CHAPITRE VIII

De l'abandonnement des créatures,

et particulièrement des amis

 

 

Nous nous plaignons souvent de ce qui doit faire le sujet de nos joies ; et lorsque nous pensons être les plus misérables, c'est alors que nous sommes les plus heureux. Cette vérité est tout éclatante à ceux qui se servent des lumières de la foi au sujet des délaissements des créatures et spécialement des amis. Il est vrai que l'abandonnement, surtout des personnes amies, des proches, ou de ceux que l'on a beaucoup obligés, est une des choses du monde les plus sensibles.

 

Le bienheureux Henri de Suso ayant été accusé par une malheureuse femme qui lui porta même, et lui laissa entre les mains, un enfant qu'elle prétendait être de lui, voulant se consoler avec quelques-uns de ses amis spirituels, en fut grandement rebuté : ils ne voulurent pas même lui parler. C'est ce qui est assez ordinaire, on ne voit pas volontiers les personnes humiliées. Or le saint homme avoua que ce lui fut un coup très sensible. Mais le Prophète parlant en la personne de notre débonnaire Sauveur, ne marque-t-il pas que le délaissement de ses amis lui a été une affliction bien rude  et une douleur extraordinaire ?

 

Cependant le chrétien, qui est un homme de grâce, dont la vie est surnaturelle, trouve des biens inestimables dans les privations les plus rigoureuses de la nature. Enfin c'est tout dire, que l'on trouve Dieu. Où il y a plus de créatures, on y rencontre Dieu seul. Ô douces et aimables vérités, qui faites le paradis des âmes !

Hélas ! Si les hommes vous entendaient ! L'esprit d'amour, dit l'histoire de sainte Catherine de Gênes, lui ôta tous ses amis, et les personnes spirituelles dont elle recevait quelque soulagement, et elle demeura seule, abandonnée, tant de dedans que de dehors ; il la priva même de son confesseur. C'est que Dieu en voulait faire une créature toute divine : aussi cette sainte a été incomparable dans le pur amour de Dieu seul. Saint Paul vivait pas, il n'y avait que Jésus seul en l'homme apostolique ; mais il fut élevé à une possession glorieuse par les privations extrêmes. Ô mon Dieu, que les conduites de la Providence sont admirables ! Le grand Apôtre se trouva délaissé des Galates, il devint même leur ennemi pour leur avoir dit trop franchement  leurs vérités : il se trouva rebuté de ces peuples dont lui-même dit des merveilles en parlant de l'amitié qu'ils lui avaient témoignée, jusque-là qu'ils l'avaient reçu comme un ange du ciel, comme Jésus-Christ lui-même ; et pour ainsi parler (ce sont les termes de l'Apôtre), ils se fussent arraché les yeux pour les lui donner, s'il en eût eu besoin. (Galat. IV, 15) Ne déclare-t-il pas dans la seconde Épitre à Timothée, qu'il s'est trouvé abandonné de tout le monde ? Mais en même temps il ajoute que le Seigneur l'a assisté ; tant il est vrai que Dieu est où les créatures manquent.

 

Mais y a-t-il jamais rien eu de semblable à l'humanité sainte de l'adorable Jésus, qui a été unie hypostatiquement au Verbe divin ? En sorte qu'il est vrai de dire que Jésus est Dieu ; et ensuite, chose admirable, il est certain que les abandonnements qu'il a portés, sont incomparables. Il est trahi par un de ses disciples ; le premier de ses apôtres le renie ; tous le quittent ; les anges le laissent à la cruauté de ses ennemis ; il se sépare de sa sainte Mère, la laissant au pied de la croix ; le Saint-Esprit le conduit au sacrifice, comme l'enseigne l'Apôtre ; le Père éternel l'abandonne ; il se délaisse lui-même, en sorte que ses sujets, ses créatures, le ciel, la terre, et, comme remarque un excellent auteur, son Père, sa Mère, le Saint-Esprit, et Jésus même ne font qu'un corps pour affliger Jésus. Toutes les puissances divines, célestes, humaines et infernales s'unissent pour le tourmenter.

 

Ces vues, si l'âme en est un peu pénétrée, donnent plus d'envie de l'abandonnement des créatures que de crainte. Non, non, que la nature frémisse tant qu'elle voudra, que l'esprit humain raisonne tant qu'il lui plaira ; ce spectacle d'un Dieu-Homme ainsi délaissé, inspire un amour incroyable pour tous les délaissements possibles. Quel moyen, après cela, de n'en être pas saintement passionné, de ne pas soupirer d'amour après ces aimables abandonnements ? Quel bonheur d'y avoir quelque part, et combien s'en doit-on tenir heureux ! Quelle fortune comparable à celle qui nous fait entrer dans les états du Roi du ciel et de la terre ! Le dessein que j'ai pris de ne faire qu'un petit abrégé de cette matière en cet ouvrage, m'arrête : il y aurait de quoi écrire ici pour le reste de la vie.

 

Ô les douces, heureuses et agréables nouvelles, lorsqu'on nous vient dire que tout le monde nous quitte, et les personnes mêmes dont on ne l'aurait jamais pensé ! Allez, dit l'âme, allez,  créatures ; retirez-vous, à la bonne heure. Vos éloignements nous sont de douces approches du Créateur. Ah ! Que l'échange en est heureux ! Dieu pour la créature, répétons-le, Dieu pour la créature ! Ô mon âme, quelle tromperie plus funeste que de chercher la consolation dans l'être créé ! Consolations trompeuses,  vous êtes de grandes et véritables désolations. Voici ce qui arrive. Nous faisons à peu près comme ces gens qui tombent dans quelque abîme ; ils se prennent partout où ils peuvent, de peur d'y tomber. S'ils rencontrent quelque chose où ils puissent se prendre infailliblement, ils s'y arrêteront. Hélas ! voilà ce que font les pauvres créatures qui sont attirées et appelées à la glorieuse perte d'elles-mêmes, en l'abîme de l'être de Dieu par l'union de sa grâce ; elles s'attachent à ce qu'elles rencontrent, il faut qu'elles ne trouvent plus rien pour se laisser abîmer. Ô abîme divin, ô mon cher abîme, qu'à jamais ma chétive âme soit perdue en toi pour ne se trouver jamais !

Ô merveilleux et terrible exemple de nécessité, de tout quitter pour tout trouver. Les apôtres, après la résurrection, n'aimaient pas seulement Jésus leur bon maitre comme homme, mais comme Fils de Dieu ; mais parce qu'ils l'aimaient pour leur consolation, pour leur satisfaction, il est obligé de leur dire, qu'il est expédient qu'il se retire d'eux. Apprenez de là, ô âmes qui souffrez des abandonnements intérieurs, qu'il est utile de les porter. Sainte Madeleine tourne le dos aux anges qui lui parlent, quoi qu'elle en pût recevoir des consolations indicibles : car il est vrai que les anges et les saints ne sont que des moyens pour aller au Créateur, et qu'il faut s'en séparer quand ils en divertissent ; comme il arrive quelquefois aux âmes élevées, lorsqu'elles sont actuellement dans l'oraison d'union. Mais il y a bien plus : il faut même mourir à Jésus dans le sens qu'il a été dit, pour ne vivre qu'à Jésus, pour Jésus et de Jésus. C'était la pratique du divin Paul, qui protestait ne connaître plus Jésus selon la chair, en tant qu'il peut satisfaire à l'amour-propre. (II Cor. v. 16) Il y faut tellement voir Dieu, que le divin Sauveur ne peut souffrir qu'on l'appelle bon, quand on ne le considère que comme un saint ou un prophète. Notre bon Maitre, lui dit-on ; quelles paroles mieux dites ? et cependant il ne peut les souffrir. Aussitôt il répond : Il n'y a personne de bon que Dieu. (Matth. XIX, 17) Disons donc toujours : Dieu seul, Dieu seul, Dieu seul.

 

 

 

ORAISON À LA TRÈS SAINTE VIERGE,

 

La consolation des affligés

 

Sainte Vierge, ce n'est pas sans sujet que les Chrétiens de toute part ont recours à vous, comme Notre-Dame de Consolation. C'est avec grande justice que l'Église chante que vous êtes la consolation des affligés, puisqu'il n'est pas possible de jeter les yeux avec une intention chrétienne sur tout ce qui s'est passé durant le cours de votre sainte vie toute pleine de croix, sans en être puissamment consolé. Ne pouvoir douter sans crime que vous êtes la Mère de Dieu, savoir d'autre part qu'il vous a donné pour partage en ce monde la pauvreté, le mépris et la douleur, c'est être dans la dernière conviction que ces souffrances sont les plus riches présents du ciel. Après cela, quel moyen de n'être pas consolé, de ne pas surabonder en joie de se voir honoré de ces faveurs ? Sainte Vierge, que ces vérités ne nous partent pas de devant les yeux, et que votre amour soit toujours dans notre cœur pour en faire un saint usage. Ainsi soit-il.