THÉORIE MYSTIQUE DE LA GUERRE

      Si, après avoir longtemps refusé de paraître en public, vous me voyez ce soir devant vous, c'est l'insistance de mes Amis qui en est la cause. Au bout de huit mois d'efforts, de ténacité, de douleurs stoïquement subies, me disent-ils, on a besoin d'entendre à nouveau les maximes éternelles qui rassérènent et qui exaltent. De crainte de me tromper en me taisant encore, je me suis rendu à ces raisons. Pardonnez-moi de n'avoir à vous offrir que de paroles. Devant les catastrophes actuelles, toute parole me semble vaine: la moindre action dépasse les plus sublimes discours Mes infirmités m'interdisent de combattre pour la Patrie: ce sera le chagrin de toute mon existence, l'humiliation inguérissable, l'humiliation de soi-même en face de soi-même. Si j'avais eu cet honneur - ce bonheur - une balle ennemie aurait probablement libéré mon esprit; il aurait reçu mieux la communion patriotique; et, des champs de bataille invisibles, il aurait pu répandre plus abondamment cette énergie transfiguratrice qui sauve l'avenir de la France. Le Destin m'a refusé cette joie. Acceptez tout de même le peu qu'il m'est permis de vous offrir.

Vous n'allez entendre ni un cours, ni des conférences. Je n'ai pas eu le temps de rien préparer. Nous causerons ensemble, très simplement; nous nous entretiendrons d'abord, ce soir, de la Guerre en elle-même, telle quelle est dans l'Invisible; puis nous rechercherons, la prochaine fois, les bases christiques du patriotisme. Dans la troisième causerie, nous regarderons la bataille, la mort du soldat, l'hôpital, la captivité. Et dans la quatrième, nous examinerons si nous, les civils, nous remplissons nos devoirs. En somme, je ne ferai que dire tout haut ce que vous murmurent certainement tout bas, pendant vos veilles de méditations et de prières, les âmes des héros-martyrs, vos fils, vos frères, vos époux, soit qu'ils combattent ici-bas, soit qu'ils continuent la lutte de l'Autre Côté, parmi les Anges de notre France confondus avec les Anges de notre Christ.

La plupart d'entre vous sont accoutumés à mes façons de voir; je demande spécialement à ceux qui viennent ici pour la première fois d'attendre la fin de ces causeries avant de rejeter mes opinions. J'ai beaucoup de choses étranges à vous expliquer, et aussi des choses dures que je me sens obligé de dire. Il y a des constatations désagréables qu'il faut faire: pour se guérir, il faut d'abord se reconnaître malade. Tout le premier, je sais que je suis malade; nous sommes entre Français, nous sommes entre spiritualistes, nous sommes entre chrétiens nous sommes en famille. Nous devons pouvoir tout nous dire sans nous blesser.

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Abordons le côté le plus obscur et le plus angoissant du problème. Pourquoi Dieu permet-il la guerre? Que fait Dieu pendant que des millions d'hommes meurent dans ces carnages et ces atrocités? Ces questions qu'on entend de toutes parts, je dois dire franchement que je les comprends mal. Je sais que rien n'arrive sans la permission de Dieu. Je sais que le Christ est là, avec nous, avec vous, avec moi, avec la mère et l'épouse et l'enfant, avec le soldat, avec le blessé, avec l'agonisant. Il ne me faut rien savoir de plus. Le soldat ne questionne pas son général; et nous sommes en voie de devenir des soldats du Christ.

Mais tout le monde n'a pas la même incuriosité. Vos interrogations légitimes seront peut être satisfaites par les idées suivantes.

Nous ne percevons que des effets, jamais des causes. De même que nous les civils ne savons de ce qui se passe à la frontière que ce que l'Etat Major veut bien nous révéler de même les dieux ne nous laissent entrevoir que des épisodes locaux de la bataille de la Vie, ou des ensembles extrêmement vagues. Cette ignorance est une épreuve à notre orgueil: c'est aussi une précaution affectueuse de Dieu. Dénombrez les devoirs que nous impose notre petit bagage de renseignements sur la Vie, comptez à combien de ces devoirs nous manquons; faites le bilan des justes pénalités que nous encourons de ce chef. Que serait-ce si notre connaissance du monde était complète? Quels déséquilibres chez nous entre le savoir et le pouvoir! Combien cette disproportion serait-elle énorme et néfaste si nous savions tout, alors que nous ne pouvons presque rien. Et puis, cette ignorance est précieuse. La raison, le jugement, les facultés cérébrales font partie du développement naturel de l'homme. Mais son développement surnaturel? L'effort qui nous projette par-dessus l'abîme-frontière du fini et de l'infini, du créé à l'Incréé, du Royaume temporel au Royaume éternel, cet effort vers l'au-delà du sensible et du conscient, le Christ le nomme: c'est la foi. Son domaine est l'ignorance. Tout ce que je connais, je n'ai plus à y croire. Si donc en face du malheur, je ferme obstinément les yeux de ma raison, et si je me dis: Je ne comprends pas mais Dieu est là, il sait, Il voit, Il comprend, Il est bon, Il dispose tout pour mon bien; cette attitude absurde, selon la sagesse humaine, est la seule vraie, selon l'Absolu, où elle enlève mon coeur et mon esprit, d'un seul battement d"ailes.

Dieu fait bien ce qu'il fait. Il a organisé le monde sur le binaire, comme dirait Pythagore. Tout va par couples, par dualité, par antagonismes. La vie est une guerre universelle. La tuerie est partout. Cette fleur si pure, cette forêt majestueuse, ces nobles montagnes, ce visage harmonieux, ne sont-ce pas les théâtres d'effroyables combats? Il serait banal de souligner cette antithèse. Et nous voudrions que les peuples vivent en harmonie?

Ne craignons pas de regarder en face les réalités. La Guerre, comme la Paix, sont des créatures de Dieu: comme Satan, comme le saint, comme le héros, comme le bandit. La Guerre, vierge folle, et la Paix, vierge sage, sont deux soeurs immortelles; la première seule n'a su résister à l'épreuve. . Rien ne naît que de la mort. Aucune éclatante beauté ne jaillit que de mille laideurs obscures. Aucun sacrifice ne fleurit que sur le fumier des vils égoïsmes défunts. Aucune concorde qui ne soit fille de la discorde. Regardez autour de vous : quelle sérénité ne plonge pas ses racines dans l'angoisse? Quelle puissance ne s'élève pas d'innombrables chutes? Aucune certitude ne vaut si le doute ne l'a pas forgée. Si le cruel égoïsme n'avait d'abord durci les fibres d'un coeur, la tendresse ensuite et la bonté ne pourraient habiter en lui. Vous qui suivez la voie étroite, comment possédez vous un peu de douceur, de foi, de flamme, si ce n'est pour avoir vaincu la colère, l'indifférence et la paresse?

Il faut le redire et le crier, même contre l'évidence apparente : Dieu est bon, le Père seul est bon. Devant la mort des êtres chers, devant la ruine, l'incendie, les tortures, la tentation surgit d'accuser Dieu; et plusieurs succombent à cette tentation. Mais souvenons-nous des vérités évidentes; rappelons le simple bon sens que l'horreur des catastrophes déconcerte. S'il n'y avait pas de haine entre individus, il n'y aurait pas de haine entre familles. S'il n y avait pas de haine entre les familles, il n'y aurait pas de haine entre les peuples. Dans un fruit pourri, la moisissure a commencé par une cellule imperceptible. L'épidémie qui ravage des provinces a d'abord tué un seul Individu, et chez cet individu elle ne fut d'abord qu'un microbe infinitésimal.

Voilà l'erreur des pacifistes. Ils pensent abattre l'arbre en coupant ses frondaisons; c'est à la racine qu'il faudrait aller. D'ailleurs, ils déclarent eux-mêmes leur faiblesse, puisqu'on les voit se disputer entre eux.

Si donc, reconnaissant notre ignorance, nous comprenons que la racine de tout mal c'est dans notre coeur, nous devons nous abîmer dans l'humble repentir. Chacun d'entre nous soit comme individu, soit comme citoyen, de combien de malheurs ne fut-il pas l'ouvrier, par négligence ou par malice active? Vous rappellerai-je la théorie des existences antérieures? Ne savez-vous pas que le mal auquel nous consentons, même s'il reste dans la pensée, tend à prendre une forme matérielle? L homme est un centre transformateur par qui tout l'invisible passe pour devenir visible. En outre de ses suites physiologiques et psychiques, le vice tend à force d'années à revêtir un corps; un fruit vénéneux, un animal venimeux, un marais pestilentiel, sont les formes physiques des vices autrefois cultivés par des hommes ou des peuples disparus. Une pensée de vengeance à laquelle on s'abandonne, au bout de quelques générations, aboutit à un crime : le Christ montre ces choses à ceux de Ses amis dont Il ouvre les yeux. Or nous avons haï, nous avons été cyniques, impudents, calomniateurs, nous avons détruit des confiances, souillé des délicatesses, faussé des voies; maintenant, les soldats de l'antéchrist réalisent devant nos yeux l'horreur de la traîtrise, de la cruauté, de la bassesse. La justice des dieux passe en ce moment.

Je vous demande pardon, humblement de dire tout haut ces choses dures. Il vaut mieux que vous les entendiez maintenant, et de la bouche d'un compagnon de misère, que de les entendre de la bouche du juste Juge, au jour redoutable de Son triomphe. Reconnaissons ensemble tous nos torts, d'un seul coup, et à fond. Ensuite nous serons obligés, et capables d'en entreprendre la réparation.

Mesurons notre tache. Je vous l'affirme devant la Vérité, elle est présente, puisque c'est pour elle que nous nous sommes réunis: le Mal subsistera jusqu'à la fin du monde. Dieu pourrait bien l'anéantir sur l'heure; que dis-je: Dieu? la simple prière d'un homme libre mystiquement pourrait enchaîner les ténébreuses légions. Mais elles aussi doivent parvenir à la Lumière; et c'est l'homme le rédempteur des démons. Que les catholiques ne crient point à l'hérésie. Ce que je vous dis là est la pensée même du Christ, et un Père de l'Eglise, saint Augustin, l'a exprimée en termes équivalents.

Et si, contrairement à Sa parole, le Verbe Jésus éteignait le lumignon qui fume encore », si le monde du Mal était d'un coup rejeté au néant originel, ce serait le pire malheur pour le genre humain. Si nous comprenons quelque chose à la Vérité, si nous entrevoyons l'ombre des splendeurs éternelles, si nous pouvons quelques gestes de bonté, c'est grâce au Mal. Nous n'avons jusqu'ici pas accompli grand'chose. Sans le mal, nous n'aurions rien fait, puisque nous n'aurions pas eu à lutter. Nous serions de pauvres créatures, innocentes, sans doute, mais inertes, ignorantes, passives. Ne maudissez donc ni le Mal, ni la souffrance; aimez la bataille; recherchez-là. Les plus fervents serviteurs du Ciel ne portent-ils pas le litre de Soldats du Christ?

Si nous pouvions seulement nous douter de l'avenir que le Père nous réserve, nous n'aurions plus de craintes, et dans les pires désastres, nos yeux intrépides garderaient l'extase des clartés divines une seconde entraperçues. Croyez-moi; je n'enfle pas la voix pour vous insuffler un faux enthousiasme; ce dont je vous parle est réel et je reste très en deçà de l'exactitude dans les images que je vous trace des magnificences du Royaume. Donc, la guerre est une condition inéluctable de la vie terrestre; ne resterait-il qu'une poignée d'hommes ici-bas, qu'au bout de quelques années, ils recommenceraient à se battre; et encore pendant leur temps de paix, auraient-ils bouleversé le sol, abattu les forêts et massacré inutilement les animaux.

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Tout, dans la création se réalise, an moyen de clichés.

Les clichés sont les types des choses, des êtres et des phénomènes, qui préexistent au temps et subsistent après lui. Ce sont les idées du Père, vivantes et intelligentes, voyageant dans l'espace universel, le long de routes tracées au préalable. Voici quelle image je puis vous tracer des ces choses. Le Père prend une portion du Néant; Il lui donne une charpente, une forme, et il fixe les emplacements des futurs foyers vitaux de cette création, puis Il les relie tous ensemble par un réseau de chemins. Ensuite Il anime ce cosmos inerte; et chacune de ses innombrables cellules commence alors le travail spécial pour lequel Dieu l'a organisée. Les occasions de mettre en oeuvre leurs facultés sont les formes spirituelles de tout ce qui doit avoir lieu; nous appelons cela des clichés.

Tout est la matérialisation d'un cliché: une planète, une race, une science, une ville, un phénomène chimique, une crise d'âme. Et tout est, successivement un cliché visiteur, puis une créature visitée.

Ces visites sont inévitables. L'homme craignant l'épreuve et l'épreuve étant le seul moyen d'avancer, la Nature ne permet pas qu'on évite le travail. Seul, un homme prêt à rentrer dans la maison du Père est obéi, lorsqu'il commande au monde des clichés.

Je vous ai parlé autrefois des esprits, des génies, des dieux et des anges. Je vous ai montré que ces conceptions n'appartenaient pas seulement aux peuplades sauvages, ou aux hiérophantes visionnaires de la Chine, de l'Inde, de l'Egypte, mais que la haute raison illuminée des Pères de l'Eglise les avait accueillies; saint Thomas d'Aquin entre autres, parle des anges attachés à chaque créature et de ces esprits mixtes qui ne sont ni des anges ni des démons. Or, toutes les créatures, même les êtres collectifs, peuples. nations, races, sont des individus vivants dans l'invisible avec un moi, un libre arbitre, une intelligence, qui ne sont ni la volonté, ni l'intelligence globales des êtres humains constituant ce corps collectif. Ce moi préexiste au corps, au territoire, au peuple, à l'organisme social et politique: et subsiste après la transformation ou la disparition de ceux-ci. Les différentes classes sociales sont les organes physiques des différentes facultés de cet esprit collectif, de même que le système nerveux, le coeur, tel muscle, telle circonvolution cérébrale, sont les organes de nos facultés psychiques et chaque cellule sociale, je veux dire chaque citoyen, reçoit inconsciemment de l'esprit de la patrie les lumières spéciales à la fonction civique qu'il peut être appelé à remplir.

Les races, puis l'humanité terrestre en entier, puis les humanités qui, je le crois, vivent sur d'autres mondes, sont organisées sur le même plan; leur ensemble, le règne hominal, c'est cet être immense, que Moise nommait Adam, et que les anciens Sages appelaient: le grand homme céleste.

Toutes ces hiérarchies spirituelles suivent la loi de la création; ces génies sont toujours en lutte les uns contre les autres, chacun prend bien la route où le Père l'a placé: mais ces routes se croisent; les voyageurs ne veulent point se céder; et si leurs disputes ont lieu à un moment où l'échéance approche des dettes morales contractées par heurs corps physiques, qui sont ces nations terrestres, il s'en suit fatalement une guerre.

Voilà comment se passent souvent les choses de l'autre côté. Tout ceci n'est d'ailleurs pas nouveau pour la plupart d'entre vous; et comme nous avons déjà étudié ensemble les transformations des forces et des phénomènes d'un plan à un autre, je n'y reviendrai pas aujourd'hui.

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Voici un autre cas assez fréquent. Une nation heureuse s'endort, et devient improductive; le génie de la Terre qui est un maître intéressé, s'apprête à la rejeter, juste comme fait l'organisme humain des cellules qui ne travaillent plus. Le mauvais ange de ce peuple se réjouit alors, parce qu'il espère, à la faveur du trouble causé par cette expulsion, dévier le génie national. Le bon ange, lui, essaie d'attiser le lumignon qui fume encore »; si le génie ne l'écoute pas, il recherche une cellule - un des citoyens de ce pays - capable de ressentir son influence et de lui servir d'instrument. S'il trouve, cela déclenche d'ordinaire une révolution. S'il ne trouve pas, il use d'un autre stratagème - car tout vaut mieux que la Torpeur: l'inertie, c'est le fond de l'Abîme. Il va chercher un génie voisin, et l'invite à prendre contact avec le premier. De ce rapport de génie à génie naissent toujours des heurts, car ces êtres-là quelque grands qu ils soient par rapport à nous, n'ont pas dépassé un certain stade de l'égoïsme. Ces mouvements spirituels, se matérialisant peu à peu, engendrent la guerre, mais la catastrophe ne se réalise que lorsque le cerveau du peuple, c'est-à-dire son gouvernement, a donné son adhésion.

Les gouvernements jouent dans les nations le rôle du système nerveux conscient dans l'individu. C'est à eux qu'aboutissent les courants de toute nature qui traversent leurs peuples; leur responsabilité est énorme. C'est pourquoi, outre les capacités intellectuelles spéciales, toujours limitées, ces personnages devraient posséder le caractère le plus intègre, la moralité la plus haute, la maîtrise de soi la plus absolue, et un coeur tout entier consumé par le zèle du Bien. Il faudrait qu'ils entendent parfaitement toutes les demandes montant du peuple vers eux; et qu'ils soient assez purs pour discerner, dans les intuitions reçues du Génie national, la mauvaise influence du mauvais ange, et l'inspiration vraie du bon ange. Tout homme d'Etat devrait être, dans son intimité, un homme de prière.

Cela, je vous l'ai dit depuis longtemps, et je puis le redire aujourd hui avec plus de force que jamais, maintenant que certains de nos chefs, après avoir constaté leur impuissance en des cas désespérés, ont recouru à la prière et ont vu le miracle leur répondre.

Le gouvernant incapable, obtus ou de mauvais vouloir, oblige l'ange, qui veut quand même sauver le pays, à se mettre en quête d'un instrument plus docile. Souvent, le Christ alors charge de cette recherche un envoyé spécial; celui-ci choisit dans la masse du peuple un être capable d'entendre sa voix, et possédant les propriétés physiques, fluidiques et mentales propres à la mission dont il va être chargé. L'ambassadeur extraordinaire éduque ce sujet quelquefois pendant de longues années, quelquefois sans que celui-ci se doute de tout le travail mystérieux qui s'accomplit en lui. Puis le héros est lancé, il réalise son oeuvre, il en meurt; les historiens ensuite la dissèquent et n'en découvrent, comme l'anatomiste fait du cadavre, que les éléments inertes. Tout le côté miraculeux et vivant de cette épopée, l'intuition populaire seule s'en doute parfois, et l'exprime dans ses légendes.

Ceci eut lieu plusieurs fois en France: à l'époque de la Guerre de Cent Ans, à la fin de la Révolution, lors de l'Année Terrible. D'autres cas seraient à signaler; mais ils sont encore trop récents.

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Les vues très succinctes que je viens de vous exposer, dans le seul but de nous découvrir des motifs plus puissants vers l'action, demanderaient de longs commentaires. Elles soulèvent des problèmes extrêmement ardus. Plus tard peut être, quand notre France sera victorieuse, quand nous aurons rebâti nos ruines, aplani nos champs dévastés, quand nous aurons reconstitué nos usines et nos commerces, quand nous aurons secouru les misères, quand nous aurons du temps enfin, pour prendre un peu de repos, alors, si le Ciel le permet, je vous expliquerai ces mystérieuses antinomies: la bonté divine et la méchanceté humaine, le martyre de Jésus qui n'empêche pas les martyres patriotiques, la miséricorde éternelle qui permet des monstrueux bourreaux comme ceux d Outre-Rhin.

Mais, pour le moment, que le coeur seul batte en nous, que nos bras seuls s'affairent. L' intelligence spéculative, qu'elle dorme; elle ne nous a joué que des tours pendables depuis cinquante ans. Nous n'avons besoin de savoir que cette seule chose: malgré les apparences contraires, Dieu veut toujours le plus grand bien, le plus grand développement, la plus grande béatitude de sa créature. Si le chemin est dur, c'est elle qui l'a voulu. Evidemment le Père peut inventer des moyens à l'Infini pour amener des hommes là où il le désire; soyez sûrs que le moyen qu'Il choisit est le meilleur. Ne veuillez pas à toute force tout comprendre de suite; est-ce que vous vous révoltez contre le Gouvernement parce qu'il ne vous invite pas tous à ses conseils? Moi non plus, si je savais les causes secrètes de nos malheurs, si le bon Dieu ou le Christ m"avaient par impossible, admis à leurs délibérations, croyez-vous que je vous en ferais part? Certainement non, quoi qu'il puisse m'en coûter. Et puis pourrions-nous comprendre d'aussi vastes plans? Et tous nos frères les soldats, ont-ils exigé de comprendre, avant de verser leur sang?

Si notre France tout entière s'est ressaisie soudain, si elle s'est transfigurée magnifiquement, si elle a levé d'un bras intrépide le drapeau de l'honneur, de la civilisation, de la liberté: son drapeau - moi, je crois, je sais, qu'elle a pu faire cela parce que les esprits de ses enfants ont aperçu, par delà les horizons terrestres, les cohortes angéliques de la Justice expiatoire, de la Miséricorde éternelle et de la Paix.

Ce que contemple l'esprit de l'homme reste le plus souvent hors de la portée de son intelligence: c'est pourquoi c'est à vos coeurs que je m'adresse; c'est par le coeur que l'esprit nous parle. Vos coeurs se souviennent-ils du Guerrier pacifique qui autrefois monté sur une ânesse, rentrait dans sa ville, on peut dire natale, et qui pleurait sur elle: Jérusalem, si tu avais reconnu au moins en ce jour ce qui te pourrait apporter ta paix!... Les jours viendront sur toi où tes ennemis t'entoureront, te briseront, toi et tes enfants... parce que tu n'as pas reconnu le jour où Dieu t'a visitée. » Que le sort de Jérusalem soit épargné à Paris! Cela dépend de nous; les soldats ne peuvent pas faire plus; mais nous, les civils, nous pouvons davantage; nous n 'avons presque rien accompli. Combien de civils qui soient morts de fatigue, à force de veilles charitables, ou qui se soient dépouillés entièrement pour la Patrie? Une toute petite proportion, en face des innombrables héroïsmes militaires.

Rentrons en nous-mêmes; regardons-nous sans indulgence. Quand un homme rencontre un saint, et que cette bénédiction ne le transforme pas, je vous l'affirme, sept générations ne sont point écoulées que le suicide est venu sur cet homme, pour apprendre expérimentalement que la Lumière éternelle, c'est la Vie. De même, quand un peuple transgresseur de la loi divine s'obstine dans sa révolte, sept générations ne passent sans que les barbares n'arrivent chez lui; et la génération qu'ils torturent est celle-là même qui a péché. J'ai recueilli à ce sujet dans les hôpitaux, des confessions bien significatives.

Entre toutes les raisons que je puis découvrir pour me convaincre que les immenses malheurs actuels ne sont pas immérités, je n'en retiendrai qu'une seule, de l'exactitude de laquelle je suis profondément convaincu. Les autres me paraissent trop métaphysiques; elles blesseraient notre sensibilité à vif; les dire irait à l'encontre du but que je me propose. Voici ce que je vous soumets.

Ces massacres, ces flammes, ces cris de douleur, ces haines, ces larmes, ces blessures physiques et morales, tout cela c'est la cristallisation matérielle des maux invisibles que nos fautes ont répandu dans le monde vivant des esprits. Combien de fois ne vous ai-je pas adjuré de vous abstenir des médisances. Ce n'est rien une médisance; c'est si vite dit, c'est si amusant; et puis, les auditeurs savent que cela ne tire pas conséquence, puisque tout le monde en crible tout le monde. Cependant, dans le royaume central de l'Invisible, où plongent les racines, ou fleurissent les bourgeons de notre vie spirituelle, une médisance est toujours un assassinat, avec son décor complet de ruse, de violence, de cris, de gémissements. Or, tout ce qui a lieu dans l'invisible tend à se réaliser dans le monde physique. Au bout d une période plus ou moins longue, toute médisance devient un meurtre. Ceci est inévitable. Et, presque toujours l'assassin actuel est l'ancien médisant.

Jugez, par les suites d'un simple écart de langage, de la gravité d'une faute plus lourde.

Mais, Dieu est bon? Certes, infiniment; c'est nous dont le coeur est dur. Ecoutez celle parabole.

Voilà un pauvre et un riche; celui-ci aime celui-là d'une affection vive et sincère. Le riche propose au pauvre: Je te prends à mon service; puis, au bout de quelques années, je te ferai mon héritier. - Non, répond le pauvre; je veux bien gagner une belle aisance, mais à mon idée. Prête-moi seulement de quoi mettre en train mes projets. - Le riche prête; le pauvre perd: le riche prête encore, deux fois, trois fois, dix fois. Le pauvre, malhabile, continue à perdre. Le riche, qui l'aime de plus en plus, à mesure que ce maladroit s'enlise et s'aigrit, voudrait lui faire entendue raison. Le pauvre ne l'écoute pas, et se fâche. Alors n'arrivant à rien par les bons procédés, le riche essaie de faire le méchant. Il envoie au pauvre l'huissier. Le pauvre connaît la vraie misère, la saisie, la prison. Enfin, il perd sa sotte fierté, cause de tout mal, et accepte les conseils du bon riche qui, le voyant modeste enfin et reconnaissant, le console et lui lègue sa fortune.

Ainsi Dieu voulait rendre les hommes heureux, mais les hommes n'ont pas accepté; ils ont, à force d'efforts, bâti cette civilisation, cette science qui, cependant, s'effondrent à chaque pas, parce qu'elles s'élèvent sur la Matière et sur le Moi. Alors le Père envoie l'huissier: la guerre, l'épidémie, la catastrophe. Mais Il ne châtie pas: Il ne s'offense pas; Il possède toute la patience et toute la bonté. Il ne permet les réactions expiatrices que pour le minimum indispensable; ces paiements de dettes deviennent des bénédictions. Parce que, si, en justice, une souffrance ne fait que réparer exactement un mal commis, le Père très bon, donne à son enfant qui a souffert, une petite douceur en plus pour l'encourager à nouveau.

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Un homme au sortir d'une maladie, un peuple à l'issue d'une lutte dévastatrice, leurs esprits sont ensemencés de Lumières nouvelles. Actions et réactions, voilà tout le jeu de la Vie. Cette guerre sera un effondrement du matérialisme, de la religion de la Science, de l'idolâtrie de l'Intelligence. On a goûté de force la saveur amère de leurs fruits: violence, basses ruses, ignominieuses cruautés. La Science reconduisant à la barbarie, les hommes appelleront l'Amour, et courront au devant de la Charité.

Ayons la sincérité de le reconnaître: les tragiques horreurs qui se déroulent maintenant, au grand jour, avec un sinistre éclat, ce sont les filles monstrueuses des Innombrables petites horreurs obscures que nous avons accumulées pendant des générations. Ces médisances, ces lâchetés, ces calomnies, ces féroces calculs de l'arrivisme, ces gestes cyniques du vice, ces traîtrises à la parole donnée, ces vols légaux, ces meurtres aussi, les voilà devant nous représentes par une soldatesque brutale.

Si des monuments magnifiques tombent, si des chefs-d'oeuvres sont détruits, c'est pour nous rapprendre l'école sévère de l'Art, l'austère religion de la Beauté, qui ne veut pas de fidèles ambitieux de fortune ou d'honneurs. Si des maisons par milliers sont en ruines, c'est pour nous démontrer le néant de l'avarice: c'est la parole éternelle qui résonne de nouveau à nos oreilles enfin attentives: Chaque fois que vous n'avez pas donné à manger, que vous n'avez pas donné à boire, que vous n'avez pas vêtu, que vous n'avez pas soigné, que vous n'avez pas consolé l'un de ces misérables dont tout le monde détourne la tête, c'est à moi, à moi le Verbe, à moi le Seigneur, que vous n'avez pas fait ces choses. Si des innocents sont massacrés, c'est parce que des criminels demeurèrent impunis. Si des liens sacrés sont rompus par les mains ignominieuses d'une soldatesque démoniaque, souvenons-nous de tant de promesses que nous n'avons pas tenues, de tant de paroles jurées que nous avons trahies.

Loin de moi l'affreuse pensée d'un blâme sur quiconque; loin de moi le misérable et cruel sentiment du : C'est bien fait. Je suis obligé de dire ces choses dures; je vous les dis avec douleur; j'en prends ma large part; je le sais bien que je n'ai jamais entièrement accompli mon propre devoir. Mais je brûle d'allumer dans le plus grand nombre de coeurs, dans tous cet incendie de repentir, pour purifier, pour sauver, pour régénérer; avec des hommes nouveaux se créera une France nouvelle, nette de tous fractionnements. L'union sacrée existe pendant la guerre; mais songez à quelle profondeur elle doit pousser ses racines en nous, pour qu'elle se perpétue après la guerre!

C'est à ce labourage que je vous convie.

Vous excuserez la hardiesse de mes exhortations à cause de leur sincérité. Je sais que je touche à des plaies encore ouvertes: je le fais avec infiniment de respect. Mais je ne puis pas détacher mes regards de l'oeuvre qui nous reste à accomplir. Et puis, quand vous et moi, nous nous trouvons ensemble, ce n'est pas un homme qui, séparé d'eux, parle à d'autres hommes; je suis avec vous, confondu dans vos rangs; c'est à Dieu que nous parlons ensemble; et nous devons pouvoir avouer nos torts ouvertement sans qu'aucun de nous, surtout moi, critique les autres.

Le genre bénisseur est néfaste. Reconnaître ses torts est déjà le commencement de la réparation. Soyons durs envers nous-mêmes. Nous avons tant à faire pour que ce titre de Français atteigne sa perfection en se confondant avec celui de Soldats du Christ!

Des utopistes s'obstinent à prêcher l'amour de l'ennemi de sa Patrie. Qu'ils ont donc mal lu l'Évangile! Aimons nos ennemis, certes, mais nos ennemis personnels; pardonnerai-je à un brigand qui attaque un être dont j'ai la garde? Ce serait une tartuferie. Nous n'avons pas à pardonner aux ennemis de la France en ce moment. Il faut les empêcher de nuire, par tous les moyens, pour toujours. Et cette lutte future, après la lutte sanglante, nous n'aurons pas trop de toutes nos forces pour la soutenir, jusqu'à la mort.

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Certes, il dépend de nous que la France souffre moins. Mais je dois dire à ceux qui l'aiment d'un amour plus fort que la mort, d'un amour plus fort que la vie, je dois leur dire que notre Christ est avec elle: elle est sa fille. Elle sera victorieuse infailliblement; sa victoire sera la plus pure; et entre tous les vainqueurs, ce sera elle la plus désintéressée au partage.

Dieu a choisi la France pour servir de mère aux nations. Tout ce qu'il a donné aux autres peuples, c'est par la France qu'ils l'ont reçu; c'est elle qui porte le flambeau du monde. C'est par elle que la Liberté véritable approche peu à peu de la terre; cette Liberté faite de l'harmonie réciproque de toutes les libertés particulières; image de la Liberté éternelle qui est l'atmosphère même du royaume de Dieu.

Sans la France, depuis longtemps la Justice divine aurait balayé l'Europe de dessus la terre. Nous avons l'habitude de dire beaucoup de mal de nous-mêmes, tandis que les autres cachent soigneusement leurs tares. Humainement parlant nous avons tort d'agir ainsi; mais cette franchise nous vaut toutes les sollicitudes de la Miséricorde. Il est arrivé à notre Patrie de sortir de la voie droite; le Ciel lui a toujours envoyé un bras puissant pour la remettre dans le bon chemin.

La France remplit entre les peuples le même rôle qu'un Saint parmi les hommes. Elle est initiatrice, elle est holocauste, elle est victime expiatoire. Elle doit donc plus que les autres souffrir, plus que les autres peiner, et parfois bien qu'innocente. C'est pourquoi elle est belle; non seulement son corps est splendide, ses paysages résument tous les paysages terrestres, avec en plus je ne sais quoi d'Immatériel et d'ailé; mais encore son atmosphère psychique est pure, humaine, sensible, et tonifiante, plus qu'aucune autre. De tout, de toute science, de tout art, de toute philosophie, de toute vie intérieure, de toute activité extérieure, la France offre des modèles; de tout, elle est un microcosme, et elle réunit en soi la perfection de la Nature aux grâces les plus émouvantes dont le Ciel ait jamais comblé un peuple.

Nous, les spiritualistes, et parmi nous ceux-là qui ont offert au Christ d'un voeu définitif, leur force et leur amour, quelles énergies le sentiment de l'élection au titre de Français ne doit-il pas fomenter en nous! Le sort que confère ce privilège est tellement magnifique! Avez-vous jamais entendu » ces paroles du Christ, graves et toutes belles; écoutez-les résonner dans le profond de notre coeur: Quand on parlera des guerres et de bruits de guerre, gardez-vous de vous en troubler, parce qu'il faut que cela arrive. Se soulèvera, en effet, nation contre nation, royaume contre royaume;... famines, tremblements de terre: tout cela ce seront les douleurs de l'enfantement. »

Les douleurs de l'enfantement! Quel enfantement? Dieu ne parle pas en symboles; tout au plus en paraboles, quand Il veut ménager la faiblesse de notre vue. Et Ses paroles restent quand même des réalités. Cet enfantement c'est celui de la terre nouvelle, du Royaume éternel enfin descendu; vous verrez alors, vous toucherez, vous expérimenterez l'Amour pur; vous en goûterez les ineffables délices. Toutes nos douleurs seront payés au centuple; leur souvenir ne sera plus qu'une fumée derrière nous, au fond du val. Dans le concert de l'allégresse universelle, la France tiendra la première place; et son sol sacré, que ses fils fécondent aujourd'hui des flots d'un sang si pur, c'est celui-là même sur qui s'élèveront les murailles brillantes de la cité terrestre de Dieu.

Cet avenir est pour nous une certitude; vous pouvez sans crainte ouvrir vos coeurs à ces espérances. Combien de fois n'avez-vous pas dit: Que ton règne arrive! » Vous allez être exaucés. Mais tendez vos coeurs, athlètes du Christ! Il n'y aurait pas de raison pour que, moi, je vous exhorte, si ce n'était l'ardent désir que vous répondiez à l'appel pathétique de la double Victoire: victoire militaire, Victoire spirituelle. Je le sais, tous et toutes, vous portez en vous la flamme qui fait l'héroïne et le héros. Mais nous n'avons pas seulement la France à conduire au triomphe; son maître aussi, notre Maître, le Christ, doit trouver par nos soins Ses sentiers aplanis. Plus que des héros, nous devons être des saints; et cela, c'est difficile. Voilà pourquoi je me suis permis de nous dire quelques vérités, bien que je n'aie le droit de dire de Vérités qu'à moi-même. Nous avons la chance rare que l'oeuvre patriotique soit précisément l'aspect national de l'oeuvre christique. Ne laissons pas perdre ce privilège extraordinaire. Nous pouvons confondre dans un unique amour la France notre Mère, et Dieu notre Père: donnons-leur pour toujours et totalement notre coeur, notre âme, nos forces et nos pensées.