LA VISION DU MENTAL



     Ma visite suivante trouva Andréas sur le point de sortir. Il m'invita, ou plutôt, comme si je devais lui être utile, il me pria de l'accompagner. Sa courtoisie, exquise dans ses formes, semblait toujours jaillir spontanément comme une source fraîche; un charme parait ses prévenances envers les hôtes. Le saint d'Assise devait avoir les mêmes manières attrayantes. Andréas aimait vraiment ses visiteurs; et ceux auxquels il rendait les plus grands services le voyaient avec confusion se conduire comme si c'était lui l'obligé. J'appris ainsi ce que c'est qu'un homme vraiment humble.

- Je vais à Plaisance, voir un malade, me dit Andréas; la course ne vous effraie pas ?

- Oh ! non, répondis-je; j'aime la marche, mais ne vaut-il pas mieux, pour économiser votre temps, prendre un fiacre, ou le chemin de fer de ceinture ?

Il me déclara préférer la marche. Et, de fait, pendant des années, jamais je ne le vis user dans la ville d'aucun véhicule. Peut-être s'imposait-il ces fatigues par
pénitence ; peut-être ces heures de trajet étaient-elles, grâce à son pouvoir d'attention, employées à un travail mental. En tout cas, je fis bien souvent la remarque qu'il choisissait peu le plus court chemin.

C'était la première fois que je sortais avec lui. L'interminable trajet, à travers les rues bruyantes, se fit sans que je m'aperçusse de sa longueur. Andréas avait le pas tranquille de ces coureurs de route qui abattent quinze lieues d'une traite. Il fumait beaucoup, mais parlait peu. Et je dois mentionner que, chaque fois que je sortis avec lui, je me trouvai dans un état nerveux très spécial. Les spectacles du chemin ne me distrayaient plus d'une certaine tension intérieure, grâce à laquelle les sujets de nos dialogues se trouvaient éclaircis presque avant d'avoir été formulés. Il me semblait être sur une plate-forme d'où j'apercevais l'envers des choses, à vrai dire leur endroit. Je ne sentais plus mon corps; jamais de fatigue ; et, au retour, la sensation interne d'avoir appris bien d'autres choses que celles dont il m'avait entretenu.

Je profitai de l'occasion pour parler à Andréas d'une autre série de mes études, de mes essais de pratique contemplative, de toutes mes tentatives tâtonnantes
d'atteindre un résultat tangible.

- Et, me dit à un moment donné Andréas, le plus clair de vos gains, c'est un commencement de phtisie.

Puis, à ma grande surprise, il m'énuméra divers symptômes pathologiques dont je n'avais jamais parlé à personne. Je n'osai point lui demander comment il avait pu connaître ces détails. Il continua en me donnant une longue explication technique du Yoga. Il évitait, comme par crainte de pédantisme, l'emploi des termes sanscrits, prenant soin de les traduire d'une façon très exacte et très ingénieuse.

- En somme, conclut-il, la gymnastique respiratoire, pratiquée modérément, est utile. Mais, si vous l'additionnez d'une tension volontaire, magnétique ou mentale, vous enfreignez la Loi. Le volume d'oxygène, d'acide carbonique, la quantité des aliments, tout est fixé d'avance pour chacun. Dépasser ces limites, même dans l'intention noble en apparence d'une culture psychique intensive, provoque des réactions. Si subtilement qu'on raisonne, on ne prouvera jamais qu'on fasse du bien par un procédé mauvais; ce sera du bien apparent, provisoire et fauteur d'un mal tout proche.

Je me taisais, cherchant des objections, sans en trouver. Devant mon silence, Andréas continua:

- Je vais vous raconter ce que je vis une nuit, lors de mon second voyage dans le Tibet. Il me fut montré pendant mon sommeil comme un bataillon de soldats
travaillant à établir des ouvrages d'approche, en vue de l'assaut d'une forteresse qu'on n'apercevait pas. Des estafettes arrivaient et repartaient au galop. Une
lumière lunaire éclairait tout le paysage; j'en conclus alors que ce songe était d'ordre intellectuel. Chose curieuse, le sol, rocheux et grisâtre, semblait bouger,
comme un coeur palpitant. Tout à coup apparut un groupe d'êtres dont les têtes énormes et disproportionnées par le sommet me rappelèrent immédiatement ces effigies de sages chinois que vous connaissez bien, docteur. Cette phalange se dirigeait vers la tente du général. Elle était conduite par un macrocéphale
extraordinaire, dont le corps était tout à fait translucide. Il parla au général avec dureté; de petites lueurs violettes sortaient de sa bouche. Les mouvements des
éclaireurs et des pionniers changèrent aussitôt. Beaucoup d'entre eux, vêtus de rouge, furent expulsés du camp; je les vis courir çà et là, dans la campagne, puis tomber, un à un, sur le sol. Leurs camarades, restés au camp, devinrent peu à peu semblables aux êtres à grosses têtes. Les travaux de siège furent abandonnés; et l'on se dirigea, à travers le plateau mouvant, vers une ville féerique, que j'aperçus au sommet d'une chaîne de montagnes. Je connus que ce tableau enchanteur n'était qu'un mirage. L'ascension dura des années. De temps à autre, les marcheurs rencontraient des formes fantastiques, des animaux antédiluviens, des monstres
connus des seuls voyants. Tout à coup, le bataillon fut cerné par les Rouges que j'avais cru morts. Un officier à longs cheveux les commandait. Ils s'avancèrent tranquillement sur les êtres cristallins qui, dès qu'ils furent saisis, tombèrent sur le sol, comme réduits en cendres. Les roches prirent l'aspect du terreau et, en peu de temps, une végétation luxuriante s'en éleva. Tout disparut. Je m'éveillai. Le jour allait paraître, et je gravis un tertre voisin pour jouir de l'aurore, selon mon habitude.

- Comme ce doit être beau, dis-je, oubliant la vision, si j'en juge par ce que j'ai vu dans le massif de Belledonne !

- C'est inimaginable. Les plus basses vallées sont à trois mille mètres. La clarté de l'atmosphère, la pureté de l'air, le silence indicible, le drame pathétique des
couleurs qui se déroule à l'horizon, avant que le soleil surgisse soudain, toutes ces immensités vous entrent dans l'âme, à flots, et vous la renouvellent. Ce matin donc, debout dans le souffle glacé des neiges perpétuelles, en murmurant les formules du Sentier que je suivais alors, je compris le sens de ma vision, et j'en fus bouleversé. Je pense que vous n'avez pas eu besoin de tout le décor qui m'aida, pour comprendre également.

- Il me semble, répondis-je, que le sol aride, c'est le plan mental, non fertile par lui-même, et sur lequel ne s'édifient que des illusions. Les soldats rouges et les éclaireurs représentent les sensations ; les êtres cristallins sont ce que Boehme appelle la volonté propre. Cette vision enseigne que l'homme n'a le droit de juguler aucune des manifestations vitales que la Nature a mises en lui. Vouloir gouverner les mouvements du principe pensant est une illusion dangereuse, puisque, pour reconnaître lesquelles de nos images mentales il faut oblitérer ou renforcer en vue de l'omniscience, on devrait d'abord posséder l'omniscience.

- Et puis, notre unique instrument, le cerveau, n'est capable de refléter qu'un tout petit coin de l'univers, ajouta Andréas. Après un court silence, il reprit avec un demi-sourire .

- Eh bien ! mon cher docteur, vous avez très bien saisi un des sens de ma vision ; mais je vous ferai grâce de mes conjectures, les solitaires sont bavards, quand ils trouvent un auditeur complaisant, et surtout quand ils se font vieux.