LETTRES INDIVIDUELLES


Mai 1913

Ta prière à Dieu m'a profondément ému. Tu as demandé que le Ciel mette sur ton chemin, qu'Il t'envoie Ses enfants malheureux. Et les nécessiteux ont abondé : malades, pervers, grandes familles sans pain. Ce travail fut pénible, mais il eut aussi ses joies. L'épreuve est dure quand ce travail est demandé au Ciel ; Il ne l'accorde d'ailleurs que lorsque nous le Lui demandons de tout notre coeur, avec larmes, et si nous sommes assez forts pour le supporter. S'il nous est donné, il s'agit alors d'être courageux, d'accepter toujours des sacrifices à faire, même et plus encore si ceux que nous sommes appelés à servir semblent ne pas le mériter. Il faut néanmoins être prudents, très consciencieux et surtout s'en remettre tout à fait à Dieu avant d'agir. De cette façon on sera très rarement dupés par l'Adversaire.

Mai 1913

Souviens-toi qu'on ne peut marcher que vers l'erreur ou vers la Vérité, vers l'Adversaire ou vers le Christ. En définitive, tous marchent vers la Vérité, et c'est là pour nous une immense consolation et une preuve de l'inlassable, de l'infini Amour du Père. Mais ceux qui restent trop longtemps dans l'erreur retardent le retour au bercail de toute l'humanité.

A cause d'eux les ineffables souffrances de Notre Sauveur sont prolongées.

On peut posséder une vaste érudition, une intelligence remarquable, des aspirations vers l'Idéal. Tous ces dons terrestres peuvent mener vers l'erreur, à tel point qu'on arrive à incarner l'erreur jusque dans ses sentiments, ses pensées, ses actes. Cependant une seule chose est nécessaire ; elle seule conduit à la Vérité ; elle seule est accessible à tous.

Juillet 1913

Tu souhaites avoir plus de temps pour ta vie intérieure.

Cela fait partie de nos difficultés personnelles et nous devons savoir nous débrouiller seuls. Pour l'Evangile, en prendre quelques lignes par jour, mais tous les jours ; il faut s'efforcer à la multiplicité des petits efforts ; on construit pierre à pierre, et cependant, à la fin, cela fait un édifice considérable.

Nous ne sommes pas des saints et c'est une raison de plus pour nous efforcer de le devenir. C'est surtout par la pratique de la charité que nous avancerons. Venir en aide au prochain, tout est là ; le reste viendra tout seul.

Septembre 1914

Tu as dû passer des heures douloureuses. Cent mille liens saignants qui se déchirent. Que de journées comme celle-là ! Mais il est bon d'avoir subi ces blessures. Notre faculté d'aimer s'en agrandit, s'en élève, devient plus profonde et plus haute. Cela nous permet de transmuer notre Amour en lui multipliant ses réalisations effectives.

Mais ce n'est pas le temps des théories. L'action va t'en prendre, heureusement ! Souviens-toi, au milieu des mille fatigues du troupier, que rien ne protégera mieux les tiens, ne leur fera recevoir plus de forces, que de te mettre de tout coeur à la besogne. Tu sais cela ; mais je te le redis parce que j'en ai fait l'expérience. On se figure facilement que se dédoubler, penser aux absents, les aide davantage. Il est plus efficace au contraire de se jeter tout entier dans les devoirs successifs de chaque minute. Quand tu es seul et libre, alors oui, pense aux tiens, prie pour eux ; mais ne passe pas tes jours à t'écarteler l'esprit.


Octobre 1914

Vous n'avez qu'à vouloir. Veuillez.
Il y a deux façons de vouloir. La première, c'est comme tout le monde, en serrant les mâchoires et fronçant le sourcil. La seconde, plus saine, moins déséquilibrante, c'est de vouloir en souriant.
Dans la première, le point d'appui du levier, c'est le sentiment qu'on a de soi-même. Dans la seconde, c'est le sentiment qu'on a de Jésus. Faites vos expériences, patiemment.

3 janvier 1915

A un ami qui venait de perdre son père.

Je ne parviens pas à m'imaginer que tu aies besoin de consolations. Garde ta force, trouve de la force pour ta chère pauvre mère, certainement plus blessée que toi par ce coup, si prévu qu'il ait été.

Que te dire ? Si tu permets que je te parle de moi, je t'avouerai que jamais je ne me suis senti davantage dans la Certitude que le jour où ma très chère et sainte femme est morte. Il me semble que nous autres, nous indignes qui avons reçu des Lueurs, les douleurs déchirantes aux autres coeurs nous cautérisent, nous tonifient, nous montent vers la Sérénité.

Je te serre sur mon coeur.

16 novembre 1915

Tu prends les choses trop à coeur. Songe qu'elles sont ce que le Ciel permet qu'elles soient ; à moins qu'elles ne tombent dans le rayon de notre responsabilité.

Songe en outre que, comme on disait au XVIIIe siècle, l'homme de bien doit faire chérir la vertu. Alors, aie le sourire, ne fais pas la tête à toutes les pauvres brutes qui t'entourent ; que tu n'essaies pas de les améliorer, possible ; quoique, à vrai dire, tu le devrais. Mais je t'accorde que c'est extrêmement dur ; au moins tâche de les considérer avec une bienveillante compassion.

Vois-tu, quand il y a une montagne à grimper, il faut l'aborder en douceur.


1922

Nous devons prendre garde à la tendance innée de notre nature de nous décharger sur d'autres du soin de nos entraides. Il vaut mieux que, même au risque de ne pas aboutir aussi rapidement, nous nous occupions nous-mêmes de nos protégés, en aidant nos démarches par le jeûne spirituel. De plus en plus notre Compagnie trouvera sa voie en donnant de l'importance à la contrepartie mystique de notre charité matérielle.

Il y a le Ciel, le malheureux et nous (un membre quelconque des Amitiés Spirituelles) : c'est une ligne directe ; le normal, c'est que cette ligne ne se brise pas, donc que chacun la continue en trouvant lui-même le secours nécessaire au malheureux (place, argent, vêtements), au moyen d'actes et physiques et spirituels.

25 août 1924

La montagne est bien revêche cette année ; on y gèle et on y patauge, écrasé par sa puissance colossale, qu'une atmosphère triste accuse encore davantage qu'un ciel ensoleillé.

Ce qu'il faut, c'est n'écrire que lorsqu'on a quelque chose à dire, et le dire avec toute la force, toute la simplicité, toute la clarté qu'on peut.

Pardonnez-moi de faire le pion et ne prenez pas mes phrases pour des axiomes inattaquables.
Faites de votre mieux et priez. C'est encore le Christ qui vous enseignera la meilleure littérature.
Affectueusement à vous.

Madame, 16 juillet 1925


Je souhaiterais vous voir plus profondément résignée à la volonté de Dieu et plus confiante en Lui. Il a rappelé votre époux ; pourquoi vous tourmenter de son sort dans l'Au delà ? Ici. Dieu prépare notre naissance, Il nous fournit des parents, des secours de toute sorte. Croyez-vous donc que, pour cette autre naissance qui suit la mort terrestre, Il nous abandonne tout seuls dans quelqu'invisible désert ?

Votre mari a compris votre tendresse et il la sent encore, soyez-en certaine. Ne vous accablez pas maintenant de soins trop matériels à sa mémoire : restez avec lui dans une attitude libre, intérieure et dégagée de gestes qui, au lieu de libérer son esprit, le retiendraient vers ici-bas. L'amour conjugal est d'abord une union d'âme. Quand le corps est là, et la personne, il faut une communauté de vie dans tout ce que comporte l'existence matérielle, familiale et sociale. Quand le corps n'est plus là, l'effort vers la sainteté et vers la bonté reste le plus sûr et l'unique moyen d'aider celui qui est parti.

Soyez certaine enfin, que maintenant, votre mari se repose ; vous n'avez aucunement lieu d'être inquiète sur son état.

Il faut maintenant vous reposer. Soigner son corps est un devoir. Regardez l'avenir avec calme et confiance. Dieu ne vous abandonnera jamais.

Acceptez, Madame, mes voeux très sincères et mes hommages les plus respectueux.


*


Il faut utiliser la sécheresse, c'est le bon labourage. Il arrive qu'on serve Dieu avec plaisir, à la suite de L'avoir servi par devoir. Comme l'égoïsme est immortel, ce plaisir pur devient, s'il se prolonge, un plaisir propre. Alors le Ciel nous l'ôte, nous envoie la sécheresse, pour purifier même ce reflet de Sa Lumière en nous. Et, des ferveurs en atonies, nous descendons ainsi, peu à peu, les pentes de l'humilité vraie. Au bout desquelles le disciple se trouve dans une paix joyeuse permanente, parce qu'il n'a presque plus de volonté propre et que tout lui est, non pas indifférent (comme chez les bouddhistes), mais agréable, parce qu'en tout il discerne le moyen de servir Dieu.

Continue donc tes examens en te servant successivement, de dehors au-dedans :
de tes sens externes : yeux, oreilles, sensations ;
de tes sens internes : jugement, critique, méditation ;
de ton sens intime : Lumière de l'âme communiquant avec le Verbe.


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Je ne t'écris pas non plus bien souvent, mais je n'en connais pas moins tes fatigues, et comme le quotidien est pour toi sans pitié.

Ta traversée du désert tire à sa fin ; elle a été dure. D'ailleurs chacun a son désert, où le soleil, la fatigue et les brigands lui sont proportionnés ; aucun désert n'est plus terrible qu'un autre ; celui qu'on traverse, oui, celui-là.

Ta maison est aussi bien lourde, mon pauvre vieux ; tu n'es pas le seul ; mais on a de l'épaule et du rein !

« Sur nos nuques et sur nos dos
Chargeons, chargeons les lourds fardeaux ».
Je ne suis pas sérieux, vois-tu, mais je t'embrasse de tout mon coeur.


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Les dieux que vous servez par votre art sont, comme nous tous, des serviteurs à leur tour du Dieu suprême, du Christ. Ce dont, à notre époque, l'art a besoin, c'est justement d'artistes qui, par la flamme du coeur, en interprétant les dieux, les ramènent vers Dieu. Comme en littérature, bien des musiques sont païennes, et certaines, qui portent une étiquette chrétienne, comme Parsifal, sont plus païennes que les autres. Mais, heureusement, en art, une fois le métier maîtrisé, le sentiment emporte tout. Jouez donc en chrétien, pour le Christ, pour la Vierge, et les harmonies les plus sensuelles, votre archet les transfigurera.

Il est, en effet, admis que l'artiste a besoin des passions, des femmes, et du reste; oui, parce qu'ils sont des athées. Mais, si l'artiste est un chrétien ou plutôt un saint , ces excitants extérieurs seront remplacés chez lui par l'excitant intérieur : l'amour divin, la prière, le sacrifice. Il faut arriver à faire sortir de la musique la plus guimauve une émotion pure. On peut y arriver.

Élevez votre interprétation de l'oeuvre d'art; en l'élevant vers l'Absolu, vous élèverez en même temps l'oeuvre elle même, que vous interprétez. L'oeuvre est vivante, ne l'oubliez pas. Regardez toujours plus haut, toujours plus profond. Les parallèles se rencontrent à l'infini. C'est ce que Baudelaire a voulu dire lorsque, dans un de ses « Salons », cherchant à comparer Delacroix, Ingres et Daumier, il concluait : « Aimons-les tous les trois ».


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Chère Madame,

Je vous comprends : j'aime aussi les chiens, et j'en ai toujours avec moi. Le vôtre avait une tête admirable, et des yeux...

Le chien est l'ami de l'homme ; il se trouve avec l'homme partout où il y a des hommes, dans l'univers ; nous devons en avoir, les aider à vivre, leur parler ; leur destin suit le nôtre ; ils savent souffrir et ils nous accompagnent. Ne vous inquiétez pas pour le vôtre ; donnez-lui une sépulture, dans une petite caisse de bois blanc, bien enveloppé, bien chaudement. Les cadavres ont besoin d'avoir chaud. Et le Ciel ne trouvera pas mauvais que vous Lui parliez de cette humble créature. Si vous ne pouvez plus arranger sa petite sépulture, vous pouvez toujours prier. Vous lui donnerez du calme, oui. Vous savez, ou plutôt, on ne le sait jamais assez, Dieu ne Se formalise jamais de rien de nous qui soit un geste de confiance aimante.

Tous mes voeux, Madame, les plus respectueux et les plus fervents.

Sédir