Vous êtes actuellement sur le site de :

livres-mystique.com
© 1/05/2003

BIOGRAPHIE DE SÉDIR    par Max CAMIS

        Sur les coteaux que baigne la Rance, l'antique  cité de Du Guesclin garde encore, en ses   épaisses murailles percées à ogives, de nombreux vestiges  féodaux. 
 C'est dans le lacis de ses ruelles  médiévales, aux maisons à pignons, encorbellées et   sculptées, proches du marché aux fortes et âcres odeurs de la  poissonnerie, qu'en l'une des plus   pauvres demeures de la rue de la Lainerie le jeune Yvon vit le jour. 
 Suivant la formule administrative et «  ainsi qu'il en résulte des registres de l'état civil » de   ladite commune de Dinan, le bulletin de naissance nous annonce  sèchement, comme faire se doit,   que le nommé Yvon Le Loup, fils d'Hippolyte et de Séraphine  Foeller, est né le 2 janvier 1871, à 3   heures de l'après-midi. 
 Notre Ami, trop humble pour se raconter, n'a  guère parlé de son enfance. Cependant quelques   pages tardives laissent transparaître son impression première de  l’Armorique et de son puissant   passé ; il décrira, avec une émotion toute spéciale, les  profondeurs de la forêt de Brocéliande où périt   l'enchanteur Merlin. Le drame, le cadre avaient dû impressionner son  âme d'enfant. Les éléments de   cette période faisant défaut, nous ne chercherons pas à les  combler par une littérature romancée.   Broder sur l'existence besogneuse d'une femme que l'exode avait  jetée, avec son petit, en une ville   inconnue hier, d'un père qui, soldat de carrière, devait subir  toutes les fatigues et les privations d'une   fin de campagne si douloureuse à nos armes, serait trop facile. 
 Cependant la plupart des historiens  prétendent que, dans certaines vies de grands hommes, le   rôle et l'influence d'une mère sont importants. Nous aurons donc  à revenir sur ce thème ; mais, pour   le moment, c'est le petit garçon que nous voulons évoquer ici. 
 Alors que d'autres sont tout à  l'exubérance des premiers pas et frémissent aux découvertes de   la vie, lui, retenu dans son petit lit de fer, attend, déjà  résigné, que l'épreuve se modifie. 
 État combien pénible, consécutif  à une tuberculose latente que les privations avaient accentuée. Le mal de Pott traîna d'autant plus que la situation  sociale, les traitements encore  imparfaits ne purent améliorer le cas et firent, au contraire,  présager le pire. 
 Pendant très longtemps, ses yeux furent  même en danger ; une cécité presque complète  nécessita des soins. C'est ainsi que, considérant le tableau de  grosses lettres et de chiffres noirs en   la boutique de l'opticien qui le soignait, le malheureux enfant, peu  habitué à la station verticale, fit   une chute malencontreuse lui occasionnant une première fracture de la  jambe. 
 Nous pouvons songer aux jours mornes et aux  complications qu'entraîna la vie du petit allongé   dans les nombreux et pauvres logements parisiens où il passa par la  suite. 
 Pour distraire son esprit réfléchi et  déjà avide, les études commencèrent très tôt. Sur la   planchette installée en travers du lit, les drames de l'encrier renversé alternèrent avec les efforts de   calligraphie. 
 On s'étonnait déjà, nous a dit Mme Le Loup, de la jolie écriture. Écriture qui devait devenir de  plus en plus élégante et, par sa clarté, retenir l'attention de  tous ceux qui la voyaient . Ces courbes   harmonieuses s'inscrivant sur le vélin blanc surent exprimer tant de  mots, tant de pensées inspirées   ou consolatrices, reflets de la grande âme de notre Ami ! 
 Les origines hessoises de sa mère lui  permirent d'apprendre tout de suite la langue allemande,  de la parler et même de l'écrire assez librement puisque, à  l'âge de quinze ans, il avait entrepris de   traduire les mémoires de Goethe. C'est peut-être bien en suivant  ce texte et, plus tard, le roman de   Wilhelm Meister, où l'auteur fait sous-entendre ses mystérieuses  recherches et certaines curieuses   rencontres, que le ferment des sciences occultes commença à se  développer en son esprit. 
 Après la guerre, réduit à une  pension militaire insuffisante, M. Le Loup, n'ayant pas d'autre  métier, s'était vu obligé de prendre une place de valet de  chambre du côté du parc Monceau, et de  caser les siens en différents logements des Batignolles. 
 C'est, étant donné les principes  religieux de sa mère, très probablement dans une école libre   du quartier qu'il prit, dès que sa santé le permit, un premier  contact avec le programme d'études,   programme qui ne put jamais être très régulièrement suivi,  du reste, car toutes les maladies de   l'enfance et les accidents constants de sa malheureuse jambe le  retenaient très fréquemment à la   chambre. 
 Les études s'en ressentirent d'autant plus  que les natures réfléchies comme la sienne n'ont souvent, en des débuts aussi chaotiques, qu'une compréhension et  une adaptation assez lentes. 
 Le quartier se trouvait alors retiré du  centre des affaires et du bruit ; petits rentiers, artistes et   compositeurs, qui avaient eu leur valeur, vivaient là au calme. De  temps en temps, l'omnibus   Batignolles-Jardin des Plantes, traîne par ses grands chevaux blancs,  passait lourdement sur les   pavés ronds, puis le silence retombait sur les petits hôtels  entourés d'arbres, et les maisons en   construction. Le petit garçon, déjà grave, parcourait, tout en  boitillant, ces rues provinciales, en   rêvant. 
 Sédir nous a souvent parlé du premier  projet de sa jeunesse, de ce désir qu'il avait d'être   berger, de mener dans la bruyère et le thym des moutons et des  brebis, qu'un chien garderait. 
 Dans une jolie nouvelle publiée en notre  bulletin et intitulée « Le Petit Pâtre », on retrouve la   nostalgie de cet enfant malade aux désirs d'espace et  d'évasion. 
 Mener son troupeau ! Ne l'a-t-il pas fait  sur une plus vaste plaine, dans un décor sinon calme,   tout au moins plus grandiose ? 
 Rêves et angoisses du début sont  souvent, pour les petits, une vision avant-courrière de   l'avenir. Transpositions, mise au point, que le dur destin impose, et la  vie s'écoule dans le regret d'un   rêve irréalisable... 
 Cependant, vus de l'éternité, rêves  et réalités se sont rencontrés bien souvent sans que la   leçon soit toujours comprise ! Entre le petit berger dénommé  Yvon et Sédir inspiré, chef d'école, il n'y   a guère de différence, puisque telle était la volonté de  Dieu, et qu'il sut, lui, comprendre la   modification de son rêve d'enfant.  
 Maintenant, quoique la relation puisse  gêner quelques principes, et si le recoupement des   souvenirs tombe juste, en 1882, le ménage Le Loup dut être  engagé par une dame seule qui   demeurait vers le milieu de la rue du Rocher. Plus avantageuse, la place  permit alors de faire donner   des leçons de violon au jeune Yvon qui jouait, parait-il, assez  bien. Une lacune à noter pour cet être   extraordinairement doué en toutes choses, était un manque  d'oreille assez marqué . 
 Quant à sa formation religieuse, le  changement de paroisse lui fit aborder le catéchisme en   l'église Saint-Augustin encore toute rutilante de dorures et de  fresques fraîchement marouflées ;   quoique l'atmosphère d'un sanctuaire aussi neuf fût peu propice  à l'épanouissement d'une âme   pieuse, nous savons que le jeune catéchumène mit beaucoup de  conviction et d'assiduité à ses   leçons. 

* * *

  La première communion faite, la  santé de l'écolier les stades de la pensée humaine,  étudié   toutes les se raffermissant, il fallut, au retour des vacances, songer  à lui faire continuer les études en   une institution sérieuse, d'autant plus qu'il y était poussé  par tous ceux qui le suivaient. 
 On songea, malgré de gros sacrifices  d'argent, à l'école des Francs-Bourgeois, alors une des   meilleures maisons d'éducation religieuse de Paris. 
 La vénérable demeure construite pour le  duc de Mayenne par Ducerceau, ayant tour à tour été   le 
centre des conspirations au moment de la Ligue,  pension Favard au xviiie siècle, avait été reprise en 
1850 par les frères de la doctrine  chrétienne. Située dans le Faubourg-Saint-Antoine où chaque   pierre parle encore d'un passé de faste ou  d'émeutes, elle ne dut pas être indifférente à l'esprit  sensitif du jeune garçon qui allait entrer dans sa  treizième année. 
  L'enseignement que dirigeait le Père  Argemir de Jésus était remarquable ; de plus, il y avait,   parallèlement au programme, le très intelligent stimulant de  groupes littéraires où le jeune Le Loup se  distingua très rapidement. 
  Mais, un jour d'hiver, sur la glace des  caniveaux transformés en glissoire, notre ami, trop   myope pour se rendre compte du danger, tomba sur sa malheureuse jambe  et la cassa une seconde  fois. 
 Les mornes journées reprirent, cette fois  dans la lecture des Pères l'Église ; Sédir nous a dit  qu'il 
couvrait des cahiers de réflexions et de  commentaires précoces vis-à-vis des dogmes sans que ses   professeurs en aient connaissance. 
 Vingt ans plus tard, et après avoir  parcouru tous formes religieuses, pénétré tous les arcanes   initiatiques, il devait, bouclant le cercle de la connaissance, revenir sur ce thème de la foi pour   l'amplifier, l'éclairer de cette merveilleuse inspiration que les  jeunes années semblaient déjà   pressentir. 
 Comme Pascal retrouvant les grands principes  mathématiques, il sentit, lui aussi, dans les   domaines métaphysiques, passer très tôt le souffle  évangélique des grandes Certitudes. 

    A côté du jardin secret de la pensée  de Sédir, et parmi les consciencieuses études qu'il fit aux   Francs-Bourgeois, le dessin fut certainement une branche qu'il  affectionna, qu'il cultiva même après   sa sortie de l'école. Grand observateur, il garda toujours une  facilité de crayon, un coup de plume   adroit pour copier une tête, faire l'ex libris d'un ami ou croquer  quelques attitudes de ses chiens. A   l'ancien rêve de sa première enfance de devenir berger était  venue s'ajouter, bien secrètement,   l'espérance de faire un jour de la peinture. Littérature, musique,  dessin alternèrent en des projets   enthousiastes et jeunes, laissant à l'homme fait une très riche  gamme de moyens. 
 Il fut toujours extraordinairement adroit de  ses mains. Souvent il a raconté à ses proches qu'il   aurait 
aimé être « bricoleur ». La  description, si minutieuse, si vivante, de l'atelier d'Andréas, aux  premiers   chapitres d' «Initiations », évoque le cadre dans lequel il  aurait aimé vivre. 
 Mais, suivant une loi de contrainte bien  connue, l'adolescent dut renoncer en bloc à tous ces   beaux rêves et se voir enfermé, pour de longues années, dès  après les vacances qui suivirent son   examen de sortie. 
 Après ses espérances timidement  formulées, son père, vieux soldat imbu de discipline et   encore astreint à un très dépendant service, ne discuta même  pas. Son sens positif et pratique ne   pouvait, sans critique aucune, comprendre l'affinement de ce fils  silencieux, encore moins les hautes   aspirations sous roche. De lourds sacrifices avaient bien, du reste,  été consentis afin de lui faire   obtenir quelque place d'employé dans une administration, et un vieil  ami de la maison, ayant un poste   à la Banque de France, avait déjà été pressenti. 
 Dès l'examen du Certificat d'études  supérieures que suivit bientôt le baccalauréat de   l'Enseignement secondaire spécial , des démarches furent  entreprises et la candidature posée au   titre « d' agent auxiliaire ». Taux de début : cinq francs par  jour, avec la possibilité de faire, de temps   en temps, une heure supplémentaire, ce qui pouvait arriver à faire  six francs ! Appointements   relativement très beaux pour son âge et pour l'époque ! 
 Alors que la jeunesse se montre, la plupart  du temps, intransigeante, souvent rebelle aux   directives, lui, déjà rodé par la souffrance et la  réflexion, prit docilement le chemin de la Banque de  France, où ilresta vingt ans. Vingt années dans le même  service des « dépôts de titres », sans jamais chercher à   intriguer en vue d'un avancement quelconque. 
 Étant donné sa valeur et, il faut le  dire, une nature hautement ambitieuse, le fait ne peut   s'expliquer que par l'orientation d'une vie intérieure déjà  profonde. 
 Les souvenirs très rares qu'il nous a  été possible de récolter auprès de camarades ou de chefs   de la Banque vantent une cordialité et une bonne humeur toujours  égales ; le rapport de l'un de ses  derniers chefs (au dire de Sédir lui-même, non des plus  cléments) disait à une demande de   renseignements : « Agent rendant des services remarquables,  expéditif et travailleur, en dépit d'une   santé délicate et de la gêne que lui causait une jambe qu'il  devait tenir allongée sous son bureau . » 
 L'admission définitive d'Yvon Le Loup  comme agent ne devait partir que du 28 octobre 1892 et   après un concours longuement préparé. Son secteur d'affectation  avait été aménagé en l'annexe   Ventadour, proche de l'ancien hôtel de Toulouse. Celle-ci,  construite au xviiie siècle pour les   représentations de l'opéra italien, avait vu passer toutes les  étoiles du chant ; la Patti y avait attiré le   Paris élégant. 
 De cela il ne demeurait, de neuf heures du  matin  jusqu'à six heures le soir, que le   monotone labeur des chiffres, avec une heure un quart pour déjeuner.  A midi, enlevant ses manches   de lustrine, le jeune Le Loup s'en allait donc rejoindre la cour du  Louvre, la Seine et les quais. 
 Là, dégagé de toute contrainte, il  furetait, sur les parapets du fleuve, en ces boîtes ouvertes à   l'avidité des bibliophiles. Tout en mangeant un frugal repas, il  lisait. A cette époque, la chasse   pouvait encore être fructueuse et, pour quelques sous, le livre rare  que la Providence avait bien   voulu mettre sur votre passage devenait vôtre. Moments heureux pour  le jeune étudiant que le besoin   de connaître enfiévrait et qui trouvait réponse aux questions  latentes. Hasards ? coïncidences ? Pour   nous, qui connaissons l'importance que les petits faits de ce genre  peuvent avoir sur les débuts d'une   existence comme celle que nous essayons de retracer, nous y verrons la  main de Dieu préparant Son   serviteur. 
 Peu liant de nature, n'ayant guère d'amis,  Sédir nous a cependant raconté que les rares   dimanches où Mme Le Loup lui permettait de sortir, et les soirs ou,  pour une raison quelconque, il   pouvait s'échapper, se passaient dans la chambre d'un camarade qui  demeurait dans les environs de   l’Institut. Là on lisait les ouvrages intransportables ou ceux que  les parents auraient réprouvés, non   certes à cause de leur insuffisante moralité, mais en raison de  leur caractère hétérodoxe. Ces fugues   n'étaient pas sans tourmenter la maman toujours inquiète de la  santé du « cher petit » (comme elle   l'appellera jusqu'à sa mort), d'autant plus que, jusqu'alors, la  nature de ce fils avait été   particulièrement calme. 
 Le jeune homme devait alors écouter,  tête basse, les remontrances, les mises en garde, les   sous-entendus à l'endroit de ces « filles trop hardies » qui  pervertissent la jeunesse et entraînent au   mal ! 
 Mais, dès qu'une possibilité  surgissait, l'isolement reprenait dans la petite chambre froide, où   son esprit critique, son intuition rare, allant jusqu'à la voyance,  lui firent éviter bien des égarements   propres aux premiers enthousiasmes. 
 Pendant les deux premières années,  limité par le temps et les moyens d'achat, il absorba un   peu tout ce qu'il pouvait trouver. Avec la joie de découvrir,  d'annoter, ce défrichement intellectuel   demeurait cependant très difficile. Il lui fallait refaire seul ce  que les autres font en études   secondaires, cependant que le fondement classique de sa culture ne  l'empêchait pas d'être attiré par   certaines concordances encore imprécises qu'il pressentait dans le  domaine du symbolisme et de   l'occulte. 
 C'est pourquoi quelques-uns des derniers  romantiques l'attirèrent particulièrement. Villiers de   l'Isle-Adam, Barbey d'Aurevilly, Flaubert, Balzac, dans certains de ses  contes philosophiques,   influencèrent ses premiers écrits : soucis de style, recherche du  terme exact, qui le faisaient se   reprendre sans scrupules lors de ses causeries. Il professera même  que, toute faible qu'elle   demeure, la pensée de l'homme peut, par le choix de mots  appropriés, exprimer une part d'Absolu ;   pour lui, cette recherche demeurera sa constante préoccupation  lorsqu'il s'agira d'exprimer   l'inspiration qu'il avait reçue. 
 La série des romans sur « la  Décadence latine », de Péladan, fut particulièrement  marquante   dans l'évolution de notre chercheur, car, en plus de l'originalité  et de la documentation de ces études   de moeurs, certains aspects du merveilleux l'incitèrent à  écrire à l'auteur une lettre admirative qui, en   même temps, sollicitait une entrevue. 
 Rien ne nous est resté de cette rencontre  ; mais nous savons que, portant de longs cheveux   noirs bouclés, une barbe à l'assyrienne, drapé de violet,  Péladan recevait assis dans un fauteuil   surélevé ; se faisant appeler « Sar », rattaché aux  Rose-Croix, il se disait chargé d'un rôle de   réformateur social. 
 Tout cet extérieur spectaculaire ne dut  guère impressionner notre ami ; mais, au contact de ce   curieux érudit, une mine s'ouvrait à lui. Cette rencontre marqua  le début des travaux que Sédir allait   entreprendre dans le domaine des sciences dites « maudites » ; il  emportait enfin, avec quelques   ouvrages d'Eliphas Lévi et de Fabre d'Olivet, l'adresse d'un foyer  d'action. 

   * * *

    C'est par une fin de journée de l'an 1890  que l'orientation du jeune Le Loup se précise. 
 Non loin de la Banque de France, au 29, rue  de Trévise, existait cette « Librairie du   Merveilleux » dont l'arrière-boutique servait de salle de  réunion et où, à raison de cinquante centimes   par jour, il était possible de compulser les classiques de  l'hermétisme ; mais une timidité maladive   avec laquelle il aura à lutter une part de sa vie l'avait  empêché d'y entrer. 
 La recommandation de Péladan allait rompre  ses craintes et lui permettre de faire la   connaissance de Chamuel qui, de quelques années plus âgé,  était très affable. Le premier entretien   roula sur quelques auteurs et sur le programme d'action que Papus  insufflait à son entourage. 
 Celui que l'on nommait « le vulgarisateur  des sciences occultes » venait alors de terminer son   service militaire, et, tout en préparant son doctorat en médecine,  trouvait moyen de sortir   périodiquement une quantité impressionnante d'études que  Chamuel, ami de quelques mois, éditait   fidèlement. Pas mal d'entre elles avaient déjà été  réimprimées et l'association de ces deux hommes   était de plus en plus heureuse ; aussi fut-il entendu que l'on se  rencontrerait de nouveau en présence   de Papus. 
 De nombreuses publications ont évoqué  ce premier contact qui, étant donné l'opposition de   ces deux natures en tous points différentes, dut être assez  original. 
 L'un, grand et dégingandé, ne sachant  que faire de ses longs bras maigres, assez négligé   quoique employé de banque, encore insoucieux de la toilette, presque  imberbe et ne paraissant pas   ses dix-neuf ans. Il partageait alors des mèches rétives, non en  deux masses égales et bien lisses   comme nous l'avons connu, mais par une vague séparation à gauche,  hérissée d'épis rebelles. Sa   peau, terreuse et grasse, était, comme souvent à cet âge,  constellée de boutons qu'il écorchait par   habitude. Son regard, rendu étrange par la divergence de deux énormes  pupilles noires apparaissant ou s'estompant sous le  cillement du myope, demeura toujours très particulier. Enfin, de  cette physionomie nullement  attirante, de cet ensemble, il faut le dire, pauvre, maladif et au  premier abord peu engageant, il se   dégageait quelque chose d'étrange et d'attachant qui retenait  l'attention. 
 Les quelques photos de l'époque marquent  le contraste qu'il pouvait y avoir entre lui et le   jeune docteur trapu et fort, à l'esprit jovial, ouvert, portant, de  par ses origines espagnoles, beaucoup   plus que ses vingt-cinq ans. Moustache et barbe sur une tête  altière et crépue, type légèrement   kalmouk, mise assez voyante, tout cela donnait une impression de force  et de décision. 
 Le premier parlait lentement, avec douceur ;  la voix, un peu monocorde, était grave ; il souriait   non sans gaucherie ; l'autre, au contraire, avait le verbe haut, bien  timbré et, malgré un naturel   profondément bon, la phrase était facilement autoritaire, souvent  gouailleuse. 
 Malgré l'opposition de leurs natures,  Papus se prit de sympathie pour ce grand garçon timide   et maladroit ; il sentit tout de suite la bonne volonté, s'étonna  des connaissances et surtout d'un   jugement déjà très personnel. 
 Pour les services qu'il offrait, le jeune  comptable, pris au mot, vint pendant plusieurs semaines   près du square d’Anvers, mettre de l'ordre dans un amas de livres,  de brochures et de documents,   que les occupations et l'esprit bohème du futur médecin avaient  négligés. 
 Puis les rencontres se multiplièrent.  Rapidement, Papus lui fit connaître Barlet, à l'érudition   encyclopédique, Gaboriau, Jules Lermina, Paul Adam, Emile Gary de  Lacroze, Victor-Emile Michelet,   julien Lejay, Marc Haven, et d'autres, dont les situations étaient  déjà assises, quelques-unes même   en renom. 
 Aucun ne prit grand intérêt au «  saute-ruisseau traînant la jambe » ; cependant on s'occupa de   lui, on l'emmena même un soir au 21 de la rue Pigalle, chez Stanislas  de Guaita, que son oeuvre   savante, châtiée, plaçait parmi les maîtres. Figure du reste  très forte que ce grand Lorrain de petite   taille, ami de Barrès, vivant solitaire au milieu d'évocations  magiques, de rêves, et de la bibliothèque   initiatique la plus complète qui existât. 
 Dilettante quoique très simple, lettré  de race, Guaïta, plus cérébral que réalisateur, avait   cependant imaginé une fraternité rosicrucienne (une de plus !)  composée de six membres inconnus   que des moyens occultes pouvaient faire venir du monde des esprits, et  de six autres frères qui se   réunissaient chaque mois en son intérieur confortable et  luxueux. 
 Cette visite impressionna notre ami. De son  côté le mage se prit de curiosité pour l'étudiant   silencieux ; devinant peut-être une part de l'avenir, il lui ouvrit,  chose rare, son sanctuaire, avec la   possibilité d'y travailler. Cela était alors considérable pour  celui qui, deux ans auparavant, furetait   encore sur les quais. Comme ces prospecteurs de Californie cherchant  leur « placer », Sédir se   trouva là, subitement, devant tout ce qu'il pouvait désirer. Filon  immédiatement exploité, du reste, car   Papus, débordant d'activité, réclamait des papiers à son  entourage pour la revue « L'Initiation » dont   il avait la direction. 
 Tous y collaboraient. Un mois après  l'entrée de Sédir rue de Trévise, paraissait sur des «   Expérien- 
ces d'occultisme pratique » le premier article signé Le  Loup. Il avait été vite ! Aussitôt   l'exigeant chef de la rédaction lui demanda de faire une causerie,  chose plus difficile, étant donné le   complexe déjà esquissé. Mais l'effort ayant toujours été  pour Sédir sa raison de vivre, le premier pas   seul comptant, il fit un soir, devant un petit auditoire, ses débuts.  Ayant soigné son discours et, pour   une fois, sa toilette, il lut, ânonna peut-on dire, un filandreux  développement sur les « sciences   divinatoires et la chiromancie ». 
 Tous, y compris le conférencier, furent,  paraît-il, heureux d'en avoir fini ! Et, par la suite,   malgré l'admirable ténacité dont il ne se départit jamais,  malgré, dans ce domaine de la parole, un   entraînement presque quotidien, le don oratoire, il faut l'avouer, ne  vint jamais ! 
 Le docteur, suivant son système  morphologique, l'avait classé dans les « volontaires   mélancoliques ». Donc, se laissant influencer, non par les  échecs, mais par sa puissance de travail et   sa compréhension des problèmes les plus difficiles, il lui demanda  de s'occuper du secrétariat, puis   de devenir « martiniste ». 
 Ce groupement d'hommes, reprenant les  idées du rite cabalistique de Martinez de Pasqually,   venait d'être rénové et formait le premier échelon  initiatique de la fraternité rosicrucienne de Guaita.   Celui-ci en avait jeté les bases et, comme Vénérable du  Suprême Conseil, lut le discours à la   réception de Sédir, laquelle, en grande pompe, eut lieu chez  lui. 
 La cérémonie se déroulait suivant le  rituel des anciennes loges maçonniques. A la fin du xviiie   siècle, le juif portugais avait créé celle dite d' «  Hermanubis » et, comme notre récipiendaire ne faisait   rien à demi, il voulut connaître l'oeuvre et la doctrine de  Louis-Claude de Saint-Martin  dont   dépendait la fraternité où il venait d'entrer. 
 C'est dans un de ses ouvrages (des moins  connus) intitulé « Le Crocodile » que notre ami fut   particulièrement frappé par un certain personnage symbolisant  l'homme de foi et que l'auteur appelait   « Sédir ». 
 L'anagramme de « désir », concis en  sa consonance quelque peu orientale, l'avait séduit, le   graphisme, l'esprit surtout ; et, comme il était alors fréquent  parmi ces jeunes auteurs de choisir un   surnom, qu'Encausse était devenu Papus, Lalande, Marc Haven, pour  trancher avec la vie   besogneuse de l'employé ponctuel, le nouveau martiniste se décida  pour ce nom. 
 A partir de ce moment, tous ses articles  paraissant dans les revues « L'Initiation », « Le Voile   d'Isis » et autres  seront signés « Sédir », ainsi que  les livres que Chamuel allait lui éditer. 
 Ces deux courtes syllabes, bien vite  remarquées, incarneront, à toutes les périodes de son   existence, le parfait désir d'obéir à Dieu, et, quoi que ses  détracteurs puissent penser, l'oubli de ses   intérêts, jusqu'au sacrifice complet de sa personne. 

   * * *

    Cette période d'effervescence dans le  renouveau des sciences occultes va n'être, pour Sédir,   qu'un passage. Ces jeux miroitants de l'intelligence et du savoir  n'empêchent pas son sens attentif à   toujours choisit le plus difficile et à suivre un destin dont il ne  pouvait alors pas encore comprendre   l'orientation. 
 Origine des plus simples, naissance pauvre,  santé débile le laissant fragile pour longtemps,   extérieur ingrat, éducation incomplète, emploi monotone qui  pouvait l'enliser ; et, tout à coup, le voilà   au milieu d'une pléiade d'hommes de science, de lettres et d'action,  retrouvant certaines lois   d'origine, lois que l'humanité perd et redécouvre  alternativement. 
 Il est évident que notre siècle positif  peut sourire de ces organisations spirituelles, de ces   consécrations, de ces grades initiatiques, sans valeurs immédiates  ou officielles ; cependant,   songeant à la relativité de toutes choses, n'est-il pas possible  d'admettre que ces idéalistes,   nullement révolutionnaires, mais désireux de se donner un cadre,  arrivent, dans le domaine   métaphysique, à créer des valeurs, à reprendre des symboles,  souvent moins dangereux que bien   des formules politiques ? 
 Quoique répondant à une toute petite  minorité, le besoin n'en était pas moins généralement   répandu a cette époque ; l'exemple donné par ces quelques  hommes entraîna le zèle désintéressé   de toute une phalange sincère. Il fallut même songer à  s'agrandir : les réunions, la correspondance,   l'édition débordaient la boutique de la rue de Trévise ;  Chamuel fut obligé de prendre un nouveau   local au 70, faubourg Poissonnière. Là, Sédir est  considéré comme faisant partie de la maison et, de   plus en plus indispensable, son couvert est toujours mis, sa chambre  toujours prête quand un coup   de feu le retient trop tard. 
 Il arrivait dès la sortie de la Banque  pour expédier le courrier avec l'étranger, recevoir les   abonnés de passage, les chercheurs venant aux renseignements. Ou  bien, dans une poche, à côté   de notes prises à tous moments sur des fiches volantes (suivant un  système qu'il a toujours   conservé), il y avait l'article à finir, la documentation à  rechercher ; parfois, ce sont des épreuves à   corriger pour l' « Almanach du Magiste     toute une série d'études des ouvrages  anciens.  » dont il venait de commencer la publication  en   collaboration avec Papus, et son premier ouvrage sur « Les  Tempéraments et la Culture psychique   »qui allait sortir. 
 On montait, pour dîner, à l'étage  supérieur et, tout en fumant des pipes, tout en bavardant   avec des amis que l'atmosphère attirait, le travail se continuait sur  un coin de table. 
 Quand une conférence ou un cours ne le  retenait pas, il rentrait à pied au 4, avenue de   l'Opéra, où demeuraient alors ses parents. Il avait, au  sixième, une petite chambre garnie de livres   (jamais nombreux) de dossiers chargés de documents ; au dessus d'une  couche étroite s'éployait une   large tenture rouge brodée de signes hébreux, astrologiques, qu'en  son zèle de débutant il croyait   indispensables à l'aurisation de ses courtes nuits. Ce sont là ces  charmantes erreurs de la jeunesse   dont, en quelque domaine que ce soit, personne n'est exempt. 
 Mais cette période dans le quartier des  grands boulevards ne pouvait durer. On commençait à   parler des travaux souterrains du métropolitain et du percement du  boulevard Haussmann. Chamuel,   nullement spéculateur, ne voulait pas attendre une expropriation ; de  plus, Papus et ses amis   gardaient cette juste attirance pour la rive gauche où se sent  l'âme de la France, de la vieille Europe.   Le déménagement se fit donc vers plusieurs logements de la rue de  Savoie : rez-de-chaussée au 4,   appartement au 5. 
 Nous sommes en 1895. Papus a passé  brillamment sa thèse, puis s'est marié. Ouvrant une   maison de santé à Auteuil, il est moins libre, quoique ayant à  coeur sa « Faculté des Sciences   hermétiques » où il donne deux cours par semaine, ainsi que des  conférences aux Sociétés   Savantes. Par contre Sédir, en pleine possession de ses moyens,  assume la plus grosse tâche.   Chaque soir ce sont leçons d'hébreu ou de sanscrit (langues qu'il  connaissait parfaitement), dont il   développe le génie ethnique et surtout le double sens du symbole  et de la cabbale ; cours sur   j'entraînement psychique des fakirs hindous, suivi des divers  systèmes du yoga  ; études sur les   anciennes civilisations dans leurs aspects planétaires et sociaux ;  sans parler de l'alchimie   expérimentale, de l'astrologie, de la sociologie et de toutes les  branches du symbolisme qu'il aimait   particulièrement. Secondé par d'autres directeurs, il organise des  cercles de recherches où chaque   étudiant développe, selon ses aptitudes ou ses goûts, des  possibilités d'hypnotisme, de magnétisme,   même de spiritisme. 
 Tout cet éveil idéaliste sincère axe  sur ces deux jeunes chefs, s'étendait, gagnant l'étranger,   pendant que, plus secrètement, la Loge martiniste augmentant  nécessita la création d'une nouvelle,   celle du Sphinx. 
 Entraîné ainsi à seconder Papus  qu'il aimait et auquel il devait beaucoup, Sédir, dominant très   vite toute situation, ne pouvait s'illusionner sur ces activités. Au  reste, ses articles, ses premiers   ouvrages font déjà pressentir «l'impasse » où il devait  se trouver en voulant concilier le domaine des   sciences cachées et la mystique qui l'attirait très nettement. Une  fois le premier enthousiasme passé,   son sens aristocratique de l'Esprit lui faisait comprendre, pour quelque  conviction que ce soit,   l'importance de l'Elite. Cependant, aux heures de détente, et  s'intéressant à toute manifestation de la   vie, il allait, en compagnie d'amis, des caveaux des Halles aux  tonitruantes réunions des anarchistes   et des premiers socialistes. Son goût particulier pour la belle  littérature lui faisait rechercher, au   Quartier Latin, les brasseries où, déjà, les clans  littéraires tenaient séance ; mieux encore, la   misérable taverne aux alambics fumants où l'on savait, le  mercredi, retrouver Verlaine entouré de ses   admirateurs . 
 La plupart du temps, le grand poète,  morose et affalé derrière son absinthe blanchie au marc   (qu'il dénommait pompeusement « sa dynamite »), était muet ;  mais, certains soirs de lyrisme, il   récitait à qui voulait l'entendre ses vers les plus beaux de «  Sagesse ». 
 Une fois par semaine, il y avait, pour les  directeurs des Loges, réunion chez Guaita,   nouvellement installé avenue Trudaine. Celui-ci offrait un thé de  Chine spécialement préparé. Les   heures passaient agréablement à discuter de systèmes, de points  de vue chers à l'un des assistants ;   de temps à autre, pour rompre les paradoxes, le docteur lançait  une joyeuse boutade qui donnait au   maître de céans, toujours courtois, l'occasion de redresser la  discussion. 
 Sédir, lui, ne perdant jamais de temps,  feuilletait quelque grimoire, toujours à la recherche de   l'ouvrage qui pouvait l'aider, non sans participer, du reste, par un mot  bien placé, à la gaîté générale.   Car ce don prodigieux de faire bien plusieurs choses à la fois lui  était très particulier et étonna   constamment son entourage. Poursuivre une question difficile, calculer  les interminables additions   qu'il emportait parfois de la Banque tout en répondant à une  conversation, était chez lui chose   habituelle. De plus, d'une lucidité et d'une intelligence  remarquables, il arrivait à réaliser ce double   mécanisme à un point extraordinaire ; par exemple, jouer plusieurs  parties d'échecs en même temps,   sans voir les pièces, lui était facile. 
 Quant à ces soirées de jeunesse, qui  n'en a conservé la mémoire heureuse ! chacun ayant de   son existence le souvenir que donne l'attrait d'idées communes ; la  nuit peut alors passer sans   fatigue, l'un accompagnant et raccompagnant l'autre dans le calme des  rues désertes, sur l'asphalte   sonore, sous le ciel constellé d'étoiles, cela jusqu'à l'heure  du bureau et de la clinique. 
 C'est dans l'entresol d'un petit café de  la rue de l'Ancienne-Comédie qu'avaient lieu les   réunions de la nouvelle Loge. Là Sédir fut mis en contact plus  étroit avec Barlet qui, par ses   accointances anglaises, l'avait entraîné à faire partie de l'  « Hermetic Brotherhood of Louxor ».   Ensuite Marc Haven le fit entrer dans la « F. T. L. » dont il  était un des fondateurs. Auparavant il   s'était affilié à l'église gnostique, où, sous le nom de  T. Paul, il avait été consacré du titre honorifique   et sonore d'évêque de Concorezzo. Se plaisant à l'analogie,  apparente, des doctrines, ce cerveau   extraordinaire, nullement séduit par le mirage de l'Orient, semblait  bien, au contraire, et de leçons   anciennes, en retrouver le rythme ; puisant aux mille sources,  éprouvant leur résistance et leurs   limites, il voulut aller plus avant et forcer le passage... 
 Pour cela, en haut du 5 de la rue de Savoie,  un coin tranquille et ignoré avait été aménagé   pour les évocations magiques ; Guaita y avait tracé le cercle  protecteur, dit les formules d'usage.   Mais de ces dangereuses expériences nous ne dirons rien qu'une  réflexion de Sédir assurant que «   c'est, ici-bas, ce qui se paye le plus cher ». 
 Dans un domaine moins obscur, ses recherches  alchimiques lui permirent de retrouver les   bases de ce qui est appelé « le Grand Oeuvre ». 
 Ces détails sur la vie secrète de notre  Ami soulignent d'abord ce souci de vérité qui lui a   toujours fait expérimenter toute chose avant que d'en parler ; de  plus, ils montrent que Sédir, ayant   atteint les plus hauts sommets de la connaissance et des pouvoirs,  été assez sage  pour s'en   détacher dès qu'il en comprit le peu de valeur et le danger. 

   * * *

    « Notre bon Sédir », comme  l'appelaient déjà nombre de ses amis, allait son pas, pas de   montagnard qui ne se presse ni ne s'arrête, sans jamais donner  l'impression d'effort ; seul l'aspect de   reprises d'anciennes conquêtes le particularisait. Il avançait  avec calme vers un but – vers le But –   en fait à pas de géant. 
 D'après des notes qu'il a laissées,  c'est par un certain dimanche de juillet 1897 qu'il semble en   approcher. Quoique cette journée n'ait encore apporté aucun  résultat immédiat, elle n'en doit pas   moins être considérée comme celle qui, en chacune de nos vies,  a joué un rôle et marqué tout le   reste. Voici ce qu'il en écrivit : 
 « J’étais chez Chamuel quand un  pneumatique d'Encausse arrive, nous disant de venir tout de   suite pour courir la chance de voir Andréas. 
 « A Auteuil, les enfants nous disent qu'il  est parti, mais qu'il prenait le train à 7 heures à la   gare de Lyon. Persuadé qu'on nous servait une défaite, nous allons  à la gare, et nous le trouvons   avec sa famille et les Encausse. 
 « Je vis un petit homme assez gros, le  teint cuit, la moustache forte, vêtu proprement mais   simplement. Sa femme et sa fille étaient habillées sans recherche.  Il fumait une Scoufflaire, portait un   sac noir pendu à l'épaule et une grosse canne commune. Il allait  et venait sans hâte, causant comme   un bon père de famille. Mme Encausse me présenta, disant que les  dispositions que je montrais   éveilleraient son intérêt. Il me tendit la main avec une grande  cordialité, bien que son coup d'oeil   m'eût signifié clairement : « Il n'est pas aussi extraordinaire  qu'on veut bien le dire » ; et il répliqua   tout haut à Mme Encausse : « Alors, vous voulez que l'on s'occupe  de ce jeune homme. » 
 Le train partait. Sédir put à peine  dire quelques mots à ce personnage dont beaucoup parlaient   déjà de manière surprenante, souvent contradictoire, et qui  venait de se révéler à lui, suivant son   expression, comme « un bon père de famille ». 
 Les poésies orientales évoquent souvent  le néophyte allant près de la source, devant les   reflets du grand lac sacré, à la rencontre du Maître. Ici,  c'est le quai d'une gare, la bousculade, le   sifflet des trains. 
 Comme si de rien n'était, Sédir devait,  du reste, continuer son chemin, égal à lui-même et   d'aspect stable, quoique le combat fût constant ; à certains de  ses proches, il avoua être demeuré   alors en fureur un mois entier sans pouvoir se calmer ! 
 Pour ceux qui le connaissaient bien,  certaines imperceptibles inflexions de voix, certains tics   nerveux de la joue gauche pouvaient marquer les répressions de cette  nature au fond autoritaire et   violente ; mais, pour son entourage, il demeurait placide et gai,  trouvant même, sans jamais porter de   jugement, le mot qui fait rire. 
 A la Banque, le monotone labeur, avec ses  promiscuités, ses heurts, ses injustices constantes,   avait été pour beaucoup dans ce rodage, tandis que, accomplissant  scrupuleusement sa tâche, il   arrivait, sans perdre une seconde, à maintenir dans le tiroir  entrouvert le livre à compulser, sous les   volumineuses paperasseries, le carnet de notes. Sachant s'isoler du  bruit de la grande salle sonore   et à étages, il poursuivait son oeuvre. 
 Comme tout arrive à se savoir, on  chuchotait sur les mystérieuses occupations de Le Loup ;   prévenus par d'anonymes délations, les chefs augmentaient le  travail ; cependant, jusqu'au bout, le   pupitre dissimulera un texte et de minces bandes de papier taillées  à la largeur des colonnes du   registre se couvriront d'écrits attendus. Ainsi furent entreprises  quelques traductions de l'anglais :   Jeanne Leade,  
Prentice Mulford, William Law. Puis, ainsi que  tout vénérable de loge qui se respecte et qui garde les   traditions, Sédir voulut présenter une thèse sur le  tchèque  Jacob Boehme, grande figure du passé, le « chérissime maître », comme  l'appelait L.-C. de Saint-Martin. 
 Une petite plaquette sortait tout d'abord de  chez Chamuel sur la vie du cordonnier philosophe,   avec un portrait dessiné à la plume par Sédir. Puis il abordait  la très importante traduction du De   Signatura Rerum que Chacornac devait éditer  sept ans plus tard. Transformer cet allemand du xvie   siècle, d'autant plus lourd qu'il émanait d'un homme sans culture,  transcrire ce système aux clefs   cachées et subtiles, cela demandait, en plus d'une connaissance  parfaite de la langue, une patience   et une compréhension étonnantes. Mené au milieu de multiples  activités, ce travail semble bien être   avant-coureur du programme que Sédir devait se donner par la suite,  alors qu'il écrira : « L'un des   textes sacrés sur lesquels Jacob Boehme méditait le plus souvent  était celui-ci : le Père qui est au   Ciel donnera le Saint-Esprit à ceux qui le Lui demanderont. » 
 Une autre brochure intitulée  La Création, qui parut vers  cette époque, accuse encore son   dégagement vis-à-vis des doctrines du Vedânta  brahmanique. 
 Au reste, l'orientation vers un hermétisme  chrétien avait été déjà esquissée par Wronski et   surtout par le marquis Saint-Yves d'Alveydre. Les différentes «  Missions » de ce dernier ralliaient   nombre de partisans car, quoique vivant très retiré, l'auteur  accueillait volontiers les chercheurs de   qualité : Sédir fut du nombre. Seul en sa grande maison de  Versailles, le courtois vieillard terminait   (sous l'inspiration de sa femme, morte depuis quelque temps) ce qu'il  pensait être une synthèse de   toutes les sciences, l'arcane de l'Occident, le fameux «  Archéomètre » que le monde des chercheurs   attendait  . 
 Théorique plus que pratique, cet imposant  système avait, sur bien d'autres, l'avantage de   montrer que, plus qu'aucun des livres sacrés, l'Evangile, par la  divine Présence du Christ, contient   toute la Vérité, le Pater  en étant la clef. 
 Papus, en l'un de ses ouvrages, évoque le  vieux marquis et fait un parallèle assez vivant entre   les deux maîtres existant alors en France. Mais Sédir avait  déjà fait son choix. 
 Au point de vue social, l'activité de  l'Ecole hermétique venait de subir une grave perturbation   monétaire : l'effondrement d'un essai tenté aux Etats-Unis par un  certain M. Bliss, qui avait fondé des   loges et s'était engagé à aider le mouvement de Paris. Chamuel,  ne pouvant financièrement plus   suffire, dut se retirer pour un temps. Il fallut alors, malgré la  création d'une troisième loge, vivre avec  les moyens du bord. 
 Toutes ces choses ne préoccupaient que  très lointainement notre ami, tant il était persuadé   que toute organisation est éphémère, que chaque système  ésotérique comporte un aboutissement   supérieur, que toute religion renferme un mysticisme la dépassant.  Seule la doctrine des premiers   Rose-Croix et l'oeuvre de quelques grands mystiques isolés  l'attiraient encore. 
 Pour reprendre contact avec celui qu'il avait  vu comme « un bon père de famille », Sédir passa   à Lyon les vacances d'août 1898 ; et, quoique nous ne sachions  rien de ce jardin secret, il semble   possible de le relier à certaines conversations que Sédir  écrira plus tard dans Initiations . Le « docteur   », incarnant l'homme de science dans le domaine occulte, l'initié  qui se lance de bonne foi à l'assaut   de la Vérité, pour ne rencontrer, de toutes parts, que  l'inexorable barrière qui le rejette vers le «   tumulte ordinaire », entend Andréas lui dire : « Oui, il y a un  mur. » – «Mais ce mur est-il provisoire ?   demande l'âme inquiète. Dois-je le franchir ou le démolir ?  Est-ce moi qui l'ai bâti antérieurement ?   Est-ce un adversaire ? Est-ce un ami ? » – « je ne puis vous  dire, docteur ; il faut que vous voyiez   vous-même; vous pouvez démolir ce mur, le tourner, ou sauter  par-dessus, ou creuser dessous ;   mais n'essayez rien encore ; attendez. » 
 Et, quoique la période des tâtonnements  fût passée, il attendra avec obéissance quelques   années encore l'ordre d'agir, l'ordre de sa mission. 

 Jusqu'à la période de la vie de  Sédir où nous sommes parvenus, ses études, des travaux   incessants, sa situation de plus en plus importante dans les milieux  spiritualistes d'alors l'avaient   éloigné de toute pensée matrimoniale. Connaissant les combats,  mais aussi la puissance d'une vie   chaste, il avait, quoique son rôle d'éducateur l'eût fait  remarquer par de nombreuses admiratrices,   gardé ses distances. Sans vouloir, par une sorte de parti pris  idolâtrique, exalter l'homme que nous   avons suivi de près, il nous est permis d'affirmer qu'en ce domaine  la presque totalité des racontars   ou des critiques, basés comme toujours sur des apparences, sont sans  valeur. 
 Malgré l'ascèse mystique de laquelle  Sédir ne se départira jamais, c'est à Lyon qu'il parait   avoir mis au point l'idée d'un foyer, dont il n'est guère possible  de se libérer sans tomber dans le   compromis. Le point de vue absolu dans le mariage étant bien le choix  préétabli de deux êtres faisant   équipe, faisant route ensemble devant Dieu, dans le but de s'entendre  et de se modifier l'un l'autre   quotidiennement. 
 La première compagne de Sédir fut en  tous points une épouse exemplaire et sa mort fut digne   d'une sainte. Comme beaucoup d'ouvrières parisiennes, Alice  Perret-Gentil  , vivant de son aiguille,   était obligée d'augmenter son maigre salaire par des travaux à  domicile. C'est ainsi que, travaillant   pour  Mme Encausse, elle fit la connaissance de Sédir. Mais il y  avait la question financière !   Annuellement, les appointements de l'employé ne dépassaient alors  pas trois mille francs ; les   ouvrages publiés ne rapportaient encore rien. Cependant, et sans se  soucier de l'avenir, le mariage   eut lieu le 13 juin 1899. 
 Quelques amis, présents aux  consécrations civiles et religieuses, prirent ensuite part à un   repas très simple qui se donna à l'ancien café Voltaire. Papus  et Chamuel étaient nécessairement là   comme témoins, le journaliste Serge Basset, tué au début de la  guerre 1914-1918, et quelques autres   vieux occultistes animaient la fête. Obligé de quitter la mansarde  de l'avenue de l'Opéra, le jeune   ménage s'installa, grâce à la camaraderie d'un jeune  artiste  , au 3 de la rue d'Orchampt, tout en   haut de la butte Montmartre. 
 Peu de temps après, Mme Le Loup put  trouver rue Girardon, cent mètres plus loin, un petit   appartement où dix années s'écoulèrent relativement  heureuses et calmes. 
 Les reflets de ce changement de vie se  retrouvent en quelques jolies pages d' « Initiations » ;   plateaux de Vélizy, forêt de Compiègne évoquent ces douces  frondaisons d'Ile-de-France où le jeune   ménage, profitant de propriétés amies, allait passer le  dimanche. Dès qu'arrivait l'été, eux-mêmes   recevaient à Neuilly, en la villa assez vaste qu'un admirateur   leur prêtait chaque année. Là, on se   déguisait, on dansait, on jouait aux boules ou aux palets. Mais  rencontres récréatives et bruyantes ne   modifiaient en rien le programme spirituel qui se précisait de plus  en plus. Cette vie de foyer permit   même à Sédir de réaliser un service à la Banque, plus  commode parce que sans coupure ; arrivant   rue Ventadour à dix heures, il pouvait, étant donné sa  facilité de travail, mener son temps de   présence d'une seule traite et profiter de l'heure calme du  déjeuner pour écrire ou, bien souvent, pour   prendre en charge les erreurs d'un camarade maladroit. 
 De son côté, Mme Le Loup, devoirs  domestiques mis à part, ne restait pas inactive ; elle   recopiait articles ou manuscrits, visitait des malades et allait parfois  prendre des notes à la   Bibliothèque Nationale, quoique pendant longtemps ce travail, fait  par charité, fût réservé à un   malheureux père de famille sans situation, ce qui n'arrangeait  guère le budget déjà très maigre du   jeune ménage. Quant à l'édition de nouveaux ouvrages, le  retrait de Chamuel, dont nous avons parlé,   la rendait limitée. En 1901, Ollendorff publia des « Eléments  d'Hébreu » et « Les Lettres Magiques » ;   puis, deux ans après, une bibliographie d'ouvrages sur les  Rose-Croix et une préface au traité des   «Révolutions des âmes », d'Isaac Loriah. 
 Mais Sédir, faisant chez des amis la  connaissance de Médéric Beaudelot, trouvera de   nouveau un éditeur compréhensif et fidèle. Personnalité des  plus attachantes du mouvement   spiritualiste d'alors que ce Beaudelot. Fervent d'Allan Kardec et de  Léon Denis, il publia au début un   journal spirite qui, après la rencontre de notre ami, se transformera  en la revue « Psyché » à laquelle   Sédir collabora longtemps. 
 Ce caractère vibrant incarnait le type du  chevalier en quête d'idéal, toujours prêt à rendre   service ; il recevait en un rez-de-chaussée exigu et noir de la rue  du Bac dénommé librairie. A côté,   une salle devint le centre des réunions de la nouvelle loge  martiniste « le Sphinx ». Demeurant à   Bourg-la Reine, à l'époque même où Léon Bloy et Péguy  y habitaient, sa maison devint le   rendez-vous des premiers amis. On y jouait au ballon ; c'est du reste  ainsi que Sédir, butant contre la   racine d'un arbre, provoqua une assez grave complication du côté  de sa malheureuse jambe, suivie   d'une tumeur blanche et de la perte d'une part de sa mobilité.  L'Ecole hermétique, rue Séguier,   continuait à donner ses cours. Trop respectueux de la personnalité  et des concepts de chacun, Sédir   ne se serait jamais avisé de critiquer sous prétexte qu'il avait  modifié son point de vue ; mais, un   beau soir de fin de trimestre, après qu'il eut donné un dernier  cours sur la magie et l'astrologie, les   assistants furent assez étonnés de voir que le programme des mois  suivants ne comportait plus   aucun sujet ésotérique, mais une série de conférences sur  l'Evangile. 
 A partir de ce jour, Sédir ne monta plus  sur la petite estrade que dans le seul but de  développer l'orientation nouvelle de sa pensée devant un public  réduit, mais qui ne le quitta pas. Dès  9 heures, de  
sa voix monocorde et volontairement sans effet, il  développait, pendant trois quarts d'heure, les   thèmes de ce que l'on devait appeler, plus tard, « sa doctrine  » et, pour terminer, il répondait à des   questions préalablement inscrites et déposées sur la table. 
 Cette vie qui commença, comme nous l'avons  vu, dans la médiocrité et la souffrance, aurait bien pu, étant donné des richesses exceptionnelles, prendre comme  tant d'autres une tournure  triomphante. Les connaissances et l'autorité qu'elles donnaient à  Sédir, sa rapidité de compréhension   en tous domaines, la beauté et la clarté de son style ne  pouvaient-elles lui ouvrir une carrière littéraire ou philosophique très particulière ? Mais, devant  chaque nouvelle bifurcation que le destin   nous offre, devant chaque sollicitation plus ou moins-heureuse, le  choix de celui qui, abandonnant   délibérément les valeurs spéculatives pour se vouer au seul  Maître de l'Eternité, est de toujours  prendre à dessein la place, la situation ou la position la plus  ingrate ou la moins représentative. 
 Voilà ce que des critiques inconscients et  demeurant à la recherche des Maîtres de la Terre ou  des interzones appelleront une « mystique déliquescente » ! 

   * * *

    En deçà de ce que nous pouvons percevoir  des êtres, de leur rôle profond, considérant   seulement les réfractions humaines qu'un divin déterminisme marque  d'aspects différents – et   ceux-là mêmes étant encore influencés d'atmosphères  secondes, de courants ethniques – nous en  arrivons à une morphologie complexe et presque indécelable. 
 La marche secrète de l'évolution  comporte également, et suivant les individus, des itinéraires  variés, exhaussant les uns, réduisant les autres sans, cependant,  qu'il soit possible d'en juger aucun.   Certains, empruntant les sentes abruptes, s'auréolent aux yeux de  ceux de la plaine d'un   rayonnement particulier ; leur position plafonnante nous semble alors  inaccessible. 
 Prenant très rapidement l'altitude que son  regard d'aigle lui permettait, Sédir fut, nous l'avons   déjà vu, de ceux-là, mais l'originalité de son cas es, bien  qu'il le fit en modifiant complètement son   personnage ; insensiblement, en effet, son comportement, sa parole, son  être tout entier changèrent   aux regards de ceux qui le voyaient vivre. 
 Cependant, la présence d'une  personnalité assez trouble, c'est le moins que l'on puisse en   dire, sera dans cette seconde période de sa vie et jusqu'à la fin  une charge douloureuse qu'il dut   porter, charge qui, quoique pouvant socialement lui être  reprochée, a, au contraire, participé comme   il se doit, en cette voie du sacrifice où il s'était engagé,  à lui faire acquérir toutes les qualités du chef   spirituel qu'il a été. Mais il fallait être très proche de  ce drame pour en comprendre l'héroïsme. 
 A l'encontre de ceux que l'on dit initiés,  que l'on nomme des Maîtres et qui, pour un temps,   s'octroient sur leurs disciples une autorité excessive, un prestige  éphémère, lui, au contraire,   demeurera  
toujours profondément humble devant son rôle  et effacé pour nos amitiés ; il cherchera plutôt réduire   ses moyens, ses pouvoirs incontestables pour se mettre au niveau de ceux  qui acceptaient sa   direction ou qu'il rencontrait. 
 En réalité, ses goûts ne  changèrent jamais. Désirant la solitude, une cahute de pâtre  dans la   montagne, il transformera volontairement ses habitudes. ses tendances,  dans le dessein de toucher   le plus de monde possible. 
 Attiré par le peuple dont il savait  apprécier les richesses généreuses, aimant les enfants et les   bêtes, il prit pied, par contrainte et tout de suite après la mort  de sa femme, dans un monde   bourgeois, parfois snob. Rompant avec sa timidité et, quoi qu'il lui  en coûta, sans se soucier du   lendemain, puisque, n'ayant plus de charge, il quitta la Banque de  France et avenir assuré,   abandonna Montmartre et vint demeurer pour commencer rue de Beaune, puis  rue Cardinet, enfin rue   de Seine. Sa porte, à toute heure  resta ouverte à ceux qui  désiraient le voir ; son intérieur, en une   recherche esthétique mais simple, se fit accueillant à tous. 
 Lui qui, par tendance, aimait la vie de  bohème jusque dans son débraillé, qui n'avait pris   intérêt à sa toilette que parce que sa femme s'en était  préoccupée, apprit tout d'un coup à mettre un   faux-col (et on les portait fort hauts alors), à choisir ses  cravates, à soigner ses mains. Sa chevelure   rebelle fut partagée d'une raie au milieu du front et soigneusement  peignée. Pour répondre aux   invitations mondaines, il eut un habit de soirée et des manteaux  raglans pour masquer sa jambe   traînante. 
 L'ensemble de sa silhouette, auparavant  maigre et gauche, maladive même, se transforma   grâce à un entraînement progressif de culture physique où il  excellait ; celle-ci devint une discipline   aux heures de fièvre et de fatigue, à tel point qu'il disait sans  exagération qu'il pouvait « faire ce qu'il   voulait de son corps ». 
 Il étoffa rapidement une ossature  puissante, qu'il tenait du tempérament rhénan de sa mère.   Son cou, plutôt fort, lui donnait une carrure imposante et un  maintien aisé. 
 Quoique très scrupuleux dans l'utilisation  du temps, il se mit à visiter les expositions de   peinture et se tint au courant de ce qui paraissait en librairie ;  s'encombrant d'un compagnon à quatre   pattes, il le soigna paternellement, ce qui, malgré l'affection que  lui portaient ces bêtes, n'en devint   pas moins une complication constante dans sa vie. S'étant, en cela,  attaché particulièrement aux   chiens de Brie, il eut toute une dynastie de chiennes de différentes  grandeurs et aux progénitures   gênantes, dont plusieurs portèrent le nom de Guérotte. 
 Faisant parti du Club des Briards, il  écrivit un livre sur l'élevage de ces animaux   extraordinaires d'intelligence et de dévouement ; quelques pages  très émouvantes sur l'exemple que   peut nous donner le chien se relèvent encore dans son oeuvre. 
 Toutes ces transformations  déconcertèrent, et beaucoup des amis de la première heure ne   comprirent pas toujours ce changement d'attitude et s'en affectèrent  ; quelques jeunes néophytes   arrivant avec leur excès de zèle, leur intransigeance pour les  principes naturistes ou végétariens ne   goûtèrent 
pas tout de suite l'homme et s'étonnèrent de  trouver un mystique soigné, presque élégant, alors que   le renoncement aux valeurs de la terre était la base de son  oeuvre. 
 Et pourtant, au long des siècles, n'y  a-t-il pas quelques figures déconcertantes, dans le genre   du fameux comte de Cagliostro ? Marqués d'une puissance  exceptionnelle, ces hommes intriguent   l'histoire sans que les biographes puissent, en général, voir  là autre chose que des aventuriers ou   des imposteurs, tant il est difficile de déceler le rôle que  certains serviteurs du Ciel viennent jouer en   se faisant « les amis des richesses injustes ». 
 Jésus, il y a deux mille ans, n'avait-Il  pas scandalisé les docteurs de la loi, les pharisiens et   ses proches mêmes ? 
 Comme tout se tient, la transformation  extérieure de Sédir ne fit, au fond, que réfracter celle   beaucoup plus importante de sa vie intérieure et de son rayonnement.  Alors que, dès le début de sa   mission, il avait affecté un anonymat dans l'enseignement qu'il  donnait aux différents points de vue   de l'Esprit, subitement et quoique sans s'imposer, il affirmera une  doctrine et, tout en continuant à   parler et à répondre aux questions, il professera une voie  personnelle et précise, 
 Ce changement d'attitude lui imposant une  action plus constante lui permettra, circulant   davantage, de rencontrer, dans les domaines les plus divers, des  personnalités aux rôles influents,   aussi et surtout de toucher de nombreuses âmes douloureuses. 
 Les cadres seuls changèrent, car les  fidèles qui l'avaient entendu développer les théories de   l'occultisme chez Chamuel, dans un café de la place de l'Odéon, au  rez-de-chaussée de la rue de   Savoie, chez le « Père Chocolat », rue de la Harpe (où l'on  dégustait alors, après la causerie), dans   l’arrière-cour de la rue du Bac, proche de la librairie Beaudelot,  à l'école hermétique dans deux vieux   immeubles de la rue Séguier, ses fidèles, confiants en sa parole,  le suivirent en les développements   nouveaux qu'il donnait de l'Evangile, cela dans l'atelier de la rue  Cardinet, où les causeries devinrent   régulières, pendant la guerre de 1914-1918 aux Sociétés  Savantes et, enfin, avec un public   augmentant toujours, dans la grande salle de la Société pour  l'Encouragement de l'Industrie   nationale, devant Saint Germain-des-Prés. Et aussi en certaines  villes de province et de l'étranger,   où des amis lui préparaient des auditoires. De même les «  Universités populaires » (celle-ci ayant   alors une certaine vogue faite de curiosités disparates)  l'invitèrent, une première fois en 1913, dans   une salle du Faubourg Saint-Antoine, puis, en 1925, devant un public  moins démocratique, dans une   salle du boulevard Raspail, où siégeait l' « Université  Mercereau ». Ce fut, du reste, la dernière fois   que Sédir prit la parole en public. 

   * * *

    Humainement, l'ambition de Sédir – car  il n'en manquait pas – ne pouvait être du domaine   de l'intelligence ou de la connaissance, encore moins du pouvoir. Ayant  éprouvé toute la faiblesse de   ces valeurs et malgré le respect qu'il avait à les considérer,  il ne voulait s'y attarder, moins encore les   exploiter ; seul le service d'un haut idéal l'avait attiré dès  son jeune âge et celui-ci s'était précisé en la   révélation du Christ comme seul but de la vie ; il s'était donc  engagé. Ce Maître du reste, qui l'avait   choisi, comme Il le fait pour chacun de Ses serviteurs, de toute  éternité, lui donna cette fois encore   confiance et directives précises ; directives qui, nous le savons,  furent ponctuellement exécutées : «   Tu écriras, lui avait-il été dit, et tu parleras jusqu'au jour  où il n'y aura plus personne. » Et Sédir   écrivit, parla partout où il lui fut donné de le faire,  comprenant, après maintes recherches, que les   Evangiles, émanant directement du « Livre de vie », sont la  réfraction la plus exacte du passage du   Verbe sur la terre. 
 Transposables à l'infini, ces quatre  petits livres, en leur lettre même, ont besoin, à la taille de   chaque époque, d'un transcripteur, puisque théologies et doctrines  y laissent leurs dents. 
 Parlant à d'autres personnes à peu  près dans le même temps, cette bouche autorisée avait dit   encore que « l'on allait récrire les Evangiles », ce qui  confirme bien le rôle que Sédir devait jouer en   notre XXe siècle. Auparavant ses ouvrages, ses articles étaient  demeurés dans le champ clos de   l'hermétisme, mais ils avaient été assez nombreux et de  qualité assez riche pour lui permettre de se   faire un nom, de prendre une place prépondérante dans le milieu  des chercheurs et, quoique son   éveil à la mystique chrétienne ait été considéré  par beaucoup comme une «désertion », il continua à   être lu et écouté. 
 Comme toute oeuvre, la sienne se décanta  lentement, s'épura. Dans les premiers ouvrages,   qui parurent entre 1907 et 1911 chez Beaudelot , cela grâce aux générosités  spontanées d'auditeurs   souvent pauvres, on trouve encore, à côté de l'inspiration  nouvelle, quelques restes d'une   phraséologie occultisante, quelques vestiges de symbolisme et  certaines concordances orientales.   Cela disparaît dans la refonte des deux volumes qui devinrent «  L'Enfance du Christ » qui sortit à la   veille de la guerre de 1914 et, plus tard, dans « Le Sermon sur la  Montagne   ». A cet effet le texte   intégral des quatre Evangiles fut transcrit en tête des chapitres  : « Cela les fera lire », avait-il dit en   songeant aux lecteurs trop nombreux qui ne connaissaient pas ou ne  lisaient plus les récits   évangéliques. 
 Tout de suite après parurent en douze  petites brochures « Les Forces mystiques et la   Conduite de la Vie », conférences faites rue Séguier puis  reprises et données dans un cercle de   Nice. Là encore des donateurs rendirent possible l'édition. 
 Enfin, la rue de Seine devenant par le  logement que Sédir y occupait le point de nos   rencontres et de nos réunions, sortirent à cette adresse « Les  sept Jardins mystiques » qui sont en   peu de pages une description étonnante des étapes menant aux  paysages éternels, à l'égal de celles   de sainte Thérèse, de saint Jean de la Croix et d'autres  habitués des cimes. 
 « Initiations » est l'ouvrage qui,  étant peut-être le plus apprécié, n'en subit pas moins les  plus   notables transformations. Écrit presque d'un seul jet en un jardinet  de Bourg-la-Reine, à l'orée de   l'illumination de notre auteur, il parut chez Beaudelot en 1908, en un  tout petit format. Mais trop   brûlante est cette plaquette, trop bouleversant ce sujet pour en  rester là ; étant le carrefour et le   programme de toute une vie, il lui fallait un développement, il lui  fallait surtout une transposition sur   les différents plans de l'évolution, en fait sur les nombreuses  classes où passent et repassent les   écoliers que nous sommes... 
 Sédir, reprenant son sujet favori, lui  donna donc un champ plus vaste ; la petite nouvelle se   mua en un livre très puissant où l'irisation de la pensée  humaine en ses concepts sociaux ou   métaphysiques, en ses formes religieuses même rendaient  discrètement au Christ et à Sa doctrine la   place qui lui est due. Ce deuxième aspect d' « Initiations »  parut en 1917 avec, comme sous-titre, «   histoire pour les petits enfants » – oh ! combien ! – et comme  dédicace : « A mes amis, pour les   remercier de leur élan vers l'unique Pasteur dont l'amour rassemble  nos dispersions et nous ramène   à la maison du Père. » 
 L'ouvrage rapidement épuisé, le  thème fut repris, augmenté, et sortit à la fin de la  première   guerre sous son troisième état, définitif cette fois. Deux  chapitres principaux étaient venus s'y ajouter   : des faits, des anecdotes relatifs à la constante présence du  Maître. Pourtant, il faut le dire, Sédir   n'était pas content de cette troisième version et, admiration mise  à part, cela peut se concevoir   facilement, étant donné, d'une part, le sujet à traiter, et ce  désir inné qu'il avait toujours eu de la   perfection. Par contre, il s'illusionnait en pensant que le cinéma  aurait pu rendre davantage cette   atmosphère miraculeuse et simple à la fois ; il est heureux que  les tritureurs de scénarios ne se   soient pas présentés ! 
 En cette époque fiévreuse de  machinations et de complexités sociales, la grande originalité de   cette oeuvre a bien été de ranimer une image vivante du Christ.  Sédir a du reste été le premier à   rendre le Christ présent aux petits, à ceux qui souffrent, le  premier à nous Le mettre dans la rue, et,   depuis, sous des toits différents, d'autres écrivains ont  suivi. 
 Quant au domaine des réalisations,  Sédir avait déjà groupé des hommes de bonne volonté   qu'il entraînait vers l'action profonde ; mais tout de suite après  le premier conflit européen pendant   lequel il avait préparé la reprise, s'ouvre la deuxième  étape. Le chef d'école, le directeur d'âmes   venait, avec toutes ses responsabilités, s'ajouter au conférencier  et à l’écrivain. 
 Très enthousiastes et pleins des illusions  qu'entraîne un légitime désir d'action, nous   poussâmes alors Sédir à entreprendre le lancement d'une revue,  ce qui devait être un moyen de   diffusion d'une part et surtout un lien avec les sympathisants de  province et de l'étranger. Ayant été,   depuis les débuts de son entrée chez Chamuel, dans le bain des  difficultés inhérentes à la vie d'une   revue périodique, notre ami, ne voyant que l'instrument de travail  qu'il pouvait nous laisser, accepta,   mais en assuma, pour ne pas changer ! la charge, ce qui lui coûta un  gros travail pris sur son   sommeil. 
 Le premier numéro parut en février  1919. L'abonnement pour l'année était de cinq francs –   heureux temps ! – et le bulletin était mensuel. « Il faut bien  que se rencontrent quelques amateurs   d'impossible », disait la présentation de notre programme. 
 La consécration vint ensuite. Et le 16  juillet 1920 paraissait dans le journal Officiel l'annonce   d'une « association chrétienne libre et charitable »  dénommée « Les Amitiés Spirituelles », dont la   doctrine et le but : servir le Christ comme « le seul Maître »,  n'avaient du reste rien de nouveau ; rien   en tout cas venu du cerveau d'un homme ou de l'un de ces concepts  éphémères, comme le XIXe   siècle en vit surgir sous différents noms connus de l'histoire  religieuse. 
 Ce n'était en réalité que la  continuation de ces petites phalanges qui, depuis saint jean, saint   Paul, pour ne mentionner que les plus anciens apôtres, essaient de  garder l'intégrité de la mystique   évangélique des premiers temps, et oeuvrent pour une Jérusalem,  céleste encore lointaine, pour un   Royaume qui au-delà du temps groupe les amis véritables. Son  fondateur, refusant les illusoires   succès, savait que la marche est longue et qu'il ne faut pas  confondre quantité et qualité, surtout   prendre la lettre pour l'esprit. 
 Sédir était en pleine forme ; pourtant  il allait nous quitter... Et nous, inconscients, nous lui   demandions encore et toujours ! Aux aspects déjà présentés  de la mystique venaient s'ajouter «   Quelques Amis de Dieu », « L'Energie ascétique », «  L'Evangile et le Problème du Savoir », «   Aimons notre Prochain » et, comme nous insistions pour avoir une  sorte de bréviaire laïque, il écrivit   ce magnifique raccourci « Méditations pour chaque Semaine » ;  puis « L’Education de la Volonté ».   Enfin, publié après sa mort « Le Sacrifice » vint mettre le  point final à son oeuvre . 

   * * *

    Un de nos amis les plus ardents au service du  Christ venait de mourir à Varsovie au début de   janvier 1926. Sédir, parlant de ce départ, avait écrit : «  je vous demande de vouloir bien vous   remémorer sans cesse l'exemple de Bielecki, cet ascète de la  science et de la charité. Quand le Ciel   nous prive d'un guide visible, ne négligeons pas de faire notre  examen de conscience et de nous   demander si nous avons bien mis à profit toutes les ressources et  toutes les instructions que ce guide   nous offrait. » 
 Nous ne pensions pas que ces paroles,  quelques semaines plus tard, renfermeraient le même   impératif devoir pour notre compagnie tout entière. 
 Les intimes avaient bien remarqué quelques  relâchements dans la rude discipline de l'athlète ;   obligé de laisser, en des circonstances pénibles, son logement de  la rue de Seine, Sédir demeurait   depuis le retour des vacances chez un ami habitant un petit hôtel  à Passy, rue Henri-Heine. Au   deuxième étage lui avaient été réservés une chambre et  un bureau où il continuait son rude labeur.   Dans cette tête organisée le travail ne s'arrêtait jamais ; son  émouvant Appel pour la France, déjà fort   en danger, venait d'être lancé ; trois conférences étaient  annoncées pour février avec, comme sujet,   « le Sacrifice antique, le Sacrifice de Jésus-Christ, le  Sacrifice du Disciple   ». Ce programme, qui ne   put avoir lieu, se concrétisa par son propre sacrifice. 
 Une grande fatigue se marquait en tout son  être, quelques paroles de lassitude, une   diminution dans ses occupations, physiquement un rhume qui traînait  avec des maux de tête tenaces   l'obligeaient à se presser fréquemment une grosse verrue qu'il  avait sur le nez et de laquelle sortait   alors du sang noir, tout dénotait un état congestif et une  dépression anormale. Mais nous avions   tellement l'habitude de le voir toujours allant, toujours affectueux et  soucieux de nos difficultés   qu'égoïstement nous n'attachions pas à ces détails  l'importance qu'il aurait fallu et qui ne vint se   classer dans notre esprit que par la suite. 
 En ces mois de l'hiver 1925, nous étions  surtout contents de l'avoir plus souvent, puisque,   chaque fois que ses voyages le laissaient à Paris, il venait  régulièrement à nos réunions du vendredi. 
 Le 15 janvier 1926, sortant du local de la  rue de Seine, nous fîmes encore à pied avec lui le   chemin jusqu'à la place du Théâtre-Français, où nous  allâmes, tout en devisant, prendre des bocks.   Comme disait le Poverello parlant des rencontres qu'il avait avec ses  petits frères, Sédir « se laissait   plumer » tout en ayant plaisir à caresser sa chienne ou à lui  donner à manger. Ce soir-là, des   frissons l'obligèrent à prendre un taxi et à rentrer plus  tôt que de coutume. 
 Une semaine après, notre réunion fut  attristée par l'absence du patron. Mais, le lundi matin 25,   un de nos amis des plus familiers, pénétrant dans la chambre de  Sédir, ressentit que quelque chose   d'insolite s'y était passé. Aucun objet n'avait été  dérangé, mais une ambiance de drame y régnait. Le   seul témoin de cette nuit, Guérotte, la chienne de Sédir, se  jeta apeurée au-devant du visiteur, puis   alla se coucher auprès du lit de son maître ; plus tard, on dut  l'éloigner de la maison. 
 Sédir souffrait de violentes douleurs dans  la tête, avec une forte fièvre. Un médecin, aussitôt   appelé, parla de septicémie généralisée. La porte du  malade fut consignée, sauf pour trois amis qui   régulièrement vinrent auprès de lui. Quoique parlant à  peine, abattu par une très haute température,   il manifesta au début son plaisir de nous voir. La nouvelle de la  maladie de Sédir s'étant répandue, la   consternation régnait et, chacun voulant participer aux soins, les  lettres, les conseils affluaient.   Cependant, à toutes ces offres affectueuses, son sens de  l'obéissance et l'exemple qu'il avait   toujours donné de suivre la voie normale des événements lui  faisaient décliner tout ce qui n'avait pas   été prescrit par le docteur. Il savait très bien et avait  écrit maintes fois que la Providence décide et   dirige toutes choses au travers des apparences les plus banales. Le  train de vie de l'ami chez qui   Sédir demeurait avait permis d'organiser tout de suite un roulement  d'infirmières et, quand la   typhoïde se déclara, car la deuxième prise de sang décela  nettement la source du mal, le bureau   attenant à la chambre se transforma rapidement en une salle de  bains. 
 D'une manière générale, dans tout le  groupe des Amitiés Spirituelles, l'optimisme régnait ;   malgré la tristesse et les ardentes prières qui étaient faites  jusque sous ses fenêtres et aux quatre   coins de la France, on acceptait, on comprenait l'épreuve, mais  cependant pas l'idée de la mort. A   cinquante-cinq ans, en pleine force, Sédir ne pouvait pas partir  encore ; il ne le fallait pas ; on avait   encore trop besoin de lui ! 
 Hélas ! de jour en jour le mal faisait son  oeuvre le vendredi suivant, il était visible que le   malade s'affaiblissait ; le coeur commençait à donner de  sérieuses inquiétudes à la Faculté. 
 Au début, alors que, sans en connaître  la cause, on combattait la fièvre, l'aspect de Sédir était   saisissant de désordre et d'agitation. Les yeux particulièrement  impressionnaient, car si, en temps   ordinaire, sa myopie les tenait presque mi-clos, alors, dans le  délire, sans voir et largement ouverts à   des images hallucinantes, ses énormes et sombres prunelles roulaient  sans cesse dans des orbites   creuses et bistrées ; la barbe avait poussé, les lèvres  sèches et entrouvertes sur un teint plus mat   encore donnaient à cette face un air de supplicié. Succédant  à cette fébrilité, l'agitation était extrême   ; puis venait une période de prostration avec le retour d'une  lucidité qu'il fallait ménager. 
 Le dimanche, les bains, les antithermiques  n'ayant pu réduire la marche de la température, le   coeur lâchant devait être soutenu. Le Ciel semblait rester sourd  à nos demandes ; toute espérance   paraissait vaine. Le lundi et le mardi passèrent, mais les poumons se  prenaient aussi, l'oppression   allait grandissant ; le mercredi, la force de résistance était  épuisée, l'heure allait sonner ! 
 Le matin avait donné quelques  inquiétudes et le téléphone marchait sans cesse ; les hôtes  et   deux amis épiloguaient dans le salon, quand, vers 4 heures de  l'après-midi, l'infirmière nous engagea   à monter ; la fin approchait. La chambre, au second étage,  était plus silencieuse que jamais ; il   planait là une impression de présence, celle de la grande  Messagère venant accomplir sa tâche. A   moitié tirés, les rideaux laissaient passer un jour gris ; le  malade, couché au milieu de la chambre,   surélevé par des oreillers, dominait encore la situation. Nos  quatre ombres craintives d'émotion   s'étaient glissées dans la pièce ; Sédir, nous devinant plus  qu'il ne nous voyait, eut un geste du bras   gauche, côté de la fenêtre, comme pour nous attirer à lui.  L'amie qui le recevait vint en larmes   s'écrouler au pied du lit, alors que la longue main diaphane  s'était mise à lui caresser   affectueusement la tête ; puis, l'attirant doucement, il l'embrassa  sur le front et son mari, qui la   soutenait, tendit également le sien. 
 Pas un mot ne fut prononcé, l'agonisant ne  le pouvant, non plus que la gorge serrée des   assistants. Seule la grande main parlait dans le silence. En un nouveau  geste, elle invita les deux   autres amis à venir eux aussi recevoir le baiser de paix... le  dernier. L'image du Christ, qui était   accrochée dans l'alcôve vide, lui fut présentée et, dans un  long regard adorant, celui de toute sa vie,   s'arrêta l'ultime effort... La tête, qui s'était soulevée,  retomba, le souffle se ralentissant dura encore   pour s'arrêter définitivement ici-bas à 18 h 45. 
 Ce soir-là, trois amis veillèrent  celui dont ils avaient reçu tant de joies profondes. Le lit avait   été remis dans l'alcôve. Rasé, la toilette faite, Sédir  avait presque repris son aspect normal.   Cependant que la mort avait comme buriné ses traits ; à la ligne  très pure du front suivait celle d'un   nez plus busqué qu'il n'était de son vivant. La bouche,  pascalienne par son pli d'abandon presque   douloureux, neutralisait un masque inattendu et fort, celui du corsaire  dont une origine lointaine   peut-être lui avait laissé quelques traces, reflet probable d'un  des aspects du caractère rude et fier   avec lequel il avait dû batailler toute son existence. 
 Quant aux sentiments de ceux qui le  veillaient, alors qu'en plus de la douleur le désarroi du   chef parti pouvait les justifier auprès du grand corps silencieux,  succédait au contraire en eux une   impression paisible, presque heureuse ; l'angoisse des jours mornes de  la maladie, la gêne de la   présence invisible du Génie de la mort venant accomplir l'ordre  à la lettre cachetée que nous portons   tous en venant au monde, laissaient place à la certitude que tout  cela n'était qu'apparences. Le cher   guide que le Ciel avait mis sur notre route demeurait. Cette impression  se répéta encore les trois   nuits de veille où d'autres amis vinrent se relayer auprès des  deux flammes vacillantes et du bouquet   de violettes de Parme qui étaient à côté de lui. 
 Souvenirs heureux, conversations animées  ecourtèrent les nuits qu'une présence ailée   surombrait. 
 Suivit un enterrement et un service religieux  à l'église N.-D. de la Miséricorde, tout cela trop   fastueux au goût de beaucoup, mais qui était la manifestation  d'une maison fortunée, qui voulait en   Sédir voir bien plus qu'un membre de sa propre famille. 
 Le petit cimetière Saint-Vincent, à  quelques pas de la rue Girardon, se rouvrit pour lui et,   proche de la tombe d'Alice Le Loup, de frêles planches de peuplier  descendirent dans la terre ce qui   restait de notre guide. 
 On s'étonna tout d'abord de ne rien  trouver dans ses papiers, aucune trace d'ordre ou de   directives spéciales, aucun choix d'une tête de file pour le  remplacer – qui aurait pu le remplacer du   reste ? –, aucune lettre aux directeurs qu'il avait choisis. Rien que  le simple effacement du serviteur   qui, une fois son oeuvre accomplie, remet, comme son Maître l'avait  fait sur la croix, tout entre les   mains du Père. 
 Mais, pour nous, son oeuvre n'était-elle  pas là, toute chargée d'un programme « pour de   nombreuses existences », nous avait-il dit lui-même ? Il n'y  avait donc qu'à continuer, seuls   maintenant, mais pourtant avec, par et pour le Christ. 

Max Camis

 
AUTRES PARTIES DE LA BIOGRAPHIE