CHAPITRE XVI

Suite du sujet précédent

 

Si nous remontons dans les premiers siècles, nous y verrons un saint Jean Chrysostome le persécuté de son temps, parce qu'il était l'apôtre de son siècle. Que Dieu n'a-t-il point fait par cet homme apostolique ? Mais que n'a pas souffert l'homme de Dieu et le miracle de la patience chrétienne ? Les vastes temples de la grande ville d'Antioche, dans lesquels il prêchait, n'étant encore que prêtre, se trouvaient trop étroits dans toute leur étendue, pour renfermer la foule des peuples qui y accouraient de toutes parts ; et en effet (dit l'histoire de sa Vie donnée depuis peu au public) le saint faisait état que cent mille hommes s'assemblaient tous les jours dans le lieu où il prêchait. Les livres qu'il a composés ont éclairé heureusement toute l'Église ; et saint Isidore de Damiète parlant de celui Du sacerdoce, assure qu'il n'y a jamais eu de cœur, qui après l'avoir lu n'ait été blessé des traits de l'amour divin. Étant élevé à la dignité patriarcale, avec quelle force a-t-il travaillé à la réformation du clergé, soit en détruisant toutes les occasions de l'impureté, soit en combattant l'avarice ou la bonne chère des ecclésiastiques de son Église ? Quel ordre n'apporta-t-il pas pour le bon usage des biens de l'Église ? Quel soin n'a-t-il pas pris des pauvres ? N'a-t-il pas été la protection des vierges, la consolation des veuves, l'appui et le secours des orphelins, et l'asile de tous les misérables ? Il établit les prières de la nuit non-seulement pour les hommes ou les femmes, mais encore pour les enfants, et cela au milieu de la cour de l'empereur, « L’Église de Dieu, disait ce grand archevêque, se lève tous les jours à minuit, levez-vous aussi avec elle. Quelque délicat que vous soyez, vous n'êtes pas plus délicat que David qui était un grand roi ; et quelque riche que vous soyez vous n'êtes pas plus riche : et cependant ce prince dit lui-même, qu'il se levait au milieu de la nuit pour louer Dieu de la souveraine justice de ses ordonnances. »

L'on entendit par les soins de ce saint les boutiques des artisans retentir du chant des psaumes et cantiques, et l'on vit les maisons séculières changées en monastères par ce pieux exercice. Il leur avait enseigné que comme les diables viennent en foule dans l'âme de ceux qui chantent des chansons impures, au contraire la grâce du Saint-Esprit descend sur ceux qui récitent des cantiques spirituels, et sanctifie leur âme et leur bouche. Les villes pleines de débauche se convertissaient à Dieu par les sermons efficaces de cet homme apostolique, son zèle tout divin ne pouvait avoir de bornes ; et ne pouvant être renfermé dans la ville de Constantinople, il se répandit dans toute la Thrace, qui est divisée en six provinces, et dans toute l'Asie qui dépend de onze métropolitains. Il prit encore soin de toute l'Église du Pont, laquelle compte autant de métropolitains que celle d'Afrique, et il devint l'apôtre de vingt-huit provinces tout entières. Il fit brûler les idoles des Phéniciens, et s'appliqua à la conversion des Goths qui étaient tombés dans l'hérésie, non-seulement par quantité de prêtres, de diacres et de lecteurs qu'il ordonna pour instruire ces peuples, parce qu'ils savaient parler leur langue, et étaient remplis de zèle ; mais il alla lui-même en cette église, et se servant de truchement pour conférer avec ces barbares, il leur enseigna la véritable doctrine catholique. De plus, ayant appris qu'il y avait le long du Danube des peuples de Scythie, appelés nomades, qui n'avaient personne pour les instruire, il leur envoya des ouvriers apostoliques pour travailler à leur conversion. Il s'employa avec le même zèle à la destruction de l'hérésie des marcionites ; et ayant soutenu les droits de l'Église avec une générosité non pareille, sans avoir aucun respect humain, il a rempli toute la terre de sa doctrine céleste, et a été la lumière du monde.

 

Ces grands desseins de Jésus-Christ sur cet incomparable prélat devraient être soutenus de l'esprit qui a toujours animé toute l’Église, qui n'est autre que l'esprit de la croix. Les grandes choses que Dieu avait résolu de faire par ce saint, devaient avoir pour fondement des croix extraordinaires : aussi jamais personne n'a souffert des persécutions plus violentes. Ce saint agissant dans l'esprit et dans la vertu d'Elie, ayant repris avec force les mauvais ecclésiastiques, s’étant appliqué avec un zèle incroyable à la réformation de leurs mœurs, il s'attira leur aversion, et de leur part ils conspirèrent contre lui, et ils le chargèrent de calomnies pour le décrier dans l'esprit du peuple. Mais c'était, dit l'histoire de sa Vie, une puissante consolation à saint Chrysostome de se voir traité comme son Maitre : car il savait que Jésus-Christ n'eut pas plutôt ouvert la bouche, qu'il excita le murmure des pharisiens et des docteurs de la loi : et comme la contradiction des pharisiens n'empêchait pas le Fils de Dieu de parler fortement contre leurs désordres, quoique cette liberté lui dût coûter la vie ; ainsi l'opposition du clergé n'empêchait pas ce parfait imitateur de Jésus-Christ de leur représenter leurs plus étroites obligations, quoique cette sévérité épiscopale dût être suivie de la perte de son siège, de sa liberté et de sa vie.

 

Mais l'ennemi de notre salut ayant entrepris de troubler l'Église de Constantinople en la personne de son archevêque, ne perdait nulle occasion de lui susciter des ennemis, et se servait des moindres choses pour le brouiller avec tout le monde. Acace évêque, le menaçant en présence de quelques ecclésiastiques, ne put s'empêcher de dire : « Je lui apprête son bouillon. » Depuis ce temps-là il fit une ligue secrète avec Severien, évêque des Gabales, et ces évêques avec quelques moines s'étant unis entre eux par un esprit de faction, traitèrent des moyens de s'armer contre saint Jean Chrysostome. Le premier expédient dont ils s'avisèrent pour perdre ce saint prélat, fut d'envoyer à Antioche pour faire une exacte recherche de sa vie. Ensuite ils envoyèrent à Alexandrie vers Théophile dont ils connaissaient l'esprit artificieux, qui prit résolution de venir à Constantinople, pour détruire celui qu'il considérait comme son ennemi. Toutes choses étaient disposées en cette grande ville à la brouillerie, quelques-uns du clergé qui ne souffraient qu'avec beaucoup d'impatience la sévérité et le zèle de leur archevêque, semblaient d'eux-mêmes tendre les bras à ses plus grands persécuteurs. Les grands de la cour et les riches de la ville souhaitaient avec passion d'être défaits d'un si sévère censeur : les dames mondaines ne le pouvaient plus supporter : et sur ce que le saint se faisait à lui-même cette objection que l'on pourrait bien par une si sévère conduite s'engager dans un mauvais parti, il répond qu'il ne s'en mettra pas en peine ; que ceux qui s'offensaient de sa conduite, ne le défendraient pas devant le tribunal de Jésus-Christ lorsqu'il serait jugé ; qu'on pouvait user jusqu'à deux ou trois fois de condescendance ; mais qu'on n'était pas toujours obligé de se relâcher de la vigueur ecclésiastique par un esprit d'accommodement.

 

La ville de Constantinople étant dans cette disposition à l'égard de saint Jean Chrysostome, ces évêques qui avaient juré sa ruine, voulurent que Jean son archidiacre le chargeât de vingt-neuf chefs d'accusations, et le moine Isaac de dix-sept. On ne saurait lire sans frémir des accusations si atroces, ou si ridicules ; et il fallait que les yeux de ces prélats et de ces diacres fussent horriblement troublés, puisqu'ils voulaient faire passer le zèle de ce grand saint pour cruauté, son abstinence pour gourmandise, sa retraite pour orgueil. Mais la plus insolente effronterie devait rougir de vouloir donner atteinte à la chasteté d'un homme qui avait la pureté des anges : ce que l'on faisait l'accusant d'avoir reçu des femmes en sa maison, et d'être demeuré seul avec elles, après en avoir fait sortir tout le monde. L'un des chefs de ces accusations portait d'avoir dit contre les ecclésiastiques plusieurs paroles injurieuses ; et un autre d'avoir composé un livre plein de calomnies contre le clergé. On l'accusait encore d'avoir été à l'église sans prier Dieu, ni en entrant ni en sortant : d'avoir fait plusieurs ordinations sans se mettre en peine de tirer d'attestations touchant les personnes qu'il ordonnait ; qu'il n'avait pas laissé d'offrir les saints mystères après une grande violence de manger seul, et de mener en particulier une vie de gourmand et de cyclope. De s'être vanté dans l'excès de son amour, et d'avoir usé de ces termes : « J'aime avec une extrême passion, l'amour qui me transporte est furieux. » Qu'il faisait des entreprises sur les provinces des autres prélats. Qu'il affligeait le clergé d'une manière inouïe, et lui faisait souffrir des outrages tout à fait extraordinaires. Qu'il donnait les Ordres sans assembler le clergé, et sans prendre son avis. Enfin, ils lui reprochaient une rigueur excessive et une condescendance pleine de mollesse.

 

Le saint au milieu d'une si horrible tempête demeurait inébranlable et prêchant avec plus de force que jamais, il faisait assez paraître que la grandeur de son courage ne savait ce que c'était que de craindre. « En effet, disait-il à son peuple, que pourrions-nous craindre ? Serait-ce la mort ; vous savez que Jésus-Christ est ma vie, et que ce m'est un gain et un avantage de mourir. Serait-ce l'exil ? Mais toute la terre et toute son étendue est au Seigneur. Serait-ce la perte de mes biens ? Nous n'avons rien apporté en ce monde, et il est certain que nous n'en remporterons rien. Ainsi, toutes les choses du monde les plus terribles sont l'objet de mon mépris, et je me ris des biens et des avantages que les autres souhaitent avec passion. Je ne crains pas la pauvreté, je ne souhaite pas les richesses ; je n'appréhende pas la mort, et si je désire de vivre, c'est seulement pour travailler à votre avancement spirituel. Vous savez, dit-il ensuite, mes bien-aimés, quel est le sujet pour lequel on me veut perdre : C'est que je n'ai point fait tendre devant moi de riches et précieuses tapisseries ; c'est que je n'ai jamais voulu me vêtir d'habits d'or et de soie. »

Il prêchait ces sortes de vérités durant l'assemblée des évêques factieux, à qui ayant député trois évêques de sa part, ces trois prélats furent traités outrageusement de ceux de la faction ; car ils frappèrent cruellement le premier de ces évêques, ils déchirèrent les habits du second, et ils mirent au cou du troisième nue chaîne en fer qu'ils avaient préparée pour le saint, dans le dessein qu'ils avaient de le faire entrer par force dans un vaisseau, et de l'envoyer en des pays inconnus. Ensuite ils condamnèrent ce saint patriarche et le déposèrent de son siège patriarcal, et l'empereur le bannit de Constantinople. Il fut condamné de la sorte sur des mémoires et avec une grande précipitation ; car les ouvrages de cabales sont ordinairement suivis d'impatience. Un des prélats même du conciliabule qui avait déposé le saint, prêcha dans Constantinople, que quand Jean serait innocent d'ailleurs, son orgueil extrême justifierait sa déposition, puisque Dieu, qui pardonne les autres péchés, résiste aux superbes. (Jac IV, 6) Cependant, étant survenu un grand tremblement de terre la nuit que l'homme de Dieu fut enlevé, l'impératrice épouvantée le fit rappeler, et il rentra comme en triomphe en sa ville patriarcale.

 

Mais son zèle le portant toujours à condamner avec une sainte liberté les mœurs corrompues de cette grande ville, et ayant prêché contre des jeux qui se faisaient devant la statue de l'impératrice, il se mit mal tout de nouveau avec cette princesse, qui ayant mandé des évêques pour cabaler contre lui, ils arrivèrent de tous côtés à Constantinople. Aussitôt ils firent tous leurs efforts pour faire bannir le saint, et se servant du voisinage du temps de Pâques, ils exhortèrent l'empereur Arcade de donner ordre qu'on chassât de l'Église le saint archevêque, comme étant convaincu des choses dont on l'avait accusé. Le respect que portait Arcade à l'épiscopat, lui fit croire que des évêques dont la fonction est de prêcher la vérité, n'étaient pas capables de lui assurer une fausseté, et il ne fit pas de réflexion sur l'exemple du grand Constantin, qui n’aurait jamais banni saint Athanase s'il n'eût été trop crédule aux calomnies de quelques évêques. Il fit donc expédier cet ordre inique qui lui était dicté par ces prélats, et commanda à son archevêque de sortir de son Église. Le saint eût beaucoup obligé ses ennemis s'il se fût rendu capable de relâcher quelque chose de la grandeur de son courage, et de se retirer de lui-même en se soumettant à cet ordre par une obéissance aveugle ; mais sa générosité lui fournit cette réponse : « Comme je n'ai entrepris la conduite de cette Église, qu'après y avoir été appelé de Dieu pour y travailler avec soin au salut du peuple, aussi ne puis-je l'abandonner de moi-même. » Arcade qui avait plus de faiblesse que de malice, se trouva embarrassé de cette réponse, et ce prince qui ressentait des secrets remords dans le fond de sa conscience, attendait que le jugement de Dieu éclatât en cette rencontre par quelque événement extraordinaire, étant résolu d'apaiser la colère de Dieu par le rétablissement de ce grand saint, s'il arrivait quelque disgrâce à ses ennemis ou à lui-même ; comme il avait formé le dessein d'aller plus avant en sa persécution si la chose lui succédait impunément.

 

Dans cette agitation de son esprit, il fit venir deux évêques, et, dès qu'ils furent entrés dans son palais, il leur découvrit l'inquiétude de sa conscience : « Que faisons-nous ?, leur dit-il. Prenez garde que vous ne m'ayez peut-être pas donné un bon conseil. » Mais ces évêques l'affermirent en sa première résolution et lui protestèrent en termes exprès qu'ils voulaient bien porter sur leurs têtes la déposition de Jean. Pendant ce temps, les prêtres de son Église qui craignaient Dieu n'avaient pas laissé d'assembler le peuple pour célébrer la fête de Pâques et en avaient commencé la sainte veille par la lecture des livres saints et le baptême des catéchumènes.

Les évêques factieux, ayant appris cette nouvelle, demandèrent main forte aux officiers de l'empereur pour empêcher cette assemblée. Le général des armées de l'empereur résista de prime abord à cette demande ; mais ces évêques, à qui les conseils toujours plus violents paraissaient les meilleurs, répliquèrent qu’il était à craindre que l’empereur ne remarquât l’affection que le peuple conservait toujours pour son archevêque, vu principalement qu'ils lui avaient dit que Jean n'avait plus aucun ami de reste, et qu'il était abandonné de tout le monde comme séducteur. Enfin ce général leur ayant donné un colonel païen pour l'exécution de leur dessein, comme les veilles des grandes fêtes de Constantinople étaient célébrées dans la même ville jusqu'au premier chant du coq, ce fut durant ce temps de la nuit que ce colonel, assisté de quatre cents soldats et des ecclésiastiques de la faction, se jeta sur le troupeau de Jésus-Christ avec une fureur inouïe.

Il renversa les saints et adorables mystères que le diacre tenait entre ses mains, c'est-à-dire qu'il profana par un horrible sacrilège la très auguste eucharistie ; il donna tant de coups de bâton sur la tête des prêtres, qu'il remplit de leur sang la piscine sacrée. On entendait de toutes parts les cris des femmes et les gémissements et les larmes des petits enfants, les plaintes des prêtres et des ministres de l'Église que l'on chargeait d'une infinité de coups. Ces excès se commirent dans l'obscurité de la nuit, par l'entremise des évêques, qui marchaient eux-mêmes à la tête des soldats. Le jour étant arrivé, on voyait d'heure en heure de nouveaux édits que l'on affichait en plusieurs endroits, et qui contenaient une intimité de menaces contre ceux qui ne voudraient pas abjurer la communion de Jean. Toutes les prisons se trouvèrent remplies de personnes qui soutenaient le saint, et il y eut des femmes d'illustre condition qui furent traitées outrageusement.

 

On suborna des assassins pour le tuer, et le valet d'un prêtre, qui s'était armé de trois poignards pour un dessein si exécrable, ayant blessé sept hommes l'un après l'autre, qu'il avait cru servir d'obstacles au coup damnable qu'il voulait faire, sortit des mains du magistrat sans aucune punition, quoique de ces sept hommes blessés, il y en eût quatre qui furent tués et enterrés sur-le-champ, et les autres languirent longtemps après. La protection que Dieu rendit à ce saint le sauva de cette conjuration, pour lui faire remporter la couronne d'un plus long martyre. Cinq jours après la Pentecôte, qui était arrivée cette année-là le cinquième jour de juin, les évêques firent le dernier effort pour le chasser, et s'adressant à l'empereur, ils lui remontrèrent qu'il ne prétendit pas être plus doux que des prêtres et plus saint que des évêques ; qu'il cessât donc de vouloir pardonner à seul homme pour les perdre tous. Ces paroles obligèrent Arcade à donner les mains à ce conseil d'iniquité, et saint Jean Chrysostome reconnut par son propre exemple qu'on ne doit jamais s'appuyer sur les témoignages d'estime et d'affection que les grands donnent, puisqu'Arcade, qui avait autrefois usé d'artifice pour l'enlever d'Antioche à Constantinople, employa six ans après son autorité pour l'en arracher.

 

Le saint, ayant dit adieu aux évêques de sa communion, fit venir ses filles spirituelles, la généreuse et charitable Olympiade, qui devait avoir la meilleure part aux croix de son archevêque, Pentadie, veuve du consul Timase, et Procule ; il manda aussi Salvine, veuve de Nébride, pour leur dire ses dernières paroles. Les gémissements et les cris de ces saintes femmes furent presque toute la réponse qu'elles firent à un discours si affligeant. Elles se jetèrent avec larmes aux pieds de ce cher Père, qu'elles ne devaient plus revoir. Le voilà donc encore pour la seconde fois banni de son siège, pour n'y retourner jamais. Et comme cette affliction était plus sensible à sainte Olympiade qu'à pas une autre, il prit un soin particulier de la fortifier sur ce sujet ; et, parce qu'elle était privée de ses prédications, et qu'elle souffrait de cette famine dont Dieu menace les Juifs, quand il dit qu'il fera souffrir une faim et une soif pressantes, non pas par la disette du pain et de l'eau, mais en les privant de sa parole (Amos, VIII, 11), il la console en lui promettant de lui écrire autant de fois qu'il trouverait des voies pour lui faire tenir de ses lettres.

 

Il ne cessait point de consoler ceux qui souffraient pour sa cause, il composait des livres merveilleux pour prouver que personne n'est blessé que par soi-même. Il recevait des lettres de toutes parts, et il y répondait exactement. Dieu lui suscitait des amis qui s'animaient d'une sainte émulation pour l'assister dans sa disgrâce. Il en recevait de fréquentes visites, et ceux qui lui avaient fermé la bouche en le bannissant de Constantinople, ne pouvaient empêcher, par toutes leurs violences, qu'on ne le consultât comme un oracle ; et la même envie qui avait porté ses ennemis à le déposer leur fit regarder avec une profonde douleur l'éclat de sa réputation, qui s'augmentait toujours au milieu de son exil, qui lui avait procuré l'occasion de se répandre par tout le monde, ou en publiant ses ouvrages, ou en y envoyant ses lettres. Porphyre, Severien et les autres évêques de cette cabale étaient rongés d'envie lorsqu'ils voyaient des événements si contraires à leurs desseins. Comme sa prospérité leur avait été odieuse, son affliction même leur était insupportable ; ils ne pouvaient souffrir nulle part sa haute réputation, et cette haute réputation le suivait partout. L'honneur de notre saint leur paraissait comme une espèce de miracle qui était plutôt capable de les endurcir que de leur changer le cœur. C'était une chose étonnante que des prélats qui avaient pour eux des puissances séculières, et qui étaient revêtus des richesses de l'Église, avec toute leur autorité, eussent tant de peur d'un évêque qui était seul et sans appui, d'un homme qu'ils avaient eux-mêmes chassé de son siège, qui était si faible de corps, et que, tout banni qu'il était, il les fit trembler et pâlir de crainte.

 

La proscription du saint ne le rendait que plus vénérable à ses disciples, et il recevait de leur part autant de soumission que les adversaires lui faisaient d'outrages. Plusieurs personnes, de l'un et de l'autre sexe, firent divers voyages à Rome pour la défense de sa cause. Ses amis et les dames qui étaient sous sa conduite exerçaient à son égard de si grandes et de si extraordinaires libéralités, qu'il se voyait souvent obligé de leur renvoyer leurs présent. Et c'est ainsi qu'il en usa, particulièrement envers Carterie, qui lui avait envoyé Libanius, que le saint appelle son très cher frère, et qui l'avait prié instamment, à la fin de sa lettre, de faire voir qu'il avait confiance en elle , et qu'il voulait se servir avec liberté de ce qui lui appartenait, comme si c'était son bien propre. Il lui fait de grandes excuses de ce qu'il lui renvoie son argent, et lui promet de le lui redemander librement quand il en aurait besoin. Sainte Olympiade lui fournissait quantité d'argent, et Pean, qui était un grand seigneur, lui rendait des services très considérables. Il était capable lui seul de réjouir tous les autres par sa présence dans Constantinople, d'affermir ceux qui étaient chancelants et de remettre dans la bonne voie ceux que la crainte en avait fait sortir. Le saint apprit avec joie son retour dans cette ville impériale, et il le loua de tenir ferme, quoiqu'il fût seul et que personne ne l'assistât dans ce combat de charité, parce que, de tous ses autres amis, les uns avaient pris la fuite, les autres étaient bannis et les autres s'étaient cachés. Le zèle de ce généreux officier n'était pas borné dans la seule ville de Constantinople. Il ne se contentait pas d'empêcher de toutes ses forces qu'il n'y eût aucun déserteur du parti de notre saint, mais il prenait un soin tout particulier de lui gagner tous les jours, par sa douceur, plusieurs de ceux qui s'étaient trouvés engagés dans la faction de ses ennemis. On le conduisit de ville en ville et de désert en désert, dans les provinces les plus éloignées, avec tant de rigueur et de cruauté que ce fut une espèce de miracle de voir qu'il ait pu vivre si longtemps dans un exil si pénible, étant accablé de fièvres et de faiblesses de corps. Tout cela ne l'empêchait pas de composer, dans ses maladies continuelles, des livres remplis de consolation pour ceux qui n'étaient qu'affligés de ses disgrâces ; car, s'il était charitable pour ses ennemis les plus cruels, il était plein de tendresse pour ses disciples et de reconnaissance pour ses amis.

 

Mais une des plus grandes consolations qu'il reçut, en arrivant à la ville de Cucuse, fut d'y voir, le jour même, la généreuse Sabinienne qui y était venue de Constantinople dans la résolution d'aller jusqu'en Scythie pour y suivre le saint si on l'y eût mené ; et dès qu'elle eut la consolation de le voir, elle forma le dessein de ne retourner jamais à Constantinople, et de passer le reste de sa vie dans le lieu où il serait, quel qu'il pût être. Les ministres de l'église de Cucuse la reçurent avec tout l'honneur et toute l'affection que méritait une si grande vertu. Ils la considérèrent comme la gloire de son sexe, et ils n'eurent que de la vénération pour une action si généreuse et si héroïque. L'amour spirituel et divin de cette femme ne pouvait aller plus avant, et il était malaisé que le saint reçût une plus grande consolation que celle-là.

 

Les amis du saint furent enveloppés dans sa persécution, et il serait bien difficile de raconter les supplices dont furent tourmentés la plupart de ceux qui lui étaient demeurés fidèles. On arracha les côtes au lecteur Eutrope, on lui déchira les joues à coups d'ongles de fer, de bâtons et de nerfs de bœuf, on brûla tout son corps avec des torches ardentes, et il souffrit toutes ces choses, quoiqu'il fût jeune et délicat. Plutôt que de dire un mensonge contre son saint archevêque, il aima mieux en perdre la vie, ce qui lui arriva peu de temps après. On entendit une musique céleste à sa précieuse mort, et il est reconnu pour un saint et pour un martyr par toute l'Église. Son nom se lit avec honneur dans le Martyrologe romain, le douzième jour de janvier.

 

Ni l'innocence, ni la haute condition de la généreuse Olympiade ne l'exemptèrent pas de la persécution. Le magistrat lui dit, aussi bien qu'à quelques autres dames de sa compagnie, qu'elles étaient tout à lait à plaindre de fuir avec plus d'opiniâtreté la communion de l'évêque Arsace (c'était l'ennemi de saint Jean Chrysostome), puisque ce serait le moyen de sortir entièrement d'embarras et d'éviter tous les maux dont elles étaient entièrement menacées. Quelques-unes de ces dames, selon le rapport de Sozomène, se laissèrent épouvanter et suivirent le mauvais conseil de ce magistrat. La généreuse Olympiade demeura invincible. Elle fut condamnée à une grosse amende, mais la perte de son argent ne fut pas capable de la toucher, et elle aurait versé son sang pour une cause si juste. Elle fut donc inébranlable au milieu des menaces de ses ennemis, et le jugement inique de ce magistrat ne lui ôta rien de sa constance. Le bruit de cette action si généreuse s'étant répandu partout, saint Chrysostome en reçut la nouvelle avec plaisir au milieu de son bannissement, et ce lui fut une puissante consolation d'apprendre tout à la fois le courage et l'humilité de sa chère fille. Il ne put s'empêcher de lui témoigner sa joie par une lettre dans laquelle il lui écrit qu'il y a plus de différences entre ce qu'elle a fait et les louanges qu'on lui en donne, qu'il n'y en a entre les morts et les vivants. Ensuite la violence de ses persécutions l'obligea à se retirer à Cyzique, ayant été chassée de son pays, de sa maison, de la compagnie de ses amis et de ses parents.

 

Sainte Nicarète se retira aussi de Constantinople, pour l'absence de celui qui en était le véritable pasteur. Elle était d'une des plus illustres maisons de Nicomédie. La virginité dont elle avait toujours fait profession, et la sainteté de sa vie, la rendaient encore plus illustre. Pantadie, veuve du consul Timase, se signala aussi dans cette persécution par de très glorieux combats. Le saint, ayant appris la fermeté de cette dame, en reçut une consolation sensible, et lui témoigna que sa charité sincère était le meilleur remède qu'il pût recevoir au milieu de ses maladies. Dans une des lettres qu'il lui écrivit pendant son exil, il remarque qu'on l'avait fait venir au barreau, elle qui ne connaissait point d'autres lieux que l'église et sa chambre ; que du barreau on l'avait menée devant le tribunal des juges, et du tribunal dans la prison ; qu'ils avaient aiguisé contre elle les langues de faux témoins ; qu'ils avaient forgé une insolente calomnie, commis des meurtres, fait couler des ruisseaux de sang, employé le fer et la flamme pour persécuter de jeunes enfants, jusqu'à les faire mourir dans les tourments ; qu'ils avaient fait souffrir une infinité de supplices et fait de très grandes plaies à plusieurs hommes de mérite et de considération ; qu'enfin ils avaient tenté toutes choses pour la contraindre par la peur à parler contre son sentiment. Mais sa constance admirable l'ayant élevée au-dessus de tous leurs efforts artificieux, fut une grande édification pour tous les fidèles défenseurs de notre saint. On n'épargna pas encore ses autres filles spirituelles, et entre les autres il relève particulièrement dans ses lettres Amprucle ou Procule, Bassiane, Chalcidie, Asyncritie, et ses compagnes.

 

Il y eut des évêques même et des prêtres emprisonnés pour son sujet, et le saint, dans une de ses lettres, les appelle heureux et trois fois heureux, et qu'ils le sont encore plus qu'il ne leur peut exprimer à cause de leur prison, de leurs liens et de leurs chaînes ; qu'ils ont gagné l'affection de toute la terre, qu'ils se font aimer avec passion par les peuples les plus éloignés, que la terre et la mer retentissent de toutes parts de leurs généreuses actions ; que l'on publie partout leur constance, leur fermeté inébranlable, leur sage et inflexible résolution, qui n'a rien de lâche et de servil. Cependant les persécuteurs du saint ne purent éviter la juste colère de Dieu. Car il n'y a rien de plus véritable que ce qui a été remarqué par ce même saint après le Psalmiste, que les personnes affligées sont comme des flèches entre les mains d'un homme puissant ; et en n'opposant que sa patience à leurs atteintes, il les perce sans y penser de mille coups invisibles ; que la force des personnes opprimées consiste dans leur oppression même ; que ce n'est ni la bonne vie ni la vertu, mais la seule souffrance des maux qui excite Dieu à la vengeance ; que l'affliction est la plus forte défense dont l'on puisse se couvrir ; que c'est ce qui attire le secours du ciel sur les personnes affligées ; que ceux qui oppriment les personnes faibles doivent trembler, puisque, s'ils ont de leur côté la puissance, les richesses, l'argent et la bienveillance des juges, ces personnes opprimées ont pour elles des armes bien plus fortes, qui sont les pleurs, les gémissements et les injures qu'elles souffrent, et qui attirent sur elles les grâces du ciel ; que les gémissements de ces personnes accablées sont des armes qui renversent les maisons, qui en ruinent les fondements et qui détruisent les nations tout entières. Dieu punit l'impératrice Endoxie d'une mort terrible, et en plusieurs différentes manières miraculeuses les autres persécuteurs, tout cela n'étant pas capable d'éteindre le feu de la persécution qui s'allumait tous les jours de plus en plus, ce qui faisait dire à ce saint patriarche : « Mes amis ont renoncé à mon amitié, mes proches se sont éloignés de moi, et ceux qui en sont éloignés me chargent de calomnies. » Ceux qui furent constants en sa défense souffrirent  mille maux. Quatre évêques d'Orient, ses meilleurs amis, furent bannis et leurs gardes les traitèrent, sur le chemin, avec une horrible cruauté ; et l'envie de ses ennemis s'augmentant toujours, ils obtinrent un rescrit de l'empereur pour le faire transporter vers le Pont-Euxin, ses gardes, dans un voyage de trois mois, le traitant avec une cruauté toute barbare : il mourut en son exil, en prononçant les mêmes paroles qu'il avait dites une infinité de fois, les disant d'une voix intelligible à tous les assistants : Que Dieu soit glorifié en tout. La trop grande facilité d'Arcade ne demeura pas longtemps impunie, car il ne vécut que cinq mois et demi après notre saint, et mourut à l'âge de trente-un ans. Ses persécuteurs continuèrent leur violence après sa mort. Théophile, patriarche d'Alexandrie, composa même un livre sanglant contre le saint. Toutes ces persécutions furent l'unique récompense de ses travaux. Tout ceci est tiré de l'histoire de sa Vie, qui a été donnée au public depuis peu, qui fait voir bien clairement que les grandes croix sont les plus signalées marques des plus grands desseins de Notre-Seigneur sur les personnes qu'il destine aux plus illustres emplois de son Église.

 

Saint Jérôme a été choisi de Jésus-Christ pour être l'un des docteurs et Pères de l'Église ; que n'a-t-il point souffert par la médisance et la calomnie ? De quels crimes ne l'a-t-on pas voulu accuser ? De quelles hérésies ne l'a-t-on pas voulu rendre coupable ? On a déposé contre lui qu'il avait de l'amour impur pour sainte Paule. Il était haï de toutes sortes de personnes. Les hérétiques le haïssaient, dit Sévère Sulpice, parce qu'il ne cessait de les combattre ; les ecclésiastiques le haïssaient, parce qu'il reprenait leur vie et leurs crimes.

 

Saint Athanase a été l'un des plus zélés défenseurs de la foi catholique ; aussi a-t-il été un des plus persécutés. On le noircit des plus infâmes calomnies ; il fut accusé de sacrilèges, de meurtres, de magie, d'adultère, et enfin cinq évêques déposèrent contre lui ; ce qui fut cause que l'empereur Constantin l'exila, ce bon prince, trop crédule, ayant ajouté foi à la déposition de ces évêques qui paraissaient d'une vie fort sainte et qui avaient été amis du saint, et qu'il avait amenés même avec lui à Tyr.