CHAPITRE II

LES ROSE-CROIX



Il est des êtres assoiffés d'amour et de sacrifice qui, après des siècles et des siècles de luttes et de travaux, parvenus au sommet de la Science et du Pouvoir, réintégrés mystiquement dans la splendeur première de leur condition d'hommes, ne peuvent supporter le spectacle douloureux de leurs frères encore perdus dans les attraits de la passion et de l'ignorance. Ceux-là demandent à être renvoyés dans le Créé et à partager à nouveau ses douleurs et ses tentations. Ce sont les missionnés, les apôtres, les mystiques purs, les véritables Rose-Croix. Ruysbroeck l'Admirable les appelle les enfants secrets du Seigneur (1). Leur doctrine est indicible, car ils professent qu on ne peut rien savoir sans être auparavant convaincu de son ignorance absolue. Leur livre, c'est l'EvangiIe. Leur pratique, c'est l'imitation de Jésus-Christ.

Cette théorie et cette pratique paraissent simples. II n'en est pas cependant de plus haute à concevoir ni de plus difficile à exécuter. Les plus abstruses spéculations des métaphysiciens indous ou les austérités les plus effrayantes de leurs yogis disparaissent devant la terrible profondeur des maximes et des enseignements évangéliques. Mais ceux-là seuls peuvent les comprendre qui ont déjà dépassé, dans le travail et la souffrance, les extrêmes limites de la nature humaine.

Parler des Rose-Croix est chose à peu près impossible (2). Ils forment un organisme invisible (3). Ne se sont-ils pas donné à eux-mêmes le qualificatif d'« invisibles » ? Chevaliers de l'Esprit, ils ne relèvent que de l'Esprit, ils ne peuvent être connus que par l'Esprit. L'Esprit les libère de toute limitation, les élève au-dessus de toute contingence. Il les nourrit, les inspire, les réconforte, II les ressuscite après chacune des morts innombrables qui constituent l'existence dans le relatif des apôtres de Dieu et de Son Christ. Vivant de l'Absolu, ils vivent dans l'Absolu.

Ils nous font comprendre eux-mêmes le mystère de leur union spirituelle les uns avec les autres au travers du temps et de l'espace, leur union spirituelle aussi avec leurs pairs et leurs émules (4), disciples du même Maître, voués au même apostolat. Selon que le Christ a dit à Ses disciples : « Où je suis, vous y serez aussi ».

Mais, de même que l'homme ne peut saisir la divinité que dans sa manifestation, de même les hommes ne peuvent saisir les Rose-Croix, messagers de Dieu, que dans leurs manifestations.

« C'est toujours dans une période critique qu'on entend parler d'eux. Ils arrivent à l'heure et dans le pays où une forme sociale, ayant atteint sa complète réalisation, tend déjà à s'altérer ; lorsque les efforts lents et continus de l'esprit humain, au lieu de converger, comme ils l'avaient fait jusque-là, vers la constitution et l'affermissement d'un organisme social, d'un dogme religieux, d'une synthèse scientifique, commencent à diverger et ébranlent l'édifice construit par les générations précédentes » (5).
Leur nom est celui de leur fonction.

Ils peuvent, s'ils le veulent, être invisibles aux hommes et inconnus ; s'ils le veulent, ils peuvent vivre au milieu d'eux et comme eux ; ils sont libres ; mais de toute façon ils sont présents à ceux qu'ils viennent secourir. Ils adoptent les coutumes des pays où ils se trouvent. Et, en effet, ils peuvent vivre au milieu des hommes sans risquer d'être identifiés ; seuls, leurs pairs les reconnaissent à une certaine lumière intérieure. Le Christ l'a dit : « Le monde ne vous connaît pas ».

C'est pourquoi aussi, lorsqu'ils changent de pays, ils changent de nom (5). Its peuvent s'adapter à toutes les conditions, à toutes les circonstances, parler à chacun sa langue.

Ils font en sorte que ce qu'ils ont à dire au monde soit dit. Ceux qui écrivent ou parlent en leur nom expriment aussi fidèlement qu'ils le peuvent les pensées, les inspirations qui leur sont transmises par la voie spirituelle,

De même, ces hérauts de l'Absolu n'inspirent pas plus leurs apologistes qu'ils ne se préoccupent de réfuter leurs détracteurs. Ceux-ci comme ceux-là se comportent selon qu'ils en sont capables à l'égard de la lumière qu'ils ont devant eux.

« Étrangers et voyageurs sur la terre » (6), ne désirant rien au monde, ni la beauté ni la gloire, rien que de faire la volonté de Dieu, ils vont portant les fardeaux des faibles, réchauffant les tièdes, rétablissant partout l'harmonie. Ils passent, et le désert devient une prairie : ils parlent et les coeurs s'ouvrent à l'appel du divin Pasteur. Ils préparent le chemin à Celui qui doit venir.

Mais qui connaîtra les fatigues, qui dénombrera les martyres toujours inconnus qu'acceptent, dans leur immense amour, ces bergers du Père, pour ramener les brebis indociles que nous sommes ? Le grand Cagliostro le dit en ces termes pathétiques : « je viens vers le Nord, vers la brume et le froid, abandonnant partout à mon passage quelques parcelles de moi-même, me dépensant, me diminuant à chaque station, mais vous laissant un peu de clarté, un peu de chaleur, un peu de force, jusqu'à ce que je sois enfin arrêté et fixé définitivement au terme de ma carrière, à l'heure où la rose fleurira sur la croix » (6).

Ainsi ils ont passé, insaisissables, au milieu des hommes, pour les éclairer et les mener vers la Vie. Ils sont venus pour faire ressouvenir les créatures des paroles prononcées dans les siècles révolus, pour réveiller en elles l'écho, qui s'était tu, des voix qui autrefois avaient vibré à leurs coeurs. lls sont venus travailler à la rénovation spirituelle, à l'obtention, par des efforts quotidiens, de cette lumière qui illumine tout homme venant au monde et que nous repoussons, que nous obscurcissons par nos désirs égoïstes. Là, ont-ils dit, est l'unique voie de la régénération individuelle, de la rédemption collective.

L'initiation chrétienne, en effet, n'a pas pour but, comme les initiations extrême-orientales à orientation métaphysique, d'atteindre un degré supérieur du Savoir ; son but est la Vie. Or la Vie est Amour et la pensée est l'image inversée de la Vie. L'amour est le seul véritable interprète de la Vérité ; l'amour est la sagesse suprême, selon qu'il est écrit : « Celui qui aime Dieu, c'est celui-là qui connait Dieu » (7).

L'organisation intérieure de la Fraternité n'a pas été révélée, ni ses secrets. Ceux-ci portaient, extérieurement, sur la transmutation des métaux, l'art de prolonger la vie, la découverte des choses encore cachées. Mais les Rose-Croix se donnaient pour des magiciens afin de masquer leur véritable pensée, leur objectif primordial : la réforme du monde, dont ils étaient les agents prédestinés. Et c'est ce qui, par-dessus tout, frappe le lecteur des écrits rosicruciens. Plus que les procédés qu'ils présentent pour obtenir la pierre philosophale ou l'élixir de longue vie, plus que la méthode qu'ils préconisent pour parvenir à telle formule du savoir, les Rose-Croix ont apporté aux Européens du XVIIe siècle ruinés par les guerres, écartelés entre le catholicisme et le protestantisme, désagrégés dans leur mental par l'esprit de critique, des paroles de concorde et d'apaisement. Au milieu de l'égoïsme universel ils ont rappelé aux hommes qu'ils sont frères, fils du même Père ; au milieu de l'anarchie montante ils ont parlé du Libérateur, ils ont redit que le Christ est descendu pour réduire toutes les diversités en une stabilité d'équilibre et qu'Il reviendra pour rassembler en un seul corps Ses serviteurs dispersés.

Voilà le message apporté au monde par les Rose-Croix.
 


ELIAS ARTISTA



La Rose-Croix essentielle existe depuis qu'il y a des hommes sur la terre.

En dehors du soleil jaune qui nous éclaire, il y a six autres soleils encore invisibles qui font vivre la terre. Notre soleil jaune est préposé à l'assimilation des fonctions vitales. Un autre soleil, le soleil rouge, a pour office la construction des corps terrestres ; il régit la morphologie, les affinités physiques, chimiques, intellectuelles, sociales. Ce soleil rouge est la résidence de l'être que Paracelse, le premier ici-bas, a nommé Elias Artista.

Elias Artista est l'ange de la Rose-Croix. Nul ne peut savoir qui il est, même celui sur lequel il repose. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il est une force attractive, harmonisante et qu'il tend à réunir les individus en un seul corps homogène.

Voici comment s'exprime Stanislas de Guaita :

« Elie Artiste est infaillible, immortel, inaccessible, par surcroit, aux imperfections comme aux souillures et aux ridicules des hommes de chair qui s'offrent à le manifester. Esprit de lumière et de progrès, il s'incarne dans les êtres de bonne volonté qui l'évoquent. Ceux-ci viennent-ils à trébucher sur la voie, déjà l'artiste Elie n'est plus en eux.

» Faire mentir ce verbe supérieur est chose impossible, encore que l'on puisse mentir en son nom. Car tôt ou tard il trouve un organe digne de lui (ne fût-ce qu'une minute), une bouche fidèle et loyale (ne fût-ce que le temps de prononcer une parole).

» Par cet organe d'élection, ou par cette bouche de rencontre qu'importe ? - sa voix se fait entendre, puissante et vibrant de cette autorité sereine et décisive que prête au verbe humain l'inspiration d'En Haut. Ainsi sont démentis sur la terre ceux-là que sa justice avait condamnés dans l'abstrait.

» Gardons-nous de fausser l'esprit traditionnel de l'Ordre réprouvés là-haut sur l'heure même, tôt ou tard nous serions reniés ici-bas du mystérieux démiurge que l'Ordre salue de ce nom: Elias Artista.

» II n'est pas la Lumière ; mais, comme saint Jean-Baptiste, sa mission est de rendre témoignage à la Lumière de gloire, qui doit rayonner d'un nouveau ciel sur une terre rajeunie. Qu'il se manifeste par des conseils de force et qu'il déblaie la pyramide des saintes traditions, défigurée par ces couches hétéroclites de détritus et de plâtras que vingt siècles ont accumulées sur elle ! Et qu'enfin, par lui, les voies soient ouvertes à l'avènement du Christ glorieux, dans le nimbe majeur de qui s'évanouira - son oeuvre étant accomplie - le précurseur des temps à venir, l'expression humaine du saint Paraclet, le daïmon de la science et de la liberté, de la sagesse et de la justice intégrales : Elie Artiste ! » (7).

D'autre part, si nous voulons regarder vers le sacerdoce de Melkisédèk, dont le sacrifice est la préfiguration de l'Eucharistie, nous aurons à nous souvenir que les prêtres "selon l'ordre de Melkisédèk" constituent non pas un ordre social, mais un sacerdoce dont le sacrement, représenté par le pain et le vin, est le sacrifice de soi-même au prochain, pour l'amour de Jésus-Christ et par l'union avec Lui.

A notre avis, Elias Artista est une adaptation de l'Elie biblique, qui doit revenir à la fin des temps, avec Hénoch, pour remplir leur rôle de témoins dans le binaire universel. Il serait prématuré de dire qui fut Elias Artista, ou qui il sera. Tout ce qu'il est utile de savoir, c'est que ce nom désigne une forme de l'Esprit d'intelligence.

C'est ce qu'entendaient les Rose-Croix quand ils disaient qu'au jour C ils se réuniront en un lieu qui s'appelle le Temple du Saint-Esprit. Mais où est ce lieu ? Eux-mêmes ne le savent pas, parce que, disent-ils, il est invisible (8).

Nous nous permettrons d'indiquer à nos lecteurs, s'ils veulent pousser plus à fond l'étude de ce type mystérieux, de méditer l'histoire d'Hénoch, père symbolique de la Rose-Croix, inventeur de la tradition et de la science, et de scruter les monuments dont la légende lui attribue la paternité.


(1) Vide infra, p. 153.
(2) Cf. SÉDIR : La Rose-Croix, in La Voie mystique.
(3) C'est ce que signifie cette parole que les Rose-Croix se réunissent, au jour C., dans le Temple du Saint-Esprit. Vide infra, p. 44.
(4) L'itinéraire des voyages de Christian Rosencreutz indique bien les filiations de la Fraternité rosicrucienne avec d'autres traditions, notamment avec certains centres installés en Egypte et avec certaines Fraternités musulmanes que le père aurait rencontrées à Fez.
(5) Le nom est le symbole de l'individualité.
(6) Hébreux XI, 13.
(7) 1 Jean IV, 7.