VOCATION DES DOUZE


Que l'on rentre en soi-même pour établir le plan d'une entreprise industrielle, pour élaborer les éléments d'une oeuvre d'art, pour trouver ses collaborateurs, pour se fixer une ligne de conduite, pour se construire un système du monde, pour toutes récapitulations ou préparations, on ne fera rien de valable si on ne se retire sur la montagne, passant les nuits à prier Dieu.

Il y a d'autres montagnes que celles de la géographie, d'autres nuits que celles de l'astronomie, d'autres solitudes que l'isolement corporel, toutes aussi vraies que nos Alpes, nos ténèbres physiques ou nos ermitages. D'autre part, aucune des manifestations de notre être conscient qui, pour approcher du parfait, n'exige une préparation, et, puisque tout acte est une lointaine copie de l'un des gestes de Celui qu'on nomme l'Acte pur, toute préparation ne peut qu'imiter plus ou moins maladroitement les mystérieuses retraites du Verbe revêtu de l'humaine nature.

Mais se préparer à quoi que ce soit devient fort difficile quand on veut le faire à fond; tout est si complexe, tout est si mal éclairé, tout est tellement incertitude et appréhension, à moins de n'être pourvu que d'une courte intelligence ou d'être possédé par le feu du génie. Essayons un peu d'analyse.

D'abord, que je ressemble du mieux qu'il me sera possible à mon Modèle parfait, à ce Christ en qui se rejoignent la sublimité contemplative et la vigueur réalisatrice. Pour cela, qu'au préalable mon existence entière soit une préparation continue par le repentir, par l'humilité, par l'oeuvre bonne, par le désir du mieux, par la discipline des intentions et des paroles, par l'innocence des sentiments.
Ensuite, j'examinerai les motifs raisonnables de mon entreprise.
Puis, si elle me paraît juste, je demanderai au Ciel de ne Se servir de moi pour la réaliser que s'il Lui plaît.

Enfin, j'établirai mon plan, avec tout le détail qu'il comporte, au moyen de toutes mes connaissances et de toutes mes expériences.
Tout ce travail terminé - dans la solitude des sommets intérieurs - , je me tournerai vers l'inaccessible Perfection, que je ne connais pas, et je me convaincrai qu'en face d'elle mes efforts ne valent rien.

Constatation toute simple et qui ne doit aucunement troubler ma confiance. Aussi, de ce néant ma prière s'élèvera-t-elle ingénue, directe, certaine d'obtenir sa réponse. Et, dans la longue solitude de ma nuit, la grâce descendra, sous forme d'intuition ou de force, conforme à la nature de mes projets.
Alors, quittant ma montagne, je rentrerai dans la vie extérieure, et je choisirai mes méthodes, mes plans, mes pensées, mes élans - comme Jésus fit pour désigner Ses Apôtres.

Toutefois ceci n'est qu'un exemple comme tous les exemples je veux dire pas tout à fait conforme à son modèle, et qui ne prétend vous montrer qu'une utilisation très petite des leçons incluses dans les actes de Jésus. Regardez plutôt le fait lui-même qui se propose à vous. Voici comment je le conçois.

L'incarnation du Verbe était prévue dès l'origine du temps, avec tous ses détails, toutes ses péripéties, toutes ses conséquences. Dès l'origine, les âmes des Apôtres étaient choisies avec leurs itinéraires cosmiques et leurs travaux individuels. Pourquoi donc Jésus, au moment de les prendre avec Lui, S'en va-t-Il sur la montagne pour méditer Son choix, semble-t-il, pour demander l'inspiration qui, pourtant, à toute heure et en tout lieu, Lui était constante et certaine ?

Rendons-nous compte d'abord que, regardant autrui, nous ne voyons jamais que des apparences ou des images déformées; nous nous imaginons que les motifs pour lesquels nos voisins agissent sont ceux-là mêmes qui nous pousseraient aux mêmes gestes. Ceci n'est pas toujours juste, surtout lorsque l'être que nous observons est un être supérieur. Et, si les actes du Christ engendrent mille et mille résultats entre lesquels notre courte vue ne discerne que trois ou quatre, les mobiles du Christ sont en réalité beaucoup plus nombreux que nos analyses ne le peuvent découvrir.

De plus - et voici le terrible problème de la prédestination ( je dis terrible à cause des mortels in-folios qu'il a suscités ) - , la prescience divine n'implique pas l'esclavage des créatures. Nos philosophes croient toujours que Dieu ne possède, comme eux, que des ressources limitées. Un grain de sable suffit à arrêter nos machines les plus ingénieuses, et le cerveau le plus fertile ne trouve jamais, en face de l'imprévu, qu'un très petit nombre d'expédients. Mais le Père possède, en toute occur-rence, un nombre infini de solutions pour un nombre infini de problèmes.

Qu'Il choisisse un monde, ou un peuple, ou un homme en vue de telle oeuvre, et qu'à un moment quel-conque cette créature regimbe, ne peut-Il pas en prendre soudain une autre, n'importe laquelle, pour cette oeuvre, en la munissant des facultés nécessaires ? Et Sa prévision, Sa prévoyance, Sa Providence, parce qu'elles sont parfaites, aucun accident du relatif ne les trouve jamais en défaut. Ah ! nous ne saurions être trop modestes. Nos dons les plus magnifiques, n'oublions jamais que ce sont des dons, comme nos vertus les plus belles. Ainsi, cette longue méditation nocturne de Jésus recherchant Ses Apôtres pouvait être une révision des plans providentiels, une réparation de défaillances inconnues, une préparation à des éventualités nouvelles, et toute autre chose encore, mille autres choses encore.

Les Douze, certes, étaient de très vieux esprits, riches en expériences, mûris par de longs travaux, assouplis par maintes épreuves. Quelque chose en eux provenait des vieux prophètes de l'Ancienne Loi qui avaient annoncé la venue du Messie; mais tout leur passé si plein ne valait, en vue de leur mission christique, que comme la glaise informe d'où le génie du sculpteur tire une statue sublime. Si grands qu'ils fussent devenus par rapport aux autres esprits humains, si véné-rables, si sages, pour que la Sagesse éternelle puisse se servir d'eux, il fallut un bouleversement de fond en comble de leur petite grandeur humaine, de leur mince sagesse humaine. Et la nuit de Jésus sur la montagne de Tibériade fut employée à cette refonte.

Tel est un des motifs pour lesquels le Père enlève à Ses ambassadeurs la notion de leur identité spirituelle et la mémoire de leur passé.

Dans cette nuit déconcertante, conserver une foi allègre, voilà le premier don qui arme l'apôtre. Il a beaucoup oublié, mais il a appris que la Lumière vient ou s'en va d'une façon presque toujours illogique; elle éclate soudain sans rapport apparent avec nos fatigues, ou nos paresses, ou nos détresses. Le serviteur du Christ sait cela et sourit paisiblement au jour radieux, comme à l'effrayante ténèbre; encore qu'il reste capable de chute, sa sérénité constitue déjà un privilège rare. Ne la confondez pas avec l'impassibilité bouddhique ou stoïcienne, pas plus que l'ignorance chrétienne ne ressemble au scepticisme philosophique.

Analysant nos certitudes et nos doutes jusqu'à l'axiome d'où ceux-ci comme celles-là découlent, si l'on imagine un axiome contraire, on en pourra déduire une série divergente de raisonnements, aussi logique que la première. Cet exercice dialectique, qu'ont pratiqué les Hindous avant les Grecs et les Latins, mène à cette conclusion que tout est plausible et possible, mais incertain. Or éclectiques et dilettantes se trompent. Leur hésitation entre la thèse et l'antithèse signifie qu'ils n'ont pas su trouver le troisième point de vue concilia-teur, la synthèse. Le philosophe chrétien utilise cette recherche à s'établir dans la pauvreté mystique de l'intellect. Par des exercices analogues le serviteur de Dieu arrive à la pauvreté mystique du coeur. Et, dès que l'un comme l'autre ont pu dire avec sincérité : Je ne suis rien, ou : Je ne puis rien, la Lumière descend, plus ou moins pure, selon la profondeur de l'ignorance ou le vide de la volonté propre.

Voilà le caractère fondamental du soldat du Christ. L'apostolat n'est qu'une de ses fonctions; il lui reste de bien grands sacrifices à effectuer, de bien lourdes fatigues à subir, avant de recevoir un grade dans l'armée de la Lumière; et encore d'autres travaux avant de devenir un homme libre. Mais nous n'avons pas à classer les membres de la phalange mys-tique; qu'il nous suffise d'en connaître la hiérarchie générale à seule fin de ne pas nous prendre pour ce que nous ne sommes pas.

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Il y a opposition entre les grandeurs de la Terre et les puissances du Ciel. Les hérauts de Dieu vont toujours aux petits, aux pauvres, aux frustes, à ceux qu'on appelle le peuple ou la mauvaise société. Mais ce n'est pas pour se trouver plus facilement des sectateurs, comme le disent les sociologues, c'est parce que les petits sont plus dignes d'intérêt que les classes dirigeantes, parce qu'ayant le coeur plus libre d'ambition ou d'avarice, ils sont plus accessibles au vrai; parce qu'ils ont moins de morgue; parce qu'ils s'entr'aident plus facilement; parce qu'ils ont eu moins de temps que les riches pour s'instruire; parce que la vie est dure pour eux; parce qu'enfin tout le monde les a plus ou moins exploités.

Les apôtres étaient tous de pauvres gens. Celui d'entre eux qui avait la meilleure position était Matthieu, le percepteur d'impôts; et encore cet emploi était-il universellement méprisé. Cependant ces gens de peu avaient l'âme vieille; ils avaient supporté de nombreuses incarnations, ils avaient entr'aperçu la gloire du Seigneur, ils L'avaient accompagné dans Sa longue descente à travers les orbes sans nombre des planètes. Ne jugez donc personne. Leur simple et immédiate obéissance au premier appel du Maître montre bien qu'ils avaient été choisis auparavant. Cherchez aujourd'hui l'employé qui abandonnerait son bureau, son traitement et sa retraite pour suivre un autre homme, aussi mal vu, aussi ignoré des gens " bien pensants " que l'était Jésus à ce moment-là ?

Mais tout ceci n'est rien. Il se peut que, tout à l'heure, dans la rue, ou bien, plus tard, dans un siècle, n'importe où, Jésus ou un de Ses amis passe devant vous et vous dise : Suis-moi. A cet instant, croyez-le bien, toutes les réalités de la Terre s'évanouiront; vous Le suivrez sans une hésitation. Car la Lumière en nous reconnaît la Lumière en dehors de nous. Mais, si l'on veut que cela arrive, il ne faut pas se croire en santé; il faut se rendre compte de ses maladies et s'efforcer de les guérir. Le médecin viendra, pour que ni les infirmes ni les pécheurs ne soient offerts en holocauste à la Justice. Son médicament, c'est la Miséricorde. Ceux qui se croient justes ou saints n'ont pas besoin de Lui, jusqu'au jour où ils reconnaîtront leur erreur.

Le duodénaire des disciples immédiats se retrouve dans toutes les anciennes initiations : dans le lamaïsme, le brahmanisme, le mazdéisme, le judaïsme, l'orphisme, au Pérou, en Chine, en Thrace, en Norvège.

Parmi ces hommes, Jean était le plus jeune, et la tradition le surnomme le vierge et le bien-aimé. Selon les gnostiques, il représente la charité, comme Jacques, l'espérance, et Pierre, la foi (I).

Barthélémi est le même que Nathanaël; son nom signifie Dieudonné; c'était le frère jumeau de Thomas. Thaddée ou Lebbée veut dire l'aimant. Jacques et Simon le Zélote étaient des frères du Christ. Quant à l'Iscariote, son nom peut venir de Sakar : salaire, de Iscara : strangulation, ou de Iscoreti : ceinture de peau.

Ces douze représentent aussi, dans le monde, autant de rayons du Verbe, et, chez l'homme, autant de facultés qui agissent dans la vie mystique du régénéré.
Les apôtres étaient, ou plutôt sont - car leur esprit vit toujours autour de leur Maître - des êtres très élevés; ils n'étaient jamais entrés au Ciel, cependant. Ce furent, dans la

(I) Le Pseudo-Cyprien (de singularitate clericorum), le PseudoAthanase (dialogi III de Sancta Trinitate), saint Basile (de contubernalibus) étendent à tous les apôtres le qualificatif de Boanerges (Fils du tonnerre) que l'Évangile donne à Jean et à Jacques. Mais ceux-ci seuls méritent ce surnom, à cause de leur parenté avec Jésus.

profondeur des siècles, des hommes qui évoluèrent avec fatigue, comme nous tous, qui payèrent leur dette à la Nature, qui parlèrent aux autres de Dieu, et qui reçurent la mort en récompense. Et, cependant, quand ils revinrent, il y a deux mille ans, ils s'ignoraient eux-mêmes. Quelle leçon pour notre prétendue science !

Un peu plus loin, les évangélistes donnent les vrais principes de l'association. " Tout royaume divisé contre lui-même périra. L'unité spirituelle est donc indispensable à la vitalité d'un mouvement collectif. Quand les hommes amassent des monnaies, ou accumulent de l'érudition, ou se réunissent en grand nombre, ils ne font en réalité que donner au Temps l'occasion d'exercer sa puissance dissolvante.

Je dirai plus, il n'est même pas nécessaire, pour qu'un groupement vive, que ses membres se connaissent, ni qu'il ait un chef visible. Il suffit que chacune de ses unités réalise sans défaillance le principe spirituel qui est l'âme de la fondation.

L'exemple principal d'une telle association est ce que les Rose-Croix ont appelé l'Église du Saint-Esprit, ce que d'autres mystiques et même certains Pères de l'Église ont nommé l'Église intérieure; nous en avons déjà dit quelques mots.

Ne dépensez donc pas vos forces à réunir des camarades, à discuter des statuts, à régler des préséances, à envoyer des circulaires. Le plus haut idéal que vous puissiez évoquer, c'est le Christ. Faites donc Sa volonté, chacun par devers vous. Ceux qui sont pénétrés du même enthousiasme que vous, vous finirez bien un jour par leur être réunis; et vous serez tous unis par l'effet harmonieux de votre amour pour Lui.