CHAPITRE X

 

LE CURÉ DE LA COURNEUVE

PENDANT LA GUERRE

 

 

Nous avons vu comment le P. Lamy entendait son travail de pasteur des âmes en temps normal, comment, du matin au soir, il était absorbé par son apostolat, sans parler des nuits souvent passées en prière. Cela n'est rien en comparaison du surcroît d'ouvrage que le fait de la guerre allait lui imposer. Sur ce chapitre, ce sont ses paroissiens qu'il faut entendre, ou encore tous ceux qui ont séjourné à La Courneuve, prêtres ou blessés. Peu nombreuses, malheureusement, sont les bribes de conversations ayant trait à cette période particulièrement active de sa carrière sacerdotale que nous avons pu recueillir de sa bouche.

 

« J'avais en tout sept hôpitaux sous des tentes ou en baraquements. Il y avait huit cents prêtres à la fois, à un moment, pendant la guerre. C'était un dépôt d'infirmiers. On disait cinq messes à la fois dans mon église. Il s'en disait une soixantaine chez nous. Beaucoup allaient à Aubervilliers et à Saint-Denis. »

« Oui, j'ai confessé quelquefois douze heures par jour. Parfois à Troyes, et à La Courneuve, là surtout. Il y a des jours où je confessais je ne sais combien de soldats. Je leur disais, pour aller plus vite, de dire le Confiteor avant d'entrer au confessionnal. Ils étaient pressés. Quelquefois, ils se confessaient le sac au dos et tenant leur fusil dans le confessionnal.

 

« A Pâques, dans la guerre, je faisais ce que je pouvais, mais j'étais débordé, j'avais jusqu'à mille confessions pascales. Quelquefois, j'entrais au confessionnal aussitôt ma messe, sans avoir déjeuné, et je restais jusqu'à 2 heures, 3 heures de l'après-midi. Quelquefois, j'avais à confesser deux cents prêtres qui revenaient par fournées. J'étais épuisé de confesser assis ; alors, je confessais mes confrères debout, en me promenant avec chacun d'eux dans le jardin. La première année de guerre n'a pas été très dure, mais la deuxième, la troisième et la quatrième. »

 

« Pendant la guerre, il y avait un dépôt mortuaire pour les soldats. Je les y enlevais. Et il fallait que je les envoie à Aubervilliers, et les prêtres soldats conduisaient les corps jusqu'au cimetière d'Aubervilliers. Il y avait cinq ou six corps par jour. Des fois, on mettait deux voitures de cercueils. Les familles rarissimement y assistaient. Quelquefois j'avais des enterrements jusqu'à la nuit, jusqu'à 9 heures du soir quelquefois, en été. Il fallait faire la levée du corps à domicile. Quand c'était loin, je faisais deux, trois levées du corps d'un coup. Les corbillards ensuite m'attendaient devant l'église et je procédais aux enterrements selon l'ordre des classes adoptées. Il y avait deux cimetières : l'ancien, où je serai, et le grand, qu'on appelait – que les gens appelaient – le Cimetière des Chiens, parce que je n'y allais presque jamais : il était à 2 kilomètres. »

 

L'explosion de La Courneuve, qui eut lieu le 15 mars 1918, avait été annoncée au P. Lamy longtemps à l'avance. « Depuis plusieurs semaines, écrivait peu avant la catastrophe telle de ses paroissiennes à une amie de province, le sujet des instructions est toujours le même : pénitence ! pénitence ! pénitence ! On nous fait prévoir des heures terribles à traverser. Celles que nous vivons ne sont rien auprès de celles que nous allons voir. »

 

Laissons la parole au P. Lamy lui-même : « J'ai commencé à réciter les Litanies (de la Vierge, chaque jour après la messe) quand j'ai appris qu'il y aurait catastrophe à La Courneuve. De ce jour, je les ai récitées. C'est au début de la guerre : je peux me tromper de huit jours, quinze jours, ou un mois. C'étaient les saints Anges qui avaient parlé de la catastrophe, non pas la Très Sainte Vierge. Elle m'avait laissé entrevoir l'explosion et je L'avais conjurée de sauver les vies. Je Lui ai dit : « Sainte Mère de Dieu, sauvez les vies ! » Et Elle n'a pas répondu, mais j'ai considéré la chose comme accordée dès ce moment-là. Ces prières-là se récitaient depuis le début de la guerre, et jusqu'à l'explosion, avec un Souvenez-vous. Depuis, je les ai dites comme remerciement. »

 

« L'autre n'était pas content, parce qu'il pensait pêcher en eau trouble. Il m'a reproché cette récitation devant la Très Sainte Vierge. Il est pharisaïque. Elle a dit : « Il les dit après les prières prescrites par Léon XIII ». « C'est le commencement de son action de grâces ». C'était pas bien longtemps avant l'explosion. Je ne savais pas le jour de l'explosion. De La Courneuve il n'y a pas eu de tués, mais neuf cents blessés. »

 

« Je trouvais les carreaux de mon église très sales, et je voulais les nettoyer, mais j'ai entendu le saint archange Gabriel et mon ange, qui se parlaient entre eux et disaient : « C'est inutile ». Alors, je ne l'ai pas fait. Très souvent, quand ils veulent me donner de bonnes leçons, ils se parlent ensemble et me laissent entendre leur conversation. Peu d'heures après arrivait la catastrophe, et ces vitres volaient en éclats. Moi, qui restais toujours longtemps dans mon église, ce jour-là, j'ai été bien inspiré. Cette inspiration m'est venue certainement des anges. Je ne suis resté à prier ni une heure, ni une demi-heure, ni même dix minutes : je suis parti à Paris pour acheter des souvenirs à l'usage des premiers communiants. Peu après mon départ, tout sautait, la voûte se rompait et il tombait dans l'intérieur de l'église des tombereaux de tuiles. »

« Quand l'explosion a eu lieu, j'étais à Aubervilliers, à 100 mètres de l'église, dans le tramway. Je me suis précipité dans les usines. Je suis retourné à La Courneuve sans tram, au milieu des plâtras. J'ai été à l'usine Sohier d'abord ».

« Je n'ai pas, à proprement parler, une maladie de cœur. J'ai eu le cœur blessé à l'explosion. Je sentais une suffocation très grande. En donnant les absolutions, je ne savais plus ce que je faisais. A l'usine Chabert, on avait transporté neuf cents blessés. C'était plein de sang. Les médecins se relayaient, mais je ne pouvais pas me relayer tout seul ! On a fait des barrages. Les papas, les mamans me disaient : « Où sont nos enfants ? Nos enfants ? » Je ne savais pas où étaient les enfants. Ils étaient à l'école, quand le plafond est tombé ; ils s'étaient cachés sous les tables et s'étaient ensuite sauvés au Fort de l'Est. Je suis resté rue Edgar-Quinet, à l'usine Chabert, à l'usine... presque jusqu'au soir. On avait les lèvres tout imprégnées du goût de ce nuage amer. Ce n'est guère que deux heures après l'explosion que le nuage, sous lequel on était et sous lequel on pouvait respirer, est descendu. Mais, quand il a roulé à terre, on ne pouvait plus. Quelques jours après, la peau de la langue et des lèvres, celle même de la figure s'est décollée. Elle s'enlevait par plaques. S'il n'y avait pas eu d'autres explosions après, je crois que je n'aurais pas passé la journée, et je n'étais pas le seul. »

 

« Il me restait un œil de bon, l'autre ayant été perdu au régiment. Mon œil gauche a beaucoup baissé du fait des gaz toxiques répandus dans l'atmosphère.

Il s'est passé un prodige qui rappelle les miracles des saintes Hosties aux Billettes, à Saint-Étienne de Troyes et à Faverney. Le tabernacle, tout, a été arraché ; la Sainte Vierge (la Vierge en plâtre modelée par Edy) a eu un petit éclat à sa robe. Le tabernacle reposait sur deux briques posées de champ. C'est moi qui l'avais fait faire. Tenez : voilà comme c'était. La dalle du tabernacle, elle est partie. Les murs étaient là, mais le tabernacle reposait sur les murets, et le corporal ne touchait pas aux murs : il n'avait pas la largeur suffisante. Le saint ciboire est resté sur le corporal, et le corporal en l'air. Le chanoine de Rochetaillade (archiprêtre de Saint-Denis), après avoir constaté le miracle, a porté le saint ciboire au tabernacle majeur. C'est mon ciboire, mais je l'ai laissé à la paroisse, comme beaucoup de mes ornements, un petit ciboire en vermeil d'une quarantaine d'hosties, que m'avait donné l'usinière, Mme Garnier, à l'occasion d'une première communion. J'ai bien vu le corporal en place, resté en l'air. Mgr Amette a dit que Dieu avait fait cela pour ne pas contrister son prêtre. Le pavillon n'avait pas un grain de poussière, un pavillon avec une petite frange d'or et les quatre parties comme ça. C'est relaté dans son Bulletin, dans L'Oriflamme (de Saint-Denis) de cette époque. Le tabernacle avait été lancé au milieu de la chapelle de la Sainte-Vierge, les candélabres pareillement. Ça avait soulevé la table de l'autel. La pierre d'autel, tout était parti. »

 

« Je ne suis rentré chez moi que le soir. Il n'y avait plus ni portes, ni fenêtres, et de celle qui donne dans la rue, les gonds étaient partis ; elle était tombée, mais n'avait pas de mal. C'est moi qui l'ai rescellée. Toutes ces émotions !... »

 

Une douleur plus intime avait frappé le P. Lamy durant la guerre : la mort de son unique neveu, tué au front, perte très grande pour Rosine Vauthelin, cette sœur qu'il aimait tendrement. Très sensible aux peines d'autrui, le bon Père avait placé, quant à lui, presque toutes ses affections dans l'autre monde, monde tangible d'une façon presque constante, surtout depuis quelques années. A cet égard, septembre 1909 avait été pour lui une date climatérique. Il devait être extrêmement favorisé au point de vue surnaturel jusqu'à la fin de la guerre. Depuis lors et jusqu'à sa mort, les apparitions semblent s'être faites beaucoup plus rares, si l'on excepte celles des saints Anges, dont il bénéficiait depuis son enfance.