LA CRUCIFIXION 

 
  
   Nous touchons au dénouement de la divine tragédie.  Le sacrifice, commencé par les supplices nocturnes; l'agonie, la trahison, la flagellation.  les insultes, le couronnement d'épines, se continue par le portement de la croix et va consommer son septenaire douloureux par la crucifixion.  
   Les sept chutes de Jésus, épuisé, affamé, fiévreux, sanglant, écrasé sous l'énorme fardeau, aveuglé par le soleil torride, gravissant parmi les coups et les bousculades un sentier rocailleux, marquent les phases du dernier effort de l'Amour sauveur.  Le pauvre peuple du moyen âge, si pressuré, si misérable, communiait volontiers avec son Dieu, sous la forme de cet épisode; les nombreux chemins de croix que l'on retrouve dans les pays catholiques le montrent; et il est regrettable que l'usage de ces commémorations soit tombé, parce qu'il y a là une des plus grandes réserves de force invisible qui soient dans la religion.  
   Les assistants terrestres du sacrifice furent, comme les assistants invisibles, partagés en deux; les amis et les ennemis.  Et, comme il en sera tout à l'heure dans l'avenir, la puissance et la victoire matérielles sont du côté des ennemis; les amis ne peuvent que gémir et supporter les coups.  
   Au sommet du Calvaire, tout près de la croix, se trouvaient, en comptant la Vierge et Jean, dix-huit amis; et les bourreaux, mercenaires natifs de Catalogne, étaient aussi au nombre de dix-huit.  

  La croix avait la forme d'un Tau, auquel on avait ajouté un court prolongement pour fixer l'écriteau de la sentence.  Lorsque l'impératrice Hélène, mère de Constantin, la retrouva, on conclut, à la mesure des distances entre les trous forés pour les mains, que Jésus devait être de très haute taille.  Il était simplement d'une stature au-dessus de la moyenne, mais Ses bras étaient un peu longs; et, de plus, comme les bourreaux avaient percé à l'avance les trous pour les mains, sans prendre de mesure, ils avaient tiré violemment, avec des cordes, sur les poignets du Sauveur, jusqu'à Lui disloquer presque les épaules, pour que Ses paumes atteignent à l'endroit voulu.  On n'employa qu'un seul clou pour les pieds.  La croix une fois mise debout, avec toute la brutalité de bourreaux ivres, et toute l'indicible exagération de souffrances que le changement de position brusque infligea au Martyr, elle se trouva orientée de telle sorte que l'auguste Visage fut tourné vers le nord-ouest.  L'Europe reçut ainsi le dernier regard du Sauveur.  Et la tradition de Jérusalem, conservée par les Pères de l'Église, dit que l'arbre du pressoir mystique fut planté à l'endroit précis où reposait le corps d'Adam.  D'ailleurs Golgotha signifie lieu du crâne, et c'est pour cela que tous les tableaux religieux des Primitifs montrent une tête de mort au pied de la croix.  

   Tout ce que Jésus venait de subir depuis quatorze heures aurait tué n'importe quel homme.  Bien qu'endurci à la fatigue et à la souffrance - car, dans Sa jeunesse, Il avait plusieurs fois subi la prison et des supplices en Italie, en Espagne, chez les Sarmates, en Gaule, en Perse, dans l'Inde, chez les Incas même - , Sa vitalité surhumaine et Sa constitution athlétique extraordinaire purent seules Lui permettre de résister aux tortures morales et physiques qui n'allaient prendre fin que deux heures plus tard.  Car, encore une fois, l'homme seul, en Jésus-Christ, supporta la Passion; le Dieu qui est en Lui  
 ne Lui donna point d'aide; tout ceci pour que nous autres puissions mettre à profit cet exemple unique.  
   Tout homme possède, comme vous le savez, des relations plus ou moins nombreuses avec le reste du monde, spécialement avec la terre.  Dans l'enceinte de notre esprit habitent, selon sa grandeur, une foule d'esprits de créatures subordonnées, appartenant à toutes les hiérarchies des forces physiques et hyperphysiques.  Un événement qui arrive sur nous passe donc, avant de nous affecter dans la conscience ordinaire, par des espaces intérieurs, à chacun des habitants desquels il communique un ébranlement.  Quand celui-ci parvient jusqu'à la forme matérielle de ces êtres spirituels, il s'ensuit un présage.  Considérez, dès lors, un être aussi gigantesque que l'Homme-Dieu, vous ne serez point étonnés que Sa mort s'accompagne de tels phénomènes aussi remarquables que l'éclipse, les ténèbres, le tremblement de terre et le déchirement du voile sacré, que notent les évangiles.  

   Au moment où l'arbre du salut, le tronc de la vigne spirituelle dont la forme mystérieuse soutient l'univers, fut dressé, il y eut donc une éclipse de soleil.  Je passerai sous silence les dissertations alchimiques, magiques et théosophiques que la subtilité des adeptes a élaborées sur ce thème.  On y trouverait certainement beaucoup de sublime, mais les simples faits sont encore plus instructifs et parlent avec une éloquence plus pressante.  Les symbolismes maçonniques, les romans spagyriques, les visions d'un Boehme, les tableaux d'un Pic de la Mirandole, ou les spéculations d'un P.  Sabbathier, pour hautes qu'elles soient, appartiennent encore à l'externe.  L'interne n'est jamais mieux accessible qu'au moyen du fait; remarquez toutefois que, par nature, il est souvent inexprimable.  
   L'alouette qui se lève des sillons, sur la droite du promeneur, lui prédit bien quelque heureux incident; et, lorsque l'un de nous va mourir, la chouette l'annonce bien du faite de la maison.  Quand donc l'être corporel de Celui par qui subsiste l'univers entier arrête de vivre, cet univers peut bien exprimer son désarroi par quelque phénomène anormal.  La lune et les étoiles, puis le soleil, qui ont éclaire successivement les phases du grand sacrilège, peuvent bien se voiler de désespoir; et le roc, qui s'est prêté à l'exécution du crime, peut bien, d'effroi, se fendre par le travers de ses veines; ils sont tous responsables.  On ne connaît pas les forces et les êtres qui sont les véritables facteurs de la pluie, du tonnerre, du tremblement de terre; on ne sait pas de quels cavaliers merveilleux les comètes sont les montures.  La météorologie vraie est perdue et l'astronomie, ne reposant que sur des pétitions de principes, n'est exacte que par intervalles.  Pour celui qui connaît un peu la vie des choses, il n'y a rien de surprenant à ce que, çà et là, des navigateurs aient entendu les esprits de la Nature crier en gémissant; « Le grand Pan est mort ».  

   Attaché à la croix, agonisant d'indicibles douleurs, Jésus a dit plusieurs phrases; mais on n'en a conservé que sept qui, à elles seules, forment une admirable synthèse de Son enseignement.  Les trois premières sont de miséricorde envers Ses bourreaux, envers les pécheurs, envers Ses plus fidèles amis.  Le pardon à ceux qui font le mal par ignorance, l'espoir accordé au repentir, la perpétuation de Sa présence spirituelle sur cette terre, voilà Ses trois premiers legs.  Sa quatrième parole est l'excuse et l'atténuation de tous les désespoirs futurs; comme Sa cinquième est l'autorisation pour nous de demander l'aide matérielle.  En disant; « Tout est consommé » le Messie constate la réalisation de Son ancienne promesse.  « Je ne suis pas venu pour détruire, mais pour accomplir ».  En effet, le grand oeuvre est dès lors terminé; la Lumière a été mise partout; tous les champs ont reçu la semence; c'est maintenant aux créatures à faire le reste.  Quant au grand Semeur, Il remet entre les mains de Son Père les forces qui Lui ont servi à faire Son dur travail.  

   Louis-Claude de Saint-Martin avait coutume de dire qu'il fallait que le nombre 5 reçut la permission d'exercer son empire sur le corps du Christ, et que c'est le motif pour lequel une cinquième blessure, le coup de lance, fut infligée à cette innocente victime.  Si l'on essaie de jeter un regard sur les effets invisibles des souffrances de la Passion, on s'apercevra que chacune d'elles, jusqu'à la plus petite, engendre, dans la profondeur des sphères, et dans le lointain du futur, des effets aussi extraordinaires que mystérieux, Quand le moine anonyme de Murbach, au commencement du XIe siècle, écrit que de la plaie du coté découlent les vertus des sacrements il exprime une vérité occulte.  Il faut redire encore que tout vit, et que tout se transforme sans disparaître.  Si nous connaissions l'origine cosmique de chacun des genres de cellules que les supplices de la Passion tuèrent dans le corps du Sauveur, nous pourrions en déduire quelles forces spirituelles en furent générées dans le corps mystique de l'Église chrétienne.  Nous savons toutefois que le sang de Jésus, répandu à profusion, était l'expression physiologique de la force du sacrifice qui bouillonnait dans Son coeur surhumain.  C'est cette substance précieuse et pure qui, sublimée par l'alchimie très mystérieuse de l'ange gardien du christianisme, a rendu possibles les abnégations parfaites qu'un assez grand nombre d'hommes ont accomplies.  

   Ne comprenez pas qu'il faille pour cela adorer, dans la personne du Sauveur, autre chose que le Dieu.  Lui-même ne cesse de nous dire que c'est le Père et le Père seul qu'il faut prier.  Toutefois, il est préférable de rendre un culte au Sacré-Coeur ou à un saint que de ne pas prier du tout.  
   Le tirage au sort des vêtements du Christ est encore une de ces circonstances mystérieuses, si fréquentes dans Son histoire, qui apparaissent aux yeux du disciple comme des semences infiniment fécondes d'événements futurs importants.  Le Verbe, en effet, est toujours voilé pour nous; personne encore n'a été admis à contempler Son ineffable essence; les plus purs mystiques mêmes ne L'ont aperçu qu'enveloppé d'un corps plus ou moins radieux.  Aucun homme ne pourrait subsister devant l'insupportable éclat qu'Il rayonne dans Son séjour propre.  Ainsi les religions ne sont que des images extérieures à Lui, plus ou moins exactes et plus ou moins ternes.  Le christianisme qui, dans sa forme complète, est la plus excellente des religions, est la robe sans couture, entière, immuable; s'il change, il n'est plus lui-même.  Et les quatre autres parts que s'attribuèrent les soldats sont les quatre grandes religions qui règnent sur terre.