MARTHE ET MARIE



L'observation que Jésus fait à la ménagère Marthe n'est pas, comme l'ont répété à la suite les uns des autres les écrivains religieux, une critique de la vie active et un éloge de la vie contemplative. Jésus voulait dire qu'il faut faire chaque chose à son heure. Marthe s'affairait évidemment pour faire honneur à son hôte et le mieux traiter, quoiqu'elle eût des serviteurs pour les besognes domestiques. Il y a un temps pour agir, un temps pour penser, un temps pour la matière, un temps pour l'Esprit. Et, comme c'est ce dernier qui est le maître, c'est à lui d'abord qu'il faut se donner. Une heure plus tard, Jésus pouvait partir, sans que la trop inquiète Marthe ait profité de la divine conversation.

La tradition se trompe en faisant de Marthe le type de la vie active, de Marie le type de la vie contemplative et surtout en donnant la prééminence à cette dernière. Examinons ce point.

La vie contemplative réside d'abord dans une sortie du monde : anachorètes, ermites, ou conventuels s'arrachent à la famille et à la société. Ils adoptent une vie d'austérités corporelles : habits grossiers, pas de défense contre l'hiver ni contre l'été, abstinences, jeûnes, disciplines, sommeil réduit; une vie d'introspection et de longues oraisons, et ils tendent de toutes les forces de leur coeur à extirper les vices et jusqu'aux moindres défauts qui font obstacle à l'union divine. Ils expérimentent cette union progressivement : paix intérieure, quiétude, sentiment net de la présence divine, ravissements, extases, noces spirituelles. expériences couronnées par des purifications douloureuses jusqu'à l'agonie, de l'attachement du moi au monde physique, et du moi à lui-même.

Examinons ces sacrifices.

Renoncer aux joies de la famille, c'est une belle chose quand on aime ses parents, quand on aime la vie de famille, les enfants; mais, lorsqu'on aime vivre seul, où est le sacrifice ?

L'inconfort de la vie monastique fait souffrir et dompte la paresse corporelle; mais les prolétaires ont-ils une existence confortable ? Les mineurs, les marins, beaucoup d'ouvriers beaucoup de paysans vivent-ils dans la propreté, font-ils une chère exquise, dorment-ils tout leur content ?

Renoncer à toute volonté, se mettre dans les mains du Supérieur, comme le bâton dans la main du voyageur, cela est dur seulement aux caractères indépendants, actifs; mais combien ne seraient-ils pas bien heureux de n'avoir plus à se préoccuper du ménage, du propriétaire, de la cuisine, de n'entendre plus les criailleries des enfants, les récriminations, les duretés du patron ?

Les longs offices, de jour et de nuit, les longues prières dans la cellule, cela n'est pénible que si l'on est un homme d'action.

Ainsi voyons-nous que seul le novice à qui la vie conventuelle répugne fera, en l'adoptant, une expérience décisive et un pas vers Dieu.

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Pour nous, il faudrait que nous nous en tenions toujours à l'effectuation de nos désirs mystiques en des actes précis, justes. complets. Si, de temps à autre, nous réchauffons notre ardeur par la lecture de quelque livre d'un contemplatif, n'envions pas la destinée de ces solitaires. Certes, à cause des écarts excessifs que beaucoup d'humains se permettent dans le domaine épais des plaisirs sensuels et des triomphes matériels, il est utile que d'autres hommes contrebalancent cette chute par la réduction à l'extrême de la vie du corps, et par la tension continue de leurs esprits vers les formes divines du Christianisme. Le trappiste, le carme, la clarisse remettent de l'équilibre dans la chrétienté. Mais notre rôle est différent.

Notre genre de vie est incompatible avec la contemplation. D'abord, nous ne jouissons ni de la solitude, ni du loisir, ni du calme indispensables à ses exercices et à ses analyses. Ensuite, les sensations spirituelles qui naissent au cours des longues prières, nous ne pouvons pas les soumettre à une saine critique. Au moment où ces touches se produisent spontanément, elles envahissent la conscience, elles nous possèdent; nous ne pouvons les étudier que dans le souvenir qu'elles laissent, une fois revenus à l'état normal. Or, le savant observe les phénomènes à la minute où ils se produisent, et non pas après qu'ils se sont évanouis. Et puis, dans la vie contemplative, ce n'est pas ce dont on a conscience qui est le plus important, c'est ce qui se passe au delà de la conscience, cette sollicitation imperceptible de la Grâce, nette de tout effort volontaire, et par quoi la conscience justement conquiert quelques parcelles de la subconscience. Aussi les contemplatifs sont-ils très rares qui se maintiennent jusqu'à la fin en équilibre et qui n'altèrent jamais par quelque personnalisme la limpidité de la doctrine évangélique.

Notre voie est autre et guère moins rocailleuse. Dépourvus des secours que donne la vie conventuelle, nous devons, d'une part, étreindre le Ciel par une foi que n'aident ni les visions, ni les révélations; et, d'autre part, travailler la matière avec la même ardeur que ceux dont elle contient tous les espoirs. Nous devons tout de suite enlever notre esprit jusqu'au naturel, par delà tout ce que la création nous offre d'encouragements, de joies et de repos. Sur rien, ni sur le succès, ni sur les affections humaines, ni sur l'art, ni sur la pensée nous ne devons prendre appui; sur la foi seule. Et, cependant, lorsque la fortune nous sourit, lorsque l'on nous aime, lorsque l'art ou la philosophie nous communiquent leurs nobles secrets, nous devons être heureux d'avoir cet argent, ces honneurs, de goûter ces belles et pures joies. Et, enfin, lorsque la ruine vient, lorsque tout le monde nous attaque, quand nous n'avons plus de livres à étudier, ni de beautés à contempler, nous devons encore être heureux de ces misères, de ces amertumes, de ces ignorances, de ces laideurs.

Lorsque Jésus visite les deux soeurs, " la meilleure part " que prend Marie n'est pas de tout oublier en la présence du Maître, c'est de comprendre que, si une courte minute le Ciel nous parle, nous avons à tout quitter pour Le mieux entendre. Et si Marthe a, en ce monde, la part la moins bonne, savons-nous quelle part elle aura dans l'autre monde ? Savons-nous si elle ne s'est pas arrachée douloureusement à la béatitude de la Présence, parce qu'elle avait cru que son devoir était de préparer le dîner ?