CHAPITRE III

Des ennemis de la croix, et des ruses dont l'amour-propre

et la prudence de la chair se servent pour se tirer de ses voies

 

 

Le grand Apôtre nous enseigne (Philip. III, 18) qu'il y a plusieurs ennemis de la croix, et il en parlait souvent, comme il assure, parce qu'il croyait qu'il était nécessaire de les reconnaitre pour s'en donner de garde et les éviter. Mais ce qui est grandement considérable, c'est qu'il n'en peut parler qu'en pleurant, ce qu'à peine pourra-t-on remarquer dans tous les sujets dont il traite dans le reste de ses épitres, qui sont toutes comme autant de miracles. Disons ici qu'il n'y a point à s'étonner sur les larmes de l'homme apostolique. Ce qui nous doit surprendre, c'est de voir qu'il y ait des Chrétiens qui ne soient pas dans ses sentiments, et qui demeurent insensibles où il faudrait répandre des torrents de larmes. Si la croix doit être l'exercice journalier des Chrétiens, comme le déclare notre Maître dans l'Évangile ; si elle est l'unique espérance des fidèles, comme le chante l'Église ; si, dans la croix qu'il nous faut glorifier (remarquez ces mots : qu'il faut glorifier, et que l'Église ne dit pas qu'il est à propos ou utile, mais qu'il le faut) : si la croix doit être toute notre philosophie et notre théologie, toute notre connaissance et autre amour, n'est-ce pas un mal effroyable que de s'y opposer ? Et quel moyen de s'empêcher de pleurer, quand on pense qu'elle trouve des ennemis parmi ceux qui font profession de la suivre et de l'honorer ? Quel moyen de n'en pas parler souvent pour les découvrir ? Car il y en a plusieurs de cachés et de couverts, qui sont d'autant plus dangereux qu'ils sont moins aperçus.

 

Les mondains, les sages du siècle, les superbes et suffisants, les grands esprits qui s'en font accroire, les gens délicats, qui aiment leurs aises, qui travaillent à donner de la satisfaction à leur esprit et à leur corps, les gens curieux d'honneur et avides de gloire, qui mettent leur joie dans l'applaudissement des hommes, qui désirent d'en être estimés et aimés, qui craignent les créatures, leurs contradictions et leurs rebuts, gens amateurs d'eux-mêmes ; ce sont autant de gens qui sont opposés à l'esprit de la croix, qui leur est un mystère caché qu'ils n'entendent et ne peuvent entendre, le seul esprit de mort rendant l'âme disposée à l'intelligence de ce secret.

 

Il y a d'autres ennemis de la croix qui sont des politiques et qui, plus philosophes que disciples d'un Dieu-Homme crucifié, tâchent d'accommoder la doctrine de l'Évangile avec la sagesse de ce monde et la prudence de la chair : qui veulent bien, à ce qu’ils disent, que Dieu Soit servi, mais qui veulent en même temps, sans le dire, que la nature le soit, et que l'amour-propre trouve son compte et sa propre satisfaction. Ils désirent de plaire à Dieu et de plaire au monde, contre ce que dit l'Écriture, que l'amitié de ce monde est ennemie de Dieu. Or, il y a plusieurs de ces gens-là parmi les personnes qui font profession de dévotion. Il y en a plusieurs parmi les prédicateurs, directeurs et confesseurs, qui sont chargés de conduire les âmes dans les voies du service de Dieu, d'où il arrive deux grands maux : le premier, que quantité de personnes n'avancent point dans la voie spirituelle, quantité de communautés demeurent dans une manière de vie molle et lâche, dans l'ignorance et le défaut d'amour de la perfection évangélique ; le second, que Dieu est privé d'une haute gloire ; l'Église, les diocèses, les communautés, de biens immenses et inestimables, dont ils seraient remplis si l'on s'attachait uniquement à Dieu seul, si l'on avait lui seul en vue, foulant aux pieds tous les respects humains, toutes les raisons de la chair et du sang, toute l'estime et l'amitié des créatures, ne se souciant que de Dieu et allant à lui sérieusement par les saintes voies de la croix, dont nous parlons en tout ce petit ouvrage. Mais ces ennemis couverts de la croix non-seulement sont bien éloignés de la pratique de ces maximes, mais de plus ils ont de la peine à souffrir les personnes véritablement crucifiées au monde ; ils s'opposent secrètement à leur conduite ; ils détournent les âmes de la prendre ; ils les rendent suspectes ; ils soutiennent le parti du monde qui leur déclare hautement la guerre, leur suscitant d'horribles persécutions en faisant courir mille bruits à leur désavantage, et n'oubliant rien pour les rendre inutiles.

 

Cependant ces ennemis cachés de la croix ne manquent pas de prétextes précieux, qu'ils colorent de la gloire du Seigneur. Ils soutiennent qu'il faut avoir soin de son honneur ; qu'il se faut acquérir une réputation glorieuse ; que la naissance, les richesses, les honneurs rendent plus considérable ce que l'on dit et ce que l'on fait ; que l'estime est nécessaire pour introduire dans les esprits ce que l'on y veut insinuer ; qu'il faut gagner l’'amitié des gens, et particulièrement être bien auprès des grands si l'on veut réussir ; qu'il est à propos de se faire des amis pour en être soutenu ; qu'il faut mener une vie qui ait de l'éclat dans le monde et qui donne de la réputation ; que le mépris, les contradictions, la pauvreté sont de grands obstacles qui empêchent le bien ; qu'il faut prendre garde à ne point faire du bruit, laissant les gens bonnement comme ils sont ; que ces desseins de rétablissement de la discipline ecclésiastique dans les diocèses, ou de réforme dans les communautés, troublent la paix ; et s'il arrive que Dieu se serve d'une personne pour l'établissement de la discipline parmi les ecclésiastiques, de l'observance régulière parmi les personnes religieuses, de la véritable dévotion parmi les fidèles qui vivent dans le siècle, le diable et les hommes s'y opposent par leurs contradictions ; et que cela fasse du bruit, aussitôt on dit que, pour le bien de la paix , il faut que cette personne se désiste ; et ces politiques travailleront de tout leur mieux à faire manquer, au moins autant qu'il est en eux, les plus grands desseins de Dieu. Il est vrai que souvent ils ne savent pas ce qu'ils font ; mais leur aveuglement tenant de leur immortification et de leur vie peu crucifiée, ou de l'attache à leurs sentiments, ils ne sont pas excusables devant Dieu, à qui ils rendront quelque jour un compte bien terrible des oppositions dont ils ont été cause, ou qu'ils ont apportées à l'établissement de ses divins intérêts.

 

En vérité, il est bien difficile de ne pas pleurer avec l'Apôtre, lorsqu'on pense à ces ennemis de la croix de Jésus-Christ, particulièrement quand on considère que ces sages de la terre, c'est comme en parle l'Apôtre, ne doivent pas ignorer la conduite de Dieu. Il faut de l'honneur et de l'estime, disent-ils, c'est ce dont un Dieu-Homme se prive. Il faut des créatures, il en est délaissé ; son plus fidèle ami le renie avec jurement ; un de ses disciples le trahit ; les autres s'enfuient, on n'oserait pas dire qu'on le connait, on demeure caché. Il faut faire de beaux sermons qui plaisent ; ceux qu'il fait sont la simplicité même. L'amitié des peuples est nécessaire, ils crient qu'il soit crucifié. On doit être considéré, il passe pour fou à la cour. Une réputation glorieuse fait beaucoup, on lui préfère un larron, il sert de jouet à toute la populace, de moquerie à tous les soldats d'Hérode ; et il est dans une telle abjection, qu'il dit de lui-même qu'il est plutôt un ver de terre qu'un homme. Il est condamné, comme un criminel, dans tous les tribunaux, par les prêtres et les docteurs, par un roi, et par un gouverneur de province. On a besoin de bien, et il est si pauvre qu'il n'a pas où reposer sa tète. Cependant, voilà la conduite d'un Dieu : sans doute qu'elle doit l'emporter sur celle que des Chrétiens peu éclairés pourraient prétendre, quoiqu'elle soit un scandale aux Juifs, et une folie aux gentils.

 

Or, si Dieu s'est servi de ces moyens pour l'établissement de ses divins intérêts, ses disciples pourront-ils bien imaginer devoir prendre d'autres voies, comme s'ils avaient plus de sagesse en leur conduite ? Mais à quoi pensons-nous ? Que l'on regarde tout ce qui s'est passé depuis la publication de l'Évangile, et l'on verra clairement que l'esprit de Dieu, qui est toujours le même, n'a fait réussir ses plus grands desseins que par les croix. Qu'on lise toutes les Vies des saints, et l'on verra s'il s'est servi d'autres moyens pour les élever à l'éminente perfection où ils sont arrivés. L'Évangile s'est-il établi par d'autres voies dans tous les lieux où il a été prêché, ou la discipline ecclésiastique dans les diocèses, ou les réformes dans les ordres réguliers ? Nous en avons apporté quantité d'exemples très touchants dans notre livre Du saint esclavage de l'admirable Mère de Dieu. Enfin, l'Apôtre dit aux Thessaloniciens (Epist. I, c. i, v. 2) : Vous savez, mes frères, que notre entrée n'a pas été inutile parmi vous, mais que nous avons auparavant beaucoup souffert, et qu'on nous a chargé d'opprobres et d'injures. N'admirez-vous point, dit saint Grégoire le Grand, que l'Apôtre parle comme s'il eût cru que son entrée eût été inutile, si elle n'eût été accompagnée d'afflictions et d'outrages ? Le P. Balthazar Alvarez était bien de ce sentiment, lorsqu'écrivant à sainte Thérèse, il lui dit : J'éloigne de ma pensée que votre révérence se puisse glorifier en d'autres choses que dans les croix. Vos angoisses ne m'ont point étonné ; car je sais en quelle liberté vivent au milieu d'elles ceux qui aiment Dieu ; et j'ai eu de meilleurs succès ès affaires de votre révérence par ces moyens, que par ceux que l'on espère être plus favorables.