LE TRAVAIL PROFESSIONNEL

   L'homme a, en face de la collectivité, des droits et des devoirs.

   Les premiers, on les connaît, et l'un des grands soucis de notre époque est de les défendre. Nous autres spiritualistes, donnons-nous un peu d'originalité; laissons nos droits et occupons-nous un peu de nos devoirs.
   Aussi bien ne sera-ce que la vraie manière de devenir des hommes, de remplir la fin pour laquelle nous vinmes ici-bas, de collaborer à la progression du monde, de développer sainement toutes nos puissances, de soutenir enfin d'un regard calme la présence déconcertante de la mort. Et la chose en qui se confondent toutes ces prérogatives, c'est le travail.
  Quoiqu'on le dise par plaisanterie, le travail, c'est réellement la liberté, ou, plus exactement, c'est le chemin qui mène à la liberté. Personne ne se libère de ses dettes en les niant, mais en les payant. Or quiconque vit est, par le fait, débiteur envers la Vie. On doit à ses parents, à ses maîtres, à sa patrie, au sol natal, au soleil, aux ancêtres, à sa religion, aux forces cosmiques, à la civilisation, à l'art,, à la science, à bien d'autres entités encore extérieures à la conscience. La Nature, qui soupire vers l'harmonie comme l'océan vers l'équilibre de ses eaux, attend de l'individu qu'il restitue quelque peu de ce qu'elle lui a prêté. Et si l'homme ne veut pas s'acquitter de bonne grâce, elle sait le contraindre. Les huissiers ne sont pas une invention de nos législateurs; il y a des recors dans l'Invisible, plus impitoyables que ceux du Tribunal de Commerce.

   Ce n'est donc que par des restitutions au moins équivalentes aux dépôts à lui confiés par les ministres du Père que l'homme évite l'étreinte de la dure Nécessité, ou plutôt la fait impuissante; et encore il lui faut payer spontanément, de bon cœur. Les paraboles évangéliques des économes disent cette loi. Bien peu comprennent cependant, et c'est pour cela que tant de chaînes, de barrières, d'ordonnances civiles, commerciales, religieuses, politiques, morales et physiques nous ligotent et semblent nous faire esclaves. A vrai dire, ces liens ne gênent que l'égoïsme en nous et la troupe turbulente et cruelle de ses enfants. Si les lois étaient inutiles, elles ne pourraient pas être dans l'Au-Delà, et les législateurs visibles et invisibles ne pourraient pas leur donner l'existence ici-bas.
   L'individu se libère de ses dettes de deux façons. Par la première il subit les réactions de ses mauvaises actions passées, et rend aux autres ce qu'il leur prit autrefois indûment : la maladie, la catastrophe, le chagrin, la ruine, l'échec, l'inimitié. Voilà les modes principaux de cette restitution passive.
   Par la restitution active il fait fructifier les prêts du Destin. Il gagne de l'argent, fonde des entreprises, crée une famille, développe la science, élève l'art, évertue les forces de la Nature, en un mot il travaille. Ainsi son être grandit après avoir été purifié, les bornes intérieures de son esprit reculent, comme le rayon augmente de sa puissance matérielle. Il vit, dans le sens le plus large et le plus auguste du mot. Et si son cœur est assez ferme pour que les fruits de ses fatigues ne l'entraînent pas dans l'esclavage d'une forme quelconque de l'avarice, l'homme accomplit vraiment la volonté du Père et prépare efficacement la descente du Règne céleste.

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   Je ne suis pas digne d'entonner un hymne au travail. Mais laissez-moi un instant élever vos regards vers le plus haut des Ciels. Là, dans les fleuves de clarté qui ruissellent des mains terribles du Verbe, s'entrevoit la forme vibrante et pathétique de l'Ange du Labeur. Il est le bras de Dieu; sur la trame des aurores cosmiques sa stature surnaturelle se dessine et bouge en flamboiements; et les montagnes de diamants qui sont les os spirituels du monde s'amollissent et fusent entre ses doigts, et des comètes en jaillissent. Il harcèle les créatures et verse aux tièdes les vins de feu des désirs; car il sait que l'inertie est le pire des maux. Infatigable, il brasse la pâte où fermente le levain de la vie éternelle; jamais il ne s'assied, jamais il ne s'arrête, ses regards allument des incendies, et sa voix d'orage porte par intervalles, de l'une à l'autre borne du monde, la terreur salutaire du néant primordial.
   Parfois, sans quitter son séjour essentiel, il apparaît simultanément à divers points de l'Espace, à des milliards de lieues d'intervalle. Sous ses pieds nus incandescents la vie foisonne, il saisit les chaos à bras le corps, et le fracas des lutteurs monte jusqu'aux nuages. L'Ange jette un coup d'œil, alors, sourit et repart à plein essor vers quelque autre planète où se ralentit le goût de peiner.

   Ce fomentateur de la Vie mène toujours à sa suite un compagnon fraternel. La forme de celui- ci est trop éblouissante et trop subtile presque pour que les prunelles des élus mêmes puissent la réfléchir avec netteté. C'est une présence plutôt qu'une forme; il émane de lui une douceur victorieuse à qui aucune violence ne résiste; il presse contre son flanc le vaste calice d'or cristallin où il recueille les larmes de l'extase, les larmes des souffrances, les sueurs et le sang que versent les hommes ivres du philtre que leur verse l'Ange du Travail. Ainsi, dans les yeux qu'il éclaire de sa propre clarté, l'Ange de la Prière apparaît tendre, pitoyable et fraternel.
   Voilà l'origine de l'intuition qui fait du travail une prière. Nous considérerons avec soin cet aphorisme un peu plus tard; aujourd'hui, sachons seulement la gravité, la grandeur, la vertu du travail, comment il nous hausse à notre véritable stature et nous fait accomplir la Volonté bénie de notre Père.
   Dans quelle direction aiguiller les études de l'enfant? Ou bien les parents lui imposent leur volonté, on bien on s'en remet au hasard des circonstances, ou, enfin, une vocation irrésistible le conduit envers et contre tout.

   Dans le premier cas, très fréquent autrefois, l'enfant bénéficie de l'atavisme, des secrets gardés dans la famille, de l'expérience ancestrale. Cela donne une base plus solide au collectif social et contribue à l'unité nationale. Mais des formes conservatrices dégénèrent facilement en stagnation et elles préparent le pullulement des médiocrités, affaiblissent les initiatives, appesantissent les élans.
   D'autre part, si les vocations impérieuses régénèrent à merveille les métiers, les professions et les carrières, si, parfois, elles exercent une influence salvatrice sur la fortune publique, sur la science, l'art ou la religion, elles épuiseraient bientôt, si elles se produisaient seules, les forces vitales d'un peuple. La Nature, les dieux ou le Père ont donné la preuve d'une sagesse admirable en faisant régner, sur la détermination des destins terrestres des individus, la même loi d'alternance harmonieuse qui mène l'Idée, la civilisation, la vie physique et, en général, toutes les révolutions biologiques de cet univers. Cette loi s'exprime toujours schématiquement par cette spirale conique dont la spirale logarithmique est la projection sur un plan (1).

   Les trois méthodes précitées pour le choix d'une profession présentent donc chacune des avantages et des inconvénients. La perplexité augmente si, aux considérations pratiques et matérielles, on ajoute les incertitudes spirituelles. Où les parents, où les enfants, désireux de bien faire, trouveront-ils une règle ? «Soyez, dit jésus, prudents comme les serpents et simples comme les colombes. » Soyez précautionneux, réfléchis, avisés, comme ceux qui rampent sur le sol des intérêts temporels, soyez soucieux de réussir comme les cupides, examinez toutes les faces de vos projets comme ceux qui ne croient qu'au bon sens, à la considération, aux biens palpables; et, une fois vos plans mûris comme par le plus avisé des capitalistes, montez dans le ciel de l'intuition, comme la colombe. Oubliez vos prudences, reconnaissez votre ignorance, confiez-vous aux sollicitudes divines comme l'oiseau se fie au soleil, aux arbres et aux champs. Vous aurez fait votre possible, vous vous serez aidés; le Ciel, à Son tour, vous aidera en modifiant pour le mieux la courbe de votre destin.
   Surtout, jeunes gens et hommes mûrs, ne vous croyez pas injustement enfermés dans un cadre indigne de vos talents. De nos jours, presque tout le monde a du talent; mais il y a moins de génie qu'à d'autres époques. On dirait que la Nature nivelle. Les « chers Maîtres » sont légion. Le talent s'acquiert; mais le génie est autre chose qu'une longue patience. Le talent produit des œuvres expressives, ingénieuses, savantes, pleines de goût même et de finesse; le génie possède le style; il n'est pas joli, mais beau; il n'est pas, correct, mais il parle à l'âme; il peut choquer la mode, mais il est poignant; il a peu de succès, mais il deviendra le phare des siècles futurs; il ne travaille pas sur des formules toutes prêtes, il invente ses procédés; et les critiques, les grammairiens, les commentateurs, les industriels, les hommes d'affaires le disséqueront et en fabriqueront des sciences, des formules et des rouages sociaux. Le sort de toute Lumière est d'être crucifiée.

   Que de choses il faudrait dire ici! Mais retournons à notre sujet. Prenez seulement garde de ne pas repousser, quand il vient à vous, tel malheureux utopiste, malchanceux et obstiné. Aidez-le, tout au moins réconfortez-le; ses rêves, pour insensés qu'ils paraissent à ses contemporains, seront peut-être de magnifiques réalités pour la génération prochaine.
   En aucun cas ne méprisez la tâche qui vous donne du pain, ne vous lassez pas des recommencements. L'inutile même a son utilité; c'est une plante dont nous n'apercevons pas les racines et dont nous ne prévoyons pas les fruits. Car tout se tient dans ce vaste univers. Le bûcheron ne fait pas qu'assurer le chauffage de quelques logis; il change de forme et de lieu des milliers de petites existences, non seulement quant à leur état solide, liquide ou gazeux, mais aussi quant à leur identité spirituelle. Voici un promeneur dans la campagne. Ses muscles et ses poumons travaillent; des cellules meurent; des toxines naissent, avec de la chaleur, de l'électricité et vingt autres choses; il use ses vêtements, il se met en gaité, il tue des insectes, des herbes; il modifie le milieu; il fait gagner un peu d'argent à la guinguette. Voici donc de la vigueur physique, de la force morale, des échanges hygiéniques, des morts, des souffrances et des joies. L'insecte écrasé, la tige fauchée, le cabaretier ont vu un corps énorme, une canne, quelques pièces de monnaie; et ces trois sont une même chose: la promenade.

   Etendez à l'innombrable série des plans occultes de la Nature ces ramifications d'une seule cause, vous sentirez qu'un coup de bêche peut, çà et là, dans l'inconnu des espaces intérieurs, tuer, guérir, transformer, produire des sons, des couleurs, des catastrophes. Le prince qui signe en une demi-seconde un décret détermine peut-être des batailles; l'hécatombe et la signature ne sont que deux des formes de la même entité, du même cliché.
   Souvenons-nous que tout s'interpénètre; que, si je puis employer cette image, l'univers est un milieu élastique; mais nous n'avons pas encore donné à la Nature des preuves suffisantes de notre sagesse pour qu'elle nous laisse voir ses rouages mystérieux. Contentons-nous de savoir que le visible et l'invisible s'influencent réciproquement.
   Tout travail est honorable par le simple fait que c'est du travail. La dignité de l'individu réside dans sa collaboration plus ou moins étroite à l'activité générale. Les êtres les plus vils ne sont pas ceux qui accomplissent des besognes répugnantes; ce ne sont pas les criminels, ces bourreaux du Destin; ce sont ceux qui, sans travailler, vivent du labeur d'autrui : parasites et vampires qu'on rencontre, hélas ! un peu partout, dans le palais et dans le ruisseau.

   De plus, le Père veut que chacun d'entre nous passe par le plus grand nombre d'expériences possibles. Toutes les combinaisons physiques, sociales, sentimentales, intellectuelles et ontologiques nous attendent, comme le sillon espère le semeur. Il n'y a donc ni honte ni vanité à ressentir les fluctuations de l'existence. C'est le Père qui donne, c'est le Père qui reprend; béni soit-Il dans la fortune comme dans la détresse ! Ne nous préoccupons que de mener à bien la tâche qu'Il nous a aujourd'hui confiée.

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   Pour s'assurer qu'une influence secrète de l'Invisible existe bien, il faut chercher un groupement synthétique des formes de notre activité professionnelle.
   Les unes ont pour objet le travail de la matière; tels sont les métiers. D'autres remuent et transforment l'argent : le commerce, l'industrie, la finance. D'autres surveillent les deux premières par les administrations civiles ou politiques, la magistrature, l'armée. Les dernières, enfin, sont les canaux par où s'élève la quintessence de l'activité nationale et descendent les forces inconnues qui vitalisent sans cesse le corps collectif de l'Etat. Ce sont les carrières du savant, du philosophe, de l'artiste, du prêtre.
   Il vous suffira d'ouvrir un traité de physiologie élémentaire pour vous apercevoir que ces quadruples rouages offrent une analogie complète avec les fonctions de nutrition, de respiration, de relation et d'innervation de la vie animale; il vous suffira d'ouvrir un Abécédaire d'astronomie pour saisir la même loi gouvernant le jour, la lunaison, l'année et les grands cycles cosmiques. La pensée ne fonctionne que sur ce modèle et tout ce que l'œil du chercheur peut fixer dans l'univers se déroule dans l'ordre de ces quatre temps (2).
   Voilà l'Invisible intelligible, celui que Lao Tze, Bouddha, Pythagore aperçurent et glorifièrent.
   Si nous ajoutons à cette hâtive ébauche les types analogues du prince dans l'Etat et de la volonté dans l'individu, de l'esprit collectif de la nation avec ses deux conseilleurs, et de l'esprit de l'homme avec son bon et son mauvais ange, nous aurons une vue d'ensemble mystique sur l'origine et le mode des forces invisibles dont les forces et les actions visibles ne semblent être que les cristallisations.

   Ainsi l'homme n'invente rien; il ne fait que copier les formes ontologiques qui l'entourent. La plupart du temps il n'aperçoit même pas qu'il est plagiaire; et les efforts les plus vigoureux de son génie n'arrivent qu'à reproduire ou adapter tel mécanisme admirable dont la Nature a multiplié autour de lui les exemplaires à profusion.
   Cherchons maintenant les rapports de ces classes professionnelles avec l'Invisible central.
   Chaque brin d'herbe a son génie, selon la Kabbale. Je dirai plus : chaque cellule, chaque molécule même, chaque atome même possède un esprit qui leur infuse, en proportions variables, la vie, l'intelligence et la volonté. Mais, pour qu'un observateur perçoive cet esprit, les instruments de laboratoire ne suffisent point, ni la voyance des fluides et des auras; il faut que ce chercheur ait pénétré dans le temple de la Vie universelle, que tout en lui, depuis les hauteurs mystérieuses de son esprit propre jusqu'aux dynamismes les plus infimes de sa physiologie, soient en accord avec la Loi organique du Monde, c'est-à-dire avec la Volonté du Père; il faut que son cœur batte à l'unisson avec le cœur de l'Univers, qu'il ait maîtrisé les myriades d'individualités dont l'assemblage constitue son individualité; qu'en un mot il ait, dès ici-bas, réintégré sa patrie éternelle, le Royaume de Dieu.

   Un tel être est rarissime; en un siècle, à peine s'en trouve-t-il un seul sur la terre entière. Mais quittons ces hauteurs vertigineuses; redescendons dans notre sujet; aussi bien l'idée seule de cette possibilité, et le témoignage que j'en rends, suffisent pour aiguiller vos intuitions et raviver en vous l'ardeur vers le Ciel.
   Rien n'est laissé au hasard dans cette immense Nature. L'arbre qui croît en silence dans la forêt profonde, le minerai qui sommeille dans les entrailles de la montagne maternelle, l'animal qui vague dans la jungle, l'heure est marquée pour chacun de la hache, de la dynamite ou de la flèche. La minute est fixée de même où le tronc énorme subira le suppliée de la scie, où le minerai souffrira le haut fourneau, le laminoir ou le marteau. Chose merveilleuse, le génie qui animait le chêne ou le rocher les quitte au moment où ils tombent et chacune des planches, chacun des objets en quoi l'industrie humaine les transforme reçoit un nouvel esprit, à l'instant de ces diverses transformations.
   Et ce dernier est plus affiné que le premier, plus intelligent, plus réceptif des influences que les hommes qui l'emploient lui communiquent. De sorte que le poignard de l'assassin, le bâton du voyageur, le clou, la lime ou le rabot de l'ouvrier emmagasinent de la cruauté, de la fatigue, de la joie, de la paresse, et tous les états mentaux de ceux qui s'en servent.

   Non seulement les objets que nous touchons, les lieux où nous vivons se saturent de nos émanations
fluidiques, mais encore nous leur conférons la qualité spirituelle de nos cœurs. Si, dans la rue, se lève à l'improviste en moi une mauvaise pensée ou une bonne, c'est que, peut-être, un criminel ou un saint a posé le pied sur le pavé où je suis (3). Prenons ici conscience de notre pouvoir et de notre responsabilité, et comprenons combien il importe de vivre purement.
   Ce qui touche au commerce, à l'industrie, à la finance ne vit pas avec moins d'intensité et n'entretient pas avec l'Invisible des rapports moins intimes. Mais c'est une autre qualité de la Vie. Dans cette sphère, les mouvements sont plus rapides; la fièvre y règne à l'état endémique; les convoitises y font rage, et les esprits qui dirigent tout ce vaste ensemble de transactions se meuvent, meurent et renaissent avec une rapidité qui éblouit, paraît-il, le regard du voyant. Tant qu'il ne s'agit que de mise en œuvre de matières premières et de commerce réel, les choses se passent encore à peu près normalement. Mais, si l'on s'approche de la spéculation pure, de la haute banque, tout s'affole; c'est pour cela que les sujets donnent des pronostics si incertains sur le jeu, la Bourse ou la loterie.

   Le grand chef de toute cette armée de génies multiformes est appelé Mammon, dans le mysticisme occidental. Il est lui-même un des généraux du Prince de ce monde. La vertigineuse rapidité de mouvements de tous ces dispensateurs de richesses exige, chez les hommes qui veulent se les concilier, ou un coup d'œil excessivement mobile et fin ou une grande force de stabilité; tels sont, par exemple, les tempéraments mercuriens ou Jupitériens des astrologues.
   Les professions qui se rapportent aux intérêts généraux de l'Etat, qui le légifèrent, l'administrent, le défendent, le surveillent, ont un invisible plus calme, mais guère plus accessible ni plus maniable. Elles forment le corps terrestre de la justice cosmique, de cette force équilibrante qui enchaîne les effets aux causes et les réactions aux actions. Les hommes qui la représentent ne sont pas sentimentaux; ils ne connaissent que le règlement, le texte, la consigne; ils ne comprennent pas l'indulgence ni la miséricorde. Tout ceci se voit d'ailleurs fort clairement à la forme que revêtent les génies des administrations, des ministères, des tribunaux, de la police, de l'armée et des divers corps de cet ordre, lorsqu'ils apparaissent dans la spontanéité du rêve ou dans le développement de certaines opérations théurgiques.

   Mais la connaissance de ces formes jette un jour parfois trop vif sur les rouages secrets de la chose publique; c'est pourquoi nous nous abstiendrons d'en parler. je ne veux pas laisser entendre que la fonction du magistrat, du soldat, du gendarme est mauvaise en soi; mais que son état actuel est imparfait. Ce sont des organismes en progrès; il faut leur donner du temps; et d'ailleurs rien ne pourrait subsister sans l'autorisation du Père.
   Quant aux professions où s'incarne l'intelligence du collectif social, ce sont les plus hautes, mais non les plus vivantes. Dans l'individu, l'intellect est le pôle opposé à la matière; mais l'abstrait spéculatif dont il découle le glace. La race blanche fut longtemps malade d'une hypertrophie de force brutale; aujourd'hui elle est peut-être plus dangereusement atteinte par l'hypertrophie cérébrale. Quoi qu'il en soit, le substratum invisible des professions libérales se trouve dans les régions supérieures de l'âme de la terre. Il est difficilement perceptible. Il est l'habitat des créatures qui reçoivent des sphères empyrées les inventions, les métaphysiques, les formes esthétiques des sons, des lignes et des couleurs, qui les acclimatent et qui les rendent assimilables à ceux des habitants de la terre dont l'esprit possède les qualités requises.

   C'est parce que l'inventeur, le philosophe, l'artiste vraiment géniaux, vraiment dignes de porter ces noms comme des couronnes, appartiennent à l'aristie du genre humain, c'est parce que leur moi habite réellement des lieux où l'air est de diamant, où brillent des soleils inconnus, où les formes sont eurythmiques, que, sans cesse en extase involontaire, ces hommes tombent en dehors de la vie pratique, que tout de cette existence, nourrie uniquement des sucs de la matière, les heurte et les blesse en mille endroits, que les autres, prosaïques et « plus sérieux », les piétinent sans pitié dans la course commune à la richesse ou à la puissance.
   Pour incarner les chérubins et les séraphins du Beau et du Vrai, il faut que l'on se donne tout entier. Cette offrande complète est quelquefois même insuffisante. Diviser en plusieurs parts ses forces, sa vie ou sa journée est un holocauste indigne de ces sublimités. Notre terre est infiniment loin du Beau et du Vrai; presque rien, en elle, ne provient de ces étoiles immatérielles. Le savant et l'artiste vrais ne trouvent donc, ici-bas, ni nourriture ni point d'appui; il leur faut se lancer à cœur perdu dans l'éther immense au fond duquel scintillent leurs idéals. Et toutes leurs puissances, physiques, intellectuelles et surtout animiques, ne sont pas superflues.

   Puisque l'Etat moderne, méconnaissant les obligations qu'il leur a, laisse ces hardis explorateurs livrés à leurs propres ressources, c'est aux individus à les aider. Vous donc, épouses, maris, frères, sœurs, enfants ou amis de quelqu'un de ces porteurs de flambeaux, prenez garde de ne point vous dérober au devoir dont le Destin vous charge en vous plaçant auprès d'eux. Ecartez de leurs pieds les cailloux du chemin, et de leur front les moustiques; donnez-leur du pain; pardessus tout versez-leur le vin très réconfortant de votre enthousiasme et de votre admiration.
   Si l'exercice intègre des professions libérales exige une vertu aussi haute, combien plus pur et plus ardent ne doit pas être celui qui prétend devenir ici-bas le ministre de la Divinité? Il faut qu'il soit un saint. Et si les religions se corrompent et meurent, c'est par l'insuffisance spirituelle de leur clergé. Il n'est pas nécessaire qu'un prêtre soit savant, éloquent, habile; il est indispensable qu'il soit disciple vrai du Christ.
   L'Invisible religieux resplendit d'une clarté unique. Tout un monde nouveau se dévoile; l'émerveillement qu'il suscite place le contemplateur sur le chemin de ce Temple surnaturel où le Verbe Se tient en personne et en permanence.
   Les fonctions sacerdotales sont les seules, dans la société, qui ne s'appuient pas sur la matière, ou qui ne devraient, en aucun cas, s'y appuyer. Leur racine est dans l'Invisible d'en-Haut, tandis que celle des autres corps de profession est dans l'Invisible d'En-Bas.
   Mais quittons ces généralités; voyons les conséquences pratiques de ces hypothèses dans le travail de chaque jour.

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   D'abord, une remarque générale. L'employeur et l'employé se regardent presque toujours en ennemis.
Le premier vit dans la méfiance du second; et celui-ci murmure contre la tyrannie ou l'avarice de celui-là. Le patron est certain que ses ouvriers perdent leur temps et le volent; les ouvriers, à leur tour, se persuadent qu'ils sont des victimes sans défense; et ces soupçons, savamment cultivés par de bons apôtres qui vivent de ces enfantillages, s'exaspèrent et amènent des violences.
   Et pourtant tout serait si facile, avec un peu de calme et de bon sens! Celui-ci est le maître, celui-là le manœuvre; aujourd'hui, oui. Mais, hier, qu'étaient-ils? Et demain, que serez-vous? Croyez-vous donc que c'est par votre propre mérite que vous possédez maintenant une usine florissante? Votre intelligence, votre habileté, votre fermeté furent les instruments de votre fortune? D'accord; mais d'où vous viennent ce sens des affaires, cette énergie? Vous n'avez fait que développer des germes latents, et la force même de ce développement ne vient pas de vous. Ne méprisez donc pas vos inférieurs, ne les craignez pas; ils seront pour vous ce qu'il est juste qu'ils soient. Et vous, prolétaires, ne haïssez pas vos chefs; ils sont tels qu'il faut pour le bien de votre âme. Vous êtes, nous sommes tous les collaborateurs de tous; l'humanité entière travaille au même chef-d'œuvre, quelque divergentes que paraissent ses besognes particulières.

   Le but n'est pas d'enfermer quelques liasses de plus dans un coffre-fort ou de marier ses enfants plus richement; ouvrons tout grands nos yeux pour voir la vie dans son plus vaste horizon. Nous ne sommes que des cellules du corps social, que des atomes du règne hominal, de bien misérables petites choses. Au point de vue du simple sociologue, toutes les fatigues de tout un peuple ne concourent-elles pas à la même œuvre? Combien plus des spiritualistes ne doivent-ils pas mettre en commun leurs efforts?
   Dans notre corps, les cellules de l'intestin et celles du cervelet travaillent dans le même sens; si elles se désunissent, cela fait une maladie. De même, si le paysan, le maçon et l'homme de lettres n'effacent pas leurs désirs personnels devant les besoins de la patrie ou, mieux encore, devant la Volonté de Dieu, cela fait aussi une maladie: crise économique, intrigues, déséquilibre de pouvoirs, révolution.

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   C'est le moment de rechercher quels sont les devoirs des supérieurs envers les inférieurs.
   Posons en principe que les premiers sont responsables des seconds. Toute leur conduite ne doit être que la pratique de cette maxime. Ce n'est pas l'homme qui inventa la hiérarchie, et ce n'est pas non plus le jeu du hasard qui rangea les créatures et les fonctions ontologiques dans un ordre de dépendance. La loi de hiérarchie est divine; et le patron, le contremaÎtre même, aussi bien que le prince, tiennent leur autorité de Dieu; les causes secondes qui paraissent les avoir placés à leurs postes respectifs, comme l'intelligence, l'énergie, l'habileté, la naissance, ne sont que les apparences par lesquelles le décret divin se signifie selon la faiblesse de notre compréhension ou la débilité de notre jugement.
   Si cet état de choses oblige l'inférieur à la soumission, il pèse sur les épaules du supérieur en le chargeant d'une responsabilité très grave. Quels ne doivent pas être les scrupules et les examens de conscience et les implorations vers la Lumière d'un homme qui se sent pourvu d'une dignité aussi écrasante que celle de représentant de Dieu sur la terre?
   Le peuple ne sait pas assez combien il est facile de n'avoir qu'à obéir. Il est pauvre en argent, en instruction, en toutes sortes de biens; mais il peut toutefois offrir à ses dirigeants l'aumône de sa docilité, de sa résignation, de son coeur simple. Il collabore ainsi de la façon la plus efficace au grand œuvre social et humanitaire.

   Quant aux chefs, ils doivent être justes, mais ni faibles, ni tyranniques. Ils sont responsables dans une certaine mesure de la conduite de leurs subordonnés. Ils doivent être leurs soutiens dans les défaillances, leurs guides dans les passes difficiles. Surtout ils doivent donner: leur argent, leur temps, leur instruction, leur éducation, tous ces trésors, qu'ils sachent qu'ils n'en sont pas les propriétaires mais les dépositaires, pas les maîtres mais les intendants.
   Ils doivent s'occuper du peuple, non point pour l'avantage moral ou matériel qui résultera de leurs soins, mais du fond du cœur; parce que nous sommes tous frères; parce que notre MaÎtre à tous est descendu jusqu'au plus misérable des hommes. Ainsi, lorsqu'un père empêche son fils de faire l'école buissonnière, c'est une souffrance pour le petit, mais qu'un plus grand bien effacera quelques années ensuite.
   Les classes supérieures n'ont pas à se considérer comme extraites d'un limon de qualité superfine. Une âme s'incarne dans une famille riche, noble ou puissante, bien plus parce que là se trouve son juste destin que parce qu'il s'est acquis des mérites antérieurement. Les qualités physiques, nerveuses ou intellectuelles qui différencient les classes sociales ne sont que des vêtements ou des instruments de travail; elles n'impliquent pas du tout une élévation ou une bassesse correspondante, au spirituel. L'athlète, le politique génial, l'artiste, le savant, le thaumaturge même peuvent très bien n'être que des monstres dans le plan de la Lumière surnaturelle. En réalité, nous ignorons tout de notre prochain; il n'est donc que strictement équitable de le traiter en égal.

   Et, ici, permettez-moi d'insister sur la différence qui se trouve entre la philanthropie humanitaire et la charité divine. De nos jours on a enfin compris qu'il faut d'abord pourvoir aux besoins matériels des pauvres et ne s'occuper qu'ensuite de leurs besoins moraux et intellectuels. Ce n'est pas encore suffisant pour que luise sur cette terre de meurtre l'aurore de la fraternité universelle. Regardez autour de vous, regardez-vous vous-mêmes. Combien de personnes plus évoluées, plus fortes, plus intelligentes que vous vous ont déjà donné leurs soins ! Vos parents, vos instituteurs, les inventeurs, les héros de la patrie, de la pensée, de l'art, du divin, tous ont travaillé et souffert pour vous; et combien d'entre eux sont morts à la tâche! La culture dont vous êtes fiers, les commodités matérielles dont il vous semble si naturel de jouir sont tissées avec la vie même d'innombrables ancêtres, de contemporains anonymes et de cohortes d'êtres invisibles plus nombreux que les grains de sable des plages.
   La rumeur de tous ces êtres en travail forme une grande voix à l'accent impérieux de laquelle je veux vous rendre attentifs. Vous devez descendre vers les plus petits que vous comme vos aînés sont descendus jusqu'à vous. Vous y êtes strictement obligés pour peu que le sentiment de la justice palpite en vous. et l'obligation s'accentue encore si, non contents de ce que vous possédez déjà, vous désirez accroître ce trésor vivant de forces, de sensations, de sentiments, d'idées, de pouvoirs, d'intuitions que le Père a confié à votre gérance. Si vous n'allez pas vers vos inférieurs, les anges ne s'approcheront point de vous. Vous donc, chef de bureau, patron; notable, acceptez l'invitation de votre commis, de votre ouvrier, de votre artisan; provoquez-la au besoin; allez avec bonhomie dans le logement modeste. Donnez avec tact; mais, quant aux conseils, attendez qu'on vous les demande. Si vous vous montrez homme de sens, judicieux, inaccessible à la flatterie, vos subalternes s'en apercevront vite et s'empresseront de vous consulter.

   En matière de philanthropie, la première précaution à prendre est d'établir la confiance; la seconde est de ne pas laisser voir qu'on attend de la reconnaissance, de ne pas prendre une attitude de bienfaiteur. Cela paraît simple, mais c'est difficile. Pour cela, le mieux, c'est de s'assimiler au préalable cet axiome mystique qui exprime avec la plus grande précision le mécanisme invisible de la charité : à savoir que celui qui fait l'aumône est l'obligé de celui qui la reçoit.
   En d'autres termes, et dans un cercle plus général, le meilleur procédé pour agir, celui par lequel l'acte est à la fois riche en résultats et adapté avec le milieu, tout en ne liant pas son auteur à l'enchaînement de ses conséquences, c'est le procédé que détaille l'évangile: faire le bien en secret, dans l'intention la plus désintéressée, avec l'humilité la plus grande.

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   Appliquez cette remarque à l'étude des devoirs des inférieurs envers les supérieurs et vous trouverez rapidement tous les sommaires des nombreux traités qu'on a écrits là-dessus. Car on s'est beaucoup plus occupé de ce sujet que du précédent.
   Le Ciel place un homme dans une position subalterne, d'abord pour lui apprendre la soumission. S'ajouteront en outre d'autres leçons; mais celle-ci renferme l'essentiel. Nous avons en nous-mêmes un foyer inextinguible et vivace de révolte; inutile d'apprendre la révolte; Nous la savons de naissance. C'est pourquoi toute l'immense chaîne de nos transmigrations, des terres désolées perdues aux confins de l'univers jusqu'aux soleils inimaginables, des enfers aux paradis, des séjours les plus denses jusqu'aux plus éthérés, ces milliards de renaissances, de morts, de joies, de larmes, d'unions, de séparations, tout cela n'est que la longue école de l'obéissance.
   Obéir par contrainte, ce n'est pas obéir; obéir par conscience, c'est bien; obéir parce qu'on aperçoit Dieu derrière le maître, c'est parfait.
   Les Règles des grands ordres religieux renferment souvent de véritables traités de l'obéissance; mais leur application stricte a quelque chose d'un peu trop rigide pour les laïcs. La vie séculière demande une certaine souplesse pour répondre à toutes les éventualités qu'engendrent ses mille combinaisons. La difficulté d'y accomplir la loi divine est donc plus grande que dans la vie conventuelle, on tout au moins d'un autre ordre; les vertus et les mérites qu'on y acquiert diffèrent également.

   Aussi ne suivrons-nous pas les docteurs de l'Eglise dans leurs admirables et minutieuses analyses qui mettent à nu les mouvements les plus cachés des péchés capitaux. Nous nous bornerons à résumer un ou deux des plus caractéristiques de leurs écrits. Mais tout ceci est plutôt pour satisfaire à la curiosité légitime de ceux d'entre vous qui ont le temps et les moyens de se livrer aux études spéculatives. Les autres, et c'est le plus grand nombre, n'ont besoin sans doute que d'un petit nombre de maximes, déduites d'un nombre encore plus réduit de principes généraux.
   L'homme, dans quelque position qu'il se trouve, devrait jeter un coup d'œil sur ses rapports actuels avec ses frères, avec l'Invisible et avec Dieu. S'il s'efforce d'accomplir à la lettre les préceptes évangéliques,
cette enquête, il est vrai, n'est plus indispensable; mais elle l'aidera beaucoup à saisir plus intimement telles applications inédites des paroles de l'Ami divin.
   Dans le cas qui nous occupe, nous voyons d'abord qu'obéir, c'est se conformer aux lois biologiques universelles, c'est aider de la façon la plus plénière au travail général des créatures.
   La première précaution à prendre est donc de remédier à notre incompétence, c'est de demander le secours du Ciel. Demandons, avant de nous mettre à la besogne, le secours du Verbe, ce grand Ouvrier de l'œuvre cosmique. Tout acte devrait être fait, toute parole prononcée, tout sentiment cultivé, toute pensée élaborée au nom de Dieu, tout emploi de nos forces et de celles des créatures auxiliaires fait pour Son service. Sinon ces dynamismes, objectifs ou subjectifs, seront mis en mouvement pour le service d'un dieu : dieu de l'orgueil, des vices, des égoïsmes, des honneurs, de l'argent. Et ces énergies, non dirigées vers le centre éternel du monde, deviendront des centres d'individualisations, de parasitismes et de vampirismes.

   Pour que l'offrande de nos fatigues soit transmise directement jusque sur les marches du trône de Dieu, il est inutile de s'embarrasser des complications formalistes dont les cultes orientaux sont si richement pourvus. Inutile de combiner les sons et les articulations de formules hiératiques; inutile de manier le sanscrit, l'hébreu ni même le latin; inutile d'observer l'heure, le lieu, l'attitude. Le Christ nous a libérés de toutes ces lisières. Les dieux auxquels s'adressent les polythéismes antiques et les savants ésotérismes sont des dieux jaloux; le Père seul est bon; et c'est pourquoi le joug de jésus est léger.
   Quelques paroles jaillies du profond du cœur suffisent.
   Comment faire ensuite pour que notre collaboration avec l'ensemble du monde soit meilleure? En ne remettant pas au lendemain ce que nous pouvons accomplir le jour même. En effet, nous ne sommes jamais seuls; le maçon ne cimente pas une pierre, le commis ne trace pas un chiffre sans que certains invisibles les aident, sans que d'autres invisibles profitent de leur geste. Tout est tellement réglé dans l'immense machinerie cosmique que, pour chacun des actes de chacun des hommes, à toute heure, en tout lieu, de véritables tribus d'esprits de la Nature, de génies, parfois des dieux mêmes descendent, soit comme collaborateurs, soit pour s'instruire et se nourrir des émanations mystérieuses des actions humaines.
   Si mon destin, représenté par l'ordre de mes supérieurs ou par l'impulsion de la conscience, me donne aujourd'hui un certain travail, n'importe lequel : une visite, une page à écrire, un voyage, un clou à forger, et que je le remette à demain, tous ces visiteurs seront partis; je serai seul demain, ou plutôt, qui pis est, je serai entouré d'autres visiteurs envoyés pour l'acte qui fut inscrit dès avant ma naissance comme devant être accompli demain. Rien ne correspond. plus, dès lors, à mon œuvre; elle en reçoit du dommage; elle demeure incomplète; le trouble a été mis par ma faute dans au moins deux groupes d'invisibles; et il faudra, pour être à même de réparer ce désordre, que j'attende le moment où les combinaisons futures des événements reproduiront, à une époque indéterminable, la même coïncidence de l'acte que j'ai différé et des invisibles désignés primitivement pour en être les témoins.

   Les mêmes raisons nous imposent de ne pas être paresseux, de ne pas chercher des moyens d'éviter une corvée, puisque tout ce que l'enchaînement naturel des circonstances nous apporte est toujours pour nous
l'occasion du meilleur effort et du meilleur progrès, pour nous personnellement et non pour notre voisin. Et, de plus, la notion la plus simple de la charité nous prescrit de faire nous-même la chose fatigante, ennuyeuse ou désagréable plutôt que de mettre notre camarade dans l'obligation de s'en charger.
   Celui qui essaye d'aimer son prochain comme soi-même peut aller plus loin et toucher à la perfection par trois efforts pénibles. Le premier, c'est de faire soi-même le travail qui répugne au camarade; le second, est d'aider de ses conseils et de ses mains le maladroit, sans le dire aux chefs; le troisième effort, enfin, c'est, lorsqu'un collègue malhabile ou malintentionné cause les dommages à l'usine, à l'administration, de réparer ces pertes, de donner pour cela, toujours sans que personne ne le sache, de son temps et même de son argent.
   Voilà une des mille occasions que la vie commune nous offre de devenir de vrais chrétiens; et cet héroisme sans gloire a souvent plus de prix au regard du Père que celui dont la renommée magnifie le mérite.
   Si le travailleur envisage maintenant l'influence fécondante, vivificatrice et assainissante de l'effort, lorsqu'il aura quelques instants de loisir et que son corps ne sera pas accablé de fatigue - car il faut être charitable envers ce corps par qui s'accomplissent les merveilles célestes -, il devra chercher une occupation plutôt que de demeurer inactif. N'entendez pas qu'on doive se consumer dans une hâte fébrile, dans des inquiétudes artificielles incessantes; non; il vaut mieux se tenir dans le calme, mais que ce calme ne dégénère pas en indolence. Souvenons-nous du « Hâte-toi lentement » des anciens.

   Une dernière conséquence du fait axiomatique, que tout ce qui se rencontre sur le chemin d'un cœur dévoué aux choses du Ciel est le signe fidèle de la Volonté du Père, c'est que nous devons faire notre métier le mieux possible. Si on veut aimer Dieu, il faut aimer Ses œuvres, c'est-à-dire le prochain et toute créature. Et si on aime les œuvres de Dieu, il faut les accomplir. Or, la première et la plus facile de toutes, c'est notre profession. Appliquons-nous donc à notre métier comme il est écrit qu'il faut aimer Dieu : de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa pensée et de toutes ses forces, quelque monotone que soit ce métier. Celui qui recherche la volonté du Père et non pas sa satisfaction personnelle, si noble qu'elle puisse être, sait que le Destin ne lui donnera une besogne nouvelle que lorsqu'il aura montré pratiquement sa soumission et son bon vouloir. Si habile que soit un ouvrier, il y a toujours une habileté plus grande. Et, dans la grande école de la Vie, on ne nous fait passer à la classe supérieure que quand nous avons parfaitement appris la leçon de la classe précédente.

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   Rien n'arrive ici-bas que par la permission expresse du Ciel. Par la qualité de leurs actes, les hommes modifient la trame de leur destinée future; et ils retrouvent, en revenant sur la terre, la juste réaction des énergies antérieurement émises par eux. Laissez-moi vous le redire : l'injustice n'existe pas; tout est motivé, même les circonstances les plus extraordinaires. Avant que nous naissions, tout est déterminé: la race, la patrie, la religion, les parents, la chambre même et les meubles qui la garnissent; notre vie est écrite d'avance dans ses plus petits détails. Et cependant notre liberté existe, infinitésimale mais réelle. L'usage que nous en faisons est presque toujours maladroit. Si nous étions sages, nous emploierions cette faculté précieuse, la plus divine de nos facultés, par laquelle nous sommes essentiellement des fils de Dieu, nous l'emploierions à faire la Volonté. du Père. Que notre route serait abrégée et nos peines diminuées !
   Mais nous sommes vains; une haute idée de notre intelligence nous abuse. Certains se croient même plus habiles que les autres en entrant de force dans le monde fermé des Esprits de la Nature; en cherchant à s'en attacher par des cérémonies, des talismans, des calculs; en suivant les indications des bonzes, des tantriks, des kabbalistes, d'Agrippa et d'autres, plus modernes. Ils espèrent ainsi se rendre maîtres des génies de leur personne, de leur profession, de leur demeure; et ils se leurrent délibérément, disant qu'ils ont fait toutes ces opérations par la permission divine ou par le nom du Christ.

   Leur illusion est commune . « Que Ta Volonté soit faite », dit-on tout haut; et on pense : « Pas avant que j'aie contenté mon désir. » Ah ! l'homme est une pitoyable chose, et ridicule !
   Cessons ces atermoiements; laissons ces misérables ruses. Le Père voit tout et a tout prévu. Ayons confiance en Lui.
   Vous avez vu certainement de ces braves garçons pleins de zèle intempestif, qui courent çà et là, se hâtent, vocifèrent, accumulent les maladresses et empêchent tous les camarades de faire leur travail à force de vaniteuse ou de sotte agitation. Tout le monde finit par les malmener et par les fuir. Tels sont les orgueilleux ou les naïfs qui cherchent dans l'occultisme les moyens de se rendre utiles à autre chose que ce à quoi ils sont destinés. Le lycéen qui fait de la littérature pendant le cours d'algèbre et de la chimie pendant le cours d'anglais est un maladroit ou une mauvaise tête. Si le destin nous fait raboter des planches ou labourer, c'est que nous ne sommes bons qu'à faire un menuisier ou un paysan. Que si, à force de souplesse on d'énergie, je m'élève à une position plus haute, quels que soient les avantages que je tire de cette élévation, quels qu'en soient les bénéfices pour mes concitoyens, ce seront des bénéfices apparents, et passagers, parce que, si beau, si noble qu'ait été mon effort, j'ai fait ma volonté et non celle du Père.

   Et, plus tard, quand il me sera donné d'apercevoir en esprit l'ensemble de ma carrière, j'apercevrai, avec d'amers regrets, tout le bien que j'aurais pu faire par ma soumission à Dieu, et tout le mal réel que j'ai causé au milieu et à moi-même, sous le bien apparent pour lequel les hommes m'auront peut-être élevé des statues.
   Tous les esprits que dénombrent les ésotérismes existent; les dieux sont bien plus que trente-trois millions. Mais nous n'avons à nous occuper que du plan matériel, puisque c'est de la matière que nous avons la conscience la plus parfaite. Au-dessus de tous les esprits qui nous apportent notre nourriture, nos vêtements, nos amis, nos idées, nos sensations, qui conduisent vers nous des parents, des amis, des événements, des honneurs et des douleurs, il y a la sollicitude du Père pour chacun de nous.
   Or chaque pensée du Père est un ange vivant, un être individuel, intelligent, sensible, dont cette pensée même est l'âme immortelle. A chaque fois que Dieu envoie un homme en ce monde, Il le suit d'un regard d'amour, comme la mère sur le seuil de la porte regarde son petit s'éloigner qu'elle envoie à l'école. Ce regard de Dieu, c'est notre ange gardien.
   Il ne faut pas chercher à sentir sa présence, à entrevoir sa forme radieuse ni son tendre visage. Sachez qu'il est là et que ses yeux vont sans arrêt de vous au Verbe et du Verbe à vous. Et nul potentat au fond de son palais, derrière ses gardes, n'est mieux à l'abri que le plus indigne d'entre nous aux côtés de cette présence ineffable.

   Résumons. Les Invisibles coopèrent à notre travail professionnel en bien plus grand nombre et d'une façon plus continue, plus saine et plus active qu'aux œuvres mystérieuses de l'illuminisme, du spiritisme et du magnétisme. Si nous pouvions nous rendre compte de la sollicitude avec laquelle le Père nous aide à progresser, nous ne craindrions aucune des douleurs de l'existence. Mais alors notre mérite serait nul et nous ne ferions pas grandir la semence surnaturelle de la foi. Acceptons l'ignorance bénie dans laquelle Dieu nous laisse; tout ce qu'il nous est vraiment nécessaire de savoir, le Ciel nous l'apprend, selon la preuve que nous Lui donnons de notre bonne volonté.

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1. C'est là une explication de la conque symbolique que portent la plupart des dieux hindous.

2. les amateurs d'ésotérisme pourront, au lieu de la clé quaternaire, se servir ici du ternaire, du quinaire, du septénaire ou de tout autre nombre. Tout est dans tout. Les aspects des choses changent simplement selon l'endroit où se place celui qui les observe. Du moins il en est ainsi tant que l'on n'est pas entré dans le plan Un, dans le Royaume de Dieu.

3. Cette espèce de suggestion ou décontagion ne s'exerce pas toujours; elle demande certaines conditions. Bien plus souvent les mouvements soudains qui se font en nous viennent d'un acte antérieur, un peu comme un homme qui se jette à l'eau, plonge et reparaît dix mètres plus loin sans que le spectateur sur la rive - la conscience - ait pu suivre son trajet sous les flots.