LA DESTINÉE

      

     Nous sentons le sol social se dérober sous nos pas; la guerre n'a résolu aucun des problèmes antérieurs; ou plutôt personne ne leur a trouvé de solution dans la guerre; puis des problèmes nouveaux ont surgi.  En somme, l'humanité s'inquiète, elle craint une autre guerre, quelque catastrophe plus effroyable, elle ne sait quoi.  Et, cherchant, à l'exemple de ses lointains ancêtres, une protection contre un avenir redoutable, elle montre le même aveuglement qu'eux.  On leur avait bien dit, aux habitants de Sennaar, que le Déluge était la suite de la corruption générale; à nous encore, on a bien dit que cette guerre était la transposition extérieure de notre barbarie intérieure.  Autrefois, on crut se garer d'un deuxième déluge en élevant une tour de pierre et de briques.  Ceux d'aujourd'hui croient empêcher une autre guerre en continuant d'agrandir la civilisation matérielle, égoïste et haineuse à qui précisément nous devons ce cataclysme : nous refaisons une tour de Babel avec des systèmes pour pierres et des passions cupides pour ciment. 

     Faudrait-il donc revenir à la simplicité des peuplades primitives ?  Non pas; nous tenons la charrue, dans un sol bien pierreux sans doute, mais le devoir, c'est d'aller jus qu'au bout du Sillon.  C'est nous qui nous sommes créé notre destin actuel : c'est notre tenue de maintenant qui déterminera notre avenir.  Pour comprendre, pour résoudre les problèmes de tout ordre qui se posent aujourd'hui, même les plus techniques, il nous sera utile de connaître quelle part la Destinée y prend, quelle attitude de notre volonté sera la meilleure, quel secours peut nous venir de ce qui est au-dessus de la Nature et de l'Homme; comment, enfin, nous pouvons le mieux recueillir l'héritage des ancêtres et ouvrir les routes à nos descendants. 

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     Où que nous regardions, autour de nous, au-dessus, en dessous, en nous, la part du Destin se découvre énorme; d'excellents esprits croient en conséquence au retour sans fin des choses, à l'emprisonnement perpétuel de l'homme dans les cachots d'un déterminisme invincible. 

     Depuis l'acte jusqu'au caillou, depuis l'agrégat minéral jusqu'à la religion, même l'apport fugitif du Présent, tout n'est-il pas le fruit du Passé ?  Et, en nous, depuis le corps jusqu'à notre cime intelligente, tout n'est-il pas le fruit de divers atavismes ?  Ces assises granitiques de notre personne, ces fondations de l'inconscient, nous ne les touchons, il est vrai, que par des crises graves; il faut que le feu souterrain s'allume; alors, parmi les jets de boue on trouve des gemmes dans leur gangue.  Ceci, heureux effet de la souffrance, nous démontre combien il importe que nous nous connaissions à fond. 

     Ce domaine du Passé, nos sociologues et nos psychologues sont loin de l'avoir décrit complètement; ils ne poussent pas jusqu'à leur limite les principes qu'ils défendent; ils sont trop respectueux des clôtures.  Prenez par exemple la loi de la conservation de l'énergie que les physiciens ont redécouverte.  Quelle vision ne donne-t-elle pas de l'envahissement fatidique ?  Comme elle nous démontre que rien ne se perd !  Nous nous représentons cela trop confusément.  Rien ne se perd : cela veut dire que le geste d'un habitant des cavernes préhistoriques n'a pas encore épuisé sa trajectoire.  Ce qui a eu lieu, voici des millions de siècles, en quelque coin secret de la plus lointaine étoile, n'a pas fini d'agir, d'agir sur tous les mondes : sur celui-ci; sur tous les êtres : sur moi-même. 

     Le Destin nous enchaîne de noeuds enchevêtrés; il nous presse de toutes parts, il nous pénètre, il nous sature; l'air que je respire est rempli de ses poussières vivantes.  Et tout le solide, tout le fixe de ma personne totale est fait de des fluides pétrifiés. 

     L'instruction, l'éducation, le magnétisme du milieu, la volonté disciplinante recouvrent ces pierres; le plus souvent, l'Idéal ne s'y ajoute que comme une parure décorative.  Son essence existe toutefois au plus profond de cette ossature immatérielle, feu endormi au coeur du silex, mais des bouleversements dans la conscience sont nécessaires pour que la lueur perce.  La morale nomme ces cataclysmes psychologiques, des remords; la théologie les définit d'un terme qui veut dire brisement : la contrition.  Il faut en effet un brisement pour que le feu jaillisse de nous.  Une vocation tranquille venue de simples tendances n'atteint jamais l'idéal; il faut souffrir pour mettre au monde n'importe quelle grande oeuvre, même celles que font aujourd'hui les rois du commerce et de l'industrie.  La femme n'est pas seule à enfanter dans la douleur. 

     Et plus cette étincelle est pure, plus son éclat exige d'énergies.  Un grand artiste souffre davantage qu'un grand réalisateur; et un saint subit une somme effrayante de tortures intimes et de déchirements. 

     Dans les cryptes du Passé, l'antique serpent secoue ses prestiges; il amplifie la masse énorme des ruines pour abattre nos courages; il amoindrit les individus et augmente les foules;.  il exagère l'importance des résultats matériels pour diminuer les spirituels, il multiplie les systèmes pour nous conduire à l'éclectisme; il nous présente le monde comme une machine énorme sur le mouvement implacable de laquelle aucune volonté ne peut rien.  Il espère ainsi nous cacher que les seuls perfectionnements viables naissent par le progrès moral et que le progrès moral collectif ne s'obtient que par et dans l'individu. 

     Tel est le piège de la Destinée. 

     Initiatrice sévère, elle asssocie dans notre compréhension le fatidique et l'implacable, le fatal et le néfaste.  Elle nous gouverne par la crainte, comme des personnages d'Eschyle et de Sophocle.  Sous ses formidables menaces, l'homme d'Orient pense que ses existences antérieures ont été criminelles et qu'il faut payer.  Le chrétien pense que Dieu l'éprouve et lui offre ainsi le moyen d'acquérir des mérites. 

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     L'on touche ici à l'idée la plus populaire de tout le spiritisme indépendant : la réincarnation.  Plusieurs d'entre-vous se sont souvent demandé pourquoi je ne parle jamais de cette théorie.  C'est que je la trouve inutile et même pernicieuse pour atteindre le but vers lequel je vous invite à vos mettre en marche.  Si vous le voulez bien, je vais m'expliquer là-dessus une fois pour toutes. 

     Le but, mon but, c'est Dieu, mais non pas les dieux.  Pour moi, je voudrais ne vous voir accepter que la science qui vient de Dieu directement; que la puissance qui vient de Dieu directement; que les consolations qui viennent de Dieu directement.  Je voudrais que vous appreniez à vous passer de tous intermédiaires; que vous ne donniez aux philosophies et aux théologies, aux adeptes ou aux docteurs, aux esprits ou aux fluides, aux occultismes ou aux illuminismes, que la seule importance à laquelle ils ont droit : une importance très relative.  Si vous considérez Dieu comme votre seul Maître et vous-mêmes comme rien de plus que Ses pauvres serviteurs, qu'est-ce que cela peut faire que vous veniez vivre plusieurs fois ou une seule fois, sur ce monde ou sur d'autres ? 

     Mon but, c'est que vous appreniez à aimer Dieu, à avoir en Lui toute confiance, à être assurés que tout ce qu'Il fait est bien.  Si vous êtes dans ce sentiment, vous n'avez plus besoin de ces preuves que la majorité des croyants exigent de la Justice de Dieu.  L'être humain manque un peu de logique, il me semble.  Voilà des catholiques, des protestants, de spirites.  Notez-le, ce sont des gens qui affirment croire en Dieu.  Or, leur premier sentiment, dès que le malheur les frappe, c'est de ne pas admettre qu'ils l'ont mérité.  Premier illogisme, puisqu'ils prétendent croire en Dieu.  Leur second sentiment, tout aussi peu logique, mais plus louable, c'est de vouloir connaître comment fonctionne la justice de ce Dieu qu'ils croient aimer.  Pauvre amour vacillant, il lui faut des preuves, des étais, des explications !  Pauvre amour qui crie : Je veux comprendre; comme il est loin du véritable amour, qui ne se soucie pas de comprendre mais seulement de s'offrir. 

     Leur troisième illogisme, c'est d'accepter les preuves qu'on donne de la réincarnation; aucune ne tient debout.  Il est vrai que la science du raisonnement est un peu oubliée aujourd'hui; on veut tout savoir; toutefois on ne sait plus penser; on ne sait plus que se passionner; certes l'enthousiasme est d'une immense valeur, mais que nous ne nous prétendions pas des cérébraux.  Ainsi la réincarnation est un phénomène inaccessible à la preuve philosophique rigoureuse, et qui en même temps échappe à l'observateur.  Les nombreux spiritualistes qui prétendent connaître leurs existences antérieures se trompent, croyez-en un vieil habitué de ces savanes.  L'idée que nous nous formons d'une réincarnation est à la réalité du fait comme l'idée que conçoit un enfant de la guerre est à la guerre elle-même.  Croyez,-moi, nous ne connaissons rien à rien. 

      

     Quelle théorie est la vraie, celle de l'homme d'Orient, ou celle du chrétien ?  Les deux peut-être, à la fois (1).  Et puis qu'importe ?  L'une et l'autre peuvent nous inspirer les meilleures résolutions pratiques.  Il faut bien le reconnaître à la honte de notre nature paresseuse, le succès et le bonheur nous endorment.  Seuls l'échec et le malheur tendent nos énergies.  Si l'homme terrestre vit dans les plaisirs, l'homme spirituel s'anémie.  Et, comme aucune joie stable ne peut venir de la matière, on roule de découragements en lâchetés, et l'on s'endort. 

     Par contre, une dure existence nous retourne vers ces régions immatérielles où se tiennent les seules certitudes sereines qui donnent à ceux qu'elles visitent le courage de vivre et l'espoir certain d'un monde harmonieux.

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     (1) Cf.  supra : L'Incarnation des Ames. 

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     L'on s'étonne que le Destin nous soit si peu pitoyable; moi, je m'étonne qu'il me soit si longanime.  Car j'existais avant l'instant de ma naissance; j'existais, moi immortel, formé dans les cieux d'une parole divine; pour joindre le corps que me préparaient un homme et une femme tout au loin, j'ai dû traverser bien des temps et bien des espaces; et si vertigineuse qu'ait été à son début la vitesse de ma chute, elle s'est ralentie à mesure qu'elle se prolongeait, au contraire de ce qui se passe dans le pondérable; elle a duré suffisamment pour que je m'imprègne au passage de toutes les odeurs, pour que je me salisse, que je m'alourdisse, que je me pétrifie.  Plus je descendais, plus longtemps je séjournais sur des terres tristes. 

     Quand mon corps pousse son premier cri, c'est déjà la honte, la frayeur, la révolte, les amers regrets qui s'exhalent.  Mon moi est déjà si coupable; et tant de témoins de ses excès se lèvent contre lui dans les mondes révolus, qu'il vient de traverser !  Dès l'instant qu'il s'échappe des doigts du Grand Semeur, sa responsabilité commence. 

     Et puis, s'il est vrai que la personne présente soit presque entière construite avec les legs des ancêtres, si les cellules du corps actuel ont déjà été des atomes minéraux, des cellules végétales, animales ou humaines, si la vitalité porte les vertus et les tares ataviques, si le caractère et la mentalité sont dans leur charpente et dans leur dessin ceux de ma généalogie réelle, 11 ne suis-je pas, en somme, une réincarnation complexe, et n'ai-je pas, en toute justice, à réparer telles ou telles fautes de plusieurs parmi mes aïeux, puisque les éléments de tout ordre qui aujourd'hui sont miens, furent autrefois, çà et là, le long de la Durée, les organes d'autres hommes disparus ? 

     Sous cet angle, l'hypothèse de la pluralité des existences, indifférente au vrai chrétien, d'ailleurs, comme au vrai stoïcien, satisfait mieux notre pauvre petite conception de la Justice universelle.  Et le contentement de paraître comprendre quelque chose au mystère du monde nous fait accepter de meilleure grâce nos infériorités; c'est peut-être pour cela que l'Oriental se montre plus satisfait de la vie que l'Occidental.

     Ainsi se légitime la tyrannie du Destin. 

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     Une autre vue abandonnée le long des siècles a été recueillie par les psychologues contemporains.  C'est l'hypothèse d'une sphère mystérieuse qui, en nous, servirait de support à notre personne consciente, qui en serait le sol et le ciel nourriciers et qui, pourvue d'organes de perception et d'organes d'action, nous transmettrait les messages de tous ces mondes pressentis, autres que le monde des phénomènes et que celui des idées. 

     Aujourd'hui, l'inconscient a conquis le droit à l'existence officielle; des littérateurs, des philosophes ont su se faire de la gloire en traduisant, pour l'étonnement ravi des femmes du monde, les vieux écrits mystiques où sont dépeintes ces frondaisons inexplorées qui s'épanouissent dans les firmaments du rêve.  Mais ces démarqueurs ont obscurci la question; traitant par les procédés analytiques ordinaires des phénomènes qui ne sont pas successifs comme les opérations mentales, qui ne marchent pas par raisonnements mais par bonds, ils faussent le regard. 

     Voici les faits :

     Il existe des mondes invisibles encore plus nombreux et de nature infiniment plus diverse que les mondes visibles.  Toutes les formes de la vie terrestre sont des délégations de l'un de ces mondes.  L'infusoire, la plante, chaque pierre, chaque animal, ici-bas rapetissés, existent à l'état intégral sous des cieux invisibles.  Chaque passion, l'envie, la colère, la crainte, sont quelque part des êtres vivants.  Chaque idée, chaque science, tout système philosophique, tout art peuplent chacun une planète, mais selon une stase vitale parfaite et harmonieuse.  Une équation est une entité, la délicatesse de deux nuances voisines ou d'une mélodie descendent de planètes où nos songes fantastiques seraient la réalité commune. 

     D'autre part, en face de cette création inconnue, se tient l'homme inconnu.  De même qu'il y a un homme dont les sens enregistrent le monde physique, dont les membres le pétrissent et dont la pensée extrait, de ces perceptions et de ces préhensions, des lois qui sont la philosophie de la science, 11 il existe un homme invisible, avec des sens et des membres plus nombreux qui enregistrent le monde invisible ou le modifient; ces perceptions et ces actions supra-conscientes atteignent la cérébralité parfois; alors se produisent ou l'invention, ou l'intuition, ou l'inspiration, l'éclair du génie, l'extase de la sainteté. 

     Et puis, ceci est nécessaire à savoir, on distingue dans les parties constitutives de l'univers plusieurs classements; il y a une hiérarchie des valeurs métaphysiques, mille autres hiérarchies encore, et, entre toutes, une hiérarchie des valeurs spirituelles. 

     De même que nos sens de chair reçoivent du monde charnel des impressions saines ou malsaines, belles ou laides, de même tout ce que notre inconscient reçoit des mondes extraphysiques peut être beau ou laid, direct ou pervers.  Il peut y avoir des inventions nuisibles, des intuitions ténébreuses, des inspirations sataniques. 

     J'insiste sur ce point à cause de la tendance contemporaine qui prône, en art, en philosophie, en morale, la ruée vers la vie, la fusion dans la vie, l'émotion sans critique : c'est encore là une contrefaçon détestable des enseignements de l'amour divin.  Oui, il faut aimer toute chose et toute créature, mais pour elles-mêmes et non pour notre jouissance; oui, l'amour confère la connaissance, mais l'amour qui se donne, et non l'amour qui prend; oui, on peut ouvrir son coeur aux émotions, mais pour s'exciter à l'oeuvre, et non pour cette malsaine délectation solitaire que célèbrent nos esthètes avancés. 

     Pardonnez-moi cette longue parenthèse; il m'a paru nécessaire d'établir les limites de la Fatalité pour percer un jour d'espérance dans les ténèbres; sous une figure d'inextricable chaos, l'Univers et l'Homme ne s'aperçoivent-ils pas ordonnés alors sur un modèle très simple ? 

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     Que n'a-t-on pas écrit depuis quatre-vingts ans sur la morale de la résignation et sur celle de la révolte ?  On appelle cela, dans le jargon contemporain, l'accept ou l'inaccept; alcools frelatés que nous vend l'énergumène de San Remo.  Est-ce que le marin s'insurge contre la tempête ?  Il s'ingénie pour passer au travers, mais il ne lui accorde ni un mot de crainte, ni un geste de bravade.  Eh bien !  Messieurs, soyons, en face de la Destinée, simplement de bons matelots.  Ils sont innombrables, ceux qui se battent avec la dure déesse, pour leurs femmes, pour leurs enfants, pour leur gloire, pour leur orgueil d'être les plus forts.  Saluons ceux-là, ce sont des héros. 

     Mais il y a mieux; il y a un état d'âme plus auguste, plus vrai, plus fertile 11 infiniment plus rare.  C'est de se colleter avec le Destin sans motif, pour rien, pour le plaisir, parce que l'on est une volonté, un Homme, un Roi par naissance; on n'en doit pas être plus fier pour çà; on bataille contre l'adversaire comme le chien attaque le loup.  Alors, on n'est plus « un héros »; on est « le héros », sans le savoir d'ailleurs.  Presque tout le monde peut remporter des victoires partielles sur le sort mauvais; mais celui-là seul peut le vaincre et le soumettre qui risque le martyre et la mort, la mort corporelle aussi bien que la terrible mort volitive, sans intérêt, sans gloire, sans désir de gloire.  Les autres peuvent être des héros, chacun dans leur genre; celui-là seul est un homme, très probablement il ne parle le langage ni du philosophe ni du religieux; il ne lui manque que l'Amour qui rendra féconde sa sublime insouciance. 

     Oui, l'on peut ?  l'on doit se tenir prêt à livrer bataille.  Nous possédons l'armure puisque nous pensons, puisque nous jugeons.  Si nous étions fondus dans la masse fatidique, comment le saurions-nous, comment en aurions-nous conscience, comment pourrions-nous en disséquer quelques fragments ?  Il y a donc eu nous quelque chose qui peut se poster hors de la machine du monde et la regarder ?  Oui; cela suffit; c'est là le germe de notre liberté future, la première pierre pour l'érection de notre trône royal. 

     Ainsi le fatidique et le créé travaillent ensemble; comme la liberté avec l'incréé. 

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     De ce que tout est écrit, s'ensuit-il que rien ne puisse être changé ?  Le seul fait que nous nous demandions si l'on peut-vaincre la fatalité donne une réponse affirmative.  Si la victoire même lointaine, était impossible, le soldat par avance se sentirait vaincu.  Et puis, il y a l'intervention de la miséricorde divine que le Christ en descendant jusqu'à nous a rendue possible par l'effort réuni de notre prière et de notre humilité.  Nous venons de voir que le Destin reste inexorable.  il est l'essence même des lois de la Nature.  Mais au-dessus de la Nature, ou en dedans d'elle, il y a la Surnature, le Divin, l'Amour : riche de ressources infinies et qui peut par conséquent modifier la Nature sans en altérer l'équilibre, sans en léser la Justice. 

     L'on peut donc, on doit, avant tout, rester digne devant le Destin, accepter, du même air, ses hommages et ses violences.  Voilà déjà un travail qui met en marche les plus secrets ressorts de l'être et les plus nobles. 

     Voilà une attitude idéaliste et réaliste à la fois.  Celui qui peut la garder a compris que les circonstances sont seulement des cadres et des formes, puisque leur valeur essentielle dépend de l'usage que nous en faisons.  C'est la manière dont on accueille les événements, c'est leur utilisation, ce sont les embellissements intérieurs auxquels nous les faisons servir qui leur donnent leur sens et qui les rendent, en réalité, fastes ou néfastes, stériles ou fructueux.  Chaque minute vécue accroît la force du Destin.  Voilà pourquoi le Maître des maîtres désire si fort que nous vivions parfaitement aujourd'hui même; c'est le meilleur procédé pour faire chaque lendemain plus beau que la veille.  Et le meilleur secours pour obtenir cette perfection souriante viendra de Celui qui a dit : Venez à moi, car mon joug est doux et mon fardeau léger. 

     Les génies, dont nos maîtres sans cesse nous proposent l'exemple, ont grandi par un tel labeur journalier; ce pourquoi la postérité les admire n'est presque toujours que la partie la moins admirable de leur existence; leur gloire publique n'est faite que de leurs fatigues inconnues.  Ils ne se sont pas souciés, d'abord, des avenirs.  Ils ont regardé en face leur destin, ils ont engagé tout de suite avec lui une lutte sans répit.  Ils n'auraient pu engendrer rien de grand extérieurement s'ils n'avaient d'abord été grands intérieurement; on a eu raison de dire que l'histoire n'est que la suite de quelques biographies.  N'importe laquelle des grandes conventions sociales, politiques ou religieuses, c'est un homme qui l'a bâtie.  Les grands hommes ont saisi l'héritage du Passé; et, l'ayant repétri dans le silence, ils ont créé pour le Futur un Destin nouveau. 

     Chacun dans sa sphère peut les suivre.  Car la célébrité n'est pas toujours l'attribut de la grandeur.  Pour un héros national, pour un saint dont l'autel attire la multitude, il y a mille héros obscurs, il y a mille saints dont Dieu seul sait les noms.  L'essentiel est de dominer sa nature selon chaque devoir nouveau qu'engendrent les circonstances. 

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     Les héritages du passé ne nuisent que parce que nous les prenons tels quels, sans les adapter au présent, ou bien parce que nous les refusons.  Détruire les injustices, par exemple, ou la guerre, c'est de l'utopie; l'on ne peut rien détruire directement on ne peut que changer des formes; tandis que, alliée à la Providence, notre initiative parvient quelquefois mettre du nouveau sur cette terre.  Il serait plus réel de fonder une justice et une paix si fortes que l'injustice et la guerre ne trouvent plus de nourriture ici-bas, ou plutôt que leurs énergies formidables changent de sens et passent dans l'ordre de l'Amour. 

     En effet, que l'on borne son enquête aux combinaisons incluses dans le champ du conscient, ou qu'on la prolonge dans l'inconnu de l'inconscient, l'un et l'autre, construits avec des matériaux du passé, ne fourniront que des réponses faites d'éléments anciens.  Mais, si l'on croit au Dieu de l'Évangile 11 non pas au Dieu des Orientaux, ou à celui des philosophes 11 , on saura que de l'inédit peut nous être offert par Son Amour. 

     Si les choses du Destin : les violences instinctives, les convoitises passionnées, les intolérantes opinions poussent parfois en nous de telles clameurs, c'est qu'elles craignent de mourir; elles redoutent le divin nouveau qui les régénérerait cependant.  Ne les jugulez pas avec brutalité.  Car il y a deux sortes de silence.  Il y a un faux silence, vide, inerte et mort.  Et il y a le silence vivant qui naît d'une harmonie parfaite entre les voix des anges. 

     A chaque cri des forces ethniques et ancestrales, qu'un appel à l'avenir réponde donc en nous, avec une concordance exquise.  Nous créerons ainsi ce silence magnifique, riche et palpitant, cette plénitude divine qui comble les vides naturels, cette nudité d'âme plus splendide que les plus fastueux manteaux.  Nous crierons ainsi vers la sagesse incréée que l'Amour oblige à nous répondre.  Nous déclencherons l'impossible.  Et Dieu nous couronnera de tous les joyaux que nous aurons abandonnés. 

     Osons mesurer la force du Destin; osons le regarder; osons vouloir; osons nous tenir debout à la rencontre de l'Avenir. 

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     Vouloir, c'est prendre une décision.  Se décider, c'est choisir, entre diverses combinaisons, celle-là même qui est la meilleure étant donné les circonstances et le but.  Or, qu'elles soient chimiques, mathématiques, morales, pratiques, les combinaisons dans tous les ordres d'activités sont tellement nombreuses qu'une existence entière ne suffirait pas à les définir toutes.  L'inventeur, le délibérateur fait un choix entre elles; ce choix n'est pas uniquement réglé par la logique; souvent il est intuitif.  Souvent, après de longues réflexions stériles, on se sent illuminé par une certitude qui traverse l'esprit.  On sent la bonne combinaison; et ce n'est qu'ensuite que l'on échafaude autour de cette révélation la charpente des raisonnements qui la rendra acceptable à nous-mêmes, redevenus des déductifs, et aux autres qui n'ont pas été illuminés. 

     Cet éclair tombe de par delà la conscience.  Mais il ne déchire pas toujours les nuages de nos perplexités.  Pour une décision banale, nous pouvons nous contenter des matériaux que nous offrent la mémoire ordinaire, l'imagination, la comparaison.  Si, au contraire, l'objet de nos recherches est subtil, si nous sommes consumés par le désir du parfait, les matériaux précédents ne nous satisfont point; nous sentons pouvoir mieux faire; l'activité mentale cesse; une activité animique se lève; un désir, une demande, une prière, si vous voulez.  Tout se passe comme si une force sensitive partait de notre conscience pour explorer l'inconscient.  C'est cela que, dans l'ascèse religieuse, on nomme la contemplation.  C'est, en psychologie l'intuition, aboutissant à l'invention. 

     Toutefois, il faut garder un jugement lucide. 

     De ce que la sphère consciente tire toute sa substance et le principe même de ses facultés de la vaste sphère inconsciente, il ne faut pas la tenir pour rien, comme malheureusement les écrivains dits spiritualistes s'évertuent de nos jours à la rabaisser.  Notre couple de philosophes nationaux, nos dramaturges les plus admirés, notre littérateur grand chef du nationalisme, notre lyrique catholique le plus hardi, cet autre, célèbre surtout par son internationalisme; qui encore ?  le romancier dont tous les héros sont « du monde », toute la volière des femmes de lettres, tous ceux enfin qui sont « avertis » : cette phalange brillante et bruyante ne veut pas voir, quand elle célèbre l'inconscient, qu'elle méprise la volonté logique et sereine; non plus, elle ne s'aperçoit pas que l'inconscient est double; que sa moitié d'en bas affleure le conscient par l'impulsion et l'instinct; que sa moitié d'en haut l'affleure par l'intuition; c'est sa plus grave erreur de confondre l'instinct avec l'intuition et la sensibilité avec l'Amour.  Singulière renaissance d'un mysticisme dépravé que depuis soixante siècles les Brahmanes abandonnent dédaigneusement aux plus grossiers de leurs disciples.  Et spectacle savoureux que de voir accueillir, par le parti le plus réaliste, les subjectivismes les plus effrénés; par le parti le mieux pensant, des écrivains dont chaque livre est une hérésie. 

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     Tout en nous est construit donc par le Destin : tout, sauf notre vouloir, si nous savons le dégager de sa gangue par le feu de la souffrance.  Jusqu'à présent, l'élite seule de l'humanité est sortie des bas-fonds; c'est vrai; cependant tous les hommes auraient pu monter; tous ont reçu les énergies nécessaires; tous ont un corps, un coeur et un cerveau aptes à recevoir le surnaturel.   

     Car le surnaturel est la patrie de la Liberté.  Comme le naturel est le séjour du Destin.  Et ce couple-ci conduit à ce couple-là.  Regardez tout autour de vous; les preuves abondent; regardez les jeunes gens pauvres, qui percent en dépit de tout; regardez la discipline de l'école, par laquelle le lycéen, devenu homme, sera libre davantage; regardez, au social, la race juive qui, après dix-huit siècles d'esclavage, prend une revanche éclatante. 

     Regardez les manifestations les plus rudimentaires de la vie : la molécule, la cellule; qu'y voyez-vous d'abord ?  du mouvement; d'où vient-il ?  il nous paraît spontané.  Je sais bien qu'il ne l'est pas, qu'il est transmis, que d'autres centres inconnus le sustentent; peu importe.  Le premier de tous mouvements, l'origine de toutes ces vies n'a pu être que spontanéité.  Regardez enfin ce mot : la spontanéité : n'est ce pas le mot de Moïse : « Dieu a tiré du néant le ciel et la terre » ?  N'est-ce pas le mot même de saint Jean : La vie, c'est le Verbe, fils de Dieu, c'est-à-dire mouvement sans cause, spontanéité ? 

     Ainsi, la Fatalité est l'ombre d'une Liberté qui se fixe; ainsi, le Destin ne se lève qu'après la libre décision.  Il est le passé; il cherche à saisir le présent; elle cherche à le préserver en éclairant l'avenir.  Comme Abel, la Liberté paraît toujours la victime de Caïn le fatidique; mais elle en triomphe par delà ce monde.  Ainsi l'homme reproduit en son interne le drame universel : fatalité et liberté trouvent par lui leur accord, car il est la seule créature capable de foi, je veux dire capable de sentir le surnaturel, capable de se jeter en lui avec une confiance parfaite. 

     Le Christ nous dit cela d'ailleurs, en termes plus clairs et plus expressifs : Celui qui veut venir après moi (qui veut accomplir la perfection de son développement), qu'il renonce à soi-même (qu'il cultive sa liberté), qu'il se charge de sa croix (qu'il accepte son Destin) et qu'il me suive (qu'il marche avec moi, dans une confiance entière). 

     Si le malheur nous accable, tenir ferme sur le point où il nous presse, et tirer nos forces du plus haut Idéal : voilà la tactique.  En forçant notre Moi et notre Destin à vivre ensemble et à s'accommoder l'un de l'autre, nous faisons descendre ce dont ils proviennent tous deux : l'Esprit.  De la sorte, le moindre de nos travaux se voit répercuté çà et là dans l'univers, et nous revient enrichi, nous faisant communier avec les formes les plus magnifiques de la vie, nous apportant les forces les plus diverses et nous préparant l'avenir le meilleur possible, puisque nous aurons fait collaborer à sa gestation ce divin esprit de Liberté, détenteur de toute la science et donateur de toute richesse.  C'est pourquoi il est écrit : « Si vous êtes deux réunis en mon nom, Je serai au milieu de vous.  »