XVII

ANDREAS A STELLA

 

Pendant que cuisent lentement dans un bassin de cuivre des sucs végétaux, je vais pouvoir, tout en surveillant le feu, m'acquitter de la première partie de ma dette.

Tu te rappelles que je t'ai promis l'histoire d'une cérémonie du moderne sivaïsme; si j'ai pu y assister quoique Européen, c'est grâce à ma connaissance des usages et de la langue du pays, et aussi parce que le soleil a fait de ma peau une chose semblable à un épiderme de yogi ; d'ailleurs, mes amis dc la pagode de Ganéça rn'avaient accompagné. Ceci se passa quelques mois après mon arrivée dans le pays.

Il faut te dire tout d'abord que, dans la plupart des villes du Malabar, la religion est double ; il y a celle qu'on suit officiellement, au grand jour, puis l'autre dont on s'occupe dans l'ombre, la nuit ; la première n'est plus qu'une suite de rites compliqués. La seconde, nettement mauvaise, gagne ses adhérents par quelque chose qui ressemble à tout ce que l'on raconte des anciens sabbats de sorciers. Et les Hindous, quelle que soit leur caste, la plupart de leurs prêtres, aussi peu instruits des mystères que le dernier des Soudras, se retrouvent, en de certaines nuits, dans la jungle, péle-mêle, toutes distinctions confondues, le riche, le pauvre, le guerrier, le comédien, le lutteur, le domestique, emportés par la même frénésie, dans un formidable tourbillon hystérique.

Le lieu de la réunion était un vaste plateau rocailleux, où le soin des prêtres et de la secte avait, sur un espace assez vaste, débarrassé le sol des arbrisseaux épineux qui le couvraient partout ailleurs, car les terrains où croissent des ronces sont très agréables à Shiva. Il y avait là, pour tout temple, une sorte d'estrade de pierres, sur laquelle se dressait un bûcher, préparé à l'avance, et aux coins. les lingams classiques. La cérémonie comportait un festin et une cérémonie religieuse. Le festin, préparé par quelques fidèles établis à demeure sur la lisière de lajungle environnante, se distingua par une abondance pantagruélique et par la violation systématique de toutes les règles que les dieux ont donné aux hommes pour connaître les aliments permis ou défendus. Les gibiers, les viandes illicites, les liqueurs alcooliques, les vins épicés, les racines chaudes, rien ne fut épargné pour allumer dans le sang des convives un feu qui, à mon sens, devait servir beaucoup à la partie religieuse de la fête.

Contrairement à ce qui a lieu d'ordinaire, dans les réunions de Shakteias, il n'y avait pas de femmes dans notre assemblée, mais le fait de se trouver entre hommes n'ôta point aux assistants cette gravité si souvent imposante sous laquelle l'Hindou cache toutes ses émotions, l'ivresse même où beaucoup tombèrent fut digne et sobre. Je ne connais que des lords qui puissent supporter tant d'alcool avec le même flegme. Mes guides et moi nous étions prudemment abstenus du festin; il nous aurait été autrement presque impossible de résister au vertige dont toute l'assemblée allait devenir la proie.

Après le festin, les assistants, sous la direction de quelques chefs, commencèrent une danse lente et compliquée dont les figures symbolisaient, paraît-il, la légende de Dourga. Pendant ce temps, quelques vinas, des tambourins et une espèce de clarinette, soutenaient en mineur une psalmodie chantée ou plutôt murmurée par neuf prêtres. C'est ici que commence le côté bizarre de la réunion.

A mesure que ces danses se prolongeaient, des vapeurs semblaient s'élever du sol, pourtant desséché par le soleil ; elles se condensaient, visibles, sous les rayons de la lune, au centre de chaque ronde de danseurs ; puis du santal, arrosé d'une huile fétide et macabre fut allumé sur le bûcher; on jeta dans le feu diverses poudres, du beurre fondu, des ossements qui me semblèrent venir d'enfants, et les assistants s'unirent de façon à ne former qu'un cercle mouvant tout autour de cet autel, improvisé; les nuages que j'avais aperçus vinrent aux côtés du foyer, et à mesure qu'un danseur tombait d'exaltation sur le sol, une forme semblable à une femme se détachait de cette vapeur blanche, s'approchait du crisiaque, et peu à peu le plateau tout entier devint le théâtre d'une orgie de luxure auprès de laquelle pâlirent et le Satyricon et Louise Sigée et les dessins de Jules Romain. Le phénomène était certainement objectif, car, je te le répète, dès que je m'avançais de quelques pas vers le centre de la scène, je sentais des courants magnétiques d'une puissance irrésistible me saisir au cervelet.

N'est-il pas curieux de retrouver partout les mêmes rites quand l'homme veut diviniser le pouvoir de création physique que la Nature lui prête?

Demain, je pense avoir le temps de m'acquitter de ma seconde dette. Que les Devas veillentsur tes nuits, chère délaissée ; pense quelquefois à celui qui pense trop peut- être à toi.

Je veux aujourd'hui finir l'histoire de la télémobile en te donnant de nouveaux détails; je te prierai, pour ne pas recommencer des explications ennuyeuses, de te reporter au commencement de mon compte rendu « scientifique ».

Je t'avais dit que les Brahmes considèrent le fluide sonique comme le plus élevé des fluides telluriques, et comment ils établissent une relation étroite entre ses vibrations et celles dela pensée. Si donc il est possible d'inventer un métal bon conducteur du son à un très haut degré, on en construira des armatures que l'homme ou plutôt la force d'un cerveau spécialement entraîné pourra charger à volonté. On aura dès lors une source d'énergie supérieure à tous les dynamismes terrestres.

Mes Maîtres ou plutôt leurs ancêtres ont trouvé ce métal. Sa fabrication dernande des soins infinis ; la matière qu'ils emploient est un minerai d'alumine. Mes renseignements se borneront là. Toujours est-il que dans cette caisse transparente dont je t'ai parlé se trouve l'accumulateur en cristal. Quand il faut le charger sept prêtres se soumettent au préalable pendant quarante jours à un entraînement rigoureux. Ils ne mangent qu'une fois par jour d'une sorte de bouillie de viande de poisson, la cellule où ils vivent est peinte en mauve, les murs sont décorés de dessins représentant les diverses variations de la force qu'il s'agit de capter. Ils passent leur temps dans un état analogue à l'hypnose, obtenu pat la répétition d'un mot: le mantram du son. Les époques de ces entraînements sont déterminées au préalable par une étude soigneuse des mouvements magnéto-telluriques. Six de ces prêtres chargent la machine par l'imposition des mains pendant sept jours, durant lesquels ils observent un jeûne rigoureux. Le septième, qui est l'expérimentateur, reste dans la cellule et n'entre dans la cage métallique qu'après le chargement. Ces hommes offrent alors un aspect fantastique. Ils ne peuvent sortir que la nuit, car les rayons du soleil leur brûlent la peau. Leur teint est devenu semblable à de l'ivoire; leurs yeux agrandis brillent d'un éclat insupportable. Tous leurs mouvements sont comptés; ils économisent les moindres dépenses de force.

La septième nuit enfin, dès le soleil disparu, la machine est transportée dans la cellule où ont lieu les entraînements ; les six auxiliaires s'asseoient le long des murs ; le septième entre dans la caisse dont la paroi translucide permet de voir ses derniers préparatifs. Il est nu, tout son corps est enduit d'un vernis spécial qui en obture les ouvertures ; un bâti isolant lui permet de s'étendre suivant le plan diagonal de l'appareil ; sous son dos se trouvent les accumulateurs; devant ses yeux est un disque d'or bruni ; a portée de ses mains des poignées en cristal de roche commandent les prises de courant. Ses pieds s'enfoncent dans deux petites caisses remplies d'une poussière noire qui est un charbon fait avec le bois d'une sorte de laurier. Il faut se souvenir que l'opérateur ne peut plus respirer dès qu'il est entré dans l'appareil ; il peut cependant accomplir des mouvements volontaires, puisqu'il tourne seul les leviers de cristal. Tout cela se fait en silence;les aides, lèvres et yeux clos, semblent des statues. On m'avait ménagé, pour que je puisse voir sans 'danger, une petite cellule adjacente avec un carreau de verre violet. Le local d'expérimentation est, paraît-il, intenable pour qui n'a pas subi les entraînements voulus ; les ondes fluidiques qui y sont condensées peuvent affecter gravement les nerfs cérébro-spinaux.

En cinq minutes, je vis donc ces sept hommes faire leurs préparatifs; nous étions enfouis à une centaine de mètres sous terre, dans le silence le plus absolu. Je vis les mains de l'opérateur abaisser deux leviers, comme font nos chaufleurs en Occident pour changer de vîtesse; un sifflement perçant me vrilla les tempes, et la caisse d'or transparent avec son mécanicien disparut tout d'un coup. Je n'en voulais pas croire mes yeux ; j'étais éveillé, conscient, sans fièvre, sans exaltation ; je n'avais pris le matin que quelque peu de miel recueilli de mes mains; je n'étais pas halluciné. Il y avait donc eu ce que les spirites appellent une désintégration. Je restai là plusieurs heures sans que les six statues vivantes aient fait un mouvement. Sankhyananda vint me chercher, en me promettant de me faire revenir au retour de l'étrange voyageur. Comme je lui exposais mes doutes, il m'affirma qu'il y avait eu, en eflet, désintégration. « Le métal de cet appareil mystérieux, me dit-il, est saturé si intimement de fluide sonique, que son image, sa carcasse invisible persiste dans la cellule; il en est de même pour le corps de l'opérateur. Tous les jours, votre pensée vagabonde en Chine, en France, dans la lune, mais ces voyages-là sont réels, vous émettez des petits voyageurs, invisibles à vos yeux de chair, et qui retournent à leur point de départ, qui est, pour vous, l'endroit où repose votre moi physique. Mais pour nous, notre moi est là où est notre volonté. Si je pense à Paris, mon moi est réellement à Paris. Donc, il m'est possible d'y transporter aussi son enveloppe physique, à condition que je laisse ici un noyau où elle pourra se reconstruire; c'est ce qui a lieu dans la chambre sous nos pieds. Avez-vous remarqué qu'une figure géométrique était dessinée sur le sol à l'endroit où se trouvaient les accumulateurs ? C'est cela le noyau de reconstitution de la machine et du voyageur. »

Je trouvais alors tout cela absurde et fou. A l'heure actuelle, ces idées me paraissent toutes simples. N'en conclus pas, chère aimée, que c'est moi qui suis devenu fou.


Quelques jours plus tard, Sankhyananda vint me prendre et me reconduisit dans le petit cabinet vitré. Je trouvai les six aides dans la même position. A un certain moment, une fluorescence traversa la pénombre ; alors les six étendirent leurs mains vers le petit dessin gravé sur le sol ; une vapeur flotta puis envahit presque toute la chambre, et sans aucun bruit, la caisse d'or et la momie étendue furent là de nouveau. Les aides prirent l'opérateur, le transportèrent en courant dans une autre cave, où ils le plongèrent tout entier, à plusieurs reprises, dans un bain chaud qui fit fondre le vernis ; il fut frotté et massé ; on lui donna quelques aliments et il remonta vers le plein air, comme s'il n'était pas le héros de I'odyssée la plus fantastique qu'un poète puisse concevoir.

Les aides avaient, pendant ce temps, mis tout en ordre, fermé les issues et réinstallé la douracâpâlam dans le laboratoire ; ils passèrent le reste du jour à inspecter minutieusement les parois de la cellule, pour y combler les moindres fissures.

Que l'intelligence de l'homme est grande, ma chère Stella! Et ces savants prodigieux reconnaissent volontiers qu'ils ne savent même pas l'alphabet entier de la Science totale ! Ces aveux devraient me décourager : ils ne me donnent que plus d'ardeur au travail.