ANDRÉAS

 

        Comme je m'attardais à mon examen, un homme vint sur le pas de la porte, vêtu du maillot sans manches des frappeurs de bout. Son encolure, l'épaisseur de son torse, la grosseur de ses bras indiquaient une vigueur extraordinaire les muscles étaient enveloppés, comme chez les Tartares cependant son visage était celui d'un honnête Français, un peu rude, comme d'un vieux soldat. Ce n'est que plus tard que je pus y lire, en même temps que la bonté, la finesse et l'intelligence, et beaucoup d'autres choses.

      J'étais tellement certain de n'avoir affaire qu'à un ouvrier, que je lui demandai : Est-ce que monsieur Andréas est là?
     - C'est moi, me répondit-il, me causant ainsi une surprise de plus, et aussi une déception; car il ne ressemblait en rien à l'élégant jeune homme que j'avais aperçu autrefois.
     - Voici ce que c'est, dis-je. J'ai eu chez moi cette broderie déchirée; et on m'a envoyé à vous, parce que, paraît-il, votre femme est la seule artiste capable de réparer le malheur.
     - Bien, monsieur; entrez. Si vous avez un peu de temps, voulez-vous feuilleter ces porte-feuilles d'estampes; j'ai quelque chose d'urgent à finir; je reviens dans cinq minutes. Et l'homme retourna vers sa forge, après m'avoir asséné un vif regard profond, assez inattendu.

     Je crus être tombé sur un original féru de quelque marotte. Dans ce magasin-atelier j'avais aperçu de très belles gravures, des poteries exquises, de vraies raretés. je résolus de gagner la confiance de cet Andréas. je le rejoignis dans sa cour, sous prétexte que je préférais être à l'air, par ce beau soleil. Le grand chien descendit, tourna et s'assit entre son maître et moi.
     - Reste tranquille, lui dit le forgeron, c'est un ami. Présentez-lui votre main, monsieur, ces chiens-là aiment à être traités comme des personnes, ajouta-t-il en souriant.
 Et, en effet, le chien s'approcha, flaira ma main en appuyant son gros nez frais, et remonta sur la terrasse.

    Le hangar où j'avais rejoint le maître de céans était installé pour le travail du fer. Dans le coin le plus pittoresque de l'enclos, le robuste rhabilleur allait et venait, disposant ses bigornes et activant son feu. Un chat nous épiait de dessus le bûcher, des moineaux et des rouges-gorges piaillaient dans les -arbustes; à l'étage, une voix de contralto chantait en sourdine un vieil air noble; des cris d'enfants joueurs arrivaient des terrains vagues voisins; toute une atmosphère paisible, joyeuse et active.
     - je pense, me dit l'homme, d'une voix profonde quoiqu'un peu sourde, je pense que toutes ces vieilleries vous intéressent? J'en ai beaucoup encore. Regardez ceci - c'était une lame damasquinée -; le secret de cette, trempe est perdu; regardez, est-ce du bel ouvrage? - Et il pliait la lame en cercle puis, la laissant se détendre, elle reprenait sa rectitude. je crois que cette trempe, c'est du suif de bouc bouillant.
     - Ce sont des recettes de bonne femme, dis-je.
     - Pardonnez-moi, monsieur; la graisse de bouc n'est pas de même formule chimique que la graisse de mouton; leurs propriétés sont différentes.
 Il causait ainsi à bâtons rompus, tout en martelant une petite ferronnière. Quand il eut terminé, il examina ma soierie.
     - C'est une très belle pièce, prononça-t-il; cela vient du Quang-Si, et cela sent l'influence japonaise; mais n'importe, j'en ai rarement vu d'aussi bien. Vous savez comment il faut l'accrocher pour qu'elle donne tout son effet? Non? Eh bien! voyez : l'ombre de ce camélia est grise quand le jour tombe en plein dessus, et rose comme ceci, en jour frisant; l'ombre de cette brindille horizontale est horizontale; la chose est donc faite pour être vue au soleil couchant, pendue à un mur d'est, et le spectateur assis sur le plancher.
 Surpris de ces remarques ingénieuses, je lui poussai aussitôt quelques " colles " en matière de broderie et de céramique extrême-orientales. Il me donna les noms que je faisais semblant de chercher et, souriant, il ajouta :
      - Mon cher monsieur, vous vous défiez de moi; il est vrai que vous croyez ne me connaître que depuis peu, mais nous nous entendrons. Ma femme ne pourra pas faire la réparation à moins de deux cents francs, et il lui faudra trois semaines. je vais vous faire un reçu donnant à votre panneau sa valeur, et vous garantissant les risques. D'ailleurs, voici l'ouvrière.

     Une femme déjà sur le revers de l'âge descendait lentement l'escalier. Elle était de taille moyenne, bien prise, la mise très simple mais très propre; de beaux cheveux gris encadraient son visage rayonnant quoique fané; un regard charmeur lui conquérait tout de suite la sympathie. Ses airs de tête, sa démarche, l'élégance de ses mains me frappèrent; elle paraissait par instants une tout à fait grande dame.

      - Stella, dit le forgeron... et aussitôt quelque chose de souverainement doux vint dans l'air me saisir à la gorge; jamais entre deux amants je n'avais aperçu l'amour jaillir comme entre ces vieux époux. La vibration de sa voix profonde, le sourire de ses yeux, tous les plis d'un visage tanné, comme s'il avait subi les aquilons et les tempêtes de la terre entière, toute l'attitude de son corps, exprimaient la tendresse indicible et l'immuable gravité des sentiments plus qu'humains.

      Mon émotion fut soudaine. Il n'y avait plus de doute j'avais devant moi l'Andréas et la Stella de Désidérius. Etait-ce possible? La seconde suivante, ma défiance était revenue. je dissimulai mon trouble; je décidai d'attendre; car, en somme, quelles preuves précises avais-je de l'identité de ces personnages?
     - Stella, disait donc le forgeron, voici de l'ouvrage qui te concerne; j'ai fixé deux cents francs et trois semaines?

     Et la femme, souriante, acquiesça en quelques mots. je la regardai mieux. Ses traits, pris un à un, exprimaient des qualités opposées : la bouche était prudente et bonne; le nez, impérieux; le menton; volontaire, le contour des pommettes, énergique jusqu'à la violence; la courbe des paupières, de la plus noble mélancolie; les méplats du front et des tempes très doux; dans le regard, la lumière heureuse qui brille aux innocentes prunelles des enfants. En somme, deux êtres énigmatiques.
 Comme Andréas refusait les arrhes que je voulais déposer, j'insistai : 
     - Vous ne me connaissez pas, dis-je.
     - Croyez-vous? répondit-il avec un sourire. Et puis, " le daim appelle le tigre ", ajouta-t-il, citant ce proverbe du Laos.
     - Mais enfin, m'écriai-je, ma méfiance vaincue, qui êtes-vous ? Où avez-vous appris tout ce que l'on voit que vous savez? Vous avez longuement vécu dans ces contrées orientales, pour en connaître tant de petits détails?
     - J'ai voyagé en effet par là; j'en ai rapporté surtout des souvenirs, des erreurs aussi, et des vérités. Ainsi, par exemple, le signe que je vois là, dans votre paume droite, veut dire, d'après les devins jaunes, que vous vous adonnez aux sciences occultes, non sans succès. Mais une autre marque m'indique que vous possédez, sur la plupart des amateurs, un avantage très rare...
     - Qui est...?
     - Si je vous le disais, vous le perdriez, répondit-il gravement. Vous avez beaucoup cherché; souvenez-vous que la vraie Lumière vient de Dieu seul.
 
    Je compris alors que cet homme savait, et que je touchais au but de toute ma vie. J'avais tout sacrifié à la poursuite de l'occulte : la famille, les plaisirs, la position lucrative. Vingt ans de recherches m'avaient mené devant une muraille. Parmi ceux que j'avais pris pour des maîtres, les uns m'avaient promis plus qu'ils ne pouvaient tenir; les autres, m'avaient rebuté par leur intolérance de race ou de religion; d'autres encore m'avaient abandonné impitoyablement; ou bien, ils auraient voulu que je parte chercher leur vérité dans un pays lointain. La Vérité n'est-elle pas partout? Tant d'échecs m'avaient lassé. Et cet homme-ci, était-il mon Andréas? Et cette femme? Et le passant de tout à l'heure? Etais-je sur la bonne piste?

     Mon interlocuteur continuait de parler.
     - Le phénomène miraculeux ne prouve pas le Vrai, car comment discerner si la force qui le produit vient d'en bas ou d'en haut ? La science n'est pas non plus une preuve; quel cerveau contiendra tous les arcanes de l'immense Nature? Comment juger quelle dose de savoir convient à l'état spirituel, intellectuel, physique du disciple, à son passé, à son avenir, à son milieu, aux êtres dont il est le chef de file, à ceux qu'il suit ? Ne croyez donc pas, monsieur, que je sois quelque chose. je ne sais rien. je ne connais même pas la profondeur de mon ignorance.
     - Cependant, que faire pour avancer? demandai-je, en cherchant mes mots, car tout mon vocabu-
laire technique et solennel me semblait hors de mise avec cet homme si simple. Moi, initié à un grand nombre de degrés, affilié à toutes les sectes européennes qui touchent de près ou de loin à l'illuminis-
me, cheville ouvrière de pas mal d'entre elles; moi, qui avais écrit tant de brochures savantes; que mes correspondants étrangers appelaient : Maître très docte, et qui avais fini par le croire à force de l'entendre dire; moi, qui avais célébré les rites magiques et renouvelé les guérisons paracelsiques; qui avais " donné la Lumière " à un grand nombre d'hommes et de femmes respectueusement attentifs; moi, qui me croyais impavide et impassible, je sentais ma tour d'ivoire vaciller sur sa base; j'étais désorienté; et je me serais reproché de prendre avec cet inconnu une attitude autre que la plus sincère : le désir ardent de parvenir à une synthèse, à quelque repos.
     - je vous répondrai, dit Andréas, quand vous nous ferez l'amitié de venir déjeuner avec nous. Fixons une date, voulez-vous?
 J'acceptai sans façon, et je pris congé. Mes occupations professionnelles m'empêchèrent de réfléchir sur tous ces incidents; et, lorsque je retournai chez Andréas. j'étais plus indécis que jamais. L'habitude de l'analyse avait oblitéré en moi l'intuition. je devais m'apercevoir dans la suite combien je m'étais retardé en ne devinant pas l'inconnu du boulevard Sérurier.