MARIE-MADELEINE


Le Ciel est avec ceux qui souffrent le plus; tandis que nous sommes encore en route, Il fait abstraction de nos fautes, pour ne regarder que notre détresse. Ses soldats fréquentent partout où ils ont à faire, mais surtout, comme leur Maître, dans le peuple qui fait vivre tout le monde et dont on s'occupe trop peu; ils vont avec les gens dont on s'écarte, qui effarouchent l'hypocrisie, qui ne sont tombés peut-être que par manque de soins. C'est pour cela que Jésus, dans la maison du Pharisien, accueille la courtisane. Quel scandale pour l'honnête homme, pour ce soutien de la société ! Et aussi, chez la femme, quelle admirable certitude intuitive d'obtenir son pardon !

Celui qui va loin dans le mal est capable d'aller encore plus loin dans le bien. La justice de Dieu n'emploie pas les procédés de la justice humaine; celle-ci ne connaît que la loi du talion; à peine depuis quelques siècles admet-elle les circonstances atténuantes. Le Ciel, au rebours de notre logique poursuit de Ses soins l'entêté qui en paraît le moins digne. Plus l'être est égaré, embourbé, malade, même par sa faute, plus le Ciel est attentif à son premier regret, à sa première demande.

Tel est l'amour divin, tel doit devenir l'amour humain. Son caractère est le sacrifice de soi-même. Ses modes d'action sont infinis. Sa puissance n'a pas de limites. Son essence est le désir ardent de servir l'être aimé, dût-on le perdre et se perdre à jamais pour lui obéir.

L'Amour est capable de porter toutes les chaînes; il est donc le plus libre des êtres. Il ne connaît ni l'impossible, ni le temps, ni la distance; il résiste à la mort; il brille jusque dans l'Enfer; la médiocrité même ne l'obscurcit pas.
Le véritable Amour n'est pas inquiet; il resplendit dans la sérénité, il rayonne dans la paix, il s'immole dans la béatitude; les traverses ne sont qu'un aliment de plus à sa flamme. Il possède l'unique vérité, l'immuable certitude, l'irrésistible
puissance. Il bénit tout, car tout lui est une occasion de grandir.

C'est à cause de sa capacité de souffrance que la femme est plus proche du Ciel que l'homme. Et c'est une raison pour l'écouter plus qu'on ne le fait. Mais il ne faut pas qu'elle sorte de son rôle; elle ne devrait pas avoir à gagner son pain en dehors du foyer; elle est là pour embellir d'idéal toutes les vulgarités de la vie quotidienne dont elle a le souci. Si elle veut faire sérieusement sa besogne, elle a bien plus de travail que son mari. Mais elle n'a rien à voir dans les salles de conférences, dans les comités, dans les listes de protestations, de revendications, et autres trompe-l'oeil. Pourquoi s'inquiéterait-elle de ces billevesées féministes ? Si elle est vraiment bonne, ne sent-elle pas, au fond de son coeur, que Dieu est avec les humbles, avec les ouvriers obscurs ?

Toute action, même celle qui semble indifférente et inutile, a des résultats; c'est leur mobile qui la rend plus ou moins fructueuse selon sa grandeur et sa sincérité. Voyez ce que reçoit la courtisane pour avoir oint les pieds de son Maître.
Voici donc, d'un côté, l'homme bien pensant, riche, comme il faut, honorable, l'un des " soutiens de la société "; de l'autre, une femme hors la loi, méprisable, scandaleuse, une épave de la société; au milieu, l'Etre surhumain, dont la seule présence les juge l'un et l'autre, en dévoilant le secret esprit de chacun. Voici la double opposition trop souvent incomprise qui sert de prétexte aux tyrannies des forts et aux révoltes des faibles. C'est que l'on assemble la puissance matérielle et la grandeur spirituelle; la foule croit que la fortune, les hautes charges, la supériorité cérébrale impliquent les grandes qualités morales; et les gens des classes supérieures inclinent à mésestimer le peuple. Les uns comme les autres se trompent; ils ne comprennent pas la marche inverse des puissances temporelles et des puissances spirituelles.

Ceux d'en bas ne se rendent pas compte de la force corruptrice de l'or et de la gloire; ceux d'en haut ferment les oreilles aux plaintes des malheureux. Or la grande antinomie humaine, ce n'est pas l'intelligence et l'ignorance; c'est la dureté du coeur ou sa bonté; les gens riches ne sont pas nécessairement affinés; les pauvres ne sont pas nécessairement grossiers. Ainsi notre Pharisien, qui occupe une belle situation, qui est instruit, de conduite correcte et d'opinions raisonnables, végète plus loin de Dieu que la fille scandaleuse, qui défie toutes les bienséances et vit au jour le jour. Il ne faut pas comprendre que le Ciel préfère les irréguliers aux gens convenables, car on rencontre des riches uniquement soucieux de faire du bien et des pauvres dévorés par toutes les basses passions, mais cela signifie que la possession des privilèges sociaux dessèche souvent le coeur; tandis que les amertumes et les hontes subies par un être qui s'égare finissent toujours par réveiller en lui l'étincelle du Verbe, quelque épaisse que soit la couche de cendres dont les plus honteuses idolâtries aient pu la recouvrir.

Le pharisien est un rationaliste; la courtisane est une mystique en germe. Au premier manque la notion des limites de l'intelligence; à la seconde manque la notion de la discipline; mais le premier, parce qu'il se sent fier de toutes ses prérogatives humaines, n'apercevra pas Dieu à côté de lui; tandis que la seconde, en qui l'explosion du repentir brise et consume tout, à la lueur de cet incendie découvrira devant elle son Seigneur et son Sauveur.

Cela ne signifie pas que l'on méprise les avantages sociaux, les dons naturels, l'instruction, l'éducation, mais qu'il ne faut leur attribuer qu'une valeur humaine et relative. Cela ne signifie pas que l'on doive courir la prétentaine sous prétexte , de faire des expériences et de parvenir à la sagesse par la satiété, mais qu'il ne faut pas couvrir d'opprobre tous les désé-quilibrés, tous les déclassés, tous ceux que ballotte le flux et le reflux de leurs appétits; parmi cette foule lamentable il s'en trouve peut-être que leur déséquilibre fera rebondir vers Dieu, que leur déclassement rejettera sur les plages de la grâce, et à qui leurs dégoûts donneront la soif des fontaines éternelles.

Chacun de nous est aussi cette ville où vivent des pharisiens, dans leurs belles maisons bien rangées, et des courtisanes dans des demeures de luxe ou dans des bouges. En nous aussi le Maître est passé une fois; Il S'est assis dans celle de nos chambres qu'Il avait revêtue, dès le principe, des plus riches ornements, qu'Il avait meublée de cette raison, de cette logique, de cette mémoire, de cette sagesse réaliste qui nous donnent figures de supérieurs en face des autres êtres. Mais ces belles facultés, orgueilleuses d'elles-mêmes, n'ont pas reconnu leur Créateur; tandis que, dans les coins moins nobles de notre personne, telle des forces tumultueuses de l'instinct, jusqu'alors avide de tout l'univers physique, et uniquement occupée à le conquérir et à s'en repaître, aperçoit là-haut une lueur extraordinaire, goûte une douceur indicible, entend une voix ineffable; c'est ce qu'il y a, en nous, de plus matériel et de plus grossier qui saisit l'archi-subtil et l'Esprit pur.

Il en va de même dans l'ordre social et dans l'ordre ethnique. Les peuples et les races que le Père avait élus en principe pour ouvrir aux autres la route du salut et qu'Il avait munis de tous les dons utiles à ce dessein ont peu à peu consi-déré ces grâces comme leur appartenant en propre et en ont conçu un orgueil qui les a rendus incapables d'accomplir leur office providentiel. Alors le Père, ne voulant pas que, par la faute d'un seul peuple, tous les autres se perdent, a envoyé Son Fils. Étant méconnu par Son propre troupeau, le Christ S'est adressé aux brebis perdues, aux Gentils, et ceux-là, à cause de l'épaisseur de la ténèbre où ils se débattaient, ont accepté la Lumière. Ainsi l'enfant qui naît dans une famille riche en vient à croire que cette fortune et ces honneurs, il les possède par lui-même; il s'enorgueillit et ses yeux deviennent aveugles à la Vérité; la Vérité cherche alors un pauvre humble et patient, se donne à lui et en fait son héraut.

En somme, toutes les créatures, des plus petites aux plus grandes, venues au monde avec des dons analogues, subissent une épreuve analogue, en sortent presque toujours vaincues, et retardent de la sorte leur bonheur réel et leur perfection.
Défions-nous donc du charme qui se dégage de nos propres qualités; habituons-nous à distinguer de notre moi immortel les instruments qui lui furent prêtés pour accomplir son travail. Ce corps, avec sa force, son adresse, sa beauté; les organes subtils par quoi nous goûtons les délicatesses et les splendeurs de la Nature et de l'Art; ces facultés mentales qui nous font comprendre, classer, diriger les énergies de la Matière, qui nous élèvent jusqu'aux sereines spéculations de l'abstrait; cette énergie volitive dont l'exercice nous procure les joies intenses, mais dangereuses, de la conquête et de la domination : rien de tout cela ne nous appartient. Mais, hélas ! , si même nous connaissons théoriquement notre statut de débi-teurs-nés, d'emprunteurs à perpétuité, nous nous conduisons pratiquement comme si nous étions les légitimes propriétaires de nous-mêmes. Nous ressemblons au pharisien qui, regardant Jésus accueillir l'hommage de la courtisane, en conclut qu'Il ne voit pas quelle est cette femme; nous ne croyons qu'aux apparences, nous ne jugeons que sur les apparences, nous ne nous attachons qu'aux apparences.

Distinguer en fait le transitoire du permanent est une recherche si importante que tous les initiateurs de l'Asie l'ont érigée en principe de leurs systèmes. Cette notion est à la base du taoïsme, du brahmanisme, du bouddhisme, du lamaïsme, et les soufis de l'Islam n'ont pas manqué de la reprendre. Elle se trouve aussi dans l'Évangile, mais implicitement, plutôt comme une induction philosophique que comme une règle de pratique. Jésus-Christ nous fait étreindre immédiatement le concret; Il préfère nous apprendre d'abord à vivre, plutôt que nous apprendre à penser. En effet, tous les hommes ne sont pas aptes à la méditation, mais tous peuvent voir la peine de leur frère, tous peuvent le secourir quelque peu; la Charité est la suprême initiatrice.

Néanmoins, il vous arrivera d'avoir à donner aux intelligences inquiètes quelques éclaircissements. Essayons donc ensemble de nous rendre compte en quelle manière Dieu, l'unique Réalité, Se communique à l'homme et lui inculque le sens intime des apparences illusoires.

Il faut d'abord, quoique cela me paraisse fort préten-tieux, que j'essaie de vous dire quelque chose sur l'essence divine et sur la Trinité, afin de vous éviter le recours aux ouvrages spéciaux des Pères de l'Église et des théologiens.
Sans entreprendre aucune démonstration, j'énoncerai simplement ce que je crois, ce que je tiens pour la Vérité, c'est-à-dire ce qui me semble le plus vraisemblable, ce qui me semble fournir le moins de prétextes aux erreurs du subjectivisme et du panthéisme, ce qui enfin me paraît le plus conforme à l'idée essentielle du Christ.

L'Etre suprême est le seul tout à fait immatériel; comme le dit Jésus à la Samaritaine : " Dieu est esprit ". Et, puisque, ailleurs, Jésus déclare n'être qu'un avec Son Père, je conclus que la Trinité n'est, en somme, qu'une image, la meilleure des images sans doute, mais une image, aussi claire que possible à notre intelligence, de la vie de cet Etre suprême.

Il est simple en Son essence, un, homogène, si j'ose dire, indépendant et libre, somme de toutes les perfections que peuvent concevoir notre sensibilité, notre affectivité, notre intellect et notre volonté; somme, en outre, de l'infinité de perfections que la créature humaine ne pourra même jamais concevoir; somme de tout le possible et de tout l'impossible, de tout ce qui a été, de tout ce qui est, de tout ce qui sera, de tout l'antérieur et de tout l'ultérieur, de toute la durée et de toute l'éternité, de tout le fini et de tout l'infini; de tout le relatif et de tout l'absolu. Et cet immense ensemble ne formant que les organes et les facultés de cet Etre en lui-même essentiellement inaccessible à nos enquêtes.

Nous ne pouvons guère concevoir une image à peu près nette que de celles des activités de Dieu par lesquelles Il a voulu venir plus près de nous : j'entends parler du Verbe. Le Verbe est Dieu : entièrement immatériel, libre, omnipotent, et Homme : entièrement matériel, composé de toutes les variétés de la matière, depuis les plus denses, comme celles du corps, jusqu'aux plus fluides, comme celles du psychisme, du mental, de la volonté. Car, à mon sens, tout ce qui n'est pas esprit pur est matière; l'Esprit pur est la seule substance éternelle, libre, se suffisant par soi-même, se développant par le seul jeu de son activité innée; tandis que toutes les autres substances, les plus subtiles même, comme les forces mécaniques, la pensée, la volonté, sont soumises à des lois, naissent, s'usent en s'exerçant et ont besoin d'autres substances pour continuer d'exister ou pour se renouveler.

Le Verbe est le personnage de Dieu qui S'occupe de la création, soit pour lui donner l'existence, soit pour lui conser-ver cette existence, soit pour transfigurer cette existence temporelle, discontinue et provisoire, jusqu'à la vie éternelle, continue, définitive et sans cesse nouvelle. Au cours de cette fonction, c'est le Père qui ordonne, c'est le Fils qui travaille, et l'Esprit est la double vertu de ce commandement et de cette réalisation. Le Père crée, le Fils répare, l'Esprit sauve. Mais, auparavant, le Père a décrété, le Fils a fourni la substance vivante de la créature, l'Esprit l'a organisée avec harmonie.

Le meilleur moyen, à mon avis, de se faire une idée des opérations divines, c'est de recueillir, tout au long des quatre récits évangéliques, les passages relatifs aux oeuvres propres de chacune des trois Personnes. Le travail n'est pas difficile, ni même long. D'ailleurs il vaut toujours beaucoup mieux recourir aux sources qu'aux commentaires et aux ouvrages, originaux qu'aux manuels de critique ou de vulgarisation.

Toutefois, quant au sujet de notre entretien actuel, je conviens qu'il n'est pas moins difficile de saisir le mouvement de la vie divine dans le monde ou dans l'homme qu'en elle-même.

La tradition chrétienne antérieure à saint Thomas d'Aquin s'accorde à reconnaître un corps, une âme et un esprit dans le composé humain; mais elle ne définit pas exactement ce qu'est l'âme et ce qu'est l'esprit. Tels auteurs placent l'esprit au-dessus de l'âme; tels autres placent l'âme au-dessus de l'esprit. Il semble que l'opinion générale des mystiques attribue à l'esprit la prééminence et le désigne comme le siège du Moi, sous le nom d'Esprit-propre. Dans cette hypothèse, la régénération et le salut consistent dans l'effacement de l'esprit-propre et son remplacement par l'Esprit de Dieu. L'homme parfait ici-bas serait un corps et une âme saturés par l'Esprit Saint, lequel infuserait dans les deux autres principes toutes les vertus et toutes les sagesses qu'ils peuvent recevoir.

Les théologiens, étudiant le texte de l'apôtre Paul (I Thessaloniciens V, 23) qui énumère le corps (soma), l'âme (psyché), l'esprit (pneuma), voient dans psyché l'âme sensitive ou souffle vital, et, dans pneuma, l'âme intellectuelle et supérieure. Le travail du salut consisterait alors à gouverner l'âme de façon qu'elle n'obéisse jamais au corps et toujours à l'Esprit de Dieu. Ainsi notre corps peut être acclimaté, par le salut, par la résurrection, dans le Royaume de Dieu. Ainsi l'homme réalisant les préceptes du Christ, semblable au sauvageon enté sur le cep franc, cessera peu à peu de puiser sa vie dans le monde, pour la puiser dans le Ciel, et il deviendra céleste et spirituel tout en conservant son corps et son âme régénérés. L'Esprit l'unira au Verbe.

Nous sommes l'image de Dieu par notre corps et notre âme; nous devenons à la ressemblance de Dieu quand Son Esprit descend en notre nature humaine et la transmue. Lorsque nous obéissons à l'Évangile, Dieu nous possède, dans la mesure où chacun de nous peut recevoir cette possession; l'Esprit influe sur notre personne et, comme le soleil, par sa lumière et sa chaleur, fait croître les germes enfouis dans le sol, cet Esprit, par Ses dons ou Ses grâces, fait végéter la semence éternelle que le Père, dès l'origine, déposa au centre de nous-mêmes. Ainsi croît, en nous, le Christ intérieur.

Tout notre mérite ne consiste qu'à nous montrer dociles à la grâce; bien entendu, cette docilité embrasse les efforts les plus héroïques de la lutte contre l'égoïsme et de l'amour fraternel.

Quant aux créatures autres que l'homme : les trois règnes physiques, les invisibles, les forces terrestres ou cosmiques, le Ciel agit sur tout cela par l'intermédiaire de l'homme. Chacun de nous est le centre d'un petit univers qu'il entraîne dans ses ascensions ou dans ses chutes; chaque disciple distribue, quoique presque toujours inconsciemment, sur toutes ces créatures non-humaines dont il devient le soleil, la vie divine tamisée, adaptée à leurs réceptivités diverses par son passage à travers l'intellect, l'âme et même le corps de ce disciple. De là, la gravité de notre conduite journalière et la lourdeur de nos responsabilités.

Ainsi, d'une part, à mesure que nous devenons les temples de l'Esprit, les impuretés extérieures deviennent de plus en plus incapables de nous souiller; d'autre part, et selon la même progression, notre oeil discerne de mieux en mieux le fonds vrai des créatures. Portez à leur limite ces deux conséquences. et vous comprendrez l'attitude et la force de Jésus.
Nous essaierons, n'est-ce pas ? de modeler notre être intime à l'image de ce que nous découvrirons progressivement de Son âme.