CHAPITRE II

 

APPARITIONS DE L'AGNEAU MYSTIQUE

ET DE LA VIERGE

LA RUINE DE SA FAMILLE

 

 

« Tenez, voici le petit bois de Crême-Dorée. Enfant, j'y allais souvent. On y trouvait du saule bâtard, et j'en faisais des moulins. Voici le Buisson de la Plaine. Quand on est là, on se trouve face à face avec la Montagne, et le Pailly paraît tout bas, dans un creux. »

 

« C'était en 1863, à la veille de la Saint-Jean-Baptiste, je crois un samedi. J'étais au Buisson de la Plaine. J'y gardais les vaches de mes parents, et j'avais avec moi, gardant aussi les vaches, Anne Richard, que l'on appelait Navette. Je lui dis : « Regarde donc, Navette, le bel agneau sur le coteau ! » L'agneau était sur le Cognelot, ici, à droite de Noidant, sur la partie chauve du mont (à environ 3km. de distance), illuminant toute la montagne. Il était debout, tenant avec son pied gauche la croisette inclinée dans la direction de Chalindrey, et une banderole blanche en pendait. Il avait la tête tournée vers le Pailly. On voyait parfaitement ses yeux. C'était un très bel agneau. La distance ne fait rien, à ces choses, et on est enfant : cela ne m'a plus surpris outre mesure. Navette a dit que c'était mauvais signe. Pourquoi ? Je n'en sais rien du tout. Et moi, je lui répondais que non. Il nous a regardés un certain temps, puis il a disparu subitement. Le ciel s'était obscurci et il a commencé à faire des éclairs. J'ai dit : « Je vais rentrer mes vaches. »

Ne racontez pas cela avant que j'aie franchi le pont (de l'autre monde). Tenez, j'ai conservé pour vous une carte que M. Termier m'a envoyée de Gand, d'un tableau qui le reproduit très exactement : c'est une chose curieuse. J'en ai été frappé. »

 

« Pour la Très Sainte Vierge, Elle m'est apparue pour la première fois les mains comme ceci, en Immaculée-Conception. C'était sensiblement avant ma première communion, que j'ai faite à onze ans et demi. J'avais comme voisins trois jeunes gens qui avaient fait leurs études à Malroy. Ils avaient dix ans de plus que moi. Je crois que c'est l'un d'eux qui m'avait donné l'image de la Vierge de Sous-Terre. Mes parents avaient deux vaches, et je les conduisais aux champs. Ils louaient le pâquis du Pré-Jacquot : il n'y avait pas beaucoup d'herbe, mais une fontaine. Ces arbres-là, en avant du Pré-Jacquot, nous appartiennent : c'est le Vert-Loup. Là s'arrête la rivière. En gardant les vaches, je faisais de petites chapelles en argile, des gradins, un autel avec une statue de la Vierge et ses bras appliqués. Je faisais des colonnes en roulant la terre dans mon sac, comme ceci.

J'avais une image de la Sainte Vierge, de la Vierge qui doit enfanter, et je faisais une petite procession dans les allées d'un carré de peupliers en tenant mon image comme cela (le Père élève les deux mains à la hauteur du front, tenant une image fictive entre le pouce et l'index). Je chantais Ses Litanies. Elle s'est montrée à moi dans les branches des peupliers, presque au sommet, à une grande hauteur, la tête penchée, me regardant. Il y avait là de très gros peupliers, bien alignés. Elle est restée là tout le temps des litanies. Elle a reculé un moment ; mais j'ai continué mon chemin au-delà. Elle était entre les peupliers, dans l'allée ; plus j'avançais, plus Elle semblait aller à reculons. Elle s'est retournée. J'ai fini mes litanies. La Sainte Vierge s'est alors élevée un peu au-dessus des branches et Elle a disparu aussitôt. »

 

« J'avais d'abord cru à un mirage, comme il y en a quelquefois auprès de l'eau ou dans les montagnes. J'étais défiant. J'ai continué les litanies pendant l'apparition, comme si de rien n'était. J'étais enfant ! Je me suis dit :

« Si ça plait à cette bonne Dame d'être là-haut dans les peupliers ! » Après cela, je me suis assis au pied d'un peuplier et j'ai récité mon chapelet et me suis endormi. La Sainte Vierge a bien gardé mes vaches, car je les ai retrouvées autour de moi, quand je me suis réveillé. Aucune ne s'était écartée. Quand même, j'en avais été très émotionné. J'ai dit : « Ah ! Monsieur le Curé, j'ai vu une drôle de chose. J'ai vu en haut des peupliers une personne. Je crois bien que c'est la Sainte Vierge. Je faisais une procession... »

— Tout seul?

— Oui, tout seul, et j'avais cette image de la Vierge de Sous-Terre. »

Mon curé m'a répondu : « Qu'est-ce qu'Elle ferait bien avec toi ? » Le curé m'a passé un abatage ; mais, dans mon for intérieur, j'avais gardé ce souvenir. C'est Elle-même qui me l'a rappelé. A Gray, Elle a dit : « Vous m'avez vue au Pré-Jacquot. » Elle a dit : « Il avait une voix fraîche, que j'aimais entendre. » Elle en a pourtant entendu bien d'autres !

Les peupliers n'y sont plus : on les a coupés, et la prairie elle-même est devenue un bois. Le peuplier où la Très Sainte Vierge s'est montrée était presque à la lisière du bois actuel. C'était en fin de mai, et la Sainte Vierge était tournée du côté du Pailly. »

 

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« J'avais senti ma vocation le jour de ma première communion. Mes parents avaient mis l'argent de côté pour le séminaire, et ma mère m'avait fait un trousseau, quand tout fut détruit par un incendie qui ruina ma famille. Dans la soirée du dimanche 10 août 1869, le feu fut mis à la maison de Jean-Claude Henriot et de Claire Chanson, son épouse, au Bout du Level, le bout du village ; autrefois, on n'appelait pas ces maisons-ci le Pailly. La maison qui était le plus à droite de la rangée, à l'entrée du pays, où le feu a pris, on ne l'a pas reconstruite ; il n'en reste plus trace. »

 

« La maison brûlée était une bonne demeure d'autrefois, plus haute que ne le sont les constructions présentes. En face, était une mare, à présent remblayée aux trois-quarts. Avant l'incendie, nous avions de beaux meubles anciens très sculptés, trois alcôves qui étaient jolies, des armoires à biseaux, à pointes de diamant. Nous avions dans notre famille de beaux chandeliers de bois venant de Bussières, qui étaient très jolis, très jolis. Il y en avait un très grand, où on mettait une lampe en étain à deux becs, bien entendu quand on avait du monde : seuls chez nous, on n'allait pas brûler tant d'huile ! Nous avions une belle vaisselle ancienne en Aprey, des salières, des aiguières fort belles, un Bacchus sur son tonneau. Je m'étais attardé un peu dans le village en revenant de l'église après la prière. Mon père me siffle pour le souper. Nous commençons le potage. On appelle, mais nous ne croyons pas que ce soit pour nous. Ma mère sort à ce moment sur l'arrière. Le feu avait pris dans la loge au cochon. Voyez ce que sont les choses ! À ce moment, deux hommes eussent éteint le feu s'ils avaient été à sa place. Mais le toit de chaume tout neuf – il avait quatre ans – s'embrase tout à coup. Que faire ? Il fallait chercher l'eau au château : c'est vous dire la valeur du remède. Les voisins s'occupaient surtout d'aller mettre des bâches et des sacs mouillés sur leurs propres toits de chaume dans le village. Tout brûle, même la maison d'en face. Même notre rucher, qui était à peu près à la place de la maison actuelle, a été incendié. La volaille, qui était déjà couchée, a brûlé, et le porc a eu une grande brûlure au dos. Il s'est enfui dans les vignes. On l'a rattrapé plus tard et on l'a tué. Rien n'a pu être emporté: tout a été perdu. Le vent rabattait les flammes sur nous, et c'est à peine si nous avons eu le temps de sauver les vaches. Outre les vaches, on a pu sauver une porte d'armoire et une table, une table ancienne avec des pieds tournés à balustres. Elle a été détériorée depuis. On a sauvé aussi les tasses, qui venaient de l'Impératrice Joséphine, de l'oncle Miot de Mélito (comte et pair de France), un oncle de mon grand-père, un arrière-grand-oncle pour moi. »

 

« Aussitôt après le désastre, nous avons habité la maison bâtie par le capitaine Rouillé, cette grande maison posée d'angle un peu plus bas dans la rue, appartenant à la famille Normand. Nous y avons passé huit mois, du 10 août à presque la Saint-Jean.

Pour moi, il me restait ma boîte de couleurs. Elle était chez mon grand-oncle, Jean-Baptiste Janinel, quand la maison a brûlé. Marie Thirion mère m'avait donné une statue en plâtre de Marie Immaculée selon la Médaille. Je l'avais peinturlurée. J'ai été dans les ruines, et j'ai pioché pour retrouver les morceaux de la statue. Il ne pouvait plus être question pour moi de séminaire. »

 

« Mon père, qui était maçon, a reconstruit la maison. Ma mère se remontait en achetant dans les ventes. Nous étions chez nous dans l'été de 1870. J'ai vu passer de chez nous les Garibaldiens ; j'ai vu passer les Allemands aussi. Je voulais aller dans les vignes, mais ils avaient fait le cordon. »