CHAPITRE XVI

 

IL FONDE LA CONGRÉGATION

DES SERVITEURS DE JÉSUS ET DE MARIE

 

 

« Les saints paraissent très brillants une fois au ciel ; mais souvent, sur la terre, ils mènent une vie bien misérable. » Remplaçons le mot saints par celui de fondateurs de congrégations, et la parole du bon P. Lamy s'appliquera à lui-même sans discussion. « Il faut, disait-il encore, payer bien cher les consolations spirituelles : mieux vaut ne pas en avoir. On est tout dans le noir après. Si la Très Sainte Vierge était là, derrière la porte, je ne Lui demanderais pas d'entrer. Tout cela se paie : plus encore par les larmes du cœur que par les larmes du corps. »

 

« A Gray, j'ai vu les congrégations et la congrégation future. La Très Sainte Vierge la souhaite. Il y a bien des choses à ce propos que je ne peux pas dire maintenant, mais je les dirai un jour, une fois opéré le rassemblement. La réunion, je ne la verrai pas longtemps, mais ce sera ma dernière joie. Fonder une congrégation à mon âge, c'est vingt ans trop vieux. Je n'ai pas osé avant. J'ai tellement regimbé – permettez-moi l'expression – même le 9 septembre (1909), qu'Elle m'a dit : « Tenez ! Le voilà qui prie mon Fils contre moi ! » Depuis lors, je voyais le temps passer, et les années, et j'espérais être enterré avant que la Règle vît le jour ; mais la Très Sainte Vierge a prolongé mon existence au-delà de ce que je devais. Je vous l'ai dit et je vous le répète : je ne verrai pas la réunion longtemps, je mourrai peu après. »

 

« La Règle, Elle m'en a donné les points principaux, l'essentiel, sur l'esplanade de Notre-Dame des Bois. J'ai reçu les avis de la Très Sainte Vierge, non seulement à Gray, mais à La Courneuve et à Notre-Dame des Bois. Pour l'accessoire, Elle l'a laissé à ma discrétion. J'y travaille depuis quelque temps, aussitôt après ma messe, peu de temps chaque jour. »

 

Nous ne reproduirons ici ni la Règle, ni le Coutumier des Serviteurs de Jésus et de Marie. Le but de la congrégation était la sanctification personnelle des religieux par les trois vœux ordinaires et par la récitation quotidienne du grand office dans toute la mesure compatible avec les œuvres de jeunesse qu'ils étaient appelés à diriger, patronages, cercles d'études, alumnats, maisons de familles pour jeunes gens, maisons de retraites pour jeunes gens, et missions pour jeunes gens. En un mot, une vie partagée entre le chœur et des œuvres destinées à la rechristianisation de la jeunesse et particulièrement de la jeunesse ouvrière, non par son instruction, mais par son éducation religieuse. Point de jeûnes spéciaux ; comme fêtes célébrées avec un éclat particulier par la Congrégation, celles de la Vierge et des saints anges. L'habit des religieux avait été montré au P. Lamy dans une vision, en éléments détachés : « Il m'a semblé voir le costume brun, la ceinture de cuir, le chapelet, le capuchon. J'ai vu le costume seul. Une robe brune : c'est analogue à la robe de Notre-Seigneur, en laine non teinte brun clair des moutons. Ce devait être la teinte des moutons de Palestine de son temps et l'étoffe courante de ce pays. Notre-Seigneur n'a été habillé de blanc que par dérision. Une ceinture de cuir, pas large, de deux doigts, et le bout de la ceinture rentré ; pas de boucle visible. A la ceinture, un chapelet moyen en bois brun, deux fois les grains de celui-ci. Je crois que la Congrégation de Sainte-Françoise-Romaine en a de pareils : je demanderai à la supérieure, que je connais. Il me semble que c'est leur genre. »

 

La première chose était de recruter des sujets. Dès 1924, quand des vocations religieuses se présentèrent à lui, le P. Lamy se mit à parler avec discrétion du groupement futur. Dans l'hiver 1926, plusieurs jeunes gens lui demandèrent de les agréer. A ce moment, il avait, pour ainsi dire, donné sa délégation à une autre personne qui lui avait demandé de la charger de réunir les sujets. Une grosse déception l'attendait peu après. Elle lui fut annoncée le 19 juin 1926, dans une vision, lorsqu'il quittait Notre-Dame des Bois pour gagner la route de Grenant à Grossesauve : « J'ai vu à la sortie du bois tous les jeunes gens qui avaient été appelés. Ils étaient tous là, devant moi. Les uns ont été appelés par-ci, les autres par-là. De ceux que j'avais pour ainsi dire désignés, aucun ne répondait à l'appel. Aucun n'y venait. J'en ai été tellement saisi que je vous l'ai écrit. J'aurais décroché la chose – permettez-moi l'expression – la chose se serait faite, si tous avaient répondu avec le même cœur que X. Et Y. aussi nous échappe. J'ai été à diverses reprises prier devant G. J'ai passé par un chemin qui tombe sur une tranche, une tranche qui va tout droit à près de cent mètres de Grossesauve. En sortant du bois, j'ai vu (en vision) les jeunes gens. Ils étaient devant moi avec leurs dispositions d'âmes. C'est comme dans l'Évangile, quand Notre-Seigneur disait : « Venez ». - « Moi, j'ai ceci à faire, cela à faire... » Ils étaient sept, huit. J'en ai été navré, prêt à pleurer, au point que j'ai dit en rentrant : « Oh là, là, là ! » Mais, un jour, tout se fera. La Très Sainte Vierge a dit : « Mes saintes m'ont demandé des âmes... », pour telle circonstance. De même, Elle les donnera. J'en ai été désolé à pleurer, cela s'ajoutant au reste. Pour un coup de bâton, c'est un coup de bâton. »

 

« Peu après : « Je La prie sans cesse, Lui disant : « Ma bonne Mère, je ne Vous demande ni or, ni argent, mais des âmes. »

 

Un deuxième groupement était destiné à fondre comme le premier. Enfin, le 14 août 1927, se présentaient les premiers éléments d'un troisième. Le P. Lamy en était tout à cette joie, quand le lendemain, il reçut le présage de nouvelles épreuves. « A la messe du 15 août, j'ai vu les difficultés qui grossissaient, qui grossissaient ! Elle m'a montré ces difficultés sous une apparence formidable, comme une montagne. Il faut grimper, se hisser. Cela existait tout entier dans les paroles de la Très Sainte Vierge ; mais cela m'a été montré très clairement. »

« Quand on veut établir une bonne chose, on trouve toujours la croix. Un bon vieux disait, quand j'étais enfant : « N'oubliez pas mes enfants, que Lucifer a deux cornes, mais la croix en a quatre ! » D'obtenir les autorisations à Rome, ça passera, ça ; ça passera sans difficulté et sans beaucoup de peine. »

 

« Vous ne serez pas appréciés de tous ceux dont vous attendez l'approbation, mais vous serez assistés. Tous ceux qui viendront dans le commencement ne comprendront pas pourquoi ils sont là. Vous aurez des jours de brouillard ; rassurez-vous ; vous êtes dans la voie droite. Au début ; vous trouverez la croix, mais elle marquera à ses débuts une œuvre qui sera établie pour le salut de beaucoup d'âmes. L'opposition de Satan contre elle est grande. « Le bien des âmes se fera », a dit Notre-Seigneur ; mais attendez-vous à quelques secousses. Je n'avais jamais vu Lucifer avec tant de haine. C'est un vrai combat au couteau. Il fera l'impossible ; il vous suscitera bien des difficultés. Ce sera bien pis quand les choses commenceront à se réaliser. Bon nombre voudront goûter de la nourriture, qui s'envoleront en ne la trouvant pas à leur goût. Il y aura bien des déconvenues sur ce point-là : je tiens à vous en avertir d'avance. Quand on a avec soi un Italien, un Allemand, un Russe, il faut être condescendant, comprendre que ces natures-là ne peuvent pas se plier du jour au lendemain à nos idées. »

 

Les éléments du groupe avaient été placés provisoirement dans tel et tel séminaires, mais il devenait urgent de les réunir en une maison adéquate avec l'approbation de l'Ordinaire du lieu. Deux échecs devaient répondre aux premières tentatives du P. Lamy et des siens. Il fut ensuite découragé dans sa pensée d'affilier la congrégation future à un grand Ordre. Finalement, dans les derniers mois de 1929, le fondateur trouvait maison et ressources avec l'assurance d'un bon accueil de l'Ordinaire. Feu Mgr Nègre, alors archevêque de Tours, ayant eu connaissance de la Règle nouvelle, l'ayant étudiée et goûtée, accueillait favorablement le P. Lamy et ses sujets. Peu de mois après, il autorisait l'ouverture d'un établissement pieux dans son diocèse, Notre-Dame de Chambourg, et la réunion des postulants, qui lui avait été présentés, au nombre de dix-sept.

 

Un exemplaire de la Règle des Serviteurs de Jésus et de Marie avec une longue supplique écrite au Saint-Siège par l'archevêque, de sa propre main, étaient portés le 26 avril 1930 à la S. Congrégation des Religieux. Le passage principal de cette supplique était le suivant :

 

« Une circonstance particulière et pour laquelle il bénit la Providence, lui a donné l'espoir de réaliser ses secrets désirs par la fondation d'une congrégation religieuse. En effet, depuis trois ans, le zèle pieux et ardent d'un saint prêtre, l'abbé Lamy, est parvenu à grouper en nombre consolant des bonnes volontés, toutes prêtes à essayer de reprendre la vie religieuse et la vie d'apostolat, etc... visant à leur sanctification personnelle par les trois vœux simples de Religion et la récitation quotidienne du grand office, et ayant pour but la sanctification du prochain par tous les moyens ordinaires d'appeler les âmes à la foi et les y maintenir. Ils s'appliqueront particulièrement, parce que plus nécessaire et plus capable d'assurer le bien, à la formation chrétienne de l'enfance et de la jeunesse par les patronages, cercles d'études, maisons de famille et de retraite pour jeunes gens, et par les alumnats, L'esprit de l'œuvre est un esprit de foi, de zèle, de sacrifice, de simplicité et d'amour. C'est sur ces bases qu'ils veulent fonder l'édifice nouveau, parce que ce sont les seuls fondements solides et résistants. »

 

Le 2 juin 1930, La S. Congrégation des Religieux accordait l'autorisation demandée, et, le 15 juillet, l'archevêque composait et enregistrait à sa chancellerie l'Acte solennel d'Érection de la Congrégation des Serviteurs de Jésus et de Marie, avec le P. Lamy comme supérieur général et Notre-Dame de Chambourg comme maison-mère. Il écrivait le 16 juillet : « Je suis heureux de vous envoyer sous ce pli copie du rescrit de la S. Congrégation des Religieux m'autorisant à former la Congrégation religieuse diocésaine des Serviteurs de Jésus et de Marie. Vous avez dû recevoir par M. L. l'acte d'érection que j'ai fait ici, mais que nous ne publierons pas dans la Semaine Religieuse. Nous sommes donc en règle de toute manière. Ma visite à Chambourg m'a donné la plus vive satisfaction. Ces jeunes gens m'ont laissé la meilleure impression. J'espère que Notre-Seigneur bénira la fondation et l'avenir des Serviteurs de Jésus 'et de Marie. Veuillez... »

 

Un peu plus tard, le Supérieur Général quittait sa maison du Pailly pour prendre la tête du petit troupeau. Deux de ses sujets étaient venus le chercher. A Gray, vingt-et-un ans auparavant, la Vierge l'avait avisé des chagrins de ses derniers mois. Elle renouvela alors ses présages lugubres à son fidèle serviteur.

« La statue de la Vierge au Doux Sourire a pleuré. Eux (les deux postulants venus pour l'accompagner) voyaient la statue, et moi un peu plus. Je n'ai jamais vu la Très Sainte Vierge si triste, et son voile teinté de noir, complètement noir. C'est la première fois que je La vois comme cela, comme une Visitandine. Elle pleurait sur les malheurs futurs de la Communauté. Elle pleurait sur l'univers. Les âmes ne sont plus guère pieuses ! »

 

« F. et J.-P. sont arrivés (l'après-midi du lundi 22 septembre 1930). Ils m'ont dit bien gentiment bonjour. J'ai dit : « Je vais cueillir une salade pour le dessert du souper ». J'ai dit : « Nous allons dire notre Ave Maria en vue du départ (du lendemain, pour le couvent) aux pieds de la Très Sainte Vierge, une dizaine. » Penché sur les salades, je fus interpellé par un des jeunes gens qui me dit : « Mon Père, regardez donc : la Sainte Vierge qui pleure ! » Je me redressai, et, regardant la statue, je ne vis rien d'anormal. Le jeune homme reprit : « Voyez donc : je vous le dis : la Sainte Vierge pleure ! » Je fis un pas hors du carré des salades et je me rapprochai de la statue ; alors, je vis des larmes abondantes qui tombaient des yeux de la statue et coulaient sur sa poitrine. Les larmes semblaient creuser le bronze de la statue en coulant jusqu'à sa ceinture. Alors, je vis la sainte Mère de Dieu devant sa statue, revêtue d'un voile noir continuer à pleurer. Elle apparaissait dans un nuage, jusque-là (au bas de la poitrine). J'ai mis mes deux mains comme ça, pour voir (en abat-jour, pour se garantir du soleil) s'il n'y avait aucune illusion. Elle ne trouve pas nos précautions déplacées. J'en fus si saisi de douleur que je n'ai pu m'empêcher de Lui dire : « Sainte Mère de Dieu, je ne Vous ai jamais vue aussi triste ! » Je Lui ai parlé. Elle a écouté ce que je Lui disais. C'est une apparition pour nous, pour chez nous. Elle a dit autrefois : « Vos derniers jours sur la terre seront très pénibles, mais je serai là ». Qu'ils soient pénibles autant qu'ils le voudront, Elle et Son divin Fils ! Si la Congrégation s'effondre un moment, elle se relèvera bon gré, mal gré : nous n'avons qu'à prendre courage. »

 

« J'ai coupé les roses (des Reine des Neiges) avec mon couteau quand Elle était encore là. A la fin, Elle n'y était plus. Parlant au plus jeune, voulant lui réserver cette faveur : « Mon enfant, prenez une chaise et tournez les roses dans les pleurs de la Très Sainte Vierge ». Il y en aura pour X. Deux, qu'on conservera pour la chapelle (du couvent), des deux côtés de l'autel. J.-P., la Très Sainte Vierge a été contente de le voir. Il a officié pour ainsi dire. Je l'ai fait avec intention. Les larmes coulaient avec abondance. Je laisse aux enfants le soin de l'écrire. Il est resté une larme dans le métal ; mais les larmes ont creusé un sillon. Elles coulaient surtout de l'œil droit. Ce matin, j'ai voulu qu'ils y retournent : ça se voyait encore. »

 

Arrivé à Notre-Dame de Chambourg : « Voilà le commencement de la réalisation du mot de la Très Sainte Vierge : « Vous verrez les débuts ». Ces âmes ont leurs défauts ; on tâchera de les corriger petit à petit. A la sainte Messe, je les vois comme dans une glace. On ne récolte pas d'abord les plus riches grains, mais ce sont les premiers. »

 

Hélas ! Des ambitions déçues élevaient déjà la voix ; elles interposaient bientôt des barrières entre l'excellent supérieur et un prélat usé par un long et vaillant ministère, déjà affaibli, et qui devait mourir le semestre suivant. Le renvoi d'un novice, obtenu par des tiers contre l'assentiment du P. Lamy, fit condamner celui-ci sans qu'il fût entendu, sans qu'il pût même se faire recevoir en audience. Abandonné par la plupart des sujets, il était incité à quitter le couvent qui, privé de la faveur de l'archevêque, semblait condamné à périr. « La Très Sainte Vierge m'est apparue dans la chapelle (du couvent) et m'a dit : « Restez là ». Elle est passée dans la chapelle entre deux venues de Mlle de S., tout au matin, avant la messe (le 8 décembre 1930). En moi-même, je me disais : « Je ne sais ce qu'il faut faire ». Elle avait un voile blanc comme d'habitude, mais la figure encore triste. Elle m'a dit : « Soyez sans souci », et, parlant de T. : « Il n'est pas disposé à venir ». Elle n'a pas approuvé la venue de B., pour ça non ! Nous ne sommes pas au bout de nos ennuis. Ne vous illusionnez pas : tant que je vivrai, je serai le malheur de la communauté. Après cela, ça ira mieux. J'interviendrai : Elle m'en a donné la permission, et je verrai plus clair. »

 

Au début de 1931, après les plus pénibles épreuves, le P. Lamy libérait les derniers novices et postulants, étant dispensé de rester à Chambourg : « Mon saint ange gardien, venu avec saint Gabriel, m'a dit de céder à l'orage. C'est pour ça que je suis parti. Il a dit de ceux qui ont détruit la communauté : « Il n'y a plus de crainte de Dieu dans ces gens-là ». Ils m'ont laissé voir leur triste fin ; je prierai jusqu'à ma mort pour qu'ils ne soient pas si durement traités. Vous verrez comme cela tournera contre chacun de ceux qui se sont acharnés après la Congrégation, l'œuvre de la Très Sainte Vierge. Elle a voulu une congrégation. Elle a voulu un supérieur. J'ai existé malgré mon insuffisance et mon incapacité. Pauvre supérieur ! »

 

« Les fondateurs sont des pierres posées dans le mortier et dans la boue, ne nous effrayons pas : c'est la logique. Ne nous en peinons pas ; mais, bien au contraire, réjouissons-nous en, car ces contradictions, pénibles sur terre, sont l'origine de grandes joies au ciel. Notre-Seigneur et la Très Sainte Vierge ont été bafoués et traités comme les derniers des derniers. La Très Sainte Vierge, parlant de cette congrégation, qu'Elle a désirée, a dit, à propos de la fondation, qu'il y aurait quelque analogie avec la Passion de Son Fils, parlant des trahisons, des abandons. Pour moi, ça a été l'épreuve la plus rude de ma vie. Ce qui m'avait le plus affecté autrefois, ç'avait été la perversion et la perte de certains de mes jeunes gens. C'est l'heure de l'épreuve. Ça me laisse impassible, mais ne m'empêche pas de souffrir. »