L'EVANGILE ET LE SAVOIR




    On peut dire, en donnant aux mots leur acception la plus large, que notre temps est intelligence et sensualité; c'est la principale cause pour laquelle il reste sourd aux appels de Dieu. Tout le monde saisit a peu près pourquoi la religion met en garde contre le charme des jouissances sensibles; mais, aux yeux de l'élite, les joies intellectuelles gardent un prestige qui empêche de voir combien souvent elles nous éloignent du divin.

Or l'Évangile nous parle toujours de morale et de piété, jamais de recherches scientifiques ou philosophiques. Est-ce par opposition ? Certainement non; Dieu ne nous aurait pas pourvus de facultés mentales aussi actives pour nous défendre ensuite de les faire travailler. Est-ce par oubli ? Non plus, car cet Évangile, écrit au nom du Verbe en vue des besoins propres de nos siècles, doit servir de guide pour tous les genres d'activités, et offrir toutes les directives, sous peine de perdre son caractère de perfection infaillible, de décevoir la confiance des croyants, sous peine enfin de ruiner leur foi. Il est impossible que notre Père Se joue ainsi de ceux qui s'abandonnent à Lui.

Je voudrais dire aujourd'hui, pour aider, si possible, aux entretiens qu'il vous arrivera d'avoir avec des contradicteurs quelconques, dans quelle attitude le pur disciple de Jésus-Christ aborde le problème du savoir, où il le situe, comment il le résout. On nous reproche parfois de ne mettre aucun frein à nos imaginations, d'être de faux mystiques, des contempteurs de l'intelligence; je désirerais montrer plus explicitement que je ne l'ai encore fait de quelle façon la doctrine littérale de l'Évangile sous-entend une méthode de connaissance avant tout pratique, réaliste, expérimentale et directe; de quelle façon le vrai disciple reçoit des notions exactes sur les choses et sur les êtres, quelle est sa critique, d'où il tire ses certitudes.

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La connaissance ordinaire emploie trois procédés; d'abord l'observation : expérience naturelle des phénomènes de la Nature, expérience artificielle que le savant institue dans son laboratoire; ensuite la méditation sur les rapports réciproques des phénomènes; enfin la contemplation sans raisonnement de laquelle jaillit l'intuition.

Ces enquêtes, que nous menons dans la sphère de la pleine conscience, nous appartiennent; nous sommes libres de les entreprendre ou de les ignorer. L'être humain n'est ni un monarque absolu, ni un esclave; il jouit d'une autonomie relative qu'il étend ou qu'il restreint selon qu'il s'attache à la volonté divine ou à la sienne propre. De même qu'il a sur son corps certains droits et envers lui certains devoirs, il a des droits sur son intelligence et des devoirs envers elle. Tous deux sont des instruments de travail au moyen desquels il devrait réaliser les seuls desseins de Dieu, que la lumière de son coeur transmet à son libre arbitre.

Plus que tout autre, le disciple a le droit de faire marcher son cerveau, avec le devoir de contenir cette activité au-dedans de certaines limites; l'intellectuel sort de ces limites plutôt par l'esprit de ses recherches que par leu. nature, car rien ne lui paraissant plus noble ou plus utile que les accroissements du savoir, sa passion cérébrale peut lui faire oublier ces défenses divines, avertissements bénévoles d'un Père tout animé de sollicitude. Il a tort d'être insatiable, comme d'autres travailleurs ont tort qui ruinent leur santé pour acquérir la fortune. Je sais bien que les richesses de l'avare finissent toujours par revenir à la masse, comme les hardiesses du savant provoquent des découvertes utiles; mais je crois que l'un et l'autre obtiendraient un résultat meilleur, plus normal, sans réactions fâcheuses, en obéissant, dans la conduite de leur activité, aux directives évangéliques. Toutes nos puissances, corporelles ou intellectuelles, sont des servantes que Dieu nous prête; elles ne sont pas nos esclaves, elles ne nous appartiennent pas en propre; nous devons les faire travailler, même et surtout lorsqu'elles sont paresseuses, mais nous devons aussi leur donner le repos nécessaire; nous devons les spiritualiser, je veux dire les rendre réceptives à l'influence de l'Esprit, en les tournant, par la purification de nos mobiles, par la prière, par la charité, vers les buts que

Dieu nous propose, chaque jour, chaque heure et chaque minute.

" Il n'est pas de secret qui ne doive être découvert ", lisons-nous dans l'Évangile. Je crois à l'universalité absolue de cette parole; seulement, c'est le procédé de ces découvertes qui change selon que l'explorateur se fie à la seule matière, ou à la seule intelligence, ou au seul Christ.

Dans le langage de l'Évangile, le mot Vérité n'a pas un sens scientifique, ni philosophique, ni même seulement moral; son sens, comme d'ailleurs le vrai sens de tous les termes de ces Écritures, englobe les trois premiers, les dépasse et les transforme; c'est un sens spirituel, accessible, non par l'esprit de l'homme, mais par l'Esprit du Très-Haut. Et cet Esprit descend sur nous, non pas lorsqu'on cherche à le capter par les soupirs de la prière platonique, mais lorsqu'on se place dans son rayonnement, en " aimant Dieu de tout son coeur, de toute son intelligence, de toutes ses forces, et son prochain comme soi-même pour l'amour de Dieu ". Remarquons cet appel à l'intelligence prononcé par Jésus pour parfaire notre amour de Dieu. Selon la sagesse humaine, une discipline intellectuelle existe; la discipline de la sagesse mystique est morale d'abord, et totale ensuite.

Pour comprendre l'Évangile, il faut une certaine manière de voir dont l'observance de cette discipline seule nous rend susceptibles d'être instruits par le Ciel. Cet état d'âme se nomme la pauvreté intérieure, la première des béatitudes, récompense déjà inestimable et inconcevable aux plus sages des humains. Quand le disciple s'y trouve établi, un monde nouveau s'offre à ses regards, de nouvelles terres, de nouveaux cieux; ou, plus exactement, le monde qu'il percevait jusqu'alors par ses formes sensibles, ou par les abstractions mathématiques, par les méditations philosophiques, ce monde s'éclaire d'un jour inconnu. Au lieu des formes et des lois, ce sont les types essentiels qui se montrent à lui, l'esprit des choses, les esprits des êtres, leurs relations centrales, leur simplicité permanente.

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Le savant, le philosophe recherchent l'inconnu dans les limites de leurs sens corporels ou de leurs facultés mentales, limites dont ils ne peuvent sortir sans entrer soit dans les groupes aventureux des divers occultismes, soit dans la cohorte mystique des serviteurs du Christ. En tant qu'hommes de science ou de pensée, leurs travaux restent légitimes parce qu'ils savent qu'ils ne sont que des hommes, sujets à l'erreur et incapables d'appréhender l'ensemble total des phénomènes et des lois.

Tandis que les recherches des occultismes deviennent illégitimes devant Dieu, parce que l'esprit qui les inspire n'est pas humble. Le disciple du Christ ne scrute pas les mystères s'il n'en a reçu la permission; il ne se préoccupe que de se rendre moins indigne de recevoir ceux que son Maître jugera utile de lui dévoiler. Le savant et le philosophe se servent honnêtement et humblement des instruments de travail dont ils sont pourvus. Mais à la base des enquêtes de l'occultiste on trouve cette conviction, tacite ou expresse, que lui n'est pas un homme comme les autres, qu'il appartient à une élite, qu'il est capable de perfectionner par lui-même et ses sens et sa raison. Et cette attitude orgueilleuse l'empêche de voir comment il ne s'élève qu'en refoulant sous ses pieds un grand nombre de créatures, matérielles ou immatérielles, en négligeant des travaux immédiats, donc d'une utilité urgente, et combien ses découvertes demeurent fatalement partielles, puisque ses moyens d'investigation restent, par nature, limités. L'occultiste, en un mot, oublie qu'aucun individu ne peut par ses propres forces sortir du créé, du fini, du conditionné.

Toutefois je n'indique dans ce court entretien que des types généraux. Je sais que tous les adeptes de l'ésotérisme ne se croient pas des surhommes et que quelques chrétiens, au contraire, se croient parfaits; des gens faisant profession de science exacte ou de pensée impartiale se montrent intolérants; très peu d'individus sont homogènes : le tempérament nous tire dans un sens, le caractère dans un autre, la mentalité dans un troisième.

Aussi voudra-t-on bien m'excuser si je ne présente que des ébauches. Il me faudrait, pour reproduire toutes les nuances de la psychologie, de la métaphysique ou de la théologie, un savoir universel, un talent que je ne possède pas et une existence plus libre d'autres besognes indispensables. C'est sans doute à cause de cette hâte constante que j'ai dû bien souvent mal définir ma pensée et offrir au public une peinture trop vague de la doctrine dont s'inspirent nos " Amitiés Spirituelles ". Je ne sortirai pas de mon sujet en essayant aujourd'hui de distinguer mieux ce qui nous sépare des autres écoles spiritualistes, puisque je préciserai par là même l'attitude du disciple de l'Évangile en face des méthodes de la sagesse humaine.

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Quoique certains prétendent, la doctrine évangélique ne constitue pas la surface, mais le fond de nos convictions. Et réciproquement, en dépit des ressemblances extérieures, ce que j'ai pu dire de la structure et des habitants des mondes invisibles ne constitue pas le fond de nos études, mais l'accessoire. Dès qu'on parle de l'Invisible, le public vous étiquette spirite, ou occultiste, ou théosophe; or, en ces matières, la qualité, la nature des connaissances recherchées dépendent d'abord de l'intention dans laquelle on effectue ces recherches et de la méthode qu'on y emploie.

Comme l'explique excellemment un théologien moderne, " sous le nom d'occultisme viennent se ranger toute une masse d'enseignements et de procédés qui se proposent d'atteindre à la connaissance de l'essence des choses en dehors des voies normales. Son ambition serait d'arriver à un certain point commun par où tous les êtres se touchent et ainsi de prévoir leur naissance comme d'agir sur leur production ".

Or les " Amitiés Spirituelles ", en fait d'enseignements ou de procédés, se bornent à redire ceux que nous donne l'Évangile. Leur ambition n'est pas de faire de leurs adhérents des mages, ni des surhommes, mais des hommes, de simples chrétiens. Aucun fidèle, de n'importe quelle confession, ne peut nous reprocher notre croyance que l'Évangile renferme tout. Aucun non plus ne peut rejeter la " théorie des plans ", la théorie selon laquelle il existe dans la Nature un certain nombre de degrés ou de combinaisons de la substance universelle, puisque les théologies admettent ces degrés, puisque les révélations des saints les décrivent, puisque nous croyons, selon la parole du Christ, que le Créateur reste indépendant de Son oeuvre.

Aucun dogme ne s'oppose ni à la pluralité des mondes habités, ni à la pluralité des existences, ni à cet animisme qu'on nous reproche d'avoir adopté, comme de simples sauvages. D'autant plus, je le répète, que ces théories n'ont pour nous qu'une importance très relative; on peut lire, sous les signatures de la vénérable Marie d'Agreda, de sainte Hildegarde, sainte Françoise Romaine, de la vénérable Catherine Emmerich, de bien d'autres encore, des histoires fort semblables à des contes de fées : qui s'aviserait d'en conclure que le catholicisme n'est bon que pour les cerveaux faibles ? Nous n'avons jamais prétendu qu'il soit nécessaire au disciple d'entrer en relations avec les esprits des choses, ni avec les dieux, ni même avec les anges; nous croyons même - ou plutôt nous savons qu'un homme peut monter très haut vers Dieu sans bénéficier d'aucune vision, d'aucune faculté miraculeuse; nous sommes d'accord en cela avec la théologie la plus orthodoxe, et c'est cela que j'ai voulu dire en écrivant qu'un saint qui saurait être un saint ne serait plus un saint.

On nous reproche de tout matérialiser, d'épaissir toutes les notions. Mais faut-il redonner les définitions classiques de l'essence et de la substance, de l'esprit et de la matière ? Qu'est-ce que la troisième personne de la divine Trinité, l'Esprit Saint, duquel il est écrit " l'Esprit souffle où il veut, et comme il le veut, nul ne sait d'où il vient, ni où il va " ? Si cet agent insaisissable souffle où il veut, c'est qu'il est libre; si nul ne peut connaître son parcours, c'est qu'il n'obéit à aucune loi; par suite, quoi que ce soit que des conditions quelconques régissent n'est pas l'Esprit pur; donc tous les êtres invisibles, par la simple raison qu'ils furent créés, qu'ils ne sont pas Esprit, sont matière : matière imperceptible à nos sens ou à nos instruments, mais matière. La physique moderne démontre bien que la lumière, l'électricité ont un poids; ces fluides appartiennent donc à la matière; pourquoi pas d'autres aussi ?

Notre compréhension de l'Évangile n'est pas pour cela matérialiste. Au contraire; nous nous inscrivons en faux contre les deux adages occultistes : le hasard n'existe pas, le surnaturel n'existe pas. Si par le premier de ces aphorismes l'initié entend que tout ce qui vit dans l'orbe de la création est soumis à une loi, d'accord; mais s'il entend que ces lois, rigides et fatidiques dans l'univers créé, sont toutes-puissantes, non. Au-dessus, ou en dedans de la trame du déterminisme il y a la puissance du Ciel, la grâce divine, l'amour, l'Esprit libre, vers la réception de qui nous chrétiens, tendons de toute notre ferveur. Il y a les mondes physiques, il y a les mondes hyperphysiques, et les métaphysiques; tout cela, c'est du créé, du naturel, du conditionné, du relatif; tout cela, c'est le royaume du Destin et de la Justice. En dehors et en dedans de tout cela, antérieurement, simultanément et ultérieurement à cela, il y a le royaume de la Miséricorde, le royaume de Dieu, le Surnaturel. Pour nous le surnaturel est; il est même la seule réalité, la seule vérité, la seule vie, la seule voie; il se nomme Jésus-Christ; or, ce caractère unique du Christ, aucun occultisme ne l'admet.

Quand l'apôtre Paul s'écrie qu'actuellement les hommes voient les choses comme dans un miroir, il dit vrai; la seule réalité, c'est le royaume de Dieu, l'éternité; la création, c'est les ombres flottantes et inverties des habitants du Ciel et des forces éternelles. Nous, nous essayons de nous rendre dignes des visitations divines; les occultismes, eux, veulent se saisir des ombres; et dans le grand public, ce sont ces ombres, l'astral, le spiritus mundi, l'akasha, qu'on croit être le surnaturel.

Il est donc faux d'assimiler notre foi " au rêve de toutes les magies, de tous les occultismes, de toutes les variétés de la " Christian Science ". " Commander aux forces de la Nature, exercer sur toutes les puissances une action nécessitante et contraignante, dominer la maladie ", tout cela en soi-même ne nous intéresse pas. Si nous voulions dominer quoi que ce soit, commander qui que ce soit, nous ne serions pas des chrétiens. Tout ce que nous désirons, c'est de soulager nos frères; quand nous ne trouvons plus d'argent pour secourir le mal heureux, plus de remède pour calmer le malade, nous demandons l'aide du Ciel. Et si je vous parle, trop souvent peut-être, des merveilles secrètes de l'univers, c'est pour abattre les préjugés, animer la foi et faire comprendre que rien n'est impossible à Dieu.

J'accorde que je vous raconte des choses invraisemblables; mais pas plus invraisemblables que les résurrections de saint Vincent Ferrier, les discours du petit Pauvre d'Assise aux oiseaux, les miracles de nombreux thaumaturges, comme ce maçon que saint Philippe de Néri voit tomber d'un faîte et qui s'arrête en l'air le temps que le saint aille demander à son supérieur la permission de le sauver; saint Paul l'a dit le premier : la sagesse du chrétien est folie aux yeux des hommes.

En effet, le monde est un vaste mécanisme, mais au sein duquel palpitent les germes de la liberté, germes qui se développent dans la mesure où ces êtres réalisent la loi de Dieu, la loi de l'Amour. C'est une parole du Christ que nos renoncements nous libèrent, à condition qu'ils se fassent, non pas pour devenir libres, mais par pure charité. Nous ne le voyons que trop, hélas ! que nous ne sommes libres que dans une mesure infime. Et quand Jésus commande à Ses apôtres d'appeler la paix sur la maison où ils entrent, Il S'exprime comme si la maison elle-même pouvait entendre ces souhaits; en d'autres circonstances, Il S'exprime également comme si le figuier, la fièvre, les péchés, la montagne, la tempête pouvaient entendre Ses commandements. Or Jésus n'était pas un rhéteur; s'Il S'adresse à des choses en apparence inanimées comme si elles possédaient de la raison et un certain libre arbitre, c'est qu'elles possèdent, en effet, ces prérogatives dans une mesure quelconque. Le rituel romain formule aussi ses exorcismes et ses bénédictions comme si l'eau, l'huile, le champ, l'édifice les pouvaient entendre et comprendre; sont-ce des figures de rhétorique, ou bien les vieux pontifes et Jésus sont-ils des animistes, comme le Fuégien ou le Papou ?

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Je n'ai pour l'intelligence aucun dédain. Mais à une époque où on la déifie, où on nomme sentiment et passion ce qui n'est qu'effervescence des sensibilités, je crois bien faire en proclamant le coeur comme le vrai centre de l'homme; le mental est un instrument, la sensibilité en est un autre, le corps un troisième. L'Église aujourd'hui recommande l ?étude de la plus vaste pensée catholique, de saint Thomas d'Aquin; puis-je me permettre de rappeler que saint Augustin a écrit : " Aime, et fais ce que tu voudras " ? C'est une parole profondément vraie, à condition que cette charité généreuse ne reste pas platonique et aille sans cesse jusqu'aux actes. Vous m'avez souvent entendu vous mettre en garde contre le quiétisme, vous exhorter à la discipline des renonciations, à l'effort sain des réalisations altruistes; je ne crois pas avoir jamais célébré les romantiques enthousiasmes de la vie intérieure. Nous savons que suivre le Christ est une oeuvre d'équilibre, et que les plus grands de Ses serviteurs furent des êtres de bon sens pratique et d'énergie.

Nous ne faisons pas non plus profession de dédaigner aucune des merveilles que la terre offre à notre étude. Je ne crois pas qu'aucun de nous ait jamais formulé de blâme contre le dogme ou la discipline du catholicisme; nous admirons ses saints, ses cathédrales, sa langue, sa pensée; nous ne nous sommes jamais permis la vingtième partie des critiques qu'on peut lire dans les oeuvres de plusieurs de ses docteurs et de ses Pères. Si bien que des anticléricaux ont prétendu que nous sommes des jésuites déguises. Comment contenter tout le monde ?

Quand je me permets d'attirer l'attention des chercheurs sincères sur le mirage des pratiques dévotes, je ne prétends point que celle-ci soient vaines, mais qu'elles ne constituent pas l'essentiel de la vie religieuse. Entre une mère de famille qui, se dévouant aux siens, trouve sur ses heures de repos le temps de secourir quelque voisine nécessiteuse, et la dame qui ne manque pas la messe, qui satisfait aux quêtes, mais qui déchire les réputations ou traite mal ses domestiques, je crois que Dieu préfère la première; Jésus nous le dit d'ailleurs, et nombre de Ses serviteurs canonisés l'ont répété.

Quant à décrire Dieu, quant à Le définir, on nous reproche d'éluder ces précisions; mais pourquoi expliquer l'évidence ? Notre époque réaliste, préférant les faits aux abstractions, a surtout besoin de vérifier les résultats pratiques de bonheur, de libre rayonnement, te vive et bienfaisante énergie que procure l'obéissance aux maximes évangéliques. Les " Amitiés Spirituelles " ne s'adressent pas à ceux qui ont trouvé l'équilibre intérieur dans le sein de l'une ou l'autre Église; elles s'adressent à ceux qui cherchent çà et là, qui se fatiguent à la poursuite des fantômes déistes, ou ésotéristes, ou des sagesses humaines, qui ne voient plus clair à force d'explorer les régions intermédiaires. A ceux-là nous nous efforçons de montrer le Christ, lumière originelle, invariable et la mieux à notre portée.

Que dire de la miséricorde divine à une génération sur laquelle se sont abattus les malheurs les plus effroyables et en apparence hors de proportion avec les fautes qu'elle peut avoir commises ? Ne faut-il pas la ramener doucement et de loin, en lui montrant ce que l'on sait du mécanisme de la vie universelle, depuis les causes morales jusqu'à leurs effets physiques, vers une conception plus humble de ses propres mérites ? Ne faut-il pas, étant donné le peu d'effet des consolations dévotes, détourner les regards de ceux qui souffrent vers leurs compagnons qui souffrent davantage encore ? Ne faut-il pas leur parler du Fils avant de leur parler du Père ?

Au surplus, nous proclamons partout que l'élément nécessaire à la perfection des bonnes oeuvres, c'est qu'on les accomplisse non par dignité morale, ni dans l'espoir d'une récompense future, mais par compassion et par obéissance. Ne disons-nous pas, d'après l'autorité de la parole divine, que la véritable obéissance, celle du disciple, n'est pas une contrainte, mais un libre zèle ? Et ce sentiment peut-il naître dans une âme où ne brûle pas l'amour de Dieu ?

On nous accuse de panthéisme : matérialiste selon les uns, spiritualiste selon les autres, émanationiste suivant d'autres encore. Or, nous croyons à un

Dieu personnel et non impersonnel; à un Dieu libre, indépendant de Son oeuvre et non contraint par elle, sauf les esclavages où Il Se réduit, par amour, en la personne de Son Fils. L'âme éternelle qui brille au centre de notre être n'est pas une parcelle de Dieu, au sens oriental de cette expression; c'est une Lumière éternelle qui a reçu la possibilité de se joindre au moi; jamais nous n'avons prétendu que le disciple parfait devienne identique au Verbe; il en devient une partie intégrante, oui; il ne devient pas le Verbe. J'ai écrit que cette âme éternelle " est la fenêtre par où les autres foyers de l'individu peuvent apercevoir Dieu "; c'est donc qu'elle n'est pas Dieu.

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Non, nous ne regardons pas avec mépris la masse chrétienne. Nous montrons le plus grand respect pour tous ceux qui, dans cette foule immense, ne font pas passer les rites avant l'effort moral et l'oeuvre charitable; le catholicisme primitif ne distribuait-il pas son enseignement par degrés ? Cela même, nous ne nous le permettons pas; nous disons simplement à ceux qui viennent : " Si vous faites ce que Jésus-Christ demande, et dans la mesure où vous le ferez, le Saint-Esprit vous apprendra tout ce dont vous pourrez avoir besoin ". Et, ce disant, nous ne rééditons ni le pélagianisme, ni le quiétisme, ni le luthéranisme, ni le calvinisme; inutile n'est-ce pas ? de rouvrir les vieux livres de controverse, dont vous avez certainement étudié les arguments, lorsque vous cherchiez la Vérité.

Il nous semble justement que, si le Père est béni par le Fils pour avoir caché Ses secrets aux sages et les avoir révélés aux petits enfants, nous sommes en soumission plénière à cette louange auguste, puisque nous recommandons de ne pas scruter ces choses secrètes, de se suffire avec le tout petit peu que l'on comprend, quitte à se rendre le moins indigne, par la purification du coeur, par la lutte contre les défauts, par l'amour fraternel, de recevoir les lumières supplémentaires que Dieu jugera bon de nous envoyer. Oui, " la vie éternelle, c'est de Te connaître, Toi seul Dieu véritable, et celui que Tu as envoyé, Jésus-Christ ". Je répète cela sans cesse à tous ceux qui demandent des explications sur les arcanes; c'est en effet la voie unique et, vous le savez bien, je vous ai toujours dissuadés de vouloir découvrir dans l'Évangile autre chose que le sens littéral et usuel de ses paroles.

Si nous tendons à la simplicité d'esprit, ce n'est pas en éliminant telles pratiques religieuses ou telles convictions. Simplifier n'est pas supprimer, mais organiser. Les créatures les plus parfaites, la science nous les montre comme étant celles dont les complexités et les richesses obéissent à une loi unique, à un plan clair qui se reproduit tout le long de leur structure. L'appartenance à une Église, de pensée, de coeur et de fait, comble les besoins religieux du plus grand nombre, sans doute. Si ceux-là nous parlent, nous nous bornons à leur rappeler que l'oeuvre de charité prime tout, ensuite l'effort ascétique, enfin le culte. Mais il y a une certaine quantité d'individus qui, même après des essais loyaux et prolongés, ne se sentent pas satisfaits. Est-ce qu'ils devront se voir abandonnés, parce que leurs besoins de coeur ou d'esprit ne s'accommodent pas des cadres déjà existants ? Est-ce que le Pasteur ne quitte pas Son troupeau pour aller à la recherche d'une brebis aventureuse ? Et quand Il l'a retrouvée, est-ce qu'Il la punit, ou la traîne au bout d'une corde ? Non, Il la ramène sur Ses épaules.

Qu'on nous laisse donc vivre notre utopie, si utopie il y a. Nous savons d'ailleurs qu'elle est la plus magnifique réalité. Qu'on nous laisse chacun dans le cadre modeste de notre existence, au foyer, à l'atelier, aux champs, au bureau, essayer d'y vivre comme Jésus le demande, et d'aider à y vivre nos camarades de labeur. Qu'on nous laisse parler du Christ, selon notre coeur, quand ceux que nous avons aidés nous demandent pourquoi nous avons fait cela. Il nous suffit de les ramener à ce Maître très bon. Que si, effrayés de se voir seuls en face de Lui, malgré Sa mansuétude et Son abaissement, ils se rallient ensuite à quelque troupeau de chrétiens plus strictement organisé que le nôtre, nous ne tentons point de les retenir; qu'ils aillent au catholicisme, ou au protestantisme, ne peut-on pas partout se sacrifier, donner à son prochain sa bourse, son bonheur et sa vie ? Jésus-Christ n'est-Il pas présent partout ? Et notre voeu le plus profond n'est-il pas qu'Il soit le mieux servi et par le plus grand nombre ?

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Au surplus, l'espèce d'apologie que je viens de me permettre est sans grande importance; je l'ai faite parce qu'il est poli de répondre à ceux qui vous adressent la parole, en essayant, comme dit l'apôtre, " de se faire tout à tous ". Mais la Vérité de Dieu ne se laisse pas enchaîner aux discours d'un homme; entre le pauvre homme que je suis et le serviteur que je voudrais être, entre ce que sont nos groupes et ce que j'aimerais qu'ils soient, il y a une distance bien longue. Pour la parcourir, vous, mes Amis, comme moi, ce ne sont pas des connaissances qu'il nous faut, ce sont des forces, ce sont des faits, ce sont des oeuvres. Le désir de Dieu, c'est que nous devenions parfaits; demandons-Lui sans relâche cette perfection. Il nous la donnera, ou plutôt Il nous fournira les moyens de l'acquérir. A nous de les prendre. Ensuite, nos récompenses seront ces grâces de l'Esprit entre lesquelles je nommerai les deux qui se rapportent à notre sujet : le don de science et le don de sagesse.

Le savoir que le Verbe communique à Ses fidèles est fait des mystères du Royaume, de choses inaccessibles et inconcevables " préparées par Dieu pour ceux qui L'aiment " et que l'Esprit leur présente; aimer Dieu, c'est imiter le Christ, scandale et folie pour le monde, c'est vivre à l'image du Christ, et par suite voir l'univers avec un regard semblable à celui dont Jésus l'embrassait. Ce que je vous dis là peut paraître bien orgueilleux, mais cette union disproportionnée entre le disciple et le Maître, c'est l'amour qui la produit, un amour mutuel où n'entre que la ferveur des plus humbles sacrifices; l'orgueil en est exclu; et, au reste, Dieu seul peut nous hausser à Son point de vue.

Ce savoir ne sert au disciple qu'à convaincre par le cerveau ceux dont le coeur reste fermé. Il y a des scepticismes que le miracle même n'ébranle pas, mais qu'un raisonnement, une idée, un tour de phrase déconcertent. Le savoir du disciple pour convaincre doit rester expérimental; le disciple ne parle que de ce dont il est convaincu, de ce qu'il a vu, et uniquement pour éclairer son prochain; la charité, encore la charité, toujours la charité. C'est un devoir pour le chrétien d'exprimer ses convictions, chaque fois que les circonstances le demandent, et le chef des apôtres conseille d'ajouter à ce devoir celui de " défendre nos espérances, avec douceur et respect ". Il ne nous dit pas : attaquez, polémiquez, soyez éloquents. Il dit : défendez-vous, avec douceur, avec respect. Quelle leçon, cette douceur, pour bien des apologistes; et ce respect dans la controverse, les précautions morales seules recommandées, nouvelle preuve que, pour le chrétien, tout savoir lui arrive par le coeur.

Ce qui empêche tant de gens de comprendre l'Évangile, ce n'est pas le manque d'intelligence, c'est le manque de coeur; la vérité ne trouve pas d'écho en eux : a Parce que je vous dis la vérité, vous ne me croyez pas ". Ils ne voient pas que la Vérité vit, qu'elle est concrète, qu'elle doit par conséquent se trouver dans l'Etre le plus vivant, le plus réel, le plus universel à la fois et le plus divin : dans le Verbe. Jésus-Christ seul a pu dire : Je suis la voie, la vérité et la vie. Il est l'objet à connaître, la méthode de connaître et, en nous, la faculté par laquelle nous pouvons connaître; Il l'a dit à Ses disciples la veille de Sa Passion, Il le leur répétera au jour de la Résurrection : " Je vous ai appris tout ce que j'ai entendu ".

Cette sorte de connaissance vivante, qui échappe aux contentions de l'esprit humain, c'est la vue du Verbe où qu'Il Se manifeste, en toute créature; elle est réservée non point à ceux qui voudraient la saisir directement, mais à ceux qui vivent de Sa vie, qui aiment ce Verbe, et Le servent; ce mode de la Vérité est bien vivant puisque Jésus affirme qu'il sanctifie : sanctifier, n'est-ce pas atteindre la vie parfaite, éternelle, vivre de cette vie où l'impureté n'a plus aucune part, te la vie du sacrifice enfin et de l'Amour ?

Voilà le mystère de l'Évangile. Les mystères naturels peuvent être conquis à force de volonté, surpris à force d'intelligence, par ceux qui ne respectent pas les défenses divines; le mystère christique est inviolable encore qu'il soit prêt à s'ouvrir pour quiconque est jugé capable de le recevoir; celui-là parle ensuite et agit, forçant l'attention de ses auditeurs, parce que ceux-ci ne discernent pas l'origine de sa sagesse et de ses oeuvres. Les hommes ordinaires sont liés à leur public; lui, c'est son public qui est lié à lui, parce qu'il s'est installé dans le Verbe, parce que le Verbe lui fait connaître la Vérité et que, seule, la Vérité délivre et affranchit.

On ne se rend pas compte que l'avarice, l'ambition, la vanité, n'importe quel défaut, altèrent le regard du savant, ternissent la raison du penseur, empoisonnent l'inspiration de l'artiste. Le savoir est une équation entre l'objet étudié, le sujet étudiant, le milieu qui les relie; ne faut-il pas que le premier puisse d'abord être aperçu, que le second réfléchisse nettement, par des sens normaux et un intellect clair, que le troisième enfin transmette l'image sans réfractions ? Or devant celui-là seul qui réalise les maximes du Christ aucune créature, aucune idée ne refuse de se présenter; celui-là seul qui combat ses égoïsmes purifie son corps et son cerveau; celui-là seul qui agit selon la Lumière se trouve à l'abri de toute déformation.

Si nous savons partager avec nos frères tout ce que nous possédons; si nous savons nous en tenir au seul Verbe, le Christ; si nous réalisons enfin, dans notre pensée, dans nos oeuvres, dans nos sentiments, les principes éternels de la Vie dont Jésus nous a montré l'application terrestre, nous vivrons dans la Lumière totalement : corps, esprit et âme; et " l'Esprit de Vérité nous conduira dans toute la Vérité ".

Telle est la méthode de connaissance que l'Évangile nous propose; tel est l'esprit dans lequel ceux d'entre les membres des " Amitiés Spirituelles " qui travaillent dans un domaine quelconque de l'art ou de la pensée ont à poursuivre leurs recherches, à conduire leurs méditations, à exalter leurs enthousiasmes. Et vous tous, d'ailleurs, qui d'une manière quelconque avez besoin de saisir ici ou là la vérité la plus vraie, l'expérience déjà maintes fois vous a prouvé que le Christ, seul sauveur de nos âmes, seul médecin de nos corps, est aussi le seul initiateur de nos esprits.