Les saintes voies de la Croix

LIVRE PREMIER

 

CHAPITRE PREMIER

La science de la Croix est un mystère caché

 

 

Il n'y point à douter que la science de la croix ne soit un mystère caché, puisque la divine parole nous l'apprend. C'est ce mystère caché, dont parle l'Apôtre aux Éphésiens (VI, 19), et qu'il nous assure, écrivant au peuple de Corinthe (I Cor. I, 23), avoir été un scandale aux Juifs et une folie aux gentils. Chose étrange que ce mystère, le grand chef-d'œuvre de la sagesse d'un Dieu, ait passé pour une folie parmi les nations, et que les plus forts génies et les plus beaux esprits du monde s'en soient moqués. C'est de la sorte que l'esprit humain, demeurant en soi-même, et ne se servant que de ses propres lumières, comprend les choses divines. Faites-y réflexion, vous qui lisez ces écrits, et apprenez par la faiblesse de la lumière de l'esprit humain, à ne faire état que des clartés de la foi. Mais ce qui est  encore bien plus étonnant, c'est de voir que les Juifs n'ont pas connu ce mystère, quoi qu'il se soit accompli devant leurs yeux, et eussent entre leurs mains les Écritures et les prophéties qui l'avaient prédit en tant d'endroits. Bien plus, la Sagesse même incarnée, le révélant à ses disciples, il était toujours pour eux une parole cachée ; ils n'en avaient aucun sentiment ; ils avaient même peur d'en avoir plus de connaissance. Le Fils de Dieu leur découvrait ce secret, et il ne laissait pas de leur être voilé par leur peu de disposition, en sorte que leur divin Maître, leur parlant des humiliations de ce mystère profond, l'Évangile nous enseigne que leurs esprits étaient occupés du point d'honneur, et qu'en ce temps-là ils voulaient savoir lequel d'entre eux serait le plus grand. Ô mon Dieu ! Comment ne point voir, étant si proche de la lumière, et d'une lumière infinie ? Comment ne point apprendre sous un tel Maître. Oh ! Quels sujets d'humiliation, ou, pour mieux dire, d'anéantissement à la créature ! Après cela, cessons de nous étonner, si nous voyons encore tous les jours les disciples du même Maître, tant de Chrétiens, être dans l'ignorance de ce mystère, quoiqu'ils fassent profession de l'honorer : la raison est qu'ils sont bien éloignés de l'esprit de mort et d'anéantissement, qui rend l'âme disposée à l'intelligence de ce divin secret.

 

Cette sagesse de l'Évangile n'est point entendue par les sages du siècle, dont la prudence est une mort, selon le témoignage du grand Apôtre, qui déclare nettement qu'elle est ennemie de Dieu, parce qu'elle n'est, ni ne peut être sujette à la Loi. (Rom. VIII, 7) Paroles qui, bien méditées, doivent donner une grande frayeur et une horreur épouvantable de cette maudite sagesse de la chair, qui n'est qu'une folie aux yeux de Dieu et des saints anges. Grands génies, beaux esprits, qui trouvez parmi les créatures de la terre tant d'estime et d'admiration, apprenez donc que toute votre sagesse n'est qu'une véritable folie : apprenez, ô hommes ! le jugement que vous devez faire, et tâchez, avec la grâce, de vous tirer de l'illusion du monde, dont le jugement est directement opposé et entièrement contraire à celui de Dieu. Oh ! quel malheur, et quelle source de malheurs, qui ne finiront jamais ! Mépriser ce que Dieu estime, estimer ce que Dieu méprise ; voilà la maxime des sages du monde. N'est-ce pas pour cela que le grand Apôtre s'écrie : Que personne ne se trompe : si quelqu'un d'entre vous parait sage, qu'il devienne fou. (1 Cor. III, 18) Pour être sage aux yeux de Dieu, il faut être comme un insensé aux yeux du monde, dont les pensées ne sont que pure vanité, dont la prudence est réprouvée de Dieu. Disons donc ensuite avec le même Apôtre : Que personne ne se glorifie dans les hommes (1 Cor. III, 21) ; dans leurs sentiments, qui ne sont qu'illusion ; dans leur estime, qui n'est que tromperie ; dans le jugement qu'ils font des choses, qui n'est qu'erreur. Dans un état si déplorable, comment entendraient-ils le mystère caché de la croix ? Non, les mondains n'y comprendront jamais rien, quelque lecture qu'ils fassent, quelque sermon qu'ils entendent.

 

Les superbes et les suffisants ne l'entendent jamais ; car il est écrit que Dieu leur résiste, qu'il s'éloigne d'eux. Hélas ! Si ceux qui ont approché de plus près la lumière même, la Sagesse incarnée, ne l'entendaient pas avant la venue du Saint-Esprit, comment pourront l'entendre ceux qui sont plongés dans les ténèbres ? L'on a donc beau faire de grandes et longues études, prendre des degrés dans les écoles de philosophie et de théologie, se rendre habile dans les plus hautes sciences, et les enseigner même, si la superbe et la suffisance s'y rencontrent, ces gens seront toujours ignorants de la science de la croix ; et avec toute leur doctrine, ils n'arriveront jamais à en savoir l'ABC. Ils sont même entièrement inhabiles pour l'étude de cette science, et tout à fait incapables d'être admis en son école.

 

Le désir de l'honneur est une opposition formelle à la connaissance de ce mystère, qui ne se donne pas à ceux qui mettent leur joie dans l'estime et l'applaudissement des hommes, et dans l'amitié des créatures, dont ils craignent les rebuts et les contradictions. Les amateurs d'eux-mêmes, qui travaillent à donner de la satisfaction à leur esprit et à leur corps, et qui se recherchent, n'en auront pas l'intelligence. Les mépris et les abaissements de la croix peuvent être très difficilement aperçus parmi l'éclat des honneurs. Comment pourrait-on connaître ses douleurs, et goûter ses souffrances parmi les aises de la vie ! La délicatesse des habits et des lits, la somptuosité des meubles, la bonne chère des tables, sont comme autant de voiles épais qui nous dérobent la vue de la croix. Hélas ! quel rapport de la douceur vaine et trompeuse de la vie du siècle, avec la dureté de ce bois salutaire ! L'empereur Héraclius voulant porter la sainte croix sur laquelle le Fils de Dieu a été crucifié, ne put jamais avancer d'un pas, pendant qu'il demeura vêtu de ses habits royaux ; il fut obligé de prendre un habit simple et pauvre pour avoir cet honneur.

 

Mais ce qui est bien déplorable, est de voir plusieurs personnes qui font profession de dévotion, qui en parlent, qui la prêchent, et qui cependant sont très peu instruites dans la connaissance de ce mystère. Le grand secret, pour en avoir une véritable lumière, est la pratique, qui est une pratique de pauvreté, de douleur, de mépris, de contradictions, de délaissements, de rebuts, d'ignominies , et comme cette pratique est plus ordinaire aux gens simples, qui sont dans la souffrance et dans la privation de ce que le monde estime, souvent de pauvres idiots, de simples femmelettes, sont bien savants dans cette doctrine, pendant que les doctes n'y connaissent rien. C'est donc de la sorte, ô Père éternel, qu'il vous a plu d'en ordonner. Vous cachez ces choses aux sages et aux prudents, et vous les révélez aux petits. (Matth. XI, 25) Prenons donc bien garde à marcher toujours dans la simplicité chrétienne, et pour me servir de la comparaison de l'Apôtre, en la IIe Épître aux Corinthiens, craignons que nos sens ne soient corrompus, comme Ève a été séduite par la finesse du serpent. Prenez garde, dit l’Écriture (Eccli. XIII, 16) à votre ouïe. Ah ! Qu’il est difficile, n'entendant parler des honneurs, des plaisirs et des biens, qu'avec une grande estime, de ne pas se laisser corrompre par les sentiments du siècle, en prenant ses maximes !