provoquer naturellement sur les parties périphériques de ce dernier des lésions analogues à ces plaies ? La preuve d'une telle merveille n'a pas été donnée, dit fort justement le docteur Surbled ; pas plus, ajouterai-je, que n'a été donnée la preuve du contraire. »

Cependant le docteur Surbled avait dit à M. Ferrand : L'imagination ne crée pas le stigmate. Il fallait l'écouter.

Sache notre confrère, qu'une vérité étant établie, il n'est pas besoin de prouver le contraire.

L'image du crucifix, évoquée dans les couches corticales du cerveau, n'a pas la puissance de se reproduire sur la peau pour deux raisons : l'une scientifique, l'autre catholique. - La première, c'est que, d'après les lois du sang, l'imagination est impuissante à produire des plaies et à faire sourdre le liquide rouge sur l'enveloppe cutanée. La raison catholique, c'est qu'il existe une stigmatisation divine, affirmée par l'Église ; et comme la thèse de l'imagination stigmatogène est en elle-même la négation de la stigmatisation divine, elle est nécessairement fausse, attendu que la science ne peut être en désaccord avec la foi, et tout cela, en vertu du concile du Vatican dont l'enseignement s'impose à tous.

D'autre part, le stigmatisé de M. Ferrand pourra-t-il aussi évoquer de ses circonvolutions cérébrales l'extase avec ses visions et sa science infuse, avec ses propriétés d'hiérognose et de rappel ? Notre confrère oserait-il le soutenir ? Pourtant, il n'y a pas de stigmatisation sans extase, et, alors, il nous présente une stigmatisation qui n'en est pas une. Comprendra-t-il maintenant l'absurdité de sa thèse ?

Et, du reste, qui a jamais vu les images cérébrales apparaître à la peau ou ailleurs ? Je demande les photographies. – Je disais encore à M. Ferrand : « Si l'imagination avait cette puissance, les désolés de ce monde pourraient reproduire à volonté, jusque dans leur cœur, l'image des êtres qu'ils ont perdus. » Lorsqu'une personne aimée est enlevée aux affections de la terre, ceux qui la pleurent ne disent-ils pas tous les jours : « Son image restera éternellement gravée dans mon coeur. » Mais personne n'a vu les gravures. Cependant, des images du crucifix ont été trouvées, avec les instruments de la Passion, dans les coeurs de sainte Claire de Montefalco, de sainte Véronique Giuliani et autres (3). Mais, c'est le Seigneur qui les a sculptées lui-même sur ces chairs vivantes, défiant ainsi toute main humaine d'en faire autant. Et voilà pourquoi, une fois de plus, il n'y a pas d'imagination stigmatogène.

En outre, je disais : « Si, dans certains cas, chez les personnes pieuses, comme le prétend M. Ferrand, l'imagination peut créer les stigmates, ne peut-on pas soutenir qu'elle a pu le faire, qu'elle l'a fait positivement chez saint François et tous les autres stigmatisés inscrits au grand catalogue de la sainteté ? D'où mon honorable confrère doit comprendre tout le danger de sa thèse. Il a voulu défendre la stigmatisation des saints contre les attaques rationalistes, en disant que leurs stigmates avaient une évolution spéciale et ne suppuraient pas : mais nul médecin n'acceptera ce diagnostic différentiel ; les plaies stigmatiques ne peuvent pas être distinguées des plaies ordinaires, puis l'évolution et l'absence de suppuration ne sont pas des symptômes constants et assez sûrs.

Trois faits militent encore contre la thèse de l'imagination. – Les stigmatisés en majorité n'ont jamais demandé les stigmates. – Un certain nombre de stigmatisés ont reçu les stigmates sans en avoir conscience. – Le plus grand nombre ont demandé la disparition de leurs stigmates ; une vingtaine seulement l'ont obtenue.

Ajoutons que les fausses stigmatisées recourent aux moyens mécaniques pour faire leurs stigmates, dans l'impuissance où elles sont de les faire par imagination.

M. Ferrand a juré ses grands dieux qu'il ne voulait pas attaquer la stigmatisation divine : je le crois sans peine. Mais comment ce médecin de très haute piété n'a-t-il pas vu qu'il commettait une faute insigne, en élevant en face d'elle un groupe imaginaire de stigmatisés faisant eux-mêmes leurs stigmates ? Il n'a donc pas compris que, sans le vouloir, il faisait injure au Christ, seul stigmatisateur ? Est-ce que le charisme divin, pour M. Ferrand, ne devait pas être intangible aussi bien dans la forme que dans le fond ?

Notre confrère prétend être resté sur le terrain de la saine doctrine : mais, malgré ses protestations très sincères de soumission à l'Église, sa thèse de l'imagination stigmatogène n'en est pas moins profondément rationaliste ; quoique restreinte aux personnes pieuses, elle est absolument la même que celle des Salpêtriens et autres libres penseurs, qui affirment que les stigmates sont affaire d'imagination chez les stigmatisés. Cette thèse bat en brèche la stigmatisation des saints, et par suite l'infaillibilité de l'Église qui en a reconnu le caractère surnaturel et l'a maintes fois proclamé liturgiquement.

 

Pendant que M. Ferrand écrivait ses articles contre l'auteur de La stigmatisation, les avertissements ne lui ont pas manqué. Déjà, le docteur Surbled s'était séparé de lui sur la question d'imagination stigmatocongène. Dès les premiers articles, nombre de lettres tradictoires arrivaient au médecin feuilletoniste. Combien il eût mieux fait d'écouter ce vieux curé de campagne, qui lui écrivait : « En lisant le premier article de SPECTATOR sur les stigmatisations, je me suis demandé quel profit en résulterait pour les âmes, et même pour une certaine science qui veut tout expliquer, tout redresser, sans tenir assez compte des desseins et de l'action de Dieu... Si je comptais pour quelque chose, je dirais : ne faisons pas un travail inutile et peut-être dangereux. » Ce bon curé était prophète.

Le 18 février, je répondais aux articles parus dans Le Monde, en relevant trois points qui me paraissaient en défaut. Le docteur Ferrand donna sa réponse, les 25 février et 11 mars. Je répliquai, mais cette fois, je ne fus plus admis au Monde ; le rédacteur en chef tint à couvrir son feuilletoniste, en me refusant la parole devant ses lecteurs habituels. Je parus dans L'Univers du 7 septembre. Le 21 octobre suivant, réponse beaucoup trop émue de M. Ferrand : plus que jamais, il maintenait ses dires, et m'accusait de manquer de critique, en m'interpellant solennellement sur les coeurs de sainte Thérèse et de sainte Claire de Montefalco.

Quant au premier, à propos de la célèbre blessure dont les catholiques connaissent l'histoire, il osait dire que c'était « une fente dont il serait aujourd'hui bien impossible de dire si ce fut une plaie durant la vie, ou bien une altération survenue soit à la mort, soit après elle ». Pour le coeur de sainte Claire, notre très ignorant confrère me sommait de donner les preuves d'authenticité de cette relique merveilleuse, et m'accusait de compromettre la Foi. Je me contentai de renvoyer le docteur Ferrand à l'Église qui avait proclamé miraculeux les coeurs de sainte Claire et de sainte Thérèse.

Ainsi se termina cette campagne qui avait duré une année entière. M. Ferrand avait commencé par soutenir la même thèse que les libres penseurs, et fini par nier deux miracles insignes, reconnus liturgiquement par l'Eglise. Il ne pouvait pas mieux se fourvoyer.

 

 

(1). Cfr. Le Monde, 24 décembre 1894 – 7, 14 et 15 janvier ; 15, 18 et 25 février ; 6 et 11 mars ; 21 octobre 1895 ; 6 janvier 1896.

(2). Voir ma réponse dans L'Univers du 15 décembre 1895. - Le 12 novembre de la même année, je recevais la lettre suivante de S. Em. le cardinal Parocchi, vicaire de Sa Sainteté :

« Monsieur le docteur,

« Je suis un peu en retard pour vous remercier de l'amabilité que vous avez eue de m'envoyer votre livre sur la stigmatisation. J'ai voulu le lire à mon aise et je n'ai pas perdu mon temps. Votre travail est digne de tout éloge aussi bien pour la forme que pour le fond. Je n'en connais de mieux fait et de plus complet sur cette matière aussi importante et aussi délicate. Laissez-moi donc vous en féliciter dans toute la sincérité de mon âme.

« Fruit de longues recherches et de savants examens, votre ouvrage a été rédigé avec toute la logique du philosophe, avec toutes les connaissances d'un médecin expérimenté, avec toute la conviction d'un catholique croyant. Il produira, je n'en doute pas, une profonde sensation dans le monde médical et religieux. J'en suis heureux, parce qu'il était temps que la Faculté fût mise au courant des phénomènes mystiques et des miracles par un travail aussi sérieux et aussi solide que le vôtre, et que, d'un autre côté, la piété des fidèles fût vengée contre les attaques d'une certaine école qui cherche à expliquer tous ces phénomènes par des causes naturelles.

« Vous pouvez avoir la conviction d'avoir atteint dignement ces deux buts, et d'avoir rendu un immense service à la science et à la religion.

« Agréez, cher Monsieur le docteur, une nouvelle expression de ma reconnaissance. »

(Rome, 8 novembre 1894)

 

Je vous ai félicité, je tiens à faire plus. Je vous remercie de tout coeur du service que vous venez de rendre à l'Église, et j'aime à saluer en vous un de ses apologistes dans un ordre de choses qui, sans avoir été négligé, n'a pas été suffisamment exploré, du moins au point de vue spécial où vous vous êtes placé. (Lettre du Cardinal Langénieux, 28 août 1894.) - Voir d'autres témoignages dans l'avant-propos de La stigmatisation, deuxième édition.

 

(3) La stigmatisation, t. 2, ch. IV