LE BRAHMANE

    Déjà deux mois s'étaient passés depuis ma première visite. Dès les premières semaines, Andréas m'avait envoyé des clients de son quartier. Bien que ce fût un véritable voyage, je m'occupais volontiers de ses malades ; cela me donnait un prétexte pour lui rendre visite.

 Un matin donc, après ma tournée, je montai chez lui. En tournant le coin de sa rue, je m'arrêtai à une blanchisserie dont j'avais eu la patronne à soigner. Naturellement, je connaissais toute la tribu d'ouvrières, courageuses fillettes, qui anémiaient leur jeunesse dans les vapeurs fades du linge et la chaleur écoeurante du poêle de fonte. Ce petit monde babillard, espiègle, mais franc du collier m'avait accueilli cordialement. J'avais le droit de faire un bout de causette et de payer quatre sous de marrons, de temps à autre. La semaine précédente, on m'avait prévenu que la fête de l'apprentie allait arriver.
En montant le faubourg du Temple, ce matin-là, j'avais donc fait emplette d'une magnifique bague marquise - rubis en verre et doublé -, dont un camelot avait bien voulu se dessaisir en ma faveur, pour la modique somme de quarante-neuf sous, "au lieu de vingt-sept francs cinquante " !


 J'entrai donc chez les blanchisseuses, et j'offris la bague d'abord, puis, avec la permission de la patronne, le vin blanc. On m'assaillit de consultations pour de multiples bobos ; et, dans l'intervalle, j'appris des choses sur la femme du sergent de ville, le garçon de bureau de la mairie, le balayeur...

 - Et puis, vous savez, m'sieu, votre ami m'sieu Andréas. il a un Chinois chez lui. Il est arrivé hier soir; même qu'il m'a fait peur; il est entré demander son chemin; j'avais pas encore allumé; il ne parle pas bien français, mais c'est un bel homme...
 - C'est pas un Chinois, puisqu'il a pas de queue. - Mais si, il a la figure jaune.
 Et ainsi de suite.

 je m'échappai aussitôt que je pus; et, pour ne pas tomber en intrus chez Andréas, j'allai déjeuner chez le marchand de vin. Puis, vers deux heures, je me présentai chez Andréas.
 Son " Chinois " était un superbe Hindou enturbanné, barbu, droit comme une colonne, visiblement un haute-caste du Kourou. Après due présentation, il voulut bien laisser de côté un peu de son triple orgueil d'aryen, d'aristocrate et de prêtre; et nous causâmes assez librement, à bâtons rompus. La culture anglaise, l'archéologie, la médecine, l'astrologie, l'épigraphie, l'agnosticisme, le monisme nous furent des prétextes à nous donner l'un de l'autre une excellente opinion. Par intervalles Andréas plaçait une remarque. Enfin l'Hindou se mit à faire l'éloge de la Science des sciences, du Radja Yoga. C'était d'ailleurs un plaisir de l'entendre ; il était disert plutôt qu'éloquent, mais avec une telle aisance, de telles trouvailles de mots, de si heureuses combinaisons d'idées, qu'on ne se serait jamais lassé, semblait-il, de suivre ses développements. Les faits, les théories, les tableaux s'enchaînaient, s'opposaient, se réunissaient, sans fin ; c'était une trame brillante, une composition touffue comme, sur les murs des temples, les frises sculptées enchevêtrent les guerriers. les monstres, les génies, les dieux, les bayadères, avec une telle luxuriance surabondante que le cerveau du visiteur s'engourdit dans une sorte de rêverie à périodes. du sein de laquelle tout parait possible et facile, tous les mystères explicables, et toutes les utopies raisonnables.

 Ainsi j'écoutais le brahmane, lorsque Andréas l'interrompit disant .

 - je me permettrai d'arrêter ici mon hôte, pour lui poser une question, puis une autre encore.

 L'Oriental ayant acquiescé, Andréas continua


 - Si ma mémoire est fidèle, vos livres commandent de ne jamais entreprendre aucune pratique de yoga avant d'avoir suivi avec succès deux systèmes d'entraînements moraux , sans quoi les exercices pratiques deviendraient pernicieux et peut-être mortels à l'élève imprudent ?

 - Ce que vous dites est juste, accorda le prêtre.
 - Eh bien! Voudriez-vous avoir l'obligeance de nous donner les détails de ces préparations ?
 - je ne vous apprendrai rien, monsieur, non plus qu'à votre honorable ami, en vous disant qu'il s'agit des dix observances et des dix purifications. 

   Voici les premières :

    Ahimsa, qui est ne causer aucune douleur ni par la pensée, ni par la parole, ni par l'acte, à aucun être vivant.
    Satya, qui est dire toujours la vérité par l'intelligence, par la parole et par les gestes.
    Asteya, qui est l'indifférence à la possession de quoi que ce soit, par l'intelligence, par la pensée, par la parole ou par l'acte.
    Brahmatcharya, qui est la chasteté de corps, de paroles , et de pensées.
    Daya, qui est l'exercice de la bonté envers toutes les créatures, même envers les démons.
    Aidjava, qui est l'égalité. d'humeur dans l'accomplissement de tous les actes ordonnés, et dans l'abstention de tous les actes défendus.
    Kshama, qui est la vertu de souffrir avec patience toutes choses plaisantes ou déplaisantes.
    Dhriti, qui est la conservation de la fermeté inébranlable pendant le malheur comme dans le bonheur.
    Mithaara, qui consiste à se nourrir sainement, d'un volume d'aliments égal au quart de la capacité stomacale.
    Et enfin Sancha, qui est la purification du corps par les rites religieux, et la purification du coeur par la distinction de l'absolu et du relatif.

 - Dites-moi aussi, je vous prie, demanda Andréas, les dix formules de la seconde série.
 - Les voici, continua l'Hindou.
    D'abord Tapas, la pénitence corporelle modérée.
    Santhosha, qui consiste à se tenir pour satisfait de tout et à avoir pour tout de la reconnaissance envers Dieu.
    Astikeya, qui est l'adoption de la doctrine védique sur le mérite ou le démérite.
    Dhana, la charité faite aux personnes méritantes.
    Iswara-Pouja, le culte dû au Seigneur, selon les rites.
    Siddhanta-Sravana, la connaissance de la philosophie religieuse.
    Kriti, avoir honte des fautes religieuses ou civiques que l'on a commises.
    Mathi, suivre les prescriptions des livres sacrés avec foi et amour.
    Diapa, réciter les prières quotidiennes.
    Et enfin Vrata, s'abstenir des actes défendus par les règles du religieux.

 - Ainsi donc, interrogea Andréas, c'est bien seulement quand un disciple est devenu incapable de manquer à aucune de ces ordonnances qu'il est apte aux travaux pratiques du Yoga ?
 - Oui, monsieur, répondit Nagendra-Nath (c'était le nom de l'Oriental). Telle est la doctrine pure des anciens rishis mais les novateurs modernes l'oublient ou la mutilent.
 - je le sais, ô brahmane, dit Andréas; pardonnez-moi de vous avoir fait donner tous ces détails ; ils étaient utiles à connaître pour notre ami, le docteur. Et il appuya sur le mot : notre. - Quant à moi, j'en ai déchiffré le texte vénérable dans ma jeunesse... juste avant d'avoir atteint ma seizième année.. ; et cette lecture m'absorba complètement, vingt et un jours et vingt et une nuits.

 Le regard du prêtre brasilla une seconde entre ses longues paupières meurtries; mais ce fut avec le simple accent de la politesse mondaine qu'il demanda :

 - Vous êtes donc venu dans ma patrie, monsieur ? Quels Etats y avez-vous visités ?
 - Plusieurs, répondit doucement Andréas; car je cherchais la pierre qui se trouve dans la tête du cerf.
 le dois dire ici que le peuple, dans l'Inde, attribue à cette pierre hypothétique une vertu souveraine contre la morsure des serpents ; et une fraternité occulte importante, donnant à cette croyance une acception symbolique, a fait son mot de passe de la phrase qu'Andréas venait de prononcer.

 - En vérité ! répondit le brahmane, du même air de courtoisie indifférente; j'ai chez moi une telle pierre ; j'ai aussi une flûte à sept trous pour charmer les cobras.
 - Votre pays est riche en curiosités, dit Andréas. Et, s'étant levé pour prendre sa pipe, il resta debout en croissant sa jambe droite sur la gauche et il ajouta :
 - Ainsi, un de vos compatriotes, un vieillard qui marchait en s'appuyant sur un bambou, m'a donné une vina (une lyre) dont les sons charment même les vipères grises. C'était, si je me souviens bien, dans le royaume d'Oudh, près de Roudrapoura.

 Ici Nagendra parut perdre son impassibilité ; car cette réplique d'Andréas n'était autre que la phrase par laquelle les agents errants de l'Agartta se font connaître à leurs inférieurs. Toutefois, en raison de ma présence, le prêtre se contenta de se lever aussi en faisant un salut.
 - je vous prie, fit Andréas en reprenant sa chaise, restez assis. Revenons à nos entraînements. je me permettrai quelques remarques, que. vous comprendrez immédiatement, si vous voulez bien oublier quelques minutes qui vous êtes et quels furent vos instructeurs. Voici. D'abord, où est l'homme qui peut vivre, ici-bas, sans causer de douleur à aucune créature ? Cette allumette souffre quand je la fais flamber ; et elle souffrira quand je l'éteindrai. Et ma seule respiration sacrifie des milliers de petits êtres. Exprimer la vérité suppose qu'on la connaît. Si je connais la vérité, à quoi bon le Yoga ? Etre indifférent à tout, c'est de l'impolitesse envers Dieu tout ce qu'il nous donne est précieux, puisque ce n'est que par le meilleur usage de ses dons que nous lui rendons possibles, si j'ose dire, de nouvelles et plus généreuses munificences. Etre chaste ? Mais si mes parents l'avaient été, mon esprit heurterait encore en vain aux portes de la terre et cette inaction forcée serait pour lui un supplice infernal. Etre bon pour toutes les créatures ? D'abord Un seul est bon ; ensuite, si je suis bon, c'est que j'ai atteint le but . dès lors, plus besoin de Yoga. L'humeur inaltérable ? Il faudrait pour cela avoir subi toutes les expériences; l'initiation serait inutile; personne ne mais peut être impassible devant une douleur s'il ne l'a déjà subie " autrefois > ; encore pétition de principes. Etre reconnaissant à Dieu de tout ce qu'il nous envoie, même des pires souffrances, l'homme libre seul est capable de cela, mais non point l'élève yogi. Quant aux observances rituelles, je vous les abandonne, puisque par le seul fait que vous naquîtes sur la terre bénie de Bharat, les Védas contiennent pour vous toute la vérité.

 L'Hindou salua et dit :
 - Vous me découvrez un horizon comme de la cime du Mérou.

 Andréas continua

 - Oui, vous, brahmane vénérable, vous avez votre route le jaune a la sienne, le musulman aussi, et le chrétien. Nous marchons par les artifices de la déesse Illusion. Gardons chacun notre voie. Vous revenez d'Amérique et de Londres. On vous a comblé d'honneurs, de décorations, de thés et de discours. Une fois rentré dans votre ermitage, quand vous aurez fait les sacrifices et payé au temple les amendes extraordinaires dont vous êtes passible pour avoir, vous, prêtre, quitté la terre sacrée et vécu chez les Mlecchas, puants mangeurs de vache, vous verrez si le dernier des chefs de police en complet kaki sur son cheval australien ne vous fera pas courir de haut en bas du pays, s'il en a le caprice, en vous appelant : nègre et idiot idolâtre. L'Anglo-Saxon parle de fraternité, mais il ne la pratique pas. Vous n'avez donc pas vu comment les Yankees " civilisés " se comportent avec les gentlemen de couleur? Vous vous êtes laissé ahurir, oui, ahurir, bien que personne n'ait pu s'en douter une minute, par les belles écouteuses de New-York. de Boston ou de Philadelphie, par les belles dîneuses du Carlton ; vous avez cru qu'elles comprenaient quelque chose à votre métaphysique 1 Vous êtes séparé des Occidentaux par un mur. Pardonnez-moi de vous dire ces choses si brusquement ; mais il faut que vous soyez averti.

 Et comme l'Hindou, un peu froissé, jetait un regard vers moi - Mon ami ? dit Andréas -, cela ne fait rien ; il s'appuie sur une béquille de mendiant.

 -- Oh ! dit Nagendra soulagé, je sais fort bien que la prudence la plus sage guide toutes vos actions -, je n'ai pas le moindre doute sur celle du gentleman.
 Et il me fit un grand salut, et un autre à Andréas. Puis il commença un long discours en hindi. le n'y compris pas grand-chose. Les soirées suivantes, sur l'invitation expresse de notre hôte, je revins écouter de nouveaux entretiens. Lui et Nagendra parlaient français, anglais, " vernaculars ". De temps à autre, je saisissais un nom de mullah, ou de général russe, ou de chef musulman ; et j'appris de la sorte, entre ces deux hommes, beaucoup plus de choses qu'il n'est avouable d'en savoir sur le monde asiatique. Un voyage du tsar, une mission ethnographique japonaise, les apostolats lazaristes, la construction d'un chemin de fer, un coup de bourse à la City, d'autres événements aussi anodins furent disséqués ; on m'en démonta les ressorts ; et je vérifiai une fois de plus le vieil adage hermétique : 
"Tout est dans tout ". L'ésotérisme se rencontrait en des occurrences bien imprévues ; et que de sagesse chez ces hommes! Quelle profondeur de vues, quelle habileté! Décidément, Andréas devait être en effet le héros de mon petit cahier noir. Il avait fait du chemin depuis, me disais-je; il avait réussi; il semblait parvenu aux derniers degrés de l'initiation.

 Mes visites ultérieures me replongèrent dans mes perplexités.