CHAPITRE XII

ALCHIMIE



Nous avons déjà dit que, pour les Rose-Croix, l'alchimie matérielle - recherche de la pierre transmutatoire - n'est qu'un travail secondaire, un parergon, et que le grand oeuvre rosicrucien - l'Ergon - est spirituel. Les textes rosicruciens répètent sans cesse que l'unique chose nécessaire au monde, notamment que le seul moyen de réussir en alchimie, est de s'abandonner à Dieu et de se charger de la Croix du Christ (1). Mais de là il ne faudrait pas inférer que les indications techniques que renferment ces textes soient sans valeur pratique.

Dans l'un des premiers chapitres de ce livre (2) nous avons donné une brève analyse des Noces chymiques de Christian Rosencreutz, Au point de vue alchimique, cet ouvrage touche aux deux voies, en insistant surtout sur la voie humide. Voici un commentaire donné sur les Noces chymiques, dès 1617, par l'alchimiste luxembourgeois Radtichs Brotoffer :

1. - « Premier jour (Distillation), - II me semblait être (métonymie, l'effet pour la cause) dans une tour sombre (cucurbite), enchaîné avec un grand nombre d'hommes (impuretés) ; nous étions entassés les uns sur les autres et nous rendions mutuellement notre position plus douloureuse. Au bout de quelque temps de ce supplice, on entendit des trompettes merveilleuses ; le toit de la tour se leva (alambic) ; aussitôt la foule commença à grimper, se bousculant et se piétinant les uns les autres, Parvenus en haut, un vieillard à barbe blanche (récipient) nous ordonna de nous taire, etc.
» Idem (Rectification du soufre). - À peine eut-il dit cela que la vieille femme commanda aux serviteurs de descendre sept fois la corde (aqua vehens) dans la tour et de retirer ceux qui pourraient s'y accrocher. Beaucoup ne purent la saisir à cause de la lourdeur de leurs chaînes (impuretés adhérentes) ; quelques-uns même eurent les mains arrachées (défaut du mercure ou de l'esprit). La vieille femme prit les noms de tous ceux qui étaient sortis, et elle plaignait ceux qui étaient restés (fèces attachées au fond du vase).

II. - » Le deuxième jour des Noces décrit les propriétés de la pierre à la première opération et à la seconde. La haute montagne est Ia première solution ; la foule, c'est guttae duplicis mercurii ; la terre est le fond du vase. Au troisième jour, . la ville représente le vase de verre ; la vierge, le double mercure ; son frère, le soufre ; la vieille est la terre coagulée.

» Avoir la matière ne suffit pas ; il faut savoir séparer le pur de l'impur ; l'aide de Dieu est nécessaire pour cela, car on ne doit prendre que le sang du lion rouge, et que le gluten de l'aigle blanc, ainsi que le dit Théophraste. Dans ces deux opérations gît le plus grand mystère du monde. C'est surtout le gluten qui est difficile à trouver ; ce n'est autre chose qu'un sel ; mais ce sel n'est d'aucune utilité si l'on a fait sortir son esprit. Cet esprit vital est la racine de tout l'art. C'est de lui que parlent les Noces, septième jour (les porte-étendards).

III. - » Ensuite il est nécessaire d'observer les poids justes de rouge et de blanc, afin que la solution du corps et la coagulation de l'esprit s'opèrent en harmonie ; que le mâle et la femelle soient bien proportionnés et l'eau de résolution pas trop forte, afin que le sperme ne soit pas noyé ; la prégnation peut alors s'accomplir. C'est ce que Théophraste appelle unitas per dualitatem in trinitate.

IV. - » Ici commence la putréfaction, où apparaît la couleur noire comme preuve de la justesse des opérations précédentes. C'est le gluten blanc de l'aigle qui doit noircir. Ceci est expliqué au troisième jour des Noces, au passage de l'enchainement des empereurs, et, au quatrième jour, à propos des rois morts. La sueur est la deuxième dissolution ; les sept vaisseaux, une terre subtile.

V. - » Ici, l'artiste devra prier avec ferveur et étudier avec application ; qu'il lute très soigneusement son vase ; qu'il sache provoquer le déluge des Sages, pour noyer tout le féminin. Assimalet dit dans le Codex Veritatis : Mets l'homme rouge avec sa femme blanche dans une chambre rouge, chauffée à une température constante par un feu spirituel ; cette mixtion se fait dans l'eau permanente qui, portée à sa perfection, est la première matière de la pierre. Il faut aussi savoir régler le feu : « Sa gauche (mercure) repose sous ma tête, et sa droite (soleil) m'embrasse. Je vous conjure de ne pas éveiller mon amie, ni la déranger, jusqu'à ce qu'elle le fasse elle-même » (Cantique II, 6-7).

VI. - » La fermentation est symbolisée au sixième jour des Noces par un oiseau qui se nourrit de son propre sang et de celui d'une personne royale. La pierre est multipliée par le ferment. Le ferment au blanc est lune ; le ferment au rouge est soleil ; mercure, bien qu'étant la seule clef des métaux, n'a pas le pouvoir de l'éteindre avant de l'avoir été lui-même par soleil et lune ; car l'esprit n'agit point sur l'esprit, ni le corps sur le corps. Ceci appartient au septième jour des Noces.

VII. - » Si l'on verse la teinture sur un métal impur, la projection est manquée. Les Noces décrivent ceci comme le jeu du roi et de la reine, semblable à celui des échecs. »

Il est à remarquer que les auteurs rosicruciens qui ont publié d'anciens manuscrits n'oublient jamais de recommander au praticien, avant quelque opération importante, la prière et l'invocation à Dieu.
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Complétons ce qui précède par des extraits d'une très rare pièce rosicrucienne dont le symbolisme est alchimique. (3)
 

Humble message à la très illuminée, pieuse et sainte Fraternité de la Rose-Croix. Avec une Parabole comme supplément et la révélation de l'Étude qui l'a motivée, adressé par MaRs de Busto nicenas.

« En vous saluant chrétiennement et humblement, très illuminés de la sainte Fraternité de la Rose-Croix, je ne dois pas vous laisser ignorer qu'étant venu des Pays-Bas à Rostock il y a environ cinq ans, j'ai rencontré, chez un vieux médecin de cette ville, la rumeur de votre Fraternité, ainsi que le discours sur la réformation du monde entier, que j'ai parcouru très avidement. Mais, comme de prime abord cette oeuvre me paraîssait tantôt digne de foi, tantôt douteuse, et qu'en outre je n'avais jamais vu ni entendu qui que ce soit qui m'eût confirmé l'exactitude des assertions de vos livres, je les avais méprisés par inintelligence, comme d'ailleurs d'autres oeuvres parce qu'ils m'étaient incompréhensibles, et j'avais supposé que seuls des esprits subtils et oisifs pouvaient laisser venir au jour de telles choses, pour aiguiser leur intelligence.

» Mais, depuis, j'ai eu en mains les lettres de deux habitants des Pays-Bas, puis d'autres écrits à votre adresse, tantôt bons, tantôt mauvais, dont j'ai lu plusieurs avec déplaisir ; mais, quant aux vôtres, en tant que j'ai pu en prendre connaissance, je les ai lus à la grande joie de mon coeur. Vous avez donné une réponse très consolante à ces habitants des Pays-Bas, vous les avez déclarés dignes et vous les avez accueillis dans votre sainte Fraternité ; vous leur avez même envoyé un guide avec la permission de la Toute-Puissance divine, ainsi qu'une parabole de sorte que, par la grâce de Dieu, j'ai reconnu et acquis la certitude que cela n'était point une fable ou une invention poétique, mais que votre sainte Fraternité est un véritable Convent et une association chrétienne, instituée pour l'honneur de Dieu tout-puissant et pour le bien de ceux qui en sont dignes.

»... Je pense qu'il est inutile de vous exposer cela plus explicitement, à vous, les plus dignes des serviteurs de Dieu, parce que je crois fermement que cela ne vous est pas inconnu ; en outre, j'en suis empêché par les blasphémateurs, qui voient fort bien la paille de leur prochain, mais non leurs poutres mais je ne me laisserai pas tromper pour cela, car je sais que le Christ ne s'est pas donné à la mort pour les justes mais pour les pécheurs, et que, de même, le malade a besoin de médecin et non le bien portant.

» Comme Dieu le Tout-Puissant regardera ainsi ma misère, et m'arrachera de la gueule du corrupteur pour m'accueillir dans sa grâce (parce que j'invoque et prie mon Dieu pour cela du plus profond de mon coeur), je dirai avec le patriarche Jacob : Le Seigneur sera mon Dieu, avec son aide divine je lui bâtirai une maison et un temple dans mon coeur, et je le servirai de toutes mes forces, autant que le peut la faiblesse humaine, pendant toute ma vie.

» Mais je m'engagerai, hommes très illuminés de Dieu, à prier Dieu sans cesse avec ardeur pour la santé de votre corps et de votre esprit, et à vous servir également par mon corps, si vous en m'en jugez digne, ce qui serait mon souhait cordial.

» Hommes bénis, j'aspire ardemment à découvrir personnellement et verbalement à l'un des vôtres mes grandes plaies, afin qu'elles soient guéries d'autant plus rapidement, et pour que je sois rendu à la santé ; il est incroyable combien elles me pèsent et combien il m'est difficile de les supporter. Vous voudrez donc, conformément à votre offre cordiale et sur mes humbles supplications, laisser venir jusqu'à moi l'un de vous, porteur du signe de reconnaissance indiqué dans le livre intitulé Frater non Frater, afin que je sois pas trompé par un faux Rose-Croix et que je puisse recevoir ainsi la consolation et le salut de mon âme. C'est ainsi que vous prouverez par moi votre amour et votre véritable zèle chrétiens de ne pas abandonner le pauvre et l'affligé ; de plus, vous satisferez ainsi à votre franche et bienveillante offre et promesse.

» Quant à ma seconde préoccupation, vous la connaîtrez, ô très illuminés de Dieu, par la parabole suivante :

 » Certain jour, j'ai entrepris un long voyage vers un lieu très éloigné, voyage que beaucoup ont commencé avant moi, et aussi de mon temps. Mais, pour l'accomplir, il faut un homme sain de corps et d'esprit, qui ne connaisse ni la crainte ni le doute, mais qui soit constant et puisse supporter maint malheur et difficulté ; car il ne s'agit pas seulement de l'éloignement du lieu, mais aussi des nombreux obstacles que l'on peut rencontrer au cours de ce voyage. C'est pour cela que le partant doit se munir du nécessaire, afin qu'il ne soit pas obligé de revenir soit peu après son départ, soit à mi-chemin, où il ne peut guère espérer un secours. Si quelqu'un ne veut point agir ainsi, qu'il s'abstienne entièrement de prendre cette voie.

» Or, j'entrepris également ce voyage, cependant sans réfléchir à toutes les circonstances relatées ci-dessus, mais que j'ai reconnues plus tard en recommençant à plusieurs reprises ce voyage ; j'ai appris surtout combien il est insensé d'entreprendre quoi que ce soit sans réfléchir et sans peser la fin. Mais je ne m'en suis jamais lassé et, au contraire, mon esprit s'embrasait de plus en plus, et il me semblait que je marchais plutôt sur des émeraudes, des saphirs, des hyacinthes, des diamants et des rubis que sur de la mauvaise terre. Mais par cela beaucoup ont été trompés, la rudesse de la voie leur était inconnue.

» De plus, le fond de ce lieu changeait de couleur selon les circonstances, le temps et le rayonnement du soleil, ce qui m'émerveillait grandement et excitait encore mon envie. Et, bien que ce fût en hiver et que la planète dominante manifestât puissamment son action par le froid, je trouvais encore çà et là de belles prairies, des prés verdoyants et des fleurs de couleurs variées ; mais je ne pensais qu'aux délices du lieu vers lequel tend la voie rebutante, surtout parce que cela avait été commencé pour l'honneur de Dieu tout-puissant et pour le bien des hommes.

» Comme je n'ignorais aucunement que je devais ou renoncer entièrement à contempler ce lieu de délices, ou supporter avec une grande patience toutes les difficultés que je rencontrerais sur ma route, je me décidai à souffrir plutôt, avec l'aide de Dieu, tous les malheurs que d'y renoncer, car il était impossible de modérer mon esprit enflammé et plein de désir. Surtout parce que ce chemin paraissait au début très beau et très agréable, tel un miroir, et en majeure partie couvert de fleurs bleues appelées héliotropes ou sol sequium ; je pense, toutefois, que ce lieu devait être plein de sang, parce que les Grecs y ont livré de très grands combats aux Troyens, ainsi que me l'apprenaient les habitants de ce pays.

» Je remarquais, en outre, que de telles prairies ondoyantes et ces fleurs variées apparaissaient surtout quand le soleil était masqué par des nuages opaques, de sorte qu'il ne pouvait émettre sa clarté avec une force suffisante, mais, quand le soleil luisait par ses rayons sans obstacles, le sol devenait noir comme du charbon ou de la poix luisante, qui m'aveuglait presque. Ce voyage (le terme ou le lieu très éloigné ne m'étant pas encore connu) me convenait fort bien, car l'hiver persistait dans sa rigueur, ce qui me donnait un grand désir ; et, ce qui l'augmentait encore, c'est qu'au lever du soleil, malgré le froid intense, le fond, le sol ou la terre était partout humide, comme s'il devait en être ainsi naturellement, ou comme si la nature avait enraciné toute son humidité en ce lieu, ou si le marais salant y prenait son origine.

» Mais divers embarras me retenaient, ainsi que je l'ai rapporté plus haut ; et, comme j'estimais que le voyage m'était impossible par manque de nourriture, je m'en retournai, tout en observant avec soin à quel endroit je quittai le sol humide, ce dont j'avais un signe certain, car c'était le lieu où Fortuné reçut sa bourse de la Fortune ; Fortuné y était encore peint avec l'aimable Fortune, comme si cette image venait d'être achevée le jour même ; je gravai de mon mieux ce lieu dans ma mémoire.

» Mais je dois exposer aussi la cause tait à ce voyage, car elle est importante. J'avais appris que sept Sages ou Philosophes devaient habiter dans sept capitales différentes de l'Europe, et que ces Sages, plus que tous les autres, étaient instruits dans tous les arts et dans toute sagesse, et, en particulier, dans la médecine. Comme tout homme possède le désir naturel de vivre longtemps et en bonne santé sur cette terre, je conçus également un grand désir de visiter tous ces lieux, pour voir ces Sages, espérant obtenir aussi d'un de ces Sages une médecine parfaite pour la conservation de ma santé jusqu'au terme prédestiné par Dieu. Je délibérai donc en moi-même à quelle ville je devrais me rendre en premier lieu, puisqu'il dépendait de ma bonne fortune si quelqu'un parmi ces Sages voudrait ou même pourrait me satisfaire. Aussi ai-je appris à maintes reprises, à mon détriment, que les propos sont vains si la prospérité et la bénédiction de Dieu font défaut ; de même, je présumai facilement que, quoique ces sept Sages eussent été vantés comme les plus sages dans tous les arts du monde entier, l'intelligence ne devait pas être pareille pour tous, mais différente pour chacun, parce que Dieu doue constamment un homme de plus d'intelligence, de vertus et de sagesse qu'un autre, de sorte que l'un surpasse beaucoup l'autre en qualité et en vertus ; je pensai donc qu'il devait en être de même pour ces Sages. Je priai donc avec ardeur Dieu le Tout-Puissant de me conduire sur la voie véritable à l'homme véritable qui surpassât les autres par sa sagesse, pour qu'il fût favorable à ma volonté et m'accordât ma demande.

» C'est ainsi que j'eus pendant la nuit un rêve ou une vision qui me dit à haute voix : Dirige tes pas vers le pôle qu'observent les marins et qu'ils appellent Étoile polaire : c'est là que ton désir sera exaucé.

» Quand je m'éveillai de la nuit sombre, je méditai si je devais ajouter foi à ce songe ou non. Enfin je me décidai, pénétré du désir et dans la pensée d'entrer dans la bonne voie, à entreprendre le voyage ; et, comme c'était sans doute un bon ange qui m'en avait indiqué la direction dans le songe, je me mis en route, à la grâce de Dieu.

» Mais, dès que je voulus avancer, je vis devant moi des rochers hauts et pointus, un chemin dur et rude, des crevasses profondes, des gouffres de fumée où l'eau produisait par sa chute un tel bruit que j'en fus effrayé ; et je m'arrêtai brusquement dans la terreur qui me saisit, en m'interrogeant si je devais oser ou m'en retourner.

» D'une part, le grand désir m'excitait à atteindre ce que j'avais devant moi ; d'autre part, l'aspect terrifiant du lieu très rude me repoussait et, à vrai dire, j'eus une grande peur en voyant devant moi un chemin si difficile. Je restai donc dans une grande peine, ne voyant aucun homme près de moi qui pût me conseiller ou me consoler dans cette alternative.

» Me trouvant ainsi sans aide ni consolation, je pris mon courage à deux mains, surtout en me rappelant mon songe, et je m'avançai à la grâce de Dieu d'un pas joyeux, tout en étant obligé de me reposer fréquemment avant d'avoir accompli l'ascension du lieu. Mais, quand j'eus atteint la hauteur ou le sommet, je ne vis rien devant moi qu'une vaste étendue ; j'étais donc obligé de recourir à ma petite boussole que j'avais emportée à tout hasard ; et celle-ci me montra bientôt de son doigt la ville qui était plus proche que je ne l'avais pensé.

» J'entrai donc dans la montagne, et je parvins à la véritable capitale, dont j'ai oublié le nom. Je questionnai aussitôt les habitants de cette contrée au sujet du sage et, comme la situation et le lieu de sa demeure me furent indiqués, j'allai m'entretenir avec lui. (4)

» Mais voici que je trouvai un homme extraordinaire, qui ressemblait à un voleur, à un brigand, ou à un grossier artisan passant ses jours devant une forge, à brûler du charbon, bien plus qu'à un savant physicien. Mais en vérité, dans la conversation, je trouvai tant de raison et d'habileté en lui, que je n'aurais pas voulu le croire et que mille autres ne le croiraient pas sans l'avoir entendu. Car tous les Sages des six autres capitales étaient obligés de prendre conseil de lui seul quand il s'agissait d'une chose très importante.

» C'est donc une grande sottise que de vouloir juger d'après l'aspect des personnes, ainsi que le dit le poète : Saepe latent humili, fortes sub corpore vires, ce qui s'applique également à cet homme.

» Cet homme grossier et étrange, mais très savant selon l'esprit, occupait un lieu et une demeure singuliers ; en outre, il possédait des qualités et des moeurs extrêmement étranges, et dont je m'étonnais grandement.

» Car, de même que Diogène demeurait dans un tonneau qu'il préférait aux plus beaux palais, de même la Nature avait implanté également dans la nature de cet aventurier, par d'étranges influences et incidences, la détermination de s'élire comme demeure un lieu pareillement étrange ; il ne se souciait d'aucune pompe ni ostentation au sujet de beaux palais ni de beaux vêtements ; mais il faisait grand cas de sa sagesse et de ses vertus qu'il aimait plus que tous les trésors du monde.

» Sa résidence se trouvait dans un roc grossier et dur, où ni la chaleur ni le froid ne pouvaient l'atteindre ; mais, à l'intérieur, ses chambres étaient peintes avec de si belles couleurs naturelles, qu'elles paraissaient édifiées avec le plus précieux jaspe, ou peintes par l'artiste le plus habile qui y eût dépensé tout son art et toute son habileté.

» De même, il ne souffrait jamais ni de la soif ni de la faim ; mais, selon les us et coutumes ordinaires, il obéissait aux flèches de Cupidon ; c'est pourquoi il s'inquiétait souvent, en cherchant à sortir, ce que ne lui permettaient pas toujours ceux qui habitaient avec lui. Il appelait donc les voisins, leur disant : Amis, aidez-moi un peu à sortir à la lumière, alors je vous aiderai à mon tour. Quand les voisins entendaient cela, ils étaient fort satisfaits, car ils savaient qu'il ne les laisserait pas sans récompense.

» Dès qu'il était libre, ils devaient lui préparer un bain, pour lui donner du passe-temps. Mais il s'en trouvait fort mal. Car le cher homme se mettait à transpirer et devenait la proie d'un malaise, de sorte qu'il criait et tempêtait comme un possédé, au point de s'évanouir. Alors le musicien commis à ce soin saisissait son instrument pour lui chanter son chant habituel que les pâtres chantent communément au dieu Pan.

» Dès qu'il percevait ce chant, il revenait à lui ; mais, contre toute attente, en toute hâte, il mettait au monde un fruit vivant, non sans grande peine et douleur, à vrai dire ; ce fruit ne lui ressemblait d'aucune manière, ainsi que l'on put s'en assurer quand il eut atteint l'âge mûr,

» Ce fruit devait être quelque chose de merveilleux, car il venait d'une naissance étrange, telle que l'on ne peut en trouver une pareille. Il comportait deux natures, c'est pourquoi il fallait le nourrir du lait d'une chèvre qui donnait du lait et du sang.

» Et là encore il y avait des difficultés à vaincre, car la chèvre ne voulait se laisser traire que par une seule accoucheuse qui portait le nom d'une sorcière ; elle s'appelait Urganda. Celle-ci se servait d'un verre étrange composé de pièces merveilleuses par l'artiste le plus habile ; il paraissait plutôt naturel qu artificiel, et il me semblait que c'était un morceau de la Table d'Hermès et signé du même seing pour que les vapeurs subtiles du lait ne pussent s'éventer.

» Et Urganda faisait bouillir le lait au point qu'il paraissait incandescent par la chaleur, et en nourrissait le merveilleux nouveau-né qui, en raison de son alimentation régulière avec ce lait, croissait de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois, d'année en année, et augmentait en grandeur, en force et en vertus, à tel point qu'il surpassa de beaucoup les vertus de son père et eut une grande renommée. Des enfants royaux ont de même été engendrés.

» Quant à Urganda, la vieille sorcière, elle pouvait, malgré son grand âge, se changer journellement, au point que ses cheveux mêmes, quand ils n'étaient pas tressés et qu'un léger courant d'air froid les touchait, s'étendaient, tels les plus beaux et longs fils d'or, ou les rayons du soleil ; c'est ainsi qu'ils voltigeaient et ondoyaient.

» Voilà, ô très illuminés serviteurs de Dieu, ce que j'ai voulu porter à votre connaissance, concernant ma seconde préoccupation, en vous priant et suppliant encore humblement de ne point me refuser, mais de m'admettre et de m'accueillir de grâce. Avec l'aide du Seigneur, je me montrerai humble, soumis et obéissant dans tout ce dont vous me chargerez, en tant que je pourrai le supporter et l'accomplir dans ma faiblesse humaine. Je vous recommande ardemment et humblement, ô très illuminés serviteurs de Dieu, ainsi que moi-même à la toute-puissance et à la protection divines. »

Fait à N. le 14 juin 1619.

« Seigneur, assiste-moi et accueille-moi par ta grâce, pour l'amour de Jésus-Christ. Amen, amen, amen. »

(Traduit de l'allemand par Debeo)

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Voici maintenant, comme transition du laboratoire à l'oratoire, une série d'aphorismes un peu moins archaïques, que le lecteur pourra peut-être utiliser d'une façon plus immédiate. On remarquera la double marche, physique et psychique, de chacun de ces axiomes. Leur numérotage n'est pas non plus insignifiant.

AXIOMES HERMÉTIQUES(5).
 

1. - Tout ce qu'on peut accomplir par une méthode simple ne doit pas être essayé par une méthode compliquée.

Il n'y a qu'une seule Vérité dont l'existence n'a pas besoin de preuve, parce qu'elle est elle-même sa propre preuve pour ceux qui sont à même de la percevoir. Pourquoi se servir de la complexité pour chercher ce qui est simple ? Les sages disent : « Ignis et Azoth tibi sufficiunt ». Le corps est déjà en votre possession. Tout ce qu'il vous faut, c'est le feu et l'air.
 

2. - Nulle substance ne peut être rendue parfaite sans une longue souffrance.

Grande est l'erreur de ceux qui s'imaginent que la pierre des philosophes peut être durcie sans avoir été préalablement dissoute ; leur temps et leur travail sont perdus.
 

3. - La nature doit être aidée par l'art toutes les fois qu'elle manque de force.

L'art peut servir la nature, mais non la supplanter. L'art sans la nature est toujours anti-naturel. La nature sans l'art nest pas toujours parfaite.
 

4. - La nature ne peut être améliorée qu'en elle-même.

La nature d'un arbre ne peut pas être changée par l'arrangement des branches, ni par l'addition d'ornements ; il ne peut être amélioré qu'en perfectionnant le sol sur lequel il croît, ou par la greffe.
 

5. - La nature use de la nature, la comprend et la vainc.

Il n'y a point d'autre connaissance que la connaissance de soi-même. Tout être ne peut réaliser vraiment que sa propre existence, mais non celle d'un élément qui lui est totalement étranger.
 

6. - Celui qui ne connaît pas le mouvement ne connaît pas la nature.

La nature est le produit du mouvement. Au moment où le mouvement éternel cesserait, la nature entière cesserait d'exister. Celui qui ne connaît pas les mouvements qui se produisent dans son corps est un étranger dans sa propre maison.
 

7. - Tout ce qui produit un effet pareil à celui produit par un élément composé est également un composé.

L'Un est plus grand que tous les autres nombres, car il a produit l'infinie variété des grandeurs mathématiques ; mais nul changement n'est possible sans la présence de l'Un qui pénètre toutes choses, et dont les facultés sont présentes dans ses manifestations.
 

8. - Rien ne peut passer d'un extrême à l'autre sauf à l'aide d'un moyen.

Un animal ne peut pas arriver au céleste avant d'avoir passé par l'homme. (6) Ce qui est antinaturel doit devenir naturel avant que sa nature puisse devenir spirituelle.
 

9. - Les métaux ne peuvent pas se changer en d'autres métaux avant d'avoir été réduits à la prima materia.

La volonté propre, opposée à la volonté divine, doit cesser d'être pour que la volonté divine puisse envahir le coeur. Nous devons nous dépouiller de toute sophistication, devenir semblables à des enfants, pour que la parole de sagesse puisse retentir dans notre esprit.
 

10. - Ce qui n'est pas mûr doit être aidé par ce qui est parvenu à maturité.

Ainsi commencera la fermentation. La loi de l'induction régit toutes les régions de la nature.
 

11. - Dans la calcination, le corps ne se réduit pas, mais il augmente de quantité.

Le véritable ascétisme consiste à abandonner ce dont on n'a pas besoin, lorsqu'on a reçu quelque chose de meilleur.
 

12. - Dans l'alchimie, rien ne porte de fruit sans avoir été préalablement mortifié.

La lumière ne peut pas luire à travers la matière, si la matière n'est pas devenue assez subtile pour laisser passer les rayons.
 

13. - Ce qui tue produit la vie ; ce qui cause la mort amène la résurrection ; ce qui détruit crée.

Rien ne sort de rien. La création d'une forme nouvelle à pour condition la transformation de l'ancienne.
 

14. - Tout ce qui renferme une semence peut être augmenté, mais point sans l'aide de la nature.

Ce n'est qu'au moyen de la graine que le fruit portant des graines plus nombreuses vient à la vie.
 

15. Toute chose se multiplie et s'augmente au moyen d'un principe masculin et d'un principe féminin.

La matière ne produit rien si elle n'est pénétrée par la force. La nature ne crée rien si elle n'est imprégnée par l'esprit. La pensée reste improductive si elle n'est rendue active par la volonté.
 

16. - La faculté de tout germe est de s'unir à tout ce qui fait partie de son royaume.

Tout être dans la nature est attiré par sa propre nature représentée dans d'autres êtres. Les couleurs et les sons de nature semblable forment des accords harmonieux ; les substances qui ont des rapports les unes avec les autres peuvent se combiner ; les animaux de la même espèce s'associent entre eux, et les puissances spirituelles s'unissent aux germes avec lesquels elles ont de l'affinité.
 

17. - Une matrice pure donne naissance à un fruit pur.

Ce n'est que dans le sanctuaire le plus intime de l'âme que se révèlera le mystère de l'esprit.
 

18. - Le feu et la chaleur ne peuvent être produits que par le mouvement.

La stagnation, c'est la mort. La pierre jetée dans l'eau forme des cercles excentriques progressifs, qui sont produits par le mouvement. L'âme qui ne s'émeut pas ne peut point s'élever et se pétrifie.
 

19. - Toute la méthode commence et finit par une seule méthode : la cuisson.

Voici le grand arcane : c'est un esprit céleste descendant du soleil, de la lune et des étoiles, et qui est rendu parfait dans l'objet saturnin par une cuisson continuelle, jusqu'à ce qu'il ait atteint l'état de sublimation et la puissance nécessaires pour transformer les métaux vils en or. Cette opération s'accomplit par le feu hermétique. La séparation du subtil d'avec l'épais doit se faire avec soin, en ajoutant continuellement de l'eau ; car plus les matériaux sont terrestres, plus ils doivent être dilués et rendus mobiles. Continue cette méthode jusqu'à ce que l'âme séparée soit réunie au corps. (7)
 

20. - L'oeuvre entière s'accomplit en employant uniquement de l'eau.

C'est la même eau que celle sur laquelle se mouvait l'Esprit de Dieu dans le principe, lorsque les ténèbres étaient sur la face de l'abîme.
 

21. - Toute chose doit retourner à ce qui l'a produite.

Ce qui est terrestre vient de la terre ; ce qui appartient aux astres provient des astres ; ce qui est spirituel procède de l'Esprit et retourne à Dieu.
 

22. - Où les vrais principes manquent, les résultats sont imparfaits.

Les imitations ne sauraient donner des résultats purs. L'amour purement imaginaire, la sagesse comme la force purement imaginaires ne peuvent avoir d'effet que dans le royaume des illusions.
 

23. - L'art commence où la nature cesse d'agir.

L'art accomplit au moyen de la nature ce que la nature est incapable d'accomplir sans l'aide de l'art.
 

24. - L'art hermétique ne s'atteint pas par une grande variété de méthodes. La Pierre est une.

II n'y a qu'une seule vérité éternelle, immuable. Elle peut apparaître sous maints différents aspects : mais, dans ce cas, ce n'est pas la vérité qui change, c'est nous qui changeons notre mode de conception.
 

25. - La substance qui sert à préparer l'Arcanum doit être pure, indestructible et incombustible.

Elle doit être pure d'éléments matériels grossiers, inattaquable au doute et à l'épreuve du feu des passions.
 

26. - Ne cherche pas le germe de la pierre des philosophes dans les éléments.

C'est seulement au centre du fruit qu'on peut trouver le germe.
 

27. - La substance de la pierre des philosophes est mercurielle.

Le sage la cherche dans le mercure ; le fou cherche à la créer dans la vacuité de son propre cerveau.
 

28. - Le germe des métaux se trouve dans les métaux, et les métaux naissent d'eux-mêmes.

La croissance des métaux est très lente ; mais on peut la hâter en y ajoutant la patience.
 

29. - N'emploie que des métaux parfaits.

Le mercure imparfait, tel qu'on le trouve ordinairement dans certaines contrées de l'Europe, est tout à fait inutile pour cette oeuvre. La sagesse du monde est folie aux yeux du Seigneur.
 

30. - Ce qui est grossier et épais doit être rendu subtil et fin par calcination.

Ceci est une opération très pénible et très lente, parce qu'elle est nécessaire pour arracher la racine même du mal ; elle fait saigner le coeur et gémir la nature torturée.
 

31. - Le fondement de cet art consiste à réduire les Corpora en Argentum Vivum.

C'est la Solutio Sulphuris Sapientium in Mercurio. Une science dépourvue de vie est une science morte ; une intelligence dépourvue de spiritualité n'est qu'une lumière fausse et empruntée.
 

32. - Dans la solution, le dissolvant et la dissolution doivent rester ensemble.

Le feu et l'eau doivent être rendus aptes à se combiner. L'intelligence et l'amour doivent rester à jamais unis.
 

33. - Si la semence n'est pas traitée par la chaleur et l'humidité, elle devient inutile.

La froidure contracte le coeur et la sécheresse l'endurcit, mais le feu de l'amour divin le dilate, et l'eau de l'intelligence dissout le résidu.
 

34. - La terre ne produit nul fruit sans une humidité continue.

Nulle révélation n'a lieu dans les ténèbres si ce n'est au moyen de la lumière.
 

35. - L'humectation a lieu par l'eau, avec laquelle elle a beaucoup d'affinité.

Le corps lui-même est un produit de la pensée, et a pour cette raison la plus grande affinité avec l'intelligence
 

36. - Toute chose sèche tend naturellement à attirer l'humidité dont elle a besoin pour devenir complète en sa constitution.

L'Un, de qui sont sorties toutes choses, est parfait ; et c'est pourquoi celles-ci renferment en elles-mêmes la tendance à la perfection et la possibilité d'y atteindre.
 

37. - Une semence est inutile et impuissante, si elle n'est mise dans une matrice appropriée.

Une âme ne peut pas se développer et progresser sans un corps approprié, parce que c'est le corps physique qui fournit la matière nécessaire à son développement.
 

38. - La chaleur active produit la couleur noire dans ce qui est humide ; dans tout ce qui est sec, la couleur blanche ; et, dans tout ce qui est blanc, la couleur jaune.

D'abord vient la mortification, puis la calcination, et ensuite l'éclat doré produit par la lumière du feu sacré qui illumine l'âme purifiée.
 

39. - Le feu doit être modéré, ininterrompu, lent, égal, humide, chaud, blanc, léger, embrassant toutes choses, renfermé, pénétrant, vivant, intarissable, et le seul employé par la nature.

C'est le feu qui descend des cieux pour bénir toute l'humanité.
 

40. - Toutes les opérations doivent être faites dans un seul vaisseau et sans le retirer du feu.

La substance employée pour la préparation de la pierre des philosophes doit être rassemblée en un seul lieu et ne doit pas être dispersée en plusieurs lieux. Quand une fois l'or a perdu son éclat, il est difficile de le lui rendre
 

41. - Le vaisseau doit être bien clos, en sorte que l'eau ne s'en échappe pas ; il doit être scellé hermétiquement, parce que, si l'esprit trouvait une fissure pour s'échapper, la force serait perdue : et en outre il doit être bien clos, afin que rien d'étranger et d'impur ne puisse s'introduire et s'y mélanger.

II doit toujours y avoir à la porte du laboratoire une sentinelle armée d'un glaive flamboyant pour examiner tous les visiteurs, et renvoyer ceux qui ne sont pas dignes d'être admis. (8)
 

42. - N'ouvrez pas le vaisseau avant que l'humectation soit achevée.

Si le vaisseau est ouvert prématurément, la plus grande partie du travail est perdue.
 

43. - Plus la pierre est alimentée et nourrie, plus la volonté s'accroîtra.

La sagesse divine est inépuisable ; seule est limitée la faculté de réceptivité de la forme.


(1) « Le seul et unique sujet de la magie aussi bien que de la vraie Kabbale, n'est autre que la Sagesse, le Verbe, le Christ. Et qu'il n'y a pas d'autre nom à invoquer que celui de Jésus, car il n'y a pas de nom sur la terre et dans le ciel par qui nous puissions être sauvés, excepté le nom de Jésus, sous lequel toutes choses sont réunies, car le Christ Jésus est tout en tous.» (Robert Fludd : Summun Bonum)
(2) Vide supra, p. 54.
(3) Abstraction faite de son haut intérêt touchant la technique du parergon, cette pièce est particulièrement caractéristique des dispositions nécessaires pour espérer participer aux travaux les plus extérieurs des vrais Rose-Croix. Disons seulement qu'il n'est guère de texte d'alchimie aussi clairs et loyaux que celui-ci, complet dans sa brièveté. Il renferme des repères et des précisions que l'on trouverait difficilement ailleurs, sauf peut-être chez Kerdanec de Pornic et que l'on confronterait fructueusement avec le « songe » de Cyliani. Le nom supposé de l'auteur voile une des clefs majeures du début de l'Oeuvre Urganda, la « sorcière », (la fée Urgèle de nos fabliaux et le modèle de la nymphe qui guide Cyliani) doit retenir l'attention des studieux, ainsi que son « verre » plutôt naturel qu'artificiel. Précisons que cette parabole s'applique spécialement à la voie sèche.
(4) Les brahmanes enseignent aussi que les grands rishis habitent chacun une des étoiles de la Grande Ourse et que l'étoile polaire est la résidence de leur chef.
(5) Extrait de La véritable Alchimie des Rose-Croix, petit traité contenu dans le grand album de Madathanus, traduit par Jean Tabris (1897).
(6) Remarque pleine d'enseignements ; tous les mots en sont révélateurs.
(7)  Pour le sens psychique, transposer au surnaturel les termes de cet axiome.
(8) Se souvenir de ce qui est écrit, dans les épîtres de saint Paul, sur la probation des esprits.