L'ESPRIT IMPUR


Il est remarquable qu'aussitôt après nous avoir parlé de notre vraie filiation spirituelle, après nous avoir appris qu'en faisant la volonté de Dieu nous entrons dans la famille du Verbe, Jésus nous révèle les habitudes des esprits impurs.

Elles sont à l'inverse de celles des esprits purs. Ceux-ci cherchent le travail et la fatigue, ceux-là cherchent le repos; ceux-là emploient tour à tour la ruse et la violence, ceux-ci s'offrent, mais ne s'imposent jamais; les uns prennent, les autres donnent; pour les premiers, la personne humaine, la nation, l'époque, tout est une maison où ils vivent en parasites, pour les seconds, tout est une maison à tenir en ordre et à orner pour le jour où le Maître y descendra.

Ainsi, chasser l'ennemi une première fois n'assure pas nos victoires; il faut le chasser deux et trois et sept fois; et les dernières luttes deviennent plus dures que les premières. S'il m'était permis d'exposer la constitution de l'homme, nous verrions clairement combien sont judicieuses ces maximes évangéliques qui nous prescrivent les travaux les plus simples et les plus journaliers; nous verrions combien ces exercices élémentaires réveillent nos énergies les plus profondes sans troubler le fonctionnement sain de l'organisme. Peut-être est-il préférable que nous ne connaissions pas ces secrets; si nous possédions la clé des énigmes, nous n'aurions plus de mérite à vivre selon la Loi; notre sainteté ne serait qu'un égoïsme intelligent; et si, d'autre part, nous transgressions les ordres, notre culpabilité serait entière et notre pardon impossible.

Je ne vous expliquerai donc pas le sens individuel du passage précité; il faudrait décrire tout un monde qui vous paraîtrait fantastique et dont il ne convient pas d'ouvrir les portes, puisque la Providence les tient encore fermées pour le plus grand nombre de nos semblables. Mais tout se correspond, un même plan préside à tous les modes de la vie, et des courbes analogues en guident les divers développements. Essayons plutôt d'appliquer à notre siècle ce que Jésus nous apprend des coutumes des esprits impurs, à l'esprit qui l'anime généralement, à sa philosophie, à son esthétique.

Les caractères si accusés de la mentalité contemporaine inspirent plutôt de l'inquiétude que de l'espoir; la culture générale se raréfie; les hommes à idées générales ne se rencontrent plus guère; chacun se spécialise, soit par l'immense variété des professions, soit par la minutie des recherches théoriques, soit par la qualité des intelligences, aiguës certes, mais souvent étroites. Regardez la foule, au cinéma, au stade, aux courses; vous verrez en foule des profils violents, des maxillaires massifs, des bouches au lourd dessin, des yeux durs ou rusés, et cela chez les femmes plus souvent encore que chez les hommes. La prédominance de l'instinct et de la passion s'affirme partout, jusque dans la coiffure et le vêtement; la mode accuse la forme du corps, la mâchoire, la bouche; la démarche et les manières sont devenues brutales; les bras se balancent, les épaules tanguent; on ne surveille plus ces gestes impulsifs que la bonne tenue jusqu'ici s'efforçait d'harmoniser; on sait courir, franchir des haies, lancer la balle et le ballon, le disque et le javelot, on sait frapper; on ne sait plus marcher sur un trottoir, ni se tenir dans une maison.

Ces stigmates physiques se retrouvent, transposés, dans les opinions politiques, artistiques ou littéraires. Écoutez les hommes, lisez leurs oeuvres; chez presque tous, une erreur initiale est prise comme une vérité; aucune discipline de travail, de pensée ou de vie n'est admise; et surtout chacun croit aveuglément à son propre génie. Aucun roman qui ne soit un chef-d'oeuvre, aucune banalité qu'on ne nous montre comme une inédite originalité, aucune thèse à succès qui ne soit un sophisme. On prend les plus nobles prétextes pour accueillir toutes les insanités. La France est envahie par l'écume du monde; et les plus fous de tous ces sauvages font le plus de tintamarre, s'installent aux bonnes places, vitupèrent le pays dont ils vivent sans vergogne, au matériel et au spirituel, et poursuivent de leur haine tout ce qui subsiste de l'âme de notre race.

Je sais bien que la France, accueillant ces hôtes mal élevés, aidant à vivre ces faméliques, obéit à sa mission d'illuminatrice. Quiconque respire l'air de notre patrie en reçoit, souvent à son insu, une grâce subtile qui le spiritualise. Partager ces trésors entre tous ceux qui les convoitent, se laisser assaillir et dévorer, recueillir l'ingratitude et la haine des parasites qui la vampirisent, tel est le rôle de la France, telle est son imprescriptible destinée; si bien que des Français même l'y poussent, soit par leur admiration excessive pour telles productions étrangères, soit par les jeux paradoxaux de leurs intellects trop affinés. Je n'en finirais pas s'il fallait dire tout le détail; mais tout ce qui nous enthousiasme de l'étranger, depuis les inventions industrielles jusqu'aux formes d'art et aux spéculations de l'esprit, ce sont des idées françaises, méconnues chez nous, et qu'un autre peuple nous représente sous un nom nouveau. Notre clarté d'âme ressemble parfois à de la jobarderie.

Les exemples de cet illusionnisme abondent et frappent surtout dans l'ordre des lettres. Des critiques érudits ont montré comment l'Allemagne et l'Orient envahissent depuis un siècle la pensée française. C'est un phénomène normal puisque, sur la terre, les révolutions des forces, depuis les magnétiques jusqu'aux métaphysiques, suivent la marche du soleil, de l'est vers l'ouest. Mais le Christ vint un jour pour mettre en bas ce qui était en haut, et en haut ce qui était en bas. Au social, la France, placée à l'occident du monde, accomplit ce même geste christique, puisque, selon la marche naturelle des choses, elle aurait dû toujours recevoir, et qu'au contraire elle a toujours donné; elle a toujours donné et elle donnera de plus en plus. Notre tâche à nous, vrais Français et vrais chrétiens, paraît donc être de prévenir les envahisse-ments intellectuels qui menacent sa mission.

Parmi les penseurs qui ont façonné les jeunes cerveaux d'aujourd'hui nommerons-nous, depuis un siècle, Châteaubriand, Stendhal, Proudhon, Balzac, Michelet, Victor Hugo, Renan et, plus près de nous, Anatole France, Maurice Barrès, Charles Péguy, André Gide, Romain Rolland ? Combien d'autres encore ? Or presque tous sont antichrétiens, en même temps antifrançais, en dépit de leur patriotisme ou de leur religiosité. Les plus dangereux possèdent cette maîtrise du style qui prête à l'erreur le charme de la vérité, comme la robe de la grande couturière rend séduisante la femme la plus indigne. Ils font tous du dilettantisme le code de leur existence, mais chacun joue d'un procédé propre pour tarir les sources de l'enthousiasme et de l'énergie.
L'un extrait des sentiments et des actions le petit ridicule qui s'y trouve généralement et qui les stérilise; il découvre le vice par lequel sont quelquefois accomplies des actions héroïques en apparence et, par un déloyal tour de passe-passe, il affuble telle fonction sociale des mesquineries signalées chez son représentant, ou identifie aux insuffisances de son ministre l'institution qui n'en peut mais. Le fonctionnaire est indigne, donc le régime est criminel : voilà le syllogisme que le talent prestigieux du sophiste accommode à la sauce liberté de penser, indépendance du caractère, impartialité critique. La confusion des erreurs avec les vérités, la négation des réalités de sens commun, l'érection en système d'un éclectisme confortable, l'acceptation d'utopies comme le pacifisme ou l'internationalisme sont les résultats de ces démolitions.

Un autre dilettante, né artiste sceptique, ironique et désabusé, c'est-à-dire égoïste, est devenu, en son âge mûr, traditionaliste, patriote et catholique; non point, hélas ! par une généreuse conversion, mais par des motifs esthétiques. Ne se sentant pas la grossière vigueur nécessaire pour conquérir le pouvoir, il a renouvelé les attitudes du vicomte de Chateaubriand. Croire en Dieu tout bêtement, c'est bon pour des électeurs; cela ne se crie pas, pas plus que de refuser la main dans un salon à une canaille avérée. Le grand écrivain auquel je pense, à la sensibilité si noble et si riche, à l'intelligence si vaste, commet cependant une faute de logique. Puisqu'il méprise la majorité de ses contemporains, l'amour parfait de son pays et de sa religion lui devient impossible; dédaigner, c'est ne pas comprendre. Or la qualité de son style, la distinction de ses idées lui ont conquis tout un public de jeunes, pour lesquels, aussi, hélas ! les réalités du Ciel et de la Patrie ne sont plus que des symboles.

Voici une autre paire d'oeillères, bien plus serrées encore.
C'est aussi un grand prosateur, tout nourri de la Grèce et de Rome, et qui s'est fait le doctrinaire d'un parti agressif. Ses ennemis eux-mêmes reconnaissent son immense talent; quant à ses disciples, ils le tiennent pour l'égal des plus grands hommes d'État. Cependant il vit sur une grossière confusion de valeurs avec la plus tranquille sérénité. Chef d'un parti politique qui combat pour le trône et pour l'autel, cet écrivain nous démontre tous les jours qu'un roi nous est indispensable, et parsème en même temps ses plaidoyers de sentences antichrétiennes et de maximes où l'agnosticisme touche à l'athéisme. Un dominicain, le P. Laberthon-nière, a rassemblé un gros livre de citations hérétiques empruntées à ce défenseur du catholicisme.

Voici maintenant un grand malade très subtilement dangereux, car il charme et en même temps se dérobe aux enthousiasmes qu'il attise. Celui-là, le démon de la perversité le possède; il en parle souvent d'ailleurs. Fils de toute une lignée de protestants consciencieux, les disciplines l'exaspèrent, encore qu'il en connaisse la vertu; il veut se sentir libre de tout commettre; il irait jusqu'au crime s'il ne s'apercevait tout à coup que l'acte une fois effectué l'enchaînera; et il passe sa vie à se précipiter puis à s'arrêter, à s'offrir puis à se refuser. Cet homme, malheureux malgré toute son intelligence et l'excellente opinion qu'il professe de lui-même, ne voit pas que cette recherche du trouble, du pervers, des états d'âme suspendus l'enchaîne bien davantage que des violences réalisées, puisqu'elle le rend esclave de son orgueil morose.

Il ne peut pas voir des être normaux sans les tenter en agitant devant eux mille fantômes chatoyants; il voit le bien et le mal; mais le bien lui paraît ennuyeux, trop simple et trop sain; ce ne sont que les richesses du mal qui l'attirent. " L'hypocrisie, dit-il, est une des conditions de l'art "; et ce goût de l'artificiel, ce goût du mensonge, le porte à invertir le sens des textes évangéliques. Comme Oscar Wilde, un de ses frères spirituels, il prend Jésus pour un artiste, et les paraboles pour des contes délicieux; comme la sainteté attire les démons, le divin attire ces littérateurs; ils aimeraient le pervertir un peu.

Beaucoup de grands penseurs étrangers sont d'esprit faux : Edgar Poe, Emerson, Carlyle le sont quelquefois; Wil-liam Blake, Nietzsche, Schopenhauer, Hegel, Kant, Dostoïewsky, Tolstoï le sont dans le centre même de leur génie, et ils ont fait des dupes en France. Renan en est une, et des plus célèbres; à son tour, il a faussé toute une pléiade d'écrivains dont j'ai cité tout à l'heure les plus influents.

Or, seul entre tous, Charles Péguy ne prend pas une attitude orgueilleuse. Certes il croit à sa mission, il connaît sa force et son intelligence; mais il ne se tient pas pour un surhomme; il ne déclare pas, comme Stendhal et d'autres, écrire pour les siècles futurs; il travaille pour le présent, parce qu'il sait que " le lendemain a soin de ce qui le regarde ". Aussi a-t-il saisi les plus hautes réalités humaines et surhumaines; il nous donne de la France et du Christ des images exactes; et lui, l'universitaire, le normalien, nous fait comprendre mieux que bien des sociologues la dignité du labeur; mieux que bien des gens d'Église, le caractère humain de la sainteté; mieux que bien des extatiques, le commerce de la grâce et l'intimité des personnes divines. Mais nul n'est prophète en son pays.

Les faux grands hommes, dont la suffisance, l'amour-propre, l'orgueil se blessent aux barrières que leur oppose le génie de la race, se révoltent, recherchent avec rancune des prétextes
à une indépendance qu'ils croient sublime, mais qui n'est que puérile; et, par une hypocrisie presque inconsciente tant elle est profonde, ne craignent pas de se mettre à la remorque de ces individualités puissantes, mais funestes, qui, de tous les coins du monde, livrent assaut au bon sens, au vrai, au bien, à la Lumière.

D'autant plus célèbres qu'ils sont plus nuisibles, de tels penseurs servent, sans le savoir, certains desseins de l'Adversaire. Ne désespérons pas, cependant; ils servent sans doute aussi à leur insu les desseins de la Providence. Car les foules sont envoyées dans l'Existence afin de tout apprendre, de tout connaître, de vaincre toutes les séductions, de déjouer tous les pièges. Pour mener à bien ce travail, deux méthodes se présentent : l'une consiste à se bander les yeux, à se boucher les oreilles, à refuser tout ce qui n'est pas la Loi du Ciel; c'est la méthode la plus rapide et la plus sûre, car, suivie jusqu'au bout, elle procure la vue réelle, la connaissance exacte de tous les fantômes tentateurs qui encombraient la route.

L'autre, la plus généralement suivie, expérimente, essaie, goûte à tous les fruits, quitte à subir les conséquences désagréables de ces essais; et, à force d'expériences plus ou moins cuisantes, la sagesse vient peu à peu.
Moi, je préfère la première méthode et je vous la recommande. Par elle, la souffrance est réduite et le voyage raccourci dans les plus grandes proportions. Certes, il y a une beauté à jouer les Faust, les Manfred, les Zarathoustra et les Immoralistes; mais c'est un jeu de dupe, car nous finissons toujours par être quinauds. Les faux héros prétendent être les seuls à faire montre d'énergie; ils ne s'aperçoivent pas que leurs plus grands efforts d'indépendance sont les moments où l'orgueil les enchaîne à triple tour. Qui veut faire le libre fait l'esclave.

C'est pour vous inviter à la première méthode que je m'abstiens quelquefois - trop souvent, ai-je entendu dire - de vous communiquer tels et tels mystères auxquels l'Évangile fait allusion. Je puis mal comprendre, par rapport à vos compréhensions; je puis me faire mal comprendre. Vous pouvez lire ou entendre autre chose que ce que je dis; vous pouvez vous appliquer des récits qui ne s'adressent pas à vous. Méfions-nous de cette forme de l'envie qui s'appelle la curiosité.
Voilà vingt-cinq ans que je vous le dis, et Ernest Hello l'avait dit d'abord. Méfiez-vous de tout ce qui vient de l'Orient. Méfiez-vous de la pensée allemande et de ses amis, non seulement des morts : Kant, Hegel et Nietsche; mais des vivants : Otto Spengler, Keyserling, Rudolf Steiner, et de quiconque se prétend " au-dessus de la mêlée "; méfiez-vous du charme slave et du faux christianisme; méfiez-vous du délicieux Rabindranath Tagore et du Mahatma Gandhi; ils confondent tous Jésus avec Bouddha, l'obéissance à Dieu avec l'abandon aux instincts, et l'amour fraternel avec les reprises déréglées du fanatisme démagogique.

Tous parlent avec éloges du Christ et de l'Évangile; mais ils expliquent l'un et l'autre en confondant des concepts ou en séparant des propositions. Certes, le Royaume des Cieux n'est ouvert qu'aux pauvres en esprit; mais ceux-là seuls sont pauvres qui ne tiennent pas à la richesse. Le moindre employé qui thésaurise sur son dérisoire salaire est un riche, parce qu'il aime l'argent; le milliardaire qui dépense sans compter et qui ne craint pas la ruine est un pauvre. Le primaire tout enflé d'avoir lu un manuel de science est un riche; Pasteur, qui savait ne rien savoir, était un pauvre. Et les écrivains dont je vous parle, qui prêchent l'abandon à la minute présente, et la vanité de l'effort et le creux de toute certitude, qui demeurent invinciblement persuadés de leur propre génie, sont de ces riches à qui les Cieux du Vrai et du Beau restent inaccessibles.

Encore, vous autres Français, votre sens critique reste assez agile pour dénicher les sophismes et vaincre les séductions de la forme. Mais il y a des étrangers candides qui " marchent à fond ", des Américains, des Suisses, des Danois, des Suédois, des Tchèques qui, de bonne foi, acceptent les paradoxes et admirent les tours de passe-passe esthético-philosophiques. Ah ! que les livres font de ravages ! Quels voiles ne tissent-ils pas devant le Réel ! Ce qu'il nous faudrait, ce serait nous regarder, de temps en temps, seuls à seuls avec nous-mêmes,sans théorie, sans attitude, sans partialité.

Nos " mauvais bergers " parlent bien de se regarder soi-même; mais ce qu'ils nomment " sincérité ", c'est les rênes rendues à tous les instincts; puisqu'ils sont en nous, disent-ils, ils sont bons ! c'est l'acquiescement à n'importe quel désir et surtout aux mauvais. La sincérité, n'est-ce pas de connaître que les prétextes qu'on se donne pour mal penser, mal sentir ou mal faire sont des hypocrisies ? Ce qu'ils nomment " liberté ", c'est le faux courage d'accomplir nos petites méchancetés comme si elles étaient de nobles choses, tandis que, en les effectuant, nous nous forgeons des chaînes. Ce qu'ils nomment " beauté ", c'est la complaisante idolâtrie du soi-même artificiel qu'à grand labeur ils se sont composé, tandis que le beau divin est la splendeur du réel. Enfin ce qu'ils nomment Dieu, c'est eux-mêmes : " Dieu, dit Romain Rolland, c'est notre moi supérieur, incarné en nous, en cette heure de sa vie millénaire... Pense aux choses éternelles et tu seras éternel ". Quelle confusion ! Ils humanisent, ils naturalisent l'Évangile, ils le subjectivisent.

Pauvres artistes, pauvres hommes à l'immense talent, qu'il faut les plaindre ! Puisse-t-il ne pas en advenir de notre race comme du possédé de l'Évangile : Quelqu'un, voici deux mille ans, a chassé du milieu d'entre nous l'esprit impur; mais l'intrus a appelé sept complices, et ils tentent de se réinstaller tous ensemble dans la vieille maison confortable. Plaise au Ciel que la génération prochaine résiste à ces assauts incessants !