LE DÉMON ET LA MALADIE


Les évangélistes parlent souvent de démoniaques délivrés, et la critique moderne prétend, de ce fait, que les malades guéris par le Christ n'étaient en général que des nerveux, des suggestionnables ou des hystériques. C'est là une vue partielle, et partiale. En Orient, aujourd'hui encore, la croyance règne aux esprit mauvais, persécuteurs de l'homme, et aux génies, animateurs de tous les êtres et de tous les phénomènes physiques. L'Église a employé toutes les ressources de la doctrine et de la discipline pour extirper cette opinion; elle s'est montrée, ce faisant, une mère prudente, parce qu'une telle théorie ouvre la porte aux rêves les plus extravagants et aux pratiques les plus superstitieuses. Toutefois, ses théologiens affirment l'existence d'êtres invisibles : démons, esprits mixtes, anges, et leur participation constante aux mouve-ments du monde visible. Cette croyance est conforme à la réalité.

Si nous étions sages, si la connaissance des merveilles cachées de la Nature avait pour unique effet de nous précipiter en adoration devant leur Auteur suprême, si la petite part d'influence que nous exerçons sur cette Nature ne faisait qu'accroître notre gratitude et notre humilité, si les prérogatives que le Ciel confère à notre état d'être humains, nous n'en usions jamais que pour nos semblables, alors, oui, alors cette mystérieuse Nature n'aurait plus de secrets pour nous et nous offrirait sans condition de puiser dans ses trésors.

Mais nous ne sommes pas sages; c'est pourquoi notre impuissance de toucher aux forces occultes est une sauvegarde à notre imprudence. D'ailleurs, nous n'avons pas besoin de ces forces; si nous nous employons de tout notre coeur à servir Dieu et le prochain, nous recevons les forces du Ciel, infiniment plus précieuses et plus actives.

Pourquoi, en scrutant la nature des démons, des génies, des esprits, nous lancer dans des recherches dangereuses et incertaines, au lieu d'étudier à fond ce qui se trouve à notre portée, c'est-à-dire le mal qui vit en nous-mêmes ? Nos enfants ne commencent pas leurs classes par la rhétorique. Apprenons donc à connaître d'abord notre devoir immédiat et à manier l'instrument de ce devoir, c'est-à-dire nous-mêmes. Analysons le mal qui se cache en nous. Lorsque nous nous serons mis en présence de nous-mêmes, lorsque nous aurons amené à la pleine Lumière toutes nos Ténèbres, d'autres champs s'ouvriront à nos enquêtes.

L'on voit, dans les Évangiles, les mauvais esprits reconnaître la lumière souveraine de Jésus. Entre les êtres, avant la connaissance rationnelle et successive. se produit toujours, en effet, une connaissance intuitive et immédiate, mais dont la notion reste plus ou moins obscure à cause de l'épaisseur corporelle qui revêt notre organisme spirituel. La philosophie contemporaine s'efforce d'amener au jour les rouages de l'inconscient; elle découvre peu à peu que le cerveau n'est pas indispensable à la pensée, et même que la connaissance peut se produire par des procédés tout différents de la perception sensible ou de l'abstraction intellectuelle.

En effet, on oublie vite que les appareils du télégraphe ne sont pas le fluide électrique; les nerfs, l'encéphale, ce sont des appareils que la vie met en branle; la cérébration est le mécanisme mental agencé pour la terre et pour notre forme présente d'intelligence; mais cette intelligence est, en soi, un des attributs de la vie; et deux créatures, par le fait même qu'elles vivent, peuvent toujours se comprendre avec une facilité proportionnelle à leur déga-gement de la forme corporelle dont elles sont revêtues.

La personne terrestre du Christ voilait la splendeur de Sa personne spirituelle; les spectateurs de Ses oeuvres n'en comprenaient la sublimité que dans la mesure où ils vivaient selon la Lumière; mais les esprits, bons ou mauvais, percevaient mieux cette splendeur invisible, rayonnant sur leur royaume, tandis que la splendeur absolue, la qualité de Fils de Dieu, ils la voyaient moins directement que les disciples, dans le coeur desquels scintillait déjà l'étincelle de l'Éternité, particule de ce Verbe rédempteur. Aussi les démons savent-ils qu'ils ont affaire au Saint de Dieu, mais ils ignorent pour la plupart qui est essentiellement ce Saint.

Pourquoi Dieu a-t-Il créé ces esprits mauvais, pourquoi le mal, pourquoi la souffrance, et, en définitive, pourquoi la création ? L'intelligence humaine ne peut donner ici aucune réponse satisfaisante, parce qu'elle ne peut pas voir l'autre face de ces problèmes. Personne ne peut être en même temps le généralissime et le simple soldat. Il y a ainsi, dans l'ordre religieux, nombre d'énigmes insolubles, parce qu'elles sont situées au delà de la conscience psychologique; et si, devant elles, nous arrêtions nos recherches par un acte de foi et d'humilité, cet acte percerait un jour en nous une intuition, un contact avec la lointaine et inexplicable réalité, et nous comprendrions; la vie en nous parlerait avec la vie hors de nous.

Nous devrions écouter mieux les murmures, les frémissements que provoque dans nos coeurs l'approche des créatures; les sensations de sympathie ou d'antipathie, d'effroi ou de confiance, si simples qu'elles paraissent, peuvent indiquer si l'être qui les provoque appartient à la Lumière ou aux Ténèbres. La rencontre d'un saint est plus profitable que la lecture de ses livres, parce que le livre n'est qu'une réfraction de sa vie; elle donne de la force au bien qu'il y a en nous et améliore le mal qui également s'y trouve. L'importance de notre perfection n'est si grande que parce qu'elle entraîne la perfection de bien d'autres êtres que nous-mêmes qui vivent attachés à nous. Nous occupons dans le monde spirituel un poste central; nous sommes des pivots; nous entraînons avec nous, à droite ou à gauche, vers le haut ou vers le bas, une foule de créatures subalternes; c'est par nous que les démons peuvent devenir bénéfiques; c'est par nous que le rayonnement des anges peut toucher les objets corporels.

En attribuant les maladies à l'action de mauvais esprits, les anciens ne se trompaient pas entièrement. Le péché, cause première du désordre pathologique, attache à notre esprit un agent du mal qui en devient la cause seconde; et l'action de cet agent sur notre organisme fluidique entraîne ces altérations fonctionnelles dont connaît la médecine. Qu'il s'agisse d'un trouble psychique ou d'un trouble organique, Jésus, pour guérir, chasse toujours le génie propre de ce trouble. Or, comme ce génie n'avait attaqué le malade que parce que la Justice immanente lui en donnait le droit, si le thaumaturge lui enlève sa proie, il lui doit un dédommagement; le malade doit être purifié de son mal spirituel, et le génie être pourvu de nouveaux moyens de vivre. Pour guérir en vérité, l'on doit donc pouvoir agir sur le plan central de l'invisible où se tiennent les types essentiels des choses et des créatures, sous la surveillance immédiate du Verbe.