LA VIOLENCE


Les traités classiques des six systèmes de philosophie hindoue et, mieux encore, leurs manuels d'Union que le Chant du Bienheureux résume le plus clairement insistent tous sur l'importance de concevoir le moi comme distinct des organes sensoriels, des organes mentaux. Mais rien n'illustre ces théories avec plus de vigueur que le conseil du Christ : " Si ta main te fait tomber dans le péché, coupe-là car il vaut mieux que tu entres dans la Vie manchot, plutôt que d'avoir deux mains et d'être jeté dans le feu éternel ".

L'ensemble de notre individu est comme un peuple que notre volonté gouverne plus ou moins mal. Pas plus que le roi ne doit céder aux courants populaires, notre volonté ne doit se laisser prendre aux désirs de ses organes. Ce sont pour elle des instruments de travail, des auxiliaires à la subsistance desquels elle doit pourvoir, du travail desquels elle est responsable. Nous sommes un royaume par où passent, durant le cycle total des incarnations, un nombre immense de cellules de toute nature. La direction qu'on leur imprime les sauve ou les perd. Aussi est-il juste qu'elles suivent dans le Ciel ou dans la géhenne l'agent central qui les a entraînées. Les molécules de nos corps, les courants de nos fluides, les esprits de nos pensées, tous les organes qu'une âme peut recevoir, parfois simultanément, dans les divers plans du monde, ont leurs désirs propres, que notre volonté doit connaître et rectifier.

Considérons seulement l'homme terrestre. Voici un coléreux qui résiste mal à l'impulsion de frapper ses adversaires. Les cellules de son bras sont intelligentes; elles goûtent un plaisir à lancer des coups, et elles tendent à renouveler ce plaisir, de sorte que, chaque fois que cet homme s'emporte, il lui devient plus difficile de se dominer. Or, tout circule dans la création. La vie matérielle, qui est aujourd'hui dans ses biceps, sera peut-être d'ici quelques années dans son cerveau. Son mental alors ne produira que des pensées de colère et, comme il est le chef de la machine physiologique, le bras ne pourra pas résister à l'impulsion, à l'ordre cérébral, et l'homme succombera fatalement à la tentation. Comme les cellules de la substance grise sont au plus haut degré d'évolution physique, le mal que leurs esprits pourront répandre pullulera de proche en proche, jusqu'à corrompre la vie minérale et la végétale et l'animale, jusqu'à vicier les fluides électro-telluriques, jusqu'à pervertir la science, l'art et la société.

Malgré donc que rien de nous ne nous appartienne, malgré que nous n'ayons pas le droit de faire subir la fatigue ou la privation à notre corps, dans un but personnel, il vaut encore mieux tuer un de nos organes que de nous jeter dans le mal pour lui complaire, en entraînant avec nous, dans notre chute, une foule d'existences inférieures confiées à nos soins. Car le salut des cellules de matière réside dans leur incorporation à l'esprit humain.

Mais, spécifions-le bien, une telle conduite est l'absolu de l'héroïsme. L'immense majorité n'est capable que de se laisser aller, quitte à subir plus tard la torture du ver immortel, qui est le vice vivifié par nos faiblesses, et du feu, qui est l'épreuve purificatrice. A peine sur toute la terre trouverait-on, en un siècle, un seul de ces " violents " dont l'audace titanesque emporte le Ciel d'assaut.


Il ne s'agit point ici d'exercices initiatiques, d'efforts de la pensée abstraite, d'élans intérieurs. Les enseignements de l'Évangile envisagent toujours la réalité objective du plan où ils sont promulgués. C'est dans la matière que se meut notre conscience actuelle, c'est par l'acte qu'il faut lutter, jusqu'au sang.

Or, un désir, c'est quelque chose qui sort de nous-mêmes. Les êtres ont, dans l'univers, leur chemin tracé d'avance. Imaginez, pour comprendre cela, les formes de l'existence comme des créatures individuelles, de races infiniment diverses, et que l'homme voudrait réduire à son service; il ne peut pas le faire; il ne peut s'attacher que quelques soldats par exemple de Plutus, de Ganeça, ou de quelque autre des trente-trois millions de dieux échelonnés sur les innombrables gradins de cet univers. Notre désir toujours inassouvi continue sa quête et, chaque fois qu'il atteint une satisfaction, c'est, en somme, une force de nous-mêmes qui, déplacée de son orbe, se fixe en une résidence que les desseins providentiels ne lui avaient point assignée.

L'homme qui obéit à ses tendances personnelles marche donc, d'une course de plus en plus rapide, vers le démembrement, vers la corruption. Le sel de l'Évangile est le remède qui arrête la désorganisation, c'est le feu de l'épreuve. Et, comme tout l'être, saturé de matière, subit l'attrait de cet émiettement, tout, même les sacrifices offerts à Dieu, doit être mis au creuset. C'est pour cela qu'il est presque impossible d'agir avec un désintéressement total.

Obéir à ses convoitises détermine la discorde hors de nous et en nous; l'harmonie est faite de l'accord réciproque, du consentement mutuel, de la subordination consentie librement de toutes les parties du tout.

Toute transgression de la loi aboutit à un déplacement matériel. Le pécheur prend de force des cellules destinées à d'autres; il arrive alors une heure où il lui faut rendre gorge. Cette restitution s'annonce par le remords et s'effectue par la maladie ou le malheur physiques.

Quand la transgression a été faite dans le sentimental ou l'intellectuel, la monnaie du paiement reste psychique, bien que l'épreuve extérieure puisse être à subir en même temps. Ainsi, par exemple, un agioteur ruine une famille; s'il a fait ceci sans se rendre compte, la pauvreté qu'il subira prochainement ne le fera souffrir que dans ses besoins physiques; il connaîtra peu l'humiliation, le mépris, l'inquiétude. Mais, s'il est conscient de son méfait, il subira plus tard, avec la misère partielle, toutes sortes d'angoisses mentales. Ainsi la souffrance physique est le ver de l'Évangile, et la souffrance psychique, le feu.

Le moyen de vivre dans la paix, c'est de cultiver le goût de la mortification.