L'ARRIÈRE - GARDE 
 
 
 Le prophète, selon l'idée mosaïque, est un homme qui répète aux autres les paroles que Dieu lui a dites.  Or, le Christ ne paraissait pas remplir les conditions du Messie prophétisé; on ne savait pas que Marie et Joseph étaient de la race de David.  Et si les simples, les paysans, les soldats sentaient confusément la grandeur de Sa parole, les savants et les grands ne la comprenaient pas.    

   De nos jours même, où l'intellect brille comme il n'a jamais fait encore dans aucune des races que les déluges ont effacées de l'histoire, ou les poètes, les philosophes, les chercheurs semblent heurter du front les voûtes du possible, où la subtilité est reine sans conteste, il n'y a point de vrais disciples de Jésus.    

   Ceux qui savent qu'ils savent, ceux qui ont conscience de leur génie, ceux qui s'aperçoivent qu'ils portent un sceptre ou un flambeau, tous ceux-là - et ils sont foule aujourd'hui - qui se réunissent par intervalles dans les palais publics et dans les églises, qui parlent avec élégance, discutent, soutiennent des thèses, concluent ce que les pharisiens disaient à Nicodème : « Informez-vous, étudiez, et vous verrez que le vrai, le beau, le bien ne peut pas venir de Galilée, d'un centre non intellectuel ».  Et, comme il y a deux mille ans, sous l'ombre des portiques majestueux du grand Temple cuirassé d'or, « chacun s'en retourne dans sa maison », dans sa mentalité personnelle.  Le monde change peu.    

   Quant à Jésus, Il est indifféremment chez Lazare, chez Nicodème et chez les publicains; gens comme il faut, et gens de mauvais renom sont égaux devant Sa sollicitude, dès qu'ils se montrent enfants d'Abraham, c'est-à-dire dès qu'ils souhaitent croire en Lui.  N'est-Il pas là pour sauver ce qui est perdu, pour réhabiliter socialement ceux que la société rejette, pour réhabiliter moralement ceux que leur propre conscience, en eux-mêmes, rejette ?    

   Comment sauve-t-Il ces désespérés ?  En les entraînant à l'effort quand même.  En effet, le plus grand péché, c'est la dénégation de la vie.  Ah !  prenez garde à ceux qui élèvent l'immobilité sur un trône; l'inerte ne vit pas; ce qui ne vit pas tombe, d'une chute inéluctable, jusqu'au fond du néant.  Agissons; agissons coûte que coûte, même en nous égarant; vivrions nous mal, nous sommes tout de même dans la vie : toute erreur renferme malgré elle la semence immortelle du vrai.  Ne cherchons pas le repos : ne restons pas couchés quand Il vient à nous : il y a toujours quelque chose à faire.  Aucune douleur n'est plus terrible que celle des ténèbres extérieures, cette noire, insaisissable et amorphe obscurité qui entoure le monde, cet océan hors de l'espace, ce siècle hors du temps, ce lieu où il n'y a rien, où l'être se perd et se dissout à l'infinitésimal, jusqu'à l'évanouissement complet.  Des hommes extraordinaires ont désiré pendant des siècles l'immobile impassibilité où se tiennent les pôles de l'univers; leur punition fut d'atteindre enfin l'objet de leurs tenaces efforts; et cette punition est si terrible que, toujours, le Ciel la lève bien avant que les lois de l'équilibre ontologique ne le permettraient si la Justice dirigeait seule la création, si la Miséricorde n'intervenait pas.    

   De tels états d'existence sont trop lointains de nous pour que nous puissions en imaginer l'horreur.  Essayez seulement de tenir cinq minutes immobile, sans désirs, sans souvenirs, sans pensée; encore faudra-t-il toujours que vos poumons fonctionnent, et que le système nerveux végétatif continue à travailler.  Si vous parveniez à atteindre cette vacuité complète, vous en sortiriez avec des douleurs insupportables à la tête et à l'épigastre.  Cet exemple peut vous donner l'idée de ce en quoi consiste le culte de l'immobilité métaphysique.  Ne pensez pas que cette image soit trop grossière; tout est réel dans la Nature; la théorie du philosophe, de l'esthète de l'analyste est l'ombre subjective d'un être objectif; tout désir, toute connaissance, tout acte n'est que notre prise de contact avec des phénomènes vivants, réels, individuels, que nous faisons aller, venir, se battre et souffrir et mourir.  Nous expérimenterons tout cela plus tard, quand nous aurons des nerfs plus solides et une volonté plus constante.