L'OEUVRE DES MYSTIQUES



L'oeuvre du Père, c'est Jésus-Christ; l'oeuvre de Jésus-Christ, c'est l'assemblée de Ses disciples vrais; l'oeuvre de l'Esprit, c'est les oeuvres de cette assemblée fraternelle, et l'oeuvre de la Vierge, c'est la substance même par quoi prendra corps au dernier jour cette triple opération.

A une telle altitude tout s'unifie; les trois oeuvres n'en font qu'une, qui est le sacrifice; et les ouvriers, les disciples vrais doivent être des disciples réels et des disciples vivants, parce que la vérité, la réalité, la vie ne sont en Dieu qu'une seule et même chose.

Il existe sur la terre d'autres saints encore que ceux du calendrier. Ils sont tous unis ensemble, ils sont agrégés les uns aux autres, imbriqués, enchevêtrés les uns dans les autres comme les atomes inséparables d'un diamant spirituel; ce que l'un fait, tous le font avec lui, dans la mesure où sa volonté propre s'identifie à la volonté du Père; et cette union plénière fait la force de cette cohorte insaisissable.


D'autres hommes que ces purs serviteurs du Dieu venu en chair ont tenté d'accomplir une semblable unité : Merswin, Ruysbroeck, Rosenkreutz, Eckartshausen, Lopoukine furent les protagonistes connus de quelques-uns de ces essais. Il en est d'autres ayant vécu en France, mais demeurés inconnus; je ne dévoilerai pas leur anonymat nécessaire et providentiellement décrété. Mais le génie de la créature est incapable de réaliser seul cette merveille; c'est Dieu qui chaque jour dénombre Ses élus, qui les instruit, qui les exerce, qui les agrège les uns aux autres, qui leur confie des travaux et qui les soutient dans leurs fatigues. Les formes de ces travaux sont variées comme la vie, mais il s'agit toujours du même travail : le sacrifice. Jésus-Christ est l'incarnation du sacrifice, car Il réunit en Sa double personnalité incompréhensible le dieu et le suppliant, le prêtre et la victime, le feu de l'holocauste et l'autel. Il est la perfection du sacrifice, à cause de Son innocence absolue. Il est la toute-puissance du sacrifice, à cause de Son incommensurable abaissement.

Du point de vue divin, le péché engendre le mal; les péchés individuels engendrent les maux individuels. Pour remonter le cours descendant des conséquences, il fallait donc un Dieu de toute bonté, un pénitent volontaire sur lequel prennent modèle les innombrables pénitents coupables, un sacerdoce assez surhumain pour oser présenter le pécheur et désarmer le juge, une victime pure, un feu inextinguible, un autel universel; Jésus-Christ seul remplit toutes ces conditions, Lui, l'agneau immolé dès l'origine du monde.

Voici un autre point capital : Jésus-Christ est prêtre selon l'ordre de Melkissédeq, et non pas selon l'ordre de Moïse. Il ne remplit pas les conditions canoniques du sacerdoce juif légal; Il est annoncé comme venant -- humainement -- d'un sacerdoce mystérieux, d'un culte sans rites, qui n'égorge aucune victime, qui se montre une seule fois, puis disparaît. Melkissédeq, le roi de la paix, n'a ni père, ni mère, ni descendants; l'Écriture ne mentionne ni sa naissance, ni sa mort; il est seul. Ainsi Jésus est seul, et Son culte est celui de l'Esprit; Il apparaît une seule fois dans le cours des siècles, puis disparaît.

Selon l'ordre extérieur, un grand nombre de prêtres se succèdent aux autels; selon l'ordre central, un seul prêtre, le Verbe, célèbre perpétuellement Son propre sacrifice, qui est Jésus, et obtient sans arrêt le salut des hommes, qui est le Christ. On ne remarque pas sans une certaine surprise qu'en somme le prêtre selon l'ordre de Melkisédech a été immolé dans sa propre ville, par le sacerdoce temporel de la tribu de Lévi. Et cette immolation locale fut précédée par d'innombrables immolations analogues; et, depuis, dans les siècles ultérieurs, dans les mondes évolutifs qui sont les marches de l'ascension du Verbe, d'autres innombrables immolations inconcevables se succèdent sans arrêt. Le Verbe S'incarne partout pour le salut de chaque humanité : mais par, tout, après Son sacrifice, Ses serviteurs, qui sont comme des parties de Sa substance spirituelle, reproduisent ce sacrifice, à la mesure de leur innocence et de leur humilité.

Le seul sacrifice digne de Dieu consiste dans l'offrande de nos volontés propres, offrande complète bien entendu et s'étendant jusqu'au fait matériel de chaque renonciation particulière. Chaque jeûne du moi peut être, au gré du disciple, une adoration, un remerciement, une expiation, ou une prière. Le sacrifice de Jésus-Christ a déposé dans chaque espèce du Mal un germe de salut : chaque souffrance du corps de Jésus, chaque dégoût de Sa sensibilité, chaque amertume de Son coeur humain, chaque erreur rencontrée par Son intelligence, la douleur qu'Il en a subie fut une Lumière pénétrant au centre essentiel de chaque type de brutalité, de perversité, de dureté, d'ignorance, d'orgueil, d'inertie. Ses serviteurs, à leur tour, par chacune de leurs petites renonciations, rejoignent chacune de Ses renonciations parfaites et réveillent les lueurs de salut provenant des germes purs semés par le Christ. Ainsi se propage de proche en proche l'universelle rédemption. Tel est le travail caché des vrais mystiques auquel aboutissent tous leurs travaux apparents.

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Les cadres de la société moderne et ses labeurs s'accommodent fort bien des nécessités du mysticisme pratique. Quels que soient l'age et le sexe, la nationalité ou la profession, le rang social ou la culture d'un disciple, qu'il soit ouvrier ou homme d'État, il lui est toujours possible de se sacrifier.

Le sacrifice comporte la consécration de la victime au Dieu du fidèle, son offrande, son immolation, sa consommation ou communion. Or, le disciple est consacré à Dieu, et il renouvelle chaque matin cette consécration : chaque matin il s'efforce d'offrir à Dieu un coeur plus net, chaque matin Dieu lui perfectionne sa netteté, chaque matin il se sépare des motifs profanes. Secondement, lorsque l'occasion de se priver de quelque chose se présente, le disciple offre à Dieu cette privation. Ensuite, il se dédouble, si je puis dire : il s'érige en sacrificateur et immole la petite partie de son moi qui souffre de cette privation. Enfin l'énergie déployée pour accomplir cette privation s'ajoute à l'énergie libérée par le renoncement et Dieu les emploie comme il Lui plaît, soit aux fins que le disciple a en vue, soit au bénéfice du disciple.

Le Christ a promis, en effet, à qui souffre pour Lui une double récompense, terrestre et future : mais, pour l'obtenir il faut d'abord l'oublier. C'est par de telles exigences que notre Maître cultive en nous cette libre allure, toute simple, toute limpide, directe et infatigable, de l'Amour vrai : c'est par une telle discipline profonde qu'Il nous rend capables de percer les symboles, objets des études antiques, de traverser les images auxquelles s'arrête la foule chrétienne; d'atteindre enfin les réalités. Ainsi la plupart des fidèles, pour prendre un exemple, n'approche le Christ que par la manducation du pain et du vin eucharistiques : quelques-uns Le touchent par le pardon parfait à leurs ennemis; mais un disciple capable de se nourrir effectivement du corps et du sang du Verbe, c'est à peine s'il s'en trouve un par siècle.

Ne l'oublions jamais, les actes intérieurs de notre esprit ne prennent toute leur fécondité que lorsqu'ils s'expriment en actes extérieurs par le corps; mais les actes corporels seuls sont inopérants bien davantage que les actes mentaux seuls. Je me permets d'insister sur ces notions de bon sens pour que vous compreniez combien le mystique doit être sain, équilibré, harmonieux. Son unité personnelle, corps, esprit et âme, engendre l'unité collective de cette église idéale où tous sont frères par l'identité des désirs, par la communauté de l'idéal, par la concordance des moyens. De la sorte, quiconque, né dans une chaumière, obéit à Dieu de tout son pouvoir, devient essentiellement le frère de celui qui, né dans un palais, sert Dieu de toutes ses forces aussi. Bien plus encore, ces deux hommes si différents et qui s'ignoreront peut-être toujours, reçoivent une fraternité surhumaine et perdurable, parce que Jésus a dit : " Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est mon frère ".

Ainsi la mentalité de notre époque n'est pas un obstacle à l'existence des mystiques. Au contraire, elle leur offre de plus nombreux travaux et, parce que la Lumière éternelle ne déploie nulle part une puissance plus éclatante que lorsqu'elle est comprimée de toute la pesanteur des Ténèbres, nous apercevons alors que, parmi les discordes sociales, les embûches politiques, les égoïsmes familiaux, les licences individuelles, la charité méprisée de quelques disciples épars, vivant en antithèse à la coutume contemporaine, prépare, avec le salut des égarés, le remède aux crises collectives et l'universelle pacification, objet des soupirs de tout le genre humain.