LE PRECURSEUR


Certes, il est humain de chercher autour de soi un appui à nos faiblesses et un guide à nos incertitudes. Avant le Christ, les hommes se sont toujours groupés derrière les surhommes et, après le Christ, leur manque de foi les a maintenus dans la même craintive dépendance. Nous autres, modernes, nous ne faisons pas mieux. Il se trouve d'ailleurs tant de doctes personnages qui affirment la nécessité de guides visibles que nous sommes assez excusables de nous en tenir aux intermédiaires. D'autre part, notre volonté brouillonne, incohérente, nos enthousiasmes anémiques ou changeants, notre suggestibilité nous rendent, hélas ! incapables de suivre la voie de l'Évangile, trop simple pour notre complication, trop droite pour nos pas vacillants. Tels que nous sommes, il nous faut des commentateurs analystes qui, peu à peu, clarifient notre intelligence analytique; il nous faut des guides robustes qui inventent des exercices artificiels propres à nous mettre d'aplomb; il nous faut des exemples imparfaits, puisque nous nous imaginons l'exemple du Christ trop parfait pour nous.

Nous ressemblons à l'apprenti nageur qui ne voudrait faire que des mouvements de natation à sec. Il y a un pas à franchir pour rentrer dans le Royaume et sous la tutelle immédiate de Jésus. Nous n'osons point sauter le fossé. Rien n'est plus facile cependant; mais nous n'osons pas.
Enfants de la Nature, nous n'acceptons d'écouter que d'autres enfants de la Nature, plus âgés sans doute, mais tout de même enfants de la Nature. Voilà pourquoi, compatissant à cette puérile faiblesse, Jésus suscite en avant de Lui un précurseur.

Qui est celui-ci ? Pas un illuminé, pas un déclamateur comme tant d'autres qui attirent les foules en flattant leurs rancunes, au hasard des passions, comme des roseaux qui se courbent en tous sens au gré des vents. Pas non plus un puissant selon l'ordre temporel. Mais un voyant selon l'ordre spirituel, un prophète, un homme dirigé par l'Esprit divin. Et plus qu'un prophète, de qui la mission reste locale et accidentelle, un envoyé, à la mission universelle et perpétuelle. Pour tout dire, " le plus grand parmi ceux qui sont nés de femmes ".

Nous avons déjà regardé cette figure surhumaine dont la grandeur a frappé d'admiration les plus beaux génies ecclésiastiques. Jean n'aurait eu, selon le Chrysostome, besoin d'aucun maître humain; car saint Ambroise et Origène affirment que, dès la Visitation, il avait le plein usage de toutes ses facultés; il était prophète-né, d'après saint Paulin et l'abbé Guéric d'Igny. Le célèbre Gerson enseigne qu'il a reçu la place de Lucifer. Selon la tradition, il siège à la gauche du Christ, à la droite de qui Marie est assise; enfin, dit saint Augustin, il est si grand qu'un plus grand serait Dieu.

En tout cas, il est " plus qu'un prophète ", car il a vu toute la Vérité; il est le héraut de la nouvelle Loi. Jusqu'à lui, l'orbe de la Nature était fermé. Fleur suprême de tout l'effort des créatures, il s'est épanoui au premier regard de son Maître en route vers cette terre; il est les prémisses nécessaires à l'acceptation du Ciel; il est l'indicateur du chemin; il baigne nos yeux endoloris afin que l'éclat du soleil levant ne les referme pas; par lui, le voile de l'au-delà nous a été soulevé.

Le Baptiste n'est donc qu'un homme, mais unique. Et, si l'Évangile est lu à la lumière de l'Éternité, le Baptiste apparaît comme un homme qui a fait toutes les expériences, accompli tous les travaux, subi toutes les épreuves, vaincu tous les monstres, déchiffré toutes les énigmes, gravi tous les sommets.

Plus grand que Moïse et que Salomon, plus grand que Fo-Hi et que Lao-Tseu, que Krishna ou le Bouddha, que Zoroastre, Odin ou Mahomet, voilà, si l'on est chrétien, ce que la foi en Jésus nous ordonne de penser. Cette opinion-là, je le reconnais, est contraire à la critique, contraire à tous les témoignages de l'histoire, contraire à la raison commune. D'accord. Mais c'est la vérité. Interrogeons, en effet, cette même science historique qu'invoque le rationalisme; n'y voyons-nous pas que tous ces gens célèbres, tous ces conducteurs de peuples, tous ces réformateurs ont eu, à côté d'eux, derrière eux, des inspirateurs secrets, des conseillers anonymes, qui les dirigèrent en leur fournissant les moyens principaux de leur rayonnement ? Tout va par couples, dans le monde, Le Christ Lui-même ne Se réfère-t-Il pas sans cesse à Son Père céleste ? Et Jean-Baptiste ne proclame-t-il pas Celui qui vient derrière lui, et de la chaussure duquel il se déclare indigne de dénouer le cordon ?

Or, plus une grandeur est réelle, moins elle est connue. Jean-Baptiste, le plus grand des hommes, est un des moins connus; et ces tout petits dans le Royaume des Cieux, que le Christ déclare plus grands que le Précurseur, sont, eux, tout à fait inconnus. On m'objectera : le Christ, que vous dites si grand, le plus grand, est pourtant célèbre depuis bien des siècles, et tout à fait connu, puisque des centaines et des centaines de penseurs et de savants ont étudié, étudient encore Sa doctrine et Son histoire. Je l'accorde, le Christ paraît bien connu et semble jouir de la plus grande célébrité possible; mais connaissance extérieure, célébrité humaine. En réalité, comme Sa personnalité physique demeura de Son vivant tout à fait obscure, Sa personnalité spirituelle reste, après Sa mort et pour jusqu'à la fin des mondes, aussi obscure, aussi mal comprise; et cela, parce qu'elle est incompréhensible à l'homme, et cela, malgré tout le génie des docteurs, tout l'amour des saints. Entre ces disciples, admirables et vénérables, et leur Maître, le même abîme subsiste séparant leur relatif de Son absolu; si beaux et si purs soient-ils, ils restent des créatures devant leur Créateur; et nous ne comprendrons jamais qu'une image infinitésimale du Verbe, du Christ, de Jésus. Ces idées extraordinaires, méditons-les; elles ne nous fournissent peut-être pas de nombreuses applications pra-tiques, mais elles nous habituent à l'esprit de l'Évangile, qui est toujours aux antipodes de l'esprit de l'humanisme.

Le Royaume des Cieux, univers des grandeurs infinies, se nomme la Réalité; la Nature, tout petit miroir où l'on aperçoit cependant l'image des nuées innombrables et de l'immense firmament, lieu des grandeurs finies, reflète le Ciel en en renversant les formes. Et ceci, dans l'ordre des concepts comme dans l'ordre moral, comme dans l'ordre des substances. Ainsi les grands, les puissants, les savants selon la Nature sont petits, faibles, ignorants selon Dieu. L'Évangile abonde en illustrations de cette vérité. Et notre Précurseur sera grand devant Dieu à proportion de son insignifiance devant les hommes; il diminuera à mesure que son Maître S'affirmera; il accomplira dans tous les modes de l'activité ce travail de retour aux principes, d'intégration spirituelle qui, en morale, se nomme le repentir et la pénitence.

Comprenons-le bien. Dieu nous a donné le germe de la liberté; Il S'interdit donc de rien faire pour nous si nous, d'abord, ne Lui exprimons notre libre consentement, notre libre désir d'être secourus par Lui. Cette expression, c'est le repentir, le remords, la pénitence, les renoncements, les sacrifices, les résignations, tout l'ascétisme enfin. Or toutes les créatures ont péché, toutes les créatures ont à se repentir, et à toutes les créatures, puisque tout est vivant, le Précurseur donne l'exemple et la leçon.

Voilà ce qui fait sa dignité singulière; partout où son Maître veut descendre, il se rend d'abord et Lui fraie le che-min. Mais il ne s'agit pas seulement ici de discours; il s'agit de travaux réels, de fatigues spirituelles plus épuisantes que les fatigues du corps. Sur un certain monde, le monde du Christ précisément, les états d'âme : l'inquiétude, la compassion, l'exhortation, le repentir, la prière, ce sont des actes, des oeuvres formelles de notre esprit. Voilà le labeur de Baptiste; et il le poursuit en tous lieux; aussi bien dans les règnes infé-rieurs que dans le coeur de l'homme, aussi bien dans les mondes invisibles que sur cette terre. Pour un effort aussi formidable, il faut bien qu'il soit le plus grand des enfants des hommes.