LA VIE ETERNELLE



Ceci n'est pas la pérennité du monde, ni la succession indéfinie des existences. C'est l'être. C'est le jour qui n'a plus de nuit; c'est la permanence d'une immutabilité dont varient seules les réfractions dans les prismes du Cosmos; c'est l'omniscience sans enquête; c'est la toute-puissance sans effort; c'est l'individu qui trouve son triomphe dans le plus complet abandon de lui même; c'est l'union; c'est l'harmonie toujours identique et toujours nouvelle; c'est un enchantement béatifique qui se multiplie sans mesure par la contagion sacrée de toutes les autres béatitudes; c'est le régime de l'admiration toujours neuve; c'est l'attitude de la prière où l'adorateur défaille et se tait; c'est l'élan perpétuel, qui n'a pas commencé, qui ne finira point, de l'amour éperdu, suprême, ignorant tout et capable de tout;

C'est le Verbe.

Quand un laboureur fait les semailles, il ne connaît que la terre et les graines; mais, s'il avait les yeux clairs, il apercevrait tout l'ensemble des phénomènes dynamiques qui se déroulent entre l'esprit collectif de l'espèce végétale, l'esprit individuel des semences, l'esprit de la terre qui les reçoit; et, en agissant sur chacune de ces entités invisibles, il pourrait modifier du tout au tout l'aspect physique de la plante qu'il cultive.

Ainsi peut-on avoir une idée de la méthode par laquelle Moïse matérialisa la substance de la manne, et en nourrit son peuple.

Elargissez ce procès jusque par delà les bornes de la Nature, vous aurez une image de l'incarnation du Verbe. Si un homme cultivé, affiné, pourvu de toutes les délicatesses, allait vivre au milieu des barbares pour les améliorer, tout, dans son apostolat, lui serait une souffrance, depuis la nourriture jusqu'aux activités de son intelligence; mais chacun de ses efforts, accompli dans une atmosphère de grossièreté, s'affirmerait, en dernière analyse, par la naissance d'une amélioration.

Combien plus doivent être indicibles les tortures de l'Infini, de la Toute-Pureté, de l'Etre total, en un mot, Se limitant dans des organismes de plus en plus étroits, denses et grossiers. Ce sont ces douleurs, subies pendant l'interminable voyage du Ciel aux enfers, qui forment la nature humaine de Jésus. Chaque cellule de Son corps très chaste, chaque étincelle de Son magnétisme invincible, chaque douceur de Sa compassion, chaque diamant de Sa pensée porte la couronne du martyre. Tous ces petits êtres, ce furent les premiers des élus, les plus fervents des amis, les plus courageux des serviteurs; de sorte que, chaque fois qu'un de nous autres retardataires s'accroche désespérément à la robe éblouissante du


Verbe, la force, le courage, l'idée, le sourire qu'il reçoit sont véritablement la chair spirituelle de Celui qui Se donne, pour nous mettre en confiance, l'humble surnom de Frère aîné des hommes.

Mais ne croyez pas, quoique des adeptes puissent vous dire, que cette nourriture divine s'absorbe par des extases plus ou moins élevées; l'acte seul est viable et sain. Or, une extase n'est jamais que le pressentiment de ce que l'on sera plus tard amené à vivre; c'est un espoir; ce n'est pas une actualité. L'endurance patiente des peines de toute nature, parce qu'elle nous décharge du fardeau du passé, dessille nos yeux des prestiges temporels, et allège notre courage, nous est seule la chair du Verbe. Et le précieux sang, le fluide organisateur, l'artiste du corps glorieux, le facteur de beauté, c'est l'amour du prochain.

En effet, aimer les autres comme soi-même arrête en nous les ferments toxiques, y compris ceux du corps. Cela universalise l'être; cela fait d'un homme instruit un homme intelligent; les barrières de la pensée se renversent; les opinions préconçues s'écroulent; les vues étroites s'élargissent; notre esprit s'avance plus loin et plus à fond dans les paysages magnifiques de l'invisible. La charité vraie, c'est le plus fructueux entraînement de l'énergie, car on ne la peut vivre sans une guerre continue à cette paresse radicale qu'est l'amour de nos aises; par elle, l'esprit connaît, s'affine, s'assouplit; les convenances artificielles tombent; elle exalte par delà tout le possible; elle est la force toute-puissante de l'Amour.

Ainsi, manger la chair du Christ, c'est accepter toutes les souffrances pour autrui, et boire Son sang, c'est aimer toute la nature, être par être et fraction de minute après fraction de minute. Tous nous nous meurtrissons au contact des êtres qui nous entourent et qui nous sont à peine inférieurs. A mesure que nous nous donnons à nos frères, notre être se nourrit de la chair et du sang du Verbe et, à la limite, à la fin de notre voyage cosmique, il finit par y avoir identification entre notre être spirituel et l'être spirituel du Christ et cette identification se réalise par notre corps glorieux.

La présence corporelle du Verbe dans un lieu quelconque, présence qui suppose et nécessite Sa descente préalable, équivaut à une seconde création. Ainsi le Père donne Son Fils par trois fois : lorsqu'Il élève à l'existence une parcelle du Néant, lorsqu'Il la sauve, lorsqu'Il l'admet enfin à la béatitude.


L'athlète choisit rigoureusement son régime parce que la qualité de sa nourriture modifie sa vigueur. Combien plus l'influence des aliments spirituels ne doit-elle pas être active ? Et si l'on parvient à s'assimiler une seule miette de la Force des forces, la transsubstantiation totale de l'être doit s'ensuivre. Celui qui communie avec le Verbe en devient partie intégrante; de même qu'un viscère, que la moindre cellule du corps en subit le mouvement général et y coopère, tout en gardant son initiative, son libre arbitre, de même que la santé physiologique résulte de l'harmonie de ces collaborations de bons vouloirs, de même l'esprit du disciple est un organe du corps cosmique du Verbe, de même la béatitude personnelle de l'homme et l'harmonie totale résultent de la plénitude avec laquelle il dévoue ses énergies à l'accomplissement de la Loi.

Ces phénomènes ont lieu partout, parce que l'Esprit, ou la vie, sont partout. Tout être influe en proportion de la quantité d'Esprit qui le dynamise; et tout être reçoit le vrai selon la mesure où il a peiné pour l'obtenir. La matière ne compte pas par elle-même; sa force et sa beauté sont des rayonnements de la vie qui la chevauche. Et les hommes ne saisissent les paroles de Jésus qu'en raison des fatigues et des larmes et du sang qu'ils ont offert au préalable à cet Esprit vivant, que nous ne séparons du Verbe et du Père que par impuissance intellectuelle. Rien ne vaut qu'en raison de l'Esprit; ni les formes, ni les couleurs, ni les sons, ni les forces, ni les multitudes, ni les magies, ni les sacrements n'ont de vertu en soi, si le rayon divin ne les anime. Sans Dieu, rien ne peut exister, mais Lui n'a besoin de personne, sauf que Sa tendresse nous sollicite comme si nous étions nécessaires à Son bonheur.

L'immensité du Très-Haut nous aveugle. L'harmonieuse symphonie de Ses actes est si simple et si vaste que nous y trouvons des dissonances parce que notre oreille n'entend que quelques notes de l'immense accord qui sonne du nadir au zénith. La justice et la bonté de Dieu nous apparaissent en conflit; de même Sa prescience et notre liberté. Il voit dès l'origine tout le possible, puisque c'est Lui qui en a élaboré les combinaisons. Mais les chemins où Il fait marcher les créatures ne sont pas des lignes géométriques; ils ont une largeur; on peut aller de l'un à l'autre bord, s'étendre dans le fossé frais, patauger dans les flaques ou tenir le milieu de la chaussée; on peut cueillir les pommes des jardins en bordure, ou les acheter; on peut se mettre à l'abri pendant l'orage, ou avancer quand même, pousser à la roue du char enlisé, ou semer des tessons sur le trottoir cyclable.

C'est dans une telle petite sphère que s'exerce notre liberté, ce sont de si vulgaires exercices qui lui donneront la force d'agir un jour sur des races entières. Les commencements de toutes choses sont humbles.

Ainsi Dieu choisit Lui-même ceux qui, à telles et telles périodes, reviendront vers Lui. Ce n'est pas l'homme qui a le mérite de la conversion; un poids trop lourd l'écrase, par sa faute d'ailleurs; tout son repentir, tous ses efforts, tous ses désespoirs ne peuvent que faire entendre un cri d'appel dans le Royaume du Verbe; et il ne peut mettre les pieds sur cette terre des vivants si d'abord son Seigneur ne les lui a lavés.

Comprenez ainsi combien il est vrai que personne ne puisse venir à Dieu " s'il ne lui a été donné "; comment cette parole détermine la défection de plusieurs; et pourquoi, après avoir provoqué par une question directe le libre suffrage des Douze, Jésus leur rappelle qu'ils ne Le connaissent que parce qu'Il l'a bien voulu.