L'AMITIE



Voici une autre incompréhension de l'Évangile; on se figure qu'il nous interdit toute joie, parce qu'il nous demande le renoncement. Nous nous trompons. Il n'est rien de pur ici-bas, en effet, mais c'est de notre faute; car si quelque beauté parfaite s'offre à nous, nous n'en reconnaissons jamais le prix. Impurs et laids, nous la repoussons. Et cependant palpite en nous le souvenir et l'espoir d'une patrie sans frontières qui, par delà les étoiles, développe ses paysages sous des soleils toujours à leurs midis. Là-bas, l'éclat des couleurs jamais ne dissimule quelque monstre ténébreux; la noblesse des formes n'y sort pas de mille boueuses luttes comme pour les fleurs de nos champs; la suavité des parfums ne s'élève d'aucun fumier pestilentiel; la délicatesse des contacts n'y est pas faite de graisses et de toxines; l'harmonie des musiques ne recouvre aucune fiévreuse rivalité.

Notre nostalgie est juste et notre espérance légitime. Ayons le sens de ne pas imputer nos regrets à d'autres qu'à nous-mêmes. Nous savons qu'une terre de béatitude existe; nous désirons y prendre pied; mais c'est avec roideur et gaucherie. Nous nous essayons aux gestes de l'Amour avec les mines renfrognées de l'avare récalcitrant à l'aumône. Vers les cieux clairs que traversent les anges souriants nous ne levons que des visages maussades. La Matière est si puissante en nous, que nous sommes presque incapables des bonheurs spirituels.

Il faut nous détendre. Dieu n'est pas que dans l'Infini; Il traverse également le Fini; le Ciel n'exclut pas la Terre; si nous voulons y entraîner les autres, ne leur cachons pas qu'il est aimable et que son air est délicieux à respirer. Se perdre dans les plaisirs de ce monde est une erreur; mais maudire les pauvres joies à peu près saines, les pauvres beautés à peu près nobles que l'on peut cueillir sur ces chemins-ci est une autre erreur.

Elle provient de notre incurable méfiance. En nous engageant dans la voie étroite, ou bien nous nous sommes donnés à Jésus avec des réticences, ou bien nous avons tiré une espèce de misérable lettre de change sur l'Au-Delà. Contraints, engoncés, expectants, pouvons-nous recevoir la Joie de Dieu, libre, expansive, fluide, jaillissante et spontanée ?

Epanouissez-vous; ouvrez les portes et les fenêtres; faites doux accueil à tout être et à toute chose. " Aimez-vous les uns les autres ", cela ne veut pas dire de vous imposer des gênes mutuelles plus ou moins dissimulées. Que vos rencontres soient des fêtes; soyez les uns aux autres des soleils; que vos manières prennent de l'aisance. Vous n'êtes pas riches d'argent; soyez fastueux par le coeur.

Que vos amitiés entrent plus avant dans l'ineffable, sous l'invocation du Maître qui transpose tout au surnaturel. Dépassez-vous donc vous-mêmes. Autant la foi du chrétien mystique diffère de l'impassibilité stoïcienne, autant l'amour chrétien excelle sur la noblesse des amitiés humaines.

Celles-ci comportent l'estime, la confiance, la sincérité, l'ouverture d'âme, le partage dans la bonne et la mauvaise fortune. L'amitié des christiques, c'est tout cela aussi, mais jaillissant, surabondant, inépuisable, comme involontaire et sans effort. C'est la communication entre plusieurs de ces richesses que les anciens couples d'amis gardaient jalousement à deux. C'est l'école de ce Royaume où chacun se fait le serviteur de tous; serviteur et non esclave; ami plutôt que serviteur. Là, chacun s'empresse à aider le passant; aucune défiance ne ferme les coeurs; tous s'abordent dans la joie des pacifiques, et ne se quittent que pour s'offrir à de nouvelles expansions.

Nous sommes de pauvres coeurs qui s'ossifient; il faut tirer sur les membranes tendineuses de l'égoïsme; il faut les assouplir patiemment; car, misérables que nous sommes, nous portons toutefois une merveille; une clarté certaine et pure qui ne craint rien, qui ne s'inquiète pas de prévoir, qui est, au contraire, tout élan, offrande et accueil. Regardez cette Lumière, parcelle de la splendeur du Christ. C'est une délégation de la Sagesse éternelle; c'est le futur tabernacle, toujours vierge, où, plus tard, le Verbe naîtra en vous. Montez votre conscience à sa hauteur; modelez votre caractère sur l'auguste simplicité de ses proportions; rendez vos membres dociles à ses ordres discrets. Habituez-vous à voir, à vouloir dans cette Clarté; et l'univers, peu à peu, changera pour vous de sens et d'aspect.

A la place d'une falaise, vous découvrirez d'infinis horizons; là où vous vous figuriez avoir accompli tout votre devoir, vous apercevrez de grands travaux, encore, à entreprendre; vous constaterez que vous n'avez pas encore prononcé le Voeu définitif, ni effectué le Don total, ni allumé la Lampe de l'Amour qui ne dort jamais.

Désirez ces choses; redites-vous ces choses dans vos minutes solitaires; demandez à en recevoir la substance vive. Que la vie vous deviendra douce, alors, et que ses pauvres fleurettes prendront de grâce. Vos rencontres seront des fêtes, et vos entretiens brûlants d'une ardeur divine. Vous aurez fait l'effort vers le monde de la Joie éternelle et, en retour, ses souffles descendus sur vous se laisseront respirer à tous ceux qui vous approcheront.