LES TRIBUNAUX  

   
 
   Dans la tragédie qui termine l'existence du Sauveur éclate à tous les instants Sa méthode héroïque de toujours choisir la route la plus dure.  Aux Oliviers Il aurait pu, retenant en Lui Sa nature divine, ne pas souffrir des attaques du Malin.  Il aurait pu donner aux disciples la force nécessaire pour qu'ils ne L'abandonnent pas.  Il aurait pu éviter les supplices préalables, et la mort elle-même; Il aurait pu endormir Sa sensibilité.  Il connaissait mille moyens pour amoindrir ou annuler la douleur.  Au contraire, tous les détails de la Passion semblent avoir été combinés pour rendre le maximum de souffrances physiques, morales et spirituelles. 
   La coexistence, en la personne sacrée du Sauveur, des deux natures, divine et humaine, n'est pas du tout du même ordre que l'état psychique des autres fondateurs des grandes religions.  Ceux-ci possédaient une personnalité forte, gigantesque même, très en avance sur le niveau moyen de leurs contemporains; ils étaient, quant à la volonté, à l'intelligence et à la force magnétique, des titans.  De plus, une entité spirituelle collaborait avec leur moi d'une façon constante; elle n'était pas, comme pour le Christ, descendue spécialement de l'Absolu, quoi qu'on en ait dit; c'était, si l'on veut, un ange, ou un des dieux de la création, uni à la volonté de ces surhumains adeptes par une sorte de mariage mystique, et formant ainsi un soleil d'attractions et de rayonnements, dont les flèches allaient atteindre tous ceux des hommes dont la personnalité offrait avec la leur telles analogies de structure. 
   En Notre-Seigneur Jésus-Christ, au contraire, le Dieu et l'Homme étaient un seul être.  A lui seul, l'Homme était plus pur, plus parfait et plus puissant que n'importe lequel des chefs d'âmes déjà parus; cet Homme était, pour tout dire, l'instrument unique, forgé spécialement par le Père; et un tel être est déjà assez haut pour légitimer, à Lui seul, notre admiration, notre amour et notre respect.  Le corps du Christ, Ses fluides magnétiques et mentaux furent extraits des plus fines essences de la Nature; par leurs seules forces Il aurait déjà pu commander à la matière, s'Il l'avait voulu.  D'ailleurs, comme je vous l'ai déjà dit autrefois, la perfection de Son organisme terrestre était nécessaire et indispensable pour qu'Il puisse servir de médium convenable aux fulgurantes énergies divines qui l'habitaient. 

   On conçoit donc que quelques tortures de plus ou de moins ne pouvaient effrayer un coeur à qui les dieux de l'éther immense obéissent en tremblant.  Quelques prêtres, quelques soldats, quelques bourreaux d'un coin perdu de cette terre, elle-même cellule perdue dans l'armée innombrable des galaxies stellaires, ne pouvaient pas émouvoir un courage accoutumé au vertige des abîmes originels.  Le silence de Jésus, Ses brèves et calmes réponses n'ont donc rien qui doive surprendre.  Il S'est, la nuit précédente, librement et consciemment offert à la puissance des ténèbres; aucune torture ne L'étonnera dès lors.  Condamné d'avance, les interrogatoires du Romain, d'Hérode et de Caïphe ne furent que d'hypocrites formalités. 
   Quelques incidents toutefois peuvent nous suggérer de curieuses réflexions. 
   La Passion commença la nuit du treizième jour de Nisan.  Hannalus, le chef des piquiers du Temple, qui arrêta Jésus, était, lui aussi, âgé de trente-trois ans, puisque, quarante--deux années plus tard il avait soixante-quinze ans, lorsque, après le sac de Jérusalem, il fut pris, traîné à Rome et jeté aux pieds de l'empereur Claude. 
   Achazias et Ananias, émissaires du sanhédrin, sont reconnus par le Talmud être en propres termes des délateurs à la solde de ce grand conseil, avec la consigne d'épier les faits et gestes de Jésus. 
   Judas, le seul disciple juif, était natif, non pas du Kerioth moabite, mais du Karioth sis à l'ouest de Gomorrhe, près de la mer Morte; et son nom peut se lire, selon les diverses accentuations des points-voyelles; le ceinturé de cuir, le traître, l'homme du mensonge, l'usurier, la mauvaise récompense, le pendu. 
   Anne était le beau-père de Caïphe, « grand prêtre cette année-là », bien que le pontificat à vie fut ordonné par la Thorah.  Au point de vue rabbinique, les actes sacerdotaux de Caïphe et ses décisions étaient donc sans valeur.  Le Nazi, juge souverain, ayant seul le pouvoir de prononcer une sentence de mort, n'avait pas été convoqué.  Les lévites, qui clamaient devant Caïphe, n'avaient pas le droit d'être là.  Les docteurs violaient la loi délibérément; les Anciens, vendus à Anne, imposaient silence à Joseph d'Arimathie et à Nicodème, bien que le kabbaliste Gamaliel, au nom des textes, exigeât la libre défense. 

   Une fatalité surnaturelle pesait sur tous.  Ainsi, le Talmud dit; « C'est au mois de Nisan qu'Israël fut délivré d'Egypte; de même, au mois de Nisan il sera de nouveau délivré ».  (Rosch Hoschana 14, 2).  D'autre part, R.  Nephtali (Emech Hammélech XXXII, 2) écrit; « Nous avons une tradition précise qui nous enseigne que la Rédemption s'accomplira la veille de Pâque, à l'entrée du sabbat ».  Or, cette année-là fut la seule où le mois de Nisan contînt un vendredi qui fût la veille de la Pâque. 
   Enfin, ajoute Villiers de l'Isle-Adam, bien que la Loi défendît qu'aucuns oiseaux de basse-cour fussent jamais à Jérusalem, parce que, vivant sur les fumiers, ils en auraient fait sortir toutes sortes d'insectes qui seraient allés corrompre les viandes des holocaustes, on trouvait, dans l'enceinte du Temple, un grand coq, solitaire, nourri exclusivement de graines, par les vierges.  C'est cet oiseau qui annonçait par son cri les quatre veilles nocturnes; c'est lui qui souligna le reniement de Pierre.  Ceci se passa le vendredi 14 de Nisan, à trois heures du matin. 

   Toute la responsabilité de ce forfait retombe sur les prêtres.  Ils le reconnurent d'ailleurs en criant; « Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ».  Et leur cri a été entendu, et la pluie qu'ils ont demandée n'a pas encore cessé. 
   Souvent il est dit dans les textes; « Il faut que telle chose soit, afin que la prophétie s'accomplisse ».  Que devient, en ce cas, le libre arbitre ?  Voici ce que l'on peut répondre. 
   Dieu crée, sachant tout ce qu'il va être possible aux créatures de faire, quelles décisions elles prendront, et quelles conséquences en découleront; ceci, jusqu'à la fin des siècles.  Il sait cela, parce qu'Il connaît, pour les avoir forgés, les ressorts occultes de toutes choses.  De temps à autre, Il indique à un prophète quelques détails d'événements futurs graves, et ce prophète redit cela autour de lui.  Un mouvement naît alors, parmi les auditeurs immédiats, grandit, se propage; ces auditeurs s'y retrouvent mêlés, dans une ou plusieurs de leurs existences suivantes.  Si la mémoire physique fait défaut, leur esprit immortel, lui, se souvient; il travaille, ici comme de l'autre coté du voile, dans le sens de la prophétie et, de la sorte, des événements se réalisent qui sont salutaires au progrès général, et le témoin de la prédiction qui, sans le savoir, est aussi témoin du fait accompli, le comprend bien mieux et l'utilise plus sagement. 

   Ainsi l'homme, acceptant ou niant la prophétie, appelle ou chasse une intervention providentielle future.  L'intersigne incline, mais ne nécessite pas, selon l'adage des astrologues. 
   La trahison de Judas, le reniement de Pierre étaient donc probables; c'est la faiblesse de notre volonté qui coopère, en bien ou en mal, à la réalisation des prophéties.  Et la grandeur de la victime fait la grandeur de l'offense.  C'est pour cela, bien que l'existence la plus vile soit tout de même un progrès, qu'il eut été préférable pour Judas de n'être pas né; deux mille ans d'expiations n'ont pas encore effacé son crime.  Pilate non plus n'est pas encore indemne de sa pusillanimité; et l'erreur de Pierre n'est-elle pas la source d'où sont sortis tant de désordres scandaleux ? 
   Ceux-là seuls peuvent trahir le Maître qu'Il a choisis pour vivre à Ses cotés.  Nous, à qui un peu de foi a été donnée, nous aussi nous avons été choisis par Lui, et notre esprit vit aux cotés de Son esprit.  Bien qu'impurs encore et imparfaits, nous sommes aussi Ses familiers.  Veillons donc, car plus que les autres hommes, nous seront tentés de Le trahir.  Tout péché est une trahison.  Si nous ne Le servons pas, nous Le combattons.  Jésus nous voit et nous connaît, comme Il connaissait Ses apôtres.  Il lit en nous.  Ne cherchons pas beaucoup de maximes pour nous soutenir.  Disons-nous, tout le long des heures, que nous sommes en la présence réelle de Celui qui a confiance en nous, et qui nous aime. 

   Judas n'est pas devenu traître au moment où, Jésus lui ayant offert du pain, Satan entra en lui; depuis des mois et des mois, fier de son intelligence, dédaigneux de la simplicité des autres disciples, il nourrissait des cupidités, des envies et des rancoeurs; depuis longtemps il appelait le diable et, lorsque la minute définitive de la possession arriva, Jésus eut la suprême miséricorde de déposer dans ce coeur malade le germe du repentir sauveur. 
   Il ne faut pas tant mépriser l'Iskariote; nous commettons tous les jours des fautes analogues, car chaque péché est une trahison.  Le plus cultivé des apôtres et peut-être le plus aimé du Maître n'a-t-il pas, en somme, servi douloureusement au salut de tous ? 
   Certaines initiations occidentales, qui se rattachent au rosicrucianisme, donnent sur la Passion des renseignements assez curieux.  Sans parler de la légende selon laquelle Ponce-Pilate se serait suicidé de désespoir, en se précipitant de l'une des montagnes qui portent son nom, à Lucerne ou à Lyon, certains prétendent qu'il est revenu maintes fois sur terre, menant une existence inquiète, dans les endroits où se sont produites les manifestations les plus pures de l'Esprit du Christ. 

   On dit également que l'arbre avec les branches duquel fut tressée la couronne d'épines est ce tamaris épineux qui croît en buisson dans le désert.  C'est lui qui, bien des siècles auparavant, avait caché le cadavre d'Osiris; c'est lui que l'on planta sur la tombe d'Hiram, et avec les bois duquel les Arabes anciens sculptaient l'image de leur dieu Al-Uzza, dont Mahomet abolit le culte.  Cet acacia est le symbole de l'immortalité. 
   Le folklore nous révèlerait bien des choses aussi curieuses; mais tout cela n'a qu'une valeur d'archéologie symbolique, et démêler les superstitions d'avec le vrai, dans cet amas de croyances populaires, serait un travail de bien longue haleine.