LA CHARITE UNIT A DIEU




La charité est une chaîne vivante qui attache Dieu à l'homme, qui tire l'homme vers Dieu et qui agrège tous les êtres les uns avec les autres. C'est une flamme vivante dont l'ardeur et la splendeur croissent en proportion des obstacles qu'elle rencontre ; elle embrase à jamais quiconque en reçoit une étincelle et, nourrie de la force vive de notre coeur, elle se répand sur tout ce qui l'entoure comme l'eau d'une source intarissable.

Elle ne cherche pas les douceurs mystiques ni les ravissements ; elle plane, les ailes immobiles, comme le grand aigle des solitudes ; son regard découvre, où qu'ils se cachent, les misérables et les souffrants ; elle fond sur eux pour les emporter vers le soleil du pur Amour. Sa vie est une mort innombrable parce qu'elle se donne toujours tout entière et, à chacune de ses agonies, le Père la ressuscite pour de nouveaux sacrifices.

Les peines et les fatigues sont sa nourriture, parce qu'elle y découvre la chair et le sang du Verbe sauveur, formes innombrables de la souveraine volonté de Dieu.

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La grande formule, l'unique, celle qui s'applique aux plus minimes circonstances et aux problèmes les plus universels, celle qui convient au dernier des hommes comme au rayonnant génie, c'est l'amour de Dieu et l'amour du prochain.

Tous les hommes n'ont pas la notion de Dieu. Parmi ceux qui la possèdent, la plupart essaient de l'écarter le plus possible ; d'autres, en grand nombre, n'y pensent qu'à de rares instants de détresse, avec de la crainte ; très peu sentent pour leur Père quelque affection. Aussi les initiateurs religieux n'ont-ils tous demandé à leurs ouailles que l'amour du prochain.

Chaque minute fournit une occasion d'aimer son prochain comme soi-même ; le difficile, c'est de se forcer à prendre l'aliment. « Ne pas faire aux autres ce que l'on ne voudrait pas qu'ils nous fissent » n'est que la partie passive du précepte. Ce qu'il faut, c'est « faire aux autres ce qu'on souhaiterait qu'il nous fût fait », en toute circonstance, dans la délibération et dans l'action, dans la sympathie et dans l'antipathie, dans l'indifférence comme dans la compassion, si l'on se décide, si l'on sent, si l'on parle, si l'on agit pour que l'interlocuteur, le voisin ou la collectivité soient heureux ; et on ne se comporte ainsi qu'au détriment de son propre plaisir. Alors, on aime son prochain comme soi-même.

Ce prochain, c'est non seulement les autres hommes, c'est tous les êtres, car toute créature nous est proche. Les esprits originaux qui étudient et qui goûtent les doctrines orientales accordent à ces systèmes éthiques un avantage sur le christianisme à cause du respect pour les « frères inférieurs » qui inspira de si touchantes mansuétudes aux vieux sages hindous et une si fervente dilection au très candide François d'Assise. Mais cette compassion, qu'il ne faut pas aveulir en sensiblerie, est une conséquence évidente de la parole évangélique, car comment celui qui se fait de son plein gré le serviteur d'un seul de ses frères, pourra-t-il brutaliser un chien, tuer un oiseau, ou briser des branches sans raison ?

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Le véritable amour de Dieu, c'est l'amour du prochain qui l'engendre. Il y a plusieurs sortes de compassions ; la plus commune est une simple sensibilité physique ; on doit la transformer en sympathie plus intime, plus profonde, plus sereine. Il faut en arriver à ne plus voir les fautes ni les défauts de ceux que l'on aide, tout en ne se laissant pas duper ; il faut ne pas condamner les malheureux ; il faut, tout en secourant leurs personnes et leurs destins terrestres, apercevoir en eux les membres mêmes de notre Christ. Si on peut parvenir à cette vue centrale, notre charité n'aura plus de retours sur soi, ni de fatigues, ni de déconvenues ; nous aurons agi logiquement, avec notre foi, qui sait combien la Lumière se cache en toute ténèbre, la Beauté en toute laideur, la Vérité en tout erreur, et la Puissance en toute faiblesse. En aimant notre prochain, alors nous aimerons Dieu ; et de notre divin amour notre amour humain se renforcera encore et se purifiera.

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Jésus prêche en premier l'amour du prochain avec l'amour de Dieu. Ces deux amours inséparables suffisent à réaliser tous les projets de la Providence, à combler tous les désirs, tous les besoins des créatures, et à les mener toutes ensemble vers leurs suprêmes accomplissements. Notre Père très bon ordonne ainsi la marche de l'univers, parce que nous sommes moins incapables d'aimer que de croire. Aussi Jésus, dont toutes les maximes sousentendent la foi, ne la nomme que dans certains cas se rapportant à l'idée de salut : maladie, accident, aveuglement spirituel. D'ailleurs si, pour aimer Dieu, il faut d'abord croire en Lui, pour affermir et préciser cette croyance d'abord nébuleuse, il faut astreindre notre moi à Le servir par amour, au moyen d'actes concrets, chaque jour davantage que la veille, chaque heure davantage que la précédente. Dans l'ordre religieux, foi et charité ne se séparent point, parce qu'elles sont le double visage de l'Amour : amour vers Dieu, amour vers le prochain. La doctrine du catéchisme ajoute ici l'espérance ; j'oserai prétendre que le disciple véritable, le soldat du Christ, n'a plus besoin d'espérer.

Qu'espérerait-il ? Son salut propre ? Mais ses aspirations les plus hardies, n'est-il pas certain que son Père peut les combler à l'instant ? Le salut des autres ? Sa foi ne l'assure-t-elle pas de tout ? Serait-il privé de la douceur des visions, de la splendeur des extases, du simple réconfort de la prière commune, serait-il dépourvu de cette intelligence qui console par les certitudes d'une doctrine, serait-il enfermé dans la plus opaque des nuits, que sa foi lui affirmerait la compagnie constante de son Maître. Et cela suffit.

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La foi signifie amour de Dieu, comme la charité, amour des créatures. Ces deux flammes grandissent l'une par l'autre, et s'alimentent mutuellement. Vivre, c'est sortir de soi. Par la charité vous sortez hors de vous-mêmes, vers le monde en détresse ; par la prière vous sortez en dedans de vous-mêmes, vers le Père très bon qui aime vos efforts.

La prière sans la charité préalable ne peut rien ; tandis que la charité sans la foi émeut tout de même le Ciel. Souvenez-vous des admirables histoires de l'Enfant prodigue et du bon Samaritain ; et, si vous rencontrez dans les grandes agglomérations populeuses quelqu'un de ces êtres auxquels on n'a pas su faire comprendre le Christ, mais qui cependant souffrent au spectacle des misères prolétariennes, qui donnent aux camarades leur travail, leur table, leur mansarde et leur fraternelle amitié, vous comprendrez comment ces grands coeurs, bien qu'ils se refusent à toute conception religieuse, sont près de Dieu, bien plus près que tels dévots à l'âme sèche qui pressurent leurs employés ou qui jettent impitoyablement à la rue leur servante fautive. Sans la charité, point de religion vivante.

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En vous promenant dans la campagne, vous reposant à l'ombre d'une haie, peut-être avezvous donné un regard à ces herbes agrestes que tout le monde foule ? Sans doute alors l'admirable richesse de leurs formes vous a-t-elle surpris, et vous êtes-vous émerveillés devant leurs nuances délicates, les élégants enroulements de leurs tiges, les parfums souvent exquis de leurs corolles, devant toutes ces magnificences qui se cachent, ces suavités qui se retiennent de nous conquérir ? Vous êtes-vous souvenus que ce sont les sucs de toutes ces modestes plantes qui recèlent les vertus médicinales les plus actives : bonté précieuse jointe à la plus candide beauté ? Et, laissant parcourir à votre rêverie l'horizon ascendant des splendeurs créées, vous vous êtes, je pense, inclinés devant leur Auteur unique, partout invisible et partout pressenti, et vous avez compris que, toujours, ce sont Ses bienfaits les plus nécessaires qu'Il sème avec le plus de profusion.

La charité, perle inestimable avilie par l'usage, est aussi une fleur du Ciel et Celui qui autrefois, sous la figure d'un jardinier, apparut à la courtisane pénitente, en répand les semences par tous les coins de la terre, sur toutes les collines où travaillent les esprits, dans toutes les broussailles secrètes de nos coeurs encombrés. Mais nous, futiles, parce que chaque pas nous découvre d'innombrables espèces nouvelles de cette plante divine, nous la méprisons, nous l'écrasons sous nos pieds dédaigneux.

Ainsi, au lieu de ciseler à grand labeur des abstractions subtiles, au lieu de construire d'irréalisables utopies, ne devrions-nous pas nous mettre d'abord à l'école pratique de l'existence quotidienne que nous croyons trop élémentaire ? Chaque jour est un petit monde vivant avec lequel il nous faut correspondre ; le physicien comme l'astronome, le chimiste, le naturaliste comme le visionnaire affirment tous que la vie, c'est de l'amour, de l'amour le plus haut : du sacrifice. Vous donc, qui voulez vivre davantage, avec une ardente intensité, avec la variété la plus vaste, apprenez d'abord à aimer, c'est-à-dire à répandre largement, comme fait le Père, les quelques forces qui vous sont échues, et, sans cesse, des forces neuves remplaceront vos énergies usagées.

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On ne remercie jamais assez ; on ne le sait pas, on ne veut pas s'en rendre compte, mais le Père nous aime ; Il est content lorsqu'une joie nous arrive. Il sourit lorsqu'Il nous donne quelque chose. Il aime nos maladroites actions de grâce ; nos petits bonheurs L'émeuvent. Vous qui n'êtes que des hommes, n'aimez-vous pas, lorsque vous apportez un jouet à votre petit enfant, de sortir en plus de votre poche une surprise inattendue, pour que son bonheur soit au comble ? Vous ne possédez cette bonté que parce que le Père la possède d'abord, infiniment. Il en use de même avec vous. Remercions-Le donc, et apprenons à nos amis à Le remercier.