II

ANDREAS A STELLA

 

J'ai été touché, ma très chère amie, et peut-être pour la première fois, depuis les jeunes années où le souffle du vent crépusculaire me remplissait d'une secrète terreur. Ta lettre m'a fait sentir l'amour, ce papillon après lequel a couru en vain le fastueux Andréas, et que trouve l'Andréas misérable et tombé. Je ne croyais devoir ton affection qu'à un peu de science empruntée aux livres éxotiques de certaine pagode de Nguyen ; et voici que luit dans ton cœur la flamme irréelle d'un autre amour. Comme tu devais être belle en écrivant cette lettre que je veux garder comme la seule relique qui me reste de toi et de nos belles années!

Non, je ne veux pas. faire ce que tu dis ; et quoique nous aurions dû couvrir, d'un manteau de correction, ce que ton offre aurait de choquant pour le vulgaire, je ne l'accepterai point. Tu sais que j'ai toujours été un peu poète, c'est-à-dire un peu fou ; pourquoi me soustraire à ma destinée, pourquoi la craindre ? Si l'orgueil fut, pendant mes jours de bonheur, l'élixir qui rendit mes joies plus subtiles et plus hautes, il sera, dans ma détresse, le bâton qui écartera la pierre de mon pied et l'agresseur de ma route, aussi je ne crains rien, chère Stella. Et surtout, ne vois pas dans mon refus le recul d'une vanité blessée : nous sommes tous deux, je pense, d'une race plus haute et plus sirnple, qui ne veut connaître que des sentiments divins. Reste dans ta splendeur ; continue de rayonner sur la foule éblouie quelques reflets de ta Beauté. Pour moi, j'emporte ton image, le splendide souvenir de ton corps, la vision perpétuelle de tes attitudes de volupté, la saveur de ta chair. Crois-tu pas que ce trésor de vie ne vaille les froides copies de l'Art ?Mais, après tout, je commence à penser que toute chose est vraie ; les artistes épris d'artificiel et de monstrueux empruntent sans doute leurs conceptions à quelque réalité interne, comme les amants de la vie s'inspirent des spectacles de la nature extérieure ; mais qui dira où commence l'extérieur, où finit l'interne ? Quels rêves n'avons-nous pas vécus dans nos nuits de volupté? Où étions-nous? Qu'étions-nous au juste ? Comme tu sentais le fin tissu de tes nerfs s'étendre dans la chambre, comme tes yeux hallucinés perdaient, dans une vapeur légère qui semblait sortir de lui, les contours de ton corps, ainsi ton esprit s'ouvrait à des idées étrangères aux méditations des femmes en proie à l'ivresse d'Eros, tu te sentais devenir tel objet qui, pendant le jour, avait arrêté ton regard ; tu souffrais les douleurs de la rose que tes fins doigts cueillent au matin, tu chantais avec les frêles oiseaux de ta volière, joyeux de retrouver leur maitresse ; et, irnitant la méditation immobile de nos chats aux grands yeux, tu sentais descendre en ton sein les forces cachées de l'Univers ou tu découvrais, dans les coins d'ombre de la chambre, la silhouette dansante d'un génie famillier.Chère Stella, ces fantômes étaient vrais puisque tu les voyais; étaient-ce les lourds parfums de l'Inde qui leur donnaient un corps ? ou bien les thèmes rythmiques des danses que je t'ai enseignées développaient-ils dans l'air des forces inconnues, ainsi que le veut un de nos savants modernes, ainsi que le croient les Orientaux superstitieux ? Peut-être les rites compliqués que les prêtres des pagodes enseignent pour l'amour sont-ils véritablement efficaces à exalter les amants en des extases indicibles ? Tout n'est il pas vraisemblable ? et pourquoi, en disant - Non, cela n'est pas; se priver peut-être d'unejouissance ou d'une idée ?
Eh bien, donc, mon amie, j'irai à la fête que vous allez donner pour moi. Nous dirons à nos camarades, à nos parasites, que je pars pour un très long voyage, pour un temps indéterminé ; j'emporterai ainsi, de toi, dans ma solitude miséreuse, un souvenir de splendeur et de beauté.
Ton amour vaut que je te fasse part de mes projets; aussi bien ta discrétion est celle d'un homme, et je te prie de garder absolument le silence sur ceci et sur les nouvelles que tu pourrais recevoir ensuite de moi.
De mes voyages en Orient, j'ai rapporté la connaissance de quelqu'un sur qui je compte dès aujourd'hui ; de mes relations avec cet homme, je ne te dirai rien, parce que ces secrets ne m'appartiennent pas. J'ai toujours suivi avec intérêt la vie des pierres et tu m'as souvent entendu supposer que les gemmes, que les perles, que les plus obscurs minéraux sont des êtres inconnus qui naissent, vivent, aiment et meurent. Je vais, puisque je n'ai rien d'autre à faire, continuer l'étude qui m'a toujours passionné; peut-être me reverras-tu vieil alchimiste hirsute, environné de retortes, mais plus sûrement tu me verras après demain pour t'admirer une dernière fois.
Tu verras aussi ce soir-là l'ami dont je viens de te parler, et que nous appellerons Théophane, si tu le veux bien; ce sera d'ailleurs un convive peu bruyant et sobre.


A bientôt, chère Stella, la plus précieuse de mes œuvres d'art, le plus rare de mes anciens trésors.