HUITIÈME MOTIF

La protection des saints anges contre les démons,

particulièrement au sujet de leurs différentes tentations, dont il est ici traité

 

 

Toute notre vie, dit le dévot saint Bernard, n'est qu'une tentation ; et il avait pris cette doctrine de l'Écriture qui nous enseigne la même vérité. (Job VII, 1) Tentation au dehors, tentation an dedans. Tentation de la part des créatures, nos semblables, tentation du côté de nous-mêmes. C'est une chose étrange, que nous nous soyons à nous-mêmes de dangereux ennemis ; que nous soyons obligés de nous tenir sur nos gardes, et de nous défier de nous-mêmes, puisque notre perte vient de nous, qui souvent travaillons de toutes nos forces à notre ruine. Mais nous avons encore d'autres combats à donner contre des ennemis puissants en leur force, cruels en leur rage, redoutables en leurs ruses, innombrables en leur multitude, infatigables en leur poursuite. Ajoutez à cela que ce sont de purs esprits, qui frappent sans être vus, qui entrent partout, qui en bas, quoiqu'invisibles, voient tout ce que nous faisons, et qui combattent avec des personnes très faibles, lesquelles marchent au milieu d'une sombre nuit, dans des chemins tout glissants, où l'on ne peut presque se soutenir, et qui sont environnés de tous côtés de précipices effroyables, qui sont suivis de malheurs qui ne finiront jamais, et qui sont extrêmes dans leur grandeur. Oh ! Que si les hommes méditaient bien ces grandes vérités, s'ils donnaient un peu de lieu à la lumière surnaturelle, qu'ils changeraient bien de vie ! Ce serait pour lors assurément qu'ils serviraient le Seigneur avec crainte, et que leur chair serait transpercée de la frayeur des maux épouvantables où nous sommes continuellement exposés, et à qui, hélas ! nous ne pensons guère.

 

Oh ! Qui que vous soyez, qui lisez ces choses, ne les lisez pas sans y faire de grandes attentions ! Ces combats que vous allez voir font une guerre qui ne regarde pas seulement le royaume où vous vivez, et les personnes que vous aimez ; c'est à vous-même qu'elle est déclarée ; c'est vous que ces ennemis furieux attaquent ; c'est avec eux qu'il vous faut combattre ; c'est de leur force et de leur ruse que vous, qui n'êtes qu'une pure faiblesse et sans lumière, devez triompher : ou il faut que vous soyez damné pour un jamais. Répétez ces mots effroyables : damné pour un jamais, damné pour un jamais ! Mais en bonne vérité, savons-nous bien ce que nous disons quand nous parlons de la sorte ? Et si nous le savons, pourquoi vivre comme des gens qui n'en ont jamais entendu parler ?

 

Mettons-nous donc en la présence de la divine Majesté ; et après un désaveu de cœur, pour l'amour de Dieu seul, de tous nos péchés, rentrons en notre intérieur. Après en avoir calmé toutes les passions, considérons, dans la tranquillité de notre âme, que les démons sont nos ennemis enragés, qui ont tous conspiré de nous perdre éternellement : car ils sont si cruels dans leur rage, qu'ils ne s'attachent pas seulement, comme les ennemis de la terre, à nous ôter une vie du corps, qu'il faut tôt ou tard perdre, ou à nous ravir nos biens, notre honneur, nos amis : niais ils en veulent à notre âme pour la priver d'un empire éternel, pour lui enlever une joie et un honneur achevé de tout point, et pour l'engager dans des tourments que l'œil de l'homme n'a jamais vus, que l'oreille n'a jamais entendus, et que l'esprit ne s'est jamais pu figurer : et cela pour une éternité, pour nous faire souffrir ces tourments inconcevables, dans des rages et désespoirs continuels, autant que Dieu sera Dieu. C'est pourquoi dans l'Écriture, pour nous en donner quelque petite idée, ils sont appelés loups, lions et dragons, leur cruauté ne pouvant jamais être assez bien expliquée.

 

Cette rage est accompagnée d'une telle puissance, que nous lisons au chap, XLI de Job (V, 24), qu'il n'y a point de force en la terre qui lui soit comparable, et que le diable ne craint personne. Tous les hommes unis ensemble ne pourraient lui résister sans un secours particulier du ciel ; et les millions de soldats rangés en bataille ne seraient à cet esprit que comme un peu de paille que le vent emporte. Aussi ces anges de ténèbres sont-ils appelés, dans l'Écriture, les Puissances ; ils y sont nommés les princes et les gouverneurs de ce monde corrompu, la plupart des hommes s'étant assujettis par le péché à leur détestable tyrannie.

 

Il faut ajouter à leur rage et à leur force une infinité de ruses malicieuses dont ils se servent pour nous séduire, avec des inventions si subtiles et si méchantes que les plus sages en ont été trompés, et les plus éclairés en sont tombés dans l'aveuglement. C'est pourquoi l'Apôtre appelle le diable celui qui tente (I Thess, III, 5) ; et le nom que lui donne l'Évangile est celui de Tentateur. (Matth. IV, 3) Il est encore nommé dans l'Écriture, tantôt dragon et serpent, tantôt chasseur ; menteur, et le père du mensonge, un esprit d'erreur et de vertige. Le serpent, dont il avait pris la figure, est le plus rusé des animaux, comme nous lisons dans la Genèse ; et ayant trompé nos premiers parents par finesse, il a continué dans la suite de tous les siècles à tenter les hommes par cette voie, voyant que c'est le moyen le plus propre pour en venir à bout, et pour mettre à exécution ses plus cruels desseins. La durée des temps ne lui sert qu'à le rendre plus habile dans ses fourbes, et de là vient que les dernières hérésies sont ordinairement les plus subtiles. Les tentations dont il se sert deviennent tous les jours de plus en plus dangereuses, et c'est ce qui nous doit bien donner lieu de trembler, puisque nous devenons plus faibles et nos ennemis plus redoutables. « Comment, lui disait un jour le grand Pacôme, peux-tu avancer les choses que tu me soutiens devoir arriver à mes religieux ? Ne sais-tu pas bien qu'il n'y a que Dieu seul qui connaisse le futur, ou ceux à qui il lui plait de le révéler ?

— Il est vrai ; répartit ce démon, je ne le sais pas ; mais la grande expérience que j'ai des choses m'en donne des conjectures si fortes, que souvent je les prévois avec facilité auparavant qu'elles soient arrivées.  »

 

C'est donc un ennemi que les hommes ont dès le commencement du monde, et qui, depuis six ou sept mille ans s'est exercé jour et nuit sans aucun relâche à leur dresser des embûches en toutes choses. Saint Antoine vit un jour le monde plein de pièges, les airs, la terre, les mers et tout le reste des eaux. Il y a des pièges tendus pour la perte éternelle des âmes, dans les déserts et solitudes, au milieu des villes et assemblées, dans les palais et châteaux , dans les plus petites cabanes, dans les honneurs et les bassesses, dans les plaisirs et les souffrances, dans les richesses et la pauvreté, dans les cloîtres et dans le monde, dans le boire, le manger, les veilles, le dormir, dans les exercices les plus saints. Cet ennemi a des traits et des flèches tout prêts à décocher en toutes sortes de lieux, et sur toutes sortes de personnes. Il glisse la médisance dans les entretiens, des pensées sales dans les conversations entre personnes de différent sexe ; quand l'on nous dit quelque chose qui nous fâche, à même temps il ne manque pas de nous porter à la colère ou à la vengeance. Ii se met en toutes manières, il prend toutes sortes de figures. Quelquefois, comme le remarque saint Augustin, il prendra la forme d'un loup, et d'autres fois celle d'agneau : en de certaines occasions, il vient nous battre au milieu des ténèbres, et en d'autres, il nous attaque en plein midi. Il y a un démon dans l'Écriture appelé le démon du midi. (Psal. XC, 6)

 

Il s'accommode merveilleusement bien à nos humeurs, et dès notre enfance il étudie nos inclinations, il prend garde au penchant de notre nature, à ce qui domine le plus en nous ; et c'est là qu'il dresse particulièrement sa grande batterie, comme un général d'armée, bien expérimenté au fait de la guerre, qui attaque une ville par l'endroit le moins soutenable. Il nous prend par notre faible ; il fait naître mille occasions de lier des amitiés à ceux qui sont portés à l'amour ; il portera à l'impureté et aux plaisirs de la vie les personnes qui ont le sang chaud ; les atrabilaires, à la vengeance ; les mélancoliques, à la tristesse, à l'abattement de courage, au désespoir ; les colères, aux querelles ; les flegmatiques, à la paresse ; les timides, à l'avarice ; les naturels élevés, à l'ambition des charges et des honneurs. Il a dans ses pièges des amorces pour y prendre toutes sortes de personnes, les donnant selon l'inclination d'un chacun, et selon l'humeur qu'il aperçoit dominer davantage.

 

Pour y réussir mieux, il ne fait voir que ce qui est agréable dans les honneurs ou plaisirs, y cachant subtilement le mal qui s'y rencontre, comme le pêcheur son hameçon dans la nourriture qu'il prépare aux poissons. Il empêche que les voluptueux ne pensent aux infâmes maladies, au déshonneur, à la dissipation des biens, qui suivent l'impureté. Il fait de même à l'égard de tous les autres vices ; il ne remplit l'imagination que de ce qui plaît à l'humeur, et détourne la vue du malheur éternel, qui est le grand mal, et le souverain et unique mal, qui est caché dans ce bien apparent et trompeur.

 

S'il remarque ne rien gagner par une tentation, parce que quelquefois l'âme, avec le secours de la grâce, y veille extraordinairement, il l'attaque par plusieurs. Il imite les tyrans qui, voulant pervertir les Chrétiens et les faire renoncer à leur sainte foi, se servaient de toutes sortes de moyens pour réussir dans leur entreprise ; tantôt leur proposant de belles alliances, de riches partis, la douceur des plaisirs de la vie ; tantôt de glorieuses charges et une fortune élevée. Et quand ces généreux martyrs se rendaient imprenables à tout ce qui pouvait agréer aux sens, ils tâchaient de les surmonter par la peur des tourments et tout ce qu'il y a de plus horrible en ce monde. Ainsi le démon fait la guerre aux hommes par tout ce qui peut charmer les sens ou satisfaire à l'esprit ; et lorsqu'il ne gagne rien par cette voie, il prend celle des peines, soit extérieures, soit intérieures. Il se sert de maladies, de pertes de biens, de réputation, de délaissement de nos amis, du mauvais traitement que l'on nous fait, des contradictions que nous avons, de tristesses, d'ennuis, de nos mauvaises humeurs, d'angoisses intérieures, de dégoûts, de scrupules, et d'autres peines très grandes qu'il nous fait porter à l'égard de Dieu et des hommes.

 

Une de ses grandes occupations est de bien prendre son temps ; ainsi il tentera de l'impureté dans le temps où l'on y sera plus porté ; et aussitôt qu'il remarquera quelque émotion violente dans les sens, dans une occasion où le temps, le lieu ou la personne y donneront plus de facilité, en quelque rencontre où il y aura plus de peine à s'en défendre, comme, par exemple, lorsqu'une fille destituée de tout secours voit sa pudicité combattue par des offres qu'on lui fait de la mettre à son aise ; ou bien il portera au péché quand l'on est moins sur ses gardes, dans un lieu de campagne où l'on a moins de secours spirituels, le jour que l'on n'aura pas fait l'oraison, on bien que l'on se sera relâché de ses autres exercices spirituels ; dans le temps de la tiédeur, de l'abattement, de l'inquiétude, du découragement ; lorsqu'il y a quelque temps que l'on ne s'est pas approché de la confession et de la communion, ou bien dans l'état de privation des goûts et consolations sensibles.

 

Quelquefois ces malheureux esprits feignent de se retirer, comme ces généraux d'armées qui lèvent le siège de devant une ville pour retourner sur leurs pas et la prendre lorsqu'on y pense le moins. Ils dissimuleront longtemps pour mieux faire leur coup. Par exemple, vous verrez des personnes de différent sexe, soit mariées ou non, qui lieront de fortes amitiés n'ayant aucune intention mauvaise, et il se passera quelquefois des années entières sans que les uns ni les autres pensent au mal : les démons ne les tentent pas, parce que comme ce sont des personnes qui craignent Dieu, elles auraient de la peine de leur amitié si elles en remarquaient le danger. Mais quand ils voient les cœurs bien pris, et la familiarité bien établie et sans crainte, pour lors ils font leurs efforts, et souvent avec des succès qui ne sont que trop funestes. Ainsi ils laisseront engager dans le jeu, dans les divertissements, dans les belles compagnies, dans la lecture des romans, dans la bonne chère et choses semblables, comme le bal ou les promenades un peu libres ; et en tout cela ils travailleront afin que les âmes ne s'aperçoivent pas que l'esprit de dévotion se ralentisse en elles : ils empêcheront même plusieurs fautes qu'on y pourrait commettre, afin que ces gens y étant fortement engagés ne puissent que difficilement s'en déprendre, ce qu'ils pourraient faire avec facilité dans le commencement : et étant ainsi pris, ils tentent avec force et leur font ressentir, mais trop tard, le danger où ils se sont exposés sans l'avoir reconnu.

 

Ils amusent par une fausse paix plusieurs qui sont dans le vice ou dans l'erreur, leur faisant faire quantité d'aumônes, de mortifications, de prières et œuvres semblables, leur procurant de belles lumières, des consolations sensibles, une tranquillité de conscience apparente ; et ils trompent de la sorte plusieurs personnes qui sont dans l'hérésie, et qui y demeurent prises par ces belles apparences de vertu, qui servent même aux démons pour y attirer ceux qui en étaient bien éloignés : c'est pourquoi les hérésies qui se masquent de la piété sont bien plus dangereuses que celles que le pur libertinage introduit. J'ai connu un serviteur de Dieu, qui étant tourmenté par de fâcheuses tentations, et en même temps fort porté à embrasser une opinion hérétique, dès lors qu'il délibérait en quelque façon de prendre cette opinion, toutes ses tentations le quittaient ; ces esprits d'enfer se servant de cette ruse pour lui persuader qu'il pouvait en bonne conscience suivre ce sentiment. Souvent il arrive qu'ils usent de cette adresse pour ôter les remords de conscience de ceux qui quittent la religion catholique, faisant qu'ils ne les sentent presque plus, et les portant à la pratique de quantité d'actions fort vertueuses en apparence. Ils s'en servent encore à l'égard de certaines âmes qui, ayant peur de leur perte, à raison de quelque péché mortel où elles sont engagées, tâchent d'apaiser leur conscience par de bonnes œuvres, et de leur ôter ainsi, s'ils peuvent, la juste crainte de leur damnation.

 

Ces malheureux esprits étudient, autant qu'ils peuvent, les desseins de Dieu sur une âme, pour lui donner le change dans les voies de la grâce, la tirant de celle où elle est appelée. Ils feront entrer dans le cloître celui qui est appelé à servir l'Église dans le monde, et ils arrêteront celui qui est appelé au cloître, à demeurer prêtre vivant avec les séculiers. S'ils remarquent une grâce étendue dans une personne, et une grande vocation pour travailler en plusieurs lieux pour le bien des âmes, ils tacheront de l'arrêter à quelque cure, quelque prébende, ou autre bénéfice qui demande résidence. Le saint homme Avila, bien éclairé de cette vérité, ne voulut jamais consentir aux propositions que lui fit un grand prélat pour l'arrêter dans son diocèse ; l'événement a bien fait voir que la gloire de Dieu y était intéressée. Ce fut encore la cause qui pressa plusieurs grands personnages de la Compagnie de Jésus, comme il est rapporté dans leur histoire, de résister aux puissantes poursuites que l'empereur leur faisait de prendre des évêchés, outre la raison particulière qu'ils en ont d'autre part ; parce que, disaient-ils ; il faut, disait feu M. Vincent (1) à un ecclésiastique de grande piété, qui quittait une cure que son oncle voulait lui donner, pour entrer dans la congrégation de la Mission, il faut, dis-je, être curé du monde.

 

Il y en a d'autres dont la grâce n'est pas si générale, qu'ils porteront à embrasser trop d'emplois, et les épuisant, les rendent inhabiles à des fonctions plus resserrées que Dieu demande d'eux. Il y a des directeurs qui ont grâce pour les âmes qui commencent dans les voies de la vertu ; il y en a qui ont grâce pour celles qui sont avancées, il y en a qui ont des talents admirables pour celles qui sont dans les voies les plus parfaites. L'on a remarqué dans notre siècle, qu'un des plus grands serviteurs de Dieu qui y ait paru avait une grâce prodigieuse pour les âmes les plus parfaites, et très peu ou presque point pour la conversion des pécheurs. Il se rencontre aussi de saints personnages qui ont des bénédictions incroyables pour tirer les âmes du péché, mais qui en ont peu pour les conduire à une éminente sainteté. C'est une chose rare que d'en trouver dont la grâce s'étende sur toutes sortes d'états. L'occupation des démons est d'appliquer les directeurs hors de leurs grâces, et de leur faire entreprendre ou trop ou trop peu, dans le soin des âmes que Dieu leur adresse. Un grand homme de notre temps, assez connu par plusieurs tomes de Méditations qu'il a données au public, disait à une personne qui lui demandait avis : « Je n'entends rien dans cette voie. » Et un autre religieux de cette même congrégation répondit à une personne qui lui demandait ses sentiments sur son état : « Je n'ai de lumières que jusque-là. » C'étaient des âmes véritablement à Dieu, qui, malgré la haute estime où elles étaient, ne rougissaient pas d'avouer qu'il y avait de certains états dans la vie spirituelle où elles n'avaient pas d'entrées pour y conduire les autres.

 

Ces esprits artificieux inspirent la solitude à ceux que la grâce mène aux emplois extérieurs pour le prochain, et donnent de l'inclination pour la vie conversante à ceux qu'elle attire à la retraite. Oh ! combien, écrit dans une de ses épîtres le saint homme Avila, que nous avons déjà cité, combien y a-t-il de personnes qui prennent les ordres sacrés, et s'ingèrent dans le sacerdoce par les instigations des diables, qui voyant bien leurs défauts et leurs inclinations vicieuses, savent assez les profanations et sacrilèges qui en arriveront, lorsque ces prêtres seront obligés de célébrer presque tous les jours le saint sacrifice de la messe ! Plusieurs de ces gens-là se seraient sauvés dans le mariage.

 

Ils tentent les pères, mères et parents de l'amour du bien ou de l'honneur, pour, dans ces vues, obliger leurs enfants à prendre des états où Dieu ne les appelle pas : ainsi on les fera entrer dans l'état ecclésiastique, ou dans un cloître, pour le soulagement de la famille, ou pour avoir de l'honneur ; par ces mêmes motifs on les pressera d'accepter une charge de judicature, quoiqu'ils n'aient pas, ou la science requise, ou l'application nécessaire pour s'acquitter dignement des devoirs d'un bon juge, d'un bon avocat, ou des obligations d'une autre charge qu'on leur mettra entre les mains. La plupart des gens font toute autre chose qu'ils ne devraient faire, par les tromperies de ces méchants esprits.

 

S'ils ne peuvent pas nous détourner des voies de la grâce, ils s'y mêlent, nous y faisant faire les choses d'une autre manière que Dieu ne veut. Dieu demande d'une âme les jeûnes, les veilles, l'exercice de la sainte oraison : ils feront trop jeûner, trop veiller, trop prier. C’est, dit le pieux Grenade, une tentation ordinaire à ceux qui commencent de servir Dieu, et qui se rendent souvent par excès inhabiles à ce qu'ils devraient ou pourraient faire dans la suite du temps. Ils font en sorte que l'on ne s'aperçoit pas du mal que l'on se fait à l'esprit et au corps, afin de ruiner l'un et l'autre avec plus de loisir, sous prétexte que l'on n'est pas incommodé de ces pratiques. Dieu demande la perfection : ils y poussent avec un empressement naturel, qui ne vient que d'amour-propre. Dieu veut que nous ayons regret de nos fautes : ils y mêleront l'inquiétude, le découragement, le chagrin et le dépit. Dieu demande que nous travaillions à notre sanctification, avec le secours de sa grâce : ils n'oublieront rien pour nous mettre dans l'impatience, pour nous décourager, nous faisant voir, par les fautes réitérées que nous commettons, que c'est une chose qui nous est comme impossible. Ils feront tous leurs efforts pour nous faire aller devant la grâce, ou après, nous faisant faire les choses hors les temps que Dieu a ordonnés. Il faut faire le bien, et faire celui que Dieu veut de nous, en la manière qu'il le veut, dans le temps qu'il a ordonné. Saint Philippe de Néry assurément était appelé au sacerdoce ; mais l'ordre de Dieu sur lui était qu'il y entrât dans un âge déjà assez avancé : jamais aussi il ne se voulut rendre aux prières qu'on lui fit de prendre les ordres sacrés auparavant ce temps-là. L'adorable Jésus était venu au monde pour y immoler sa divine vie pour le salut du monde ; il s'enfuit et se cache jusqu'à ce que le temps prescrit par son Père éternel soit arrivé. Il a mis les temps et les moments en sa puissance, dit ce débonnaire Sauveur : ce n'est donc pas à nous de le prévenir ou de reculer quand il est arrivé. Cet aimable Maître devait mourir ; mais il fallait mourir dans le temps que son Père éternel avait ordonné. Le silence est une vertu, cependant saint François le reprit en l'un de ses religieux ; il y avait de l'excès.

 

Dieu demande des âmes l'exercice de la sainte oraison ; les démons arrêteront à l'oraison de discours, ou à la méditation, celles qui ont attrait de l'Esprit divin pour la contemplation ; ils en élèveront à la contemplation d'autres qui doivent encore marcher par la voie du discours. Ils feront passer de la contemplation active à la passive les âmes que l'Esprit de Dieu n'y introduit pas ; celles qui y sont introduites, ils leur en donneront et feront donner de la peur. Ils donneront des consolations sensibles pour tirer de la pure foi ou pour débiliter les forces du corps, ils occuperont trop l'imagination et l'esprit, et tâcheront de gâter le cerveau. Ils se transfigureront en anges de lumière par de fausses visions, révélations, paroles intérieures ; et leurs ruses sont si artificieuses, qu'ils feront prendre pour des vues purement intellectuelles leur opération, qui est quelquefois si subtile, qu'en apparence il semble que les sens extérieurs et intérieurs n'y aient aucune part, et que ce soit une opération surnaturelle et par suite de l'Esprit de Dieu, afin que l'on s'y fie, et qu'on tombe plus fortement dans l'illusion.

 

Dieu veut que l'on se confesse : ils feront approcher de ce sacrement par amour-propre pour être au plus tôt soulagé de ses fautes, non pas tant par amour de Dieu et mouvement de la grâce que par amour de soi-même, parce que la superbe a de la peine de se voir en cet état humiliant ; aussi ces personnes qui s'en approchent de la sorte retombent encore plus lourdement : l'on peut se confesser tous les jours, et plusieurs fois par jour, ce que quelques saints ont fait, mais il faut le faire comme eux.

Dieu demande que l'on communie : les démons empêcheront la fréquentation de ce sacrement d'amour ou ils en feront approcher trop souvent des âmes qui n'y ont pas les dispositions nécessaires, et quelquefois même qui y sont attirées par un mouvement secret de leur amour-propre, quoiqu'elles ne le voient pas. Un écolier, un régent, un prédicateur, un juge, un évêque, doivent faire l'exercice de leurs charges, et vaquer aux obligations de leur état : les démons, sous prétexte de retraite, de dégagement du monde, de l'application à la prière, les feront laisser leur étude, le soin des procès, l'attention à leur diocèse ; et d'autre part, sous prétexte d'études, d'affaires, des grands soins que demande l'épiscopat, ils les occuperont tout au dehors ; et le prélat, le juge, le prédicateur ne feront qu'étudier, que parler d'affaires, que converser avec les hommes, sans donner presque aucun temps à l'oraison et à la conversation avec Dieu.

 

Ô mon Dieu ! À combien de misères le cœur humain n'est-il pas réduit par les ruses de ces ministres de l'enfer, même dans les voies les plus spirituelles ! Le vénérable P. Jean de la Croix, personnage d'une admirable sainteté, nous enseigne qu'il se rencontre dans ceux mêmes qui tendent à la perfection, une secrète satisfaction de leurs bonnes œuvres, une envie de faire leçon de la vie spirituelle, une démangeaison d'en parler. Les diables, dit ce grand maître du chemin de la perfection, les portent à faire quantité de bonnes œuvres par amour-propre. Quelquefois ils font paraître leur dévotion par des signes extérieurs, comme gestes, soupirs, et parlent facilement de leurs vertus, ayant cependant de la peine jusque dans le confessionnal à déclarer nettement leurs péchés. En de certains temps, ils tiennent peu de compte de leurs fautes, et en d'autres, ils s'en attristent avec excès. Ils ont de la peine à louer les autres, et sont bien aises d'être loués. Ils ne se contentent jamais des dons et des grâces de Dieu, de conseils, d'avis, de livres : ils se chargent de pièces curieuses de dévotion. Quand ils n'ont pas de dévotion sensible, ils s'en fâchent contre eux et contre les autres. Ils s'irritent contre les vices d'autrui d'un zèle inquiet, et les reprennent dans ce zèle. Ils voudraient être saints en un jour, et ont des désirs si naturels et si imparfaits de la perfection, que plus ils font de bons propos et plus ils tombent. Ils tâchent de se procurer du goût dans leurs exercices, s'emportent dans des excès d'austérité qu'ils cèlent quelquefois à leurs directeurs ; ils contesteront avec leurs pères spirituels pour les faire entrer dans leur sentiment. Ils se relâchent et s'affligent quand on leur contredit, et croient que tout ne va pas bien lorsqu'on les tire de leurs pratiques. Ils pensent qu'on ne comprend pas leurs voies, lorsqu'on résiste à leurs pensées. Ils voudraient que Dieu fît leur volonté : d'où vient qu'ils pensent que ce qui n'est pas à leur goût n'est pas la volonté de Dieu. Ils ont de l'envie du bien spirituel de leur prochain, et supportent avec peine de s'en voir devancés dans les voies de l'esprit ; enfin leur goût n'est pas pour la croix et la pure mortification, l'abnégation de soi-même et l'entier anéantissement.

 

Ce n'est pas que, dans les peines, les diables ne s'y mêlent, invitant quelquefois à désirer des croix, prévoyant bien que certaines âmes n'en feront pas bon usage ; ou les poussant à s'en procurer, ce qui n'arrivant pas par l'ordre de Dieu, il est facile d'y succomber, ou leur donnant lieu d'augmenter celles qui viennent de la divine Providence. Par exemple, Dieu enverra quelques peines d'esprit, qu'il faut porter avec patience et résignation ; ils porteront les personnes qui les souffrent à y rêver, à faire trop de réflexion, et par suite à les accroître par elles-mêmes. Comme ils cachent le mal qui se rencontre dans les plaisirs illicites, ils ôtent la vue du bien qui est renfermé dans les peines ; ils n'en font voir que ce qui peut faire souffrir, dans le dessein de porter à l'impatience, à l'ennui, au désespoir, aux murmures contre la divine conduite. Ils travaillent puissamment pour faire entrer les âmes dans le découragement, leur faisant voir leurs maux sans remèdes, ne leur faisant envisager que la vie présente, et les poussant à bout. Ils donnent même de pénibles tentations à l'égard de Dieu, par des peines contre la foi, par des pensées que l'on est réprouvé, par des doutes du consentement au péché ; brouillant l'imagination et laissant l'esprit inquiet, parce que l'on ne sait si l'on a consenti à la tentation ou non ; donnant des scrupules au sujet des confessions que l'on s'imagine n'avoir jamais bien faites, faisant réitérer des confessions générales mal à propos, et souvent les confessions ordinaires, par la peur que l'on a de n'avoir pas tout dit ou de s'être mal expliqué ; tenant le cœur dans l'angoisse, car, comme ce sont les esprits hors de toute espérance, hors de tout ordre, et toujours dans des inquiétudes inexplicables, les effets qu'ils produisent sont convenables à leur malheureux état. Ils causent partout où ils sont le trouble, le découragement, la tristesse et le désordre, et ils ne peuvent rendre les hommes compagnons de leur misère en l'autre vie, au moins ils tâchent de les y faire participer en la vie présente. Dans les contradictions extérieures, ils suscitent nos proches, nos amis, des personnes que nous avons obligées, comme il se voit en la femme de Job, pour nous irriter, nous représentant dans l’imagination leurs ingratitudes et leurs injustices.

 

Quelquefois, Dieu le permettant ainsi , ils s'emparent de l'imagination des gens de bien, même d'une telle façon qu'ils leur font voir les choses tout d'une autre manière qu'elles ne sont, rendant inutile par ce moyen tout ce que l'on peut dire et faire au contraire. Ce saint homme; le P. Jean de la Croix , fut empoisonné par les religieux de son ordre, et étrangement maltraité : on lui ôta même l'habit de religieux comme à un incorrigible. L'on s'étonne qu'un si grand serviteur de Dieu ait été traité de la sorte par des gens de bien ; mais il n'en faut pas être surpris : Dieu ayant dessein d'en faire un homme de souffrance, il permit au diable de l'exercer cruellement ; et pour ce sujet ces esprits d'artifice ne le faisaient voir aux religieux qui le tourmentaient que comme une personne désobéissante et nullement soumise ; et ces pensées ne manquèrent pas d'apparence, car, dans un chapitre que l'on avait tenu dans l'ordre, plusieurs braves religieux, supérieurs en charges et gens de doctrine, et considérables par leurs qualités, avaient ordonné que le P. Jean de la Croix ne se mêlerait plus dans les affaires qu'il avait commencées ; ainsi on ne le regardait que comme rebelle. L'on ne manquait pas de dire que ses desseins, quelque bons qu'ils fussent, étaient à rejeter, puisqu'on lui faisait défense d'y plus penser ; qu'au reste c'était une personne sans conduite, qui n'était propre qu'à faire grand bruit et bien brouiller, dans l'ordre du Carmel, par son zèle indiscret et emporté. Tout ce que l'on alléguait au contraire n'était nullement considéré. Mais cette vérité est toute sensible en la dernière persécution qu'il endura à la mort, par le prieur de la maison où il était malade. Ce prieur, quoique religieux réformé, et dans le commencement de l'une des plus saintes réformes qui ait jamais été, dans un temps où les prémices du plus pur esprit de ce saint ordre étaient communiquées en abondance, interprétait toutes les actions de l'homme de Dieu d'une étrange manière, ce qui lui donnait lieu de l'exercer puissamment. C'est une chose étonnante que son provincial, passant par ce monastère, fit ce qu'il put, et par son autorité et par ses raisons, pour adoucir l'esprit de ce prieur ; mais tout cela en vain : le démon, qui était dans son imagination, ne la tenait remplie que de certaines espèces qui lui faisaient voir les choses tout autrement qu'elles n'étaient. Enfin, quelque peu de temps auparavant que l'homme de Dieu expirât, le démon s'étant retiré, voilà ce supérieur dans un étonnement prodigieux de ce qu'il avait fait ; il n'était arrivé rien de nouveau, toutes choses étaient dans le même état, le démon seulement s'était retiré.

 

Les plus petites imperfections donnent de grandes prises à ces esprits apostats. Les moindres choses, comme il est dignement remarqué dans la Vie de saint Jean Chrysostome, depuis peu donnée au public, leur suffisent pour exciter des passions violentes contre ceux qui leur font la guerre, en tâchant de rétablir les mœurs de l'Église dans leur première pureté. Les moindres actions d'un fidèle serviteur de Dieu peuvent servir aux princes des ténèbres, de fondement et d'ouverture à une grande persécution, et ils savent envenimer les choses les plus innocentes. Si les évêques et les prêtres qui ont vécu au temps de la persécution sont morts pour la défense de la foi, les évêques et les prêtres ne peuvent être persécutés, depuis la paix de l'Église, que pour la défense de la vigueur de la discipline. Les démons font dans l'imagination ce que certains miroirs font à nos yeux : ils grossissent les espèces, et ils peuvent faire paraître des atomes comme de hautes montagnes.

 

Ils font aussi voir les choses, comme nous l'avons déjà dit, d'une autre manière qu'elles ne sont ; comme ces verres qui vous représentent les objets tout d'une autre couleur que celle qu'ils ont. Ils vous donnent des idées très fausses de la véritable dévotion ; ils la font mettre où elle n'est pas, en de certaines pratiques, en des lumières et mouvements sensibles ; ils ne la font pas mettre où elle est, dans une volonté résolue de faire la volonté de Dieu en toutes choses, et en la manière qu'il le veut. Ils persuadent aux gens du monde qu'elle n'est bonne que pour les cloîtres, et la font paraitre d'une telle façon qu'il ne leur est pas possible de la pratiquer. Leurs artifices vont à la faire envisager comme impossible à ceux qui vivent dans le siècle, afin de leur en ôter la pensée ; ou ils la représentent si hideuse, qu'on n'a pas le courage de l'embrasser ; ou ils lui imposent les défauts de ceux qui en font profession, pour la décrier.

 

Comme ils sont tous dans la malignité, ils glissent dans les esprits une inclination maligne, qui leur fait trouver du venin dans les actions les plus saintes, et les portent à interpréter en mal les œuvres du prochain ; au contraire de la véritable charité, qui pense du bien d'un chacun, et qui, lorsqu'elle ne peut pas approuver l'action, excuse au moins l'intention. C'est un des maux des plus ordinaires du monde, que de croire le bien avec peine, et de penser le mal avec facilité. Si l'on ne peut pas blâmer une vie vertueuse, qui nous sert de reproche, l'on s'en prend à l'intérieur ; et pénétrant le fond du cœur, qui n'est connu que de Dieu seul, on le taxera d'hypocrisie et de dissimulation. Sainte Thérèse rapporte que la sainte dame de Cardone parlait facilement de ses grâces, et disait assez bonnement ses vertus ; elle regarde ce procédé comme celui d'une âme qui ne regardait que Dieu seul, sans se considérer : une autre l'aurait condamnée de vanité, et aurait soupçonné cette vertueuse dame de rechercher l'estime des créatures.

 

Le P. Caussin, dans sa Cour sainte, faisant réflexion sur cette vérité, que nous devons être fort retenus à porter notre jugement sur les actions de nos prochains, après avoir hautement loué la conduite du grand saint François de Sales, remarque qu'un esprit critique y aurait bien trouvé à redire. Par exemple, dit cet éloquent auteur, le saint témoigne que le souvenir de madame de Chantal (2), de glorieuse mémoire, lui est si cher, qu'il y pense souvent, et avec affection, et même au saint autel ; un esprit pointilleux n'approuverait pas que l'imagination d'un saint homme fût remplie du souvenir d'une femme ; cependant il y était appliqué par grâce. Mais nous lisons de certains saints qu'ils demandaient à Dieu de ne se souvenir jamais, même dans leurs prières, des femmes qui s'y recommandaient. C'était leur grâce que d'en user de la sorte ; mais les voies que tient l'esprit de Dieu en la conduite de ses saints sont si différentes, que c'est un abîme au pauvre esprit humain.

 

Quand les démons prévoient de grands secours pour les âmes, des bénédictions spéciales sur une ville, un diocèse, une province, ils suscitent de grandes persécutions contre les personnes dont Dieu veut se servir. Ils n'oublient rien pour les décrier et pour en donner de l'horreur : et non-seulement ils maltraitent les personnes employées dans les fonctions publiques, mais celles qui sont les plus retirées et les plus solitaires, lorsqu'ils y remarquent une vertu extraordinaire ; car ces âmes, dit sainte Thérèse, ne vont jamais au ciel seules ; elles sauvent et sanctifient grand nombre de personnes par leurs oraisons et par leur union avec Dieu. L'on a vu de notre temps un religieux carme déchaussé mener une vie fort solitaire sur le mont-Carmel, et imiter ces anciens Pères qui se retiraient dans les solitudes les plus écartées, pour y passer quelque temps dans un entier éloignement des hommes ; c'est une chose étonnante d'apprendre la rage des démons contre ce serviteur de Dieu.

 

S'ils conjecturent que la piété d'une âme solidement vertueuse, et les grâces extraordinaires que le ciel lui a faites, doivent faire de grands fruits dans l'Église, ils travailleront à mettre en vogue quelque créature trompée ; ils la feront passer pour sainte, ensuite ils en découvriront les tromperies, pour faire juger qu'il en est de même de celles qui sont mues par l'esprit de Dieu, et par là empêcher le bien qui en peut arriver. S'ils voient que la dévotion s'établisse dans un pays, par la solide pratique de l'usage fréquent des sacrements, de l'exercice de l'oraison, de l'union avec Dieu, ils feront tomber dans quelques fautes quelques-unes des personnes qui font profession de dévotion, et ensuite feront crier contre la fréquente communion, contre l'oraison, et les autres pratiques de piété : ils rendront ridicules les dévots, et feront les derniers efforts pour s'opposer aux desseins de Dieu. « Ô mon Seigneur, s'écrie la séraphique Thérèse, que c'est une grande pitié ! Si une personne est trompée dans les voies de l'oraison, l'on crie, l'on fait grand bruit, et l'on ne voit pas que pour une personne qui s'égare, prenant mal l'oraison, les milliers d'âmes se damnent par faute de la faire. » Le pieux Grenade, en son Mémorial, fait un chapitre dans lequel il montre que c'est souvent un grand abus que de crier tant contre les abus de la fréquente communion : «  Ce n'est pas qu'on ne les doive blâmer et avoir en horreur ; mais l'on ne prend pas garde, dit ce savant maître de la vie spirituelle, que sous prétexte de quelques abus qui se commettent, l'on empêche non-seulement les grands progrès des bonnes âmes en la vertu, par l'usage fréquent de la communion, mais encore, et c'est ce qui est grandement considérable, beaucoup de gloire qui en reviendrait à Dieu.  »

 

Notre-Seigneur révéla à sainte Gertrude, que ceux qui empêchaient la fréquente communion lui ravissaient ses délices. Saint Thomas enseigne que la communion journalière était de précepte dans les premiers siècles. Le saint concile de Trente souhaite que l'usage en pût être rétabli. Il faut examiner les personnes qui reçoivent tous les jours la sacrée communion, afin qu'on n'en fasse pas un mauvais usage : mais de désapprouver un usage si établi dans la primitive Église, et que le dernier concile général voudrait pouvoir être rétabli, c'est un effet de la haine que les esprits d'enfer ont conçue contre ce mystère d’amour.

 

Un grand serviteur de Dieu a sagement remarqué qu'il y a de certaines personnes dans lesquelles les démons sont comme dans leur fort, et par le moyen desquelles ils rendent leurs tentations plus dangereuses. Il y a des personnes dont les approches portent à l'impureté, les autres à la vengeance, les autres à la vanité. Les démons sont dans les yeux de quelques personnes, dans leurs cheveux, dans leurs mains ; et ils rendent tout ce que ces personnes font si agréable, leur voix, leurs paroles, le mouvement de leurs yeux, leurs gestes, qu'il est difficile de n'y être pas pris. L'on s'étonne quelquefois de voir des malheureux s'attacher à des créatures assez imparfaites, et quitter leurs femmes qui sont belles et agréables ; souvent cela arrive par l'opération secrète des démons, qui mettent des charmes pour les cœurs en des misérables qui naturellement devraient donner de l'aversion. Un malade qui était sur le point de mourir était dans une grande paix ; un de ses amis, hérétique, entre en sa chambre pour lui rendre visite, à même temps il se trouva grandement tenté contre la foi. Les démons, qui n'avaient pas de prise dans ce lieu pour combattre ce pauvre malade, se trouvèrent en cet hérétique comme dans leur fort pour l'attaquer : j'ai appris ceci de feu M. Gauffre, digne successeur du P. Bernard, de glorieuse mémoire ; et la chose mérite bien d’être remarquée, pour ne pas donner lieu aux diables de nous tenter, particulièrement à l’heure de la mort, prenant garde aux compagnies que nous fréquentons. Disons ici que comme les diables nous font de rudes combats par les gens qui sont à eux, aussi l’esprit de Dieu nous donne de grands secours par les âmes qu’il remplit. La bienheureuse Angèle de Foligni, faisant un voyage de dévotion, fut favorisée de dons grandement extraordinaires, et notre bon Sauveur lui révéla que si elle eût pris une autre compagnie que celle qu’elle avait, qui était une personne de vertu, elle eût été privée de toutes ces grâces. Rien de plus pernicieux que la conversation avec les méchants, rien de plus utile que celle que l’on a avec les gens de bien.

 

Enfin, le grand ravage de ces maudits esprits est l’établissement de l’hérésie : pour ce sujet ils usent de leurs ruses ; ils commencent par les choses qui ne peuvent pas tant étonner de prime abord, Ils suscitèrent Luther pour crier contre les indulgences ; mais ils le firent commencer par les abus des indulgences, des cérémonies, et insensiblement ils en vinrent à la foi.

 

Sainte Thérèse enseignait que le grand courage était tout à fait nécessaire en la milice spirituelle ; et il est bien vrai, puisque nos ennemis, non-seulement sont terribles en leur force, cruels en leur rage, extraordinairement redoutables en leurs ruses, mais qu’ils sont infatigables en leur poursuite : toute leur occupation est de nous surprendre ; ils veillent à notre perte pendant que nous dormons. « Nos ennemis, dit saint Augustin, sont toujours attentifs à notre ruine, et nous sommes toujours dans l’oubli de notre salut. Ils veillent sans cesse pour nous faire mourir de la mort éternelle, et nous sommes continuellement endormis quand il s’agit de nous sauver. Le sommeil et la nourriture, non plus que les autres soins qui nous lassent, ne les fatiguent jamais, puisqu’ils n’en ont pas besoin ; ils sont toujours sous les armes jour et nuit, et durant tout le cours de notre vie, et ils ne les quittent jamais : s’ils donnent quelque apparence de paix ou de trêve, ce n’est que pour mieux nous faire la guerre, et pour nous combattre avec plus de forces et plus de succès. »

 

De plus, ce sont de purs esprits, aussi vites que nos pensées, qui entrent partout, qui nous suivent partout, à qui rien n’est fermé : vous avez beau mettre des portes et des serrures à vos chambres et à vos cabinets, l’entrée ne laisse pas de leur en être libre ; et comme ils sont invisibles, ils vous combattent sans être vus ; ils vous frappent, et vous ne voyez personne, ils sont auprès de vous méditant votre perte, et vous n’en savez rien ; leurs armes sont invisibles ; ce qui marque assez combien il est difficile de s’en défendre. Ils nous tentent en tout temps, et Cassien nous apprend que les Pères du désert connaissaient par expérience que dans les temps les plus saints leurs tentations étaient plus grandes ; comme, par exemple, durant le saint temps de carême.

 

Leurs attaques deviennent plus violentes à mesure que l’amour de Dieu s’augmente. Dès qu’on commence à le servir, il faut se préparer à la tentation ; et il ne faut pas s’en étonner : pour lors la guerre est déclarée, auparavant ils ne s’en mettaient pas en peine, tenant l’âme sous leur tyrannie. Les saints se voient souvent sur le bord du précipice, par la violence de leurs tentations : ce sont ceux-là, dit Cassien, qui souvent sont bien tentés des convoitises de la chair. Ce Pharaon infernal accable de travaux ceux qui tâchent de s’échapper de sa cruelle domination. Il n’y a point de lieu qui nous exempte de cette guerre ; nos temples et les lieux les plus saints ne nous en préservent pas : ils se glissent partout. Ils font tomber dans la solitude le pauvre Loth dans l’impureté, lui qui s’était conservé chaste au milieu d’une ville toute pleine des plus monstrueuses impudicités. Il n’y a point d’âge en la vie qui nous mette à couvert de leurs attaques. Un grand et excellent solitaire, ayant résisté à leurs tentations en sa jeunesse, aimant mieux faire brûler son corps dans le feu matériel que d’abandonner son âme aux feux de l’impureté, et triomphant de la sorte de l’effronterie d’une femme qui tendait des pièges à sa pudicité, étant âgé de soixante ans ou plus, se laissa vaincre à ces tentateurs, par le moyen d’une créature qui en était possédée. Considérons cet exemple en passant, et tremblons. Un jeune homme, qui dans la fleur de son âge avait remporté de si glorieux triomphes, se laisse vaincre, et cela dans la vieillesse, après tant de jeûnes et de mortifications, ayant le corps consumé de grandes austérités ; après tant de victoires remportées durant le cours de tant d’années ; après une vie céleste, tant de dons extraordinaires, tant de grâces miraculeuses, il se laisse vaincre par une femme qui était possédée, ce qui devait donner de l’horreur, et après avoir chassé le diable de son corps.

 

Un de leurs soins est de nous lasser par la durée du combat ; et l’expérience fait assez voir que l’on succombe à la fin, après avoir résisté un long temps. Une âme sera fidèle à ses exercices, malgré tous les dégoûts et toutes les répugnances qu’elle en peut avoir, quoiqu’elle n’y ait aucun sentiment, et qu’elle n’y porte que des peines : à la fin l’ennui l’accable, et elle cède à la tentation. Elle s’assujettira aux bons conseils qu’on lui donne, et gardera inviolablement les ordres qu’on lui prescrit : à la fin elle en fera à sa tête, et cédera à ses pensées et à ses inclinations. Quand ces esprits malheureux voient qu’ils ne peuvent rien gagner, ils vont prendre de nouvelles forces ; ils s’associent des démons plus puissants encore et plus malicieux, et reviennent au combat, terrassant souvent ceux qui en avaient auparavant triomphé.

 

Après tout, leur nombre est incroyable. Saint Bernard dit que les diables, qui sont les singes de la Divinité, se partagent, afin que tous les hommes aient un mauvais ange, comme ils en ont un bon. Saint Grégoire de Nice est dans le même sentiment. Saint Antoine disait souvent que des millions de diables parcouraient toute la terre. Saint Hilarion, son disciple, disait la même chose, et rapportait sur ce sujet l’histoire de l’Évangile, qui nous enseigne qu’un seul homme en était possédé d’une légion, c’est-à-dire de six mille six cent soixante-six. Le glorieux saint Dominique délivra un malheureux qui était possédé de quinze mille diables, qui étaient entrés dans son corps en punition des railleries qu’il avait faites des quinze mystères du rosaire. Ceci mériterait bien d’être considéré par ces gens qui se raillent des associations établies avec autorité légitime. Mais considérons combien d’ennemis conspirent à la perte d’un seul homme. Saint Jérôme, sur le chapitre VI aux Éphésiens, déclare que c’est une opinion générale des docteurs, que l’air est tout rempli de ces ennemis invisibles.

 

Après cela, donnons un peu nos attentions aux dangers où nous sommes exposés ayant de tels ennemis sur les bras. Mais donnons-les en même temps à la considération de ce que nous sommes, nous qui avons à combattre contre de telles forces. Nous vivons au milieu de la nuit, et dans le plein midi de la grâce, nous ne voyons pas même, aveuglés que nous sommes de nos passions. Nous marchons dans des lieux tout pleins de précipices éternels, et dans des chemins si glissants, que les plus saints ont bien de la peine à s’y soutenir : nous ne savons pas le chemin qu’il faut tenir, et nous prenons facilement, selon le sentiment de saint Bernard, celui de l’enfer ; ceux que nous rencontrons sont des aveugles et des ignorants comme nous, qui, au lieu de nous aider à nous tirer de ces mauvais pas, servent à nous y perdre. Nous ne sommes que pure faiblesse, et percés de coups mortels de toutes parts. Ô mon Dieu, ô mon Dieu, qui pourra se sauver dans un état si déplorable ? Hélas ! Ô homme, à quoi pensons-nous, lorsque nous sommes dans l’oubli de ces dangers effroyables ? Est-il donc possible que ces vérités soient indubitables, et que nous y pensions si peu comme il faut ? En vérité, en vérité, il faut que nous soyons enchantés ; qu’ayant des yeux nous ne voyions pas, des oreilles sans entendre, et des pieds, demeurant cependant immobiles pour l’éternité ; nous ne voyons, nous n’entendons, nous ne marchons que pour la vie présente.

 

Ces aveuglements et insensibilités, sont la cause que la plupart des âmes deviennent la proie des démons : si nous voulions bien nous laisser aller aux lumières et aux mouvements de la grâce, ne pouvant rien de nous-mêmes, nous pourrions tout en celui qui est notre force. C’est en sa vertu qu’il faut résister généreusement à la puissance des démons, qui, à la manière des crocodiles, fuient ceux qui les poursuivent et poursuivent ceux qui les fuient. Résistez au diable, nous enseigne la divine parole, et il s’enfuira de vous. (Jac. IV, 7) Il est vrai que nos forces sont entièrement inégales ; mais la vertu de Jésus-Christ supplée à notre faiblesse. Le grand saint Antoine assurait que depuis la venue de Notre-Seigneur, nous pouvions venir à bout du démon comme d’un moineau, et briser ses forces comme l’on ferait de la paille.

 

Il faut donc mettre toute sa confiance en Jésus-Christ et sa sainte croix, en la protection de sa sainte Mère, qui a écrasé la tête de ce malheureux serpent, et se servir des sacrements, de l’eau bénite, des images saintes, pour détruire tous ses efforts, nous tenant toujours d’une autre part dans l’humilité, vertu toute puissante pour rendre les tentations de l’enfer inutiles, mais vertu sans laquelle toutes les autres vertus nous serviront de peu contre ses attaques. Saint Antoine, dont je viens de parler, ayant vu tout le monde rempli de pièges, et un démon qui de sa tête touchait les astres, et ravissait la plupart des âmes, fut pénétré de douleur ; et comme ce saint homme criait avec force : « Qui pourrait donc s’échapper de ces liens, et des mains de ce monstre infernal ? », une voix du ciel lui répondit : « Antoine, ce sera l’humilité. » Cette vertu doit être accompagnée d’une entière défiance de nous-mêmes. Si nous prenons quelque appui sur nos forces, sur notre expérience, notre conduite, nos résolutions, nous sommes perdus ; tôt ou tard, infailliblement, nous périrons : et il faut bien prendre garde à une confiance secrète que nous avons en nous-mêmes, qui est quelquefois imperceptible : il semble, quand nous avons fait de certaines pratiques de piété, que tout est gagné ; et Notre-Seigneur permet qu’ensuite nous retombions plus lourdement.

 

Il y a des âmes qui voient bien de certaines imperfections dont elles ont horreur ; elles soupirent, elles travaillent, et n’en peuvent venir à bout. C’est, dit le saint homme le P. de Condren, que ces âmes ne connaissent pas encore assez leur faiblesse, leur insuffisance, leur impuissance. La défiance de nous-mêmes doit être suivie de crainte : Craignez le Seigneur, est-il écrit, vous tous qui êtes ses saints (Psal. XXXIII, 10) Si les saints doivent opérer leur salut avec tremblement (Philip. II, 12), que doivent faire les pécheurs ? Un larron auprès de la croix est sauvé, un autre dans le même lieu est damné. Dieu pardonne à l’un de ses apôtres qui l’a renié, il condamne un de ses disciples qui l’a trahi. Il y a un paradis, mais il y a un enfer ; quelques-uns ont fait une véritable pénitence à la mort, mille et mille sont morts dans le péché. Enfin, l’on a vu les plus belles lumières de l’Église s’éclipser, l’on a vu des anges de la terre se précipiter dans les enfers par un mouvement de superbe à la fin de leur vie ; l’on a vu des colonnes de l’Église ébranlées et abattues, l’on a vu ceux qui y éclairaient les autres, des plus pures lumières de la foi tomber dans l’hérésie, l’on a vu des saints devenir des diables.

 

Pour ce sujet, il faut être fort sur ses gardes, et ne pas donner lieu à la tentation, en évitant toutes les occasions qui pourraient nous y engager. Veillez et priez, dit la divine Parole, de peur que vous n’entriez en tentation (Matth. XXVI, 41) ; elle ne dit pas de peur que la tentation n’entre en vous, mais de peur que vous n’entriez en la tentation. Quand c’est par l’ordre de Dieu que nous nous trouvons dans le péril, avec son divin secours nous en échapperons ; si c’est de nous-mêmes que nous y sommes engagés, nous y périrons. La tentation de Joseph était bien plus forte que celle de David : Joseph était jeune, David était vieux ; Joseph était poursuivi par les caresses et les menaces d’une femme qui l’importunait sans cesse, David n’était poursuivi de personne. La pudicité de Joseph était attaquée par une femme qui était sa maîtresse ; en lui résistant, il courait risque de sa vie, en donnant les mains à la passion, il pouvait attendre une grande fortune temporelle ; David était roi, il n’avait rien à craindre ni rien à attendre que les remords de sa conscience. David était plus avancé dans la vie spirituelle, et c’était l’homme selon le cœur de Dieu ; cependant David est vaincu par la tentation, Joseph y résiste : c’est que David s’expose lui-même à la tentation, et que Joseph se trouve engagé dans le péril s’acquittant de son devoir dans l’ordre de Dieu. Les enfants ont été délivrés de la fournaise de Babylone, saint Pierre du danger des eaux ; mais, si vous vous jetez à l’eau, ou dans le feu, vous y serez noyé ou brûlé. Si vous vous sentez bilieux, pourquoi n’évitez-vous pas les occasions de la colère ? Si vous vous sentez porté à l’amour, pourquoi ne fuyez-vous pas discrètement les occasions des femmes ? Vous vous fâchez en jouant, pourquoi donc ne renoncez-vous pas au jeu ? Vous êtes distrait quand vous faites vos prières dans des lieux qui ne sont pas assez retirés, que n’en choisissez-vous de plus propres ? Saint Ignace, le fondateur de la compagnie de Jésus, avait le privilège de ne point avoir de distractions pendant ses prières ; mais il fallait qu’il fît, de son côté, ce qu’il pouvait : quand il ne s’éloignait pas assez du monde et du bruit, il ne jouissait plus de cette grâce.

 

Soyez aussi prompt à résister à la tentation. Le même saint disait que le serpent fait glisser facilement tout son corps où il a passé sa tête. La négligence que vous apportez à résister à la tentation donne de grandes prises à vos ennemis ; ils craignent grandement les âmes qui résistent de prime abord à leurs attaques ; car ils voient que ces attaques ne leur servent qu’à leur acquérir des couronnes. Si un charbon de l’en tombait sur votre habit, en même temps et, avec le plus de diligence qui vous serait possible, ne le jetteriez-vous pas par terre ? Et, pour peu que vous le laissassiez sur votre habit, n’en serait-il pas gâté ? Quoique la négligence ne soit pas entièrement volontaire, n’y ayant pas une advertance parfaite, c’est toujours un péché véniel, et un seul péché véniel donne des forces étranges au démon pour nous tenter. Quand les exorcistes des possédés de Marseille avaient commis la moindre petite faute, ils ne pouvaient rien faire contre les démons durant quelque temps : au contraire, lorsqu’on a repoussé la tentation promptement, les démons ont peur de revenir, et leurs forces sont affaiblies. Il ne faut jamais délibérer ; une ville qui parlemente est presque prise. Dès lorsque l’on voit le péché, ou l’occasion du péché, il faut rompre, il faut quitter, il faut tout souffrir plutôt que d’y penser.

 

Dans les combats de la chasteté, il faut vaincre en fuyant ; ne vous amusez pas à regarder les tentations, fuyez au plus vite : les tentations contre la pureté ont des charmes pour les sens, qui vous prennent si vous les regardez. Dans celles de la foi, il ne faut jamais raisonner : I1 faut s’enfuir, disait saint François de Sales, par la porte de la volonté, et non pas par celle de l’entendement. Donnez-vous bien de garde d’aller chercher des raisons pour vaincre ces sortes de tentations ; ne disputez pas avec le démon, il est trop habile pour vous ; vous ne vous tirerez jamais de ses difficultés. Le saint évêque que nous venons de citer rapportait que cet esprit de subtilité et de malice lui forma une objection si forte contre la présence de Notre-Seigneur en l’Eucharistie, que sans un secours particulier de la grâce il était perdu ; c’est pourquoi jamais cet incomparable prélat n’a voulu dire la difficulté de sa tentation, dans la crainte qu’il avait qu’elle ne fût le sujet de la perte de quelque âme.

 

Dans les autres peines d’esprit, il faut un grand abandon à Dieu, et y éviter les réflexions volontaires. L’on ne peut pas empêcher que l’imagination n’en soit attaquée, mais on doit les souffrir en patience, et ne les pas entretenir ou augmenter par des réflexions volontaires. Elles portent ordinairement les personnes à être rêveuses : ce qu’il faut tâcher d’éviter, s’occupant doucement, pour y donner le moins de lieu que l’on peut ; la trop grande crainte en imprime les espèces plus fortement dans l’imagination, et, dans les tentations de l’impureté, les sens en sont plus émus.

 

Dans les peines de scrupules ou d’autres inquiétudes, le remède est de ne se pas arrêter à son jugement, de prendre avis d’une personne expérimentée dans ces sortes de voies (car il y a de grands directeurs qui n’en ont pas d’expérience), et qui ait de la doctrine et de la résolution, et s’en rapporter à ses avis, soit pour ne plus réitérer de confessions générales, quoique l’on estime en avoir besoin ; soit pour ne plus dire de certaines fautes, soit pour ne se pas accuser de certains doutes. Car enfin l’ordre que Dieu a établi en son Église est de ne nous pas gouverner immédiatement, mais par les personnes qu’il a appelées aux fonctions sacrées du sacerdoce. Une personne qui, agissant contre la conscience, ferait une chose qu’elle estimerait péché mortel, quoique ce ne fût qu’une faute vénielle, sans doute, si elle faisait cette chose avec une délibération parfaite, il y aurait un péché notable ; mais, si, nonobstant le jugement qu’elle fait de l’énormité d’une faute, elle passe par-dessus, soumettant son jugement à celui de son directeur, qui a plus de lumière qu’elle, et qui discerne mieux le péché d’avec le péché, assurément elle fait bien. Mais elle agit, me direz-vous, contre la conscience ; il est vrai, mais c’est une conscience dans l’erreur, et elle suit les règles d’une conscience véritablement éclairée, qui est celle du directeur. L’on ne doit pas non plus s’inquiéter sur ce qu’il vient en l’esprit que l’on ne s’est pas assez bien expliqué, ou bien que le directeur ne connaît pas bien notre état (ce sont des tentations communes presque à toutes les personnes peinées), ni s’embarrasser sur ce que nos peines peuvent venir de nos péchés ; car, après avoir renoncé à nos fautes, il est expédient d’en porter les peines dans la paix. Les peines du purgatoire sont à la vérité des peines et des châtiments du péché ; cela empêcherait-il que les âmes qui y souffrent ne les portent avec tranquillité et une entière résignation aux ordres de Dieu ?

 

Dans les peines de blasphème ou de réprobation, il est nécessaire d’y éviter doucement les réflexions volontaires ; et dans ce temps ordinairement la vue confuse de Notre-Seigneur est plus propre, dans l’oraison, qu’une connaissance distincte des mystères, parce que la tentation s’augmente et s’entretient par la vue distincte des vérités de la foi. Surtout, il est à propos de ne se pas laisser aller au découragement, quelques fautes que l’on commette. Quand vous tomberiez cent fois par jour, relevez-vous cent fois par jour. Un homme ne serait-il pas ridicule s’il demeurait couché au milieu d’une rue dans la boue, et la fange, parce qu’il s’est laissé tomber plusieurs fois ? Humilions-nous bien de nos fautes, et en ayons du regret, mais jamais ne nous en décourageons... C’est une maxime générale : l’ennui et l’impatience causent de grands maux. Apprenons à nous supporter dans nos défauts, attendant avec patience le secours du Seigneur. C’est une fâcheuse tentation que le trop grand empressement à la perfection, que souvent nous voulons par amour-propre. Notre orgueil voudrait nous voir bientôt être parfaits, et il nous fait étonner de ce que nous tombons, qui est tout ce que nous pouvons de nous-mêmes. Mon juste, dit l’Apôtre, vit de la foi (Galal. III, 11) ; c’est la grande et certaine règle de toute la vie spirituelle. Ne vous réglez pas par les goûts, les sentiments, ou les sécheresses et aridités, mais conduisez-vous par la foi, qui vous montrera que Dieu doit être également servi et adoré dans le temps de la tribulation comme dans le temps de la consolation. Ainsi vous serez fidèles à vos exercices, sans considérer si vous y avez répugnance ou inclination. Vous ne serez jamais non plus trompés dans les voies extraordinaires, où souvent les directeurs perdent beaucoup de temps pour discerner si les grâces viennent de l’esprit de Dieu, du démon, ou de l’imagination, et bien souvent ils y sont abusés.

 

Les serviteurs de Dieu, qui conclurent que sainte Thérèse était trompée dans ses grâces extraordinaires, à raison de plusieurs imperfections qu’ils remarquaient en elle, se trouvèrent eux-mêmes dans la tromperie. Ce n’est pas une conclusion, dit le savant évêque qui a composé la Vie de la sainte, que les dons que l’on voit dans une âme ne procèdent pas de l’esprit de Dieu, parce qu’elle est imparfaite, car quelquefois ils sont donnés pour délivrer de ces imperfections. Si l’âme, quelques paroles intérieures qu’elle entende, quelque vision qui lui soit représentée, ne s’arrête qu’à la pure foi, laissant ces choses pour telles qu’elles sont, elle demeurera toujours dans la vérité. Si c’est le démon qui agit, il n’en recevra que de la honte et du dépit ; si c’est l’esprit de Dieu, il opérera dans l’âme, indépendamment de sa vue ou réflexion. Les tableaux que nous avons dans nos églises sont un usage que l’esprit de Dieu a introduit, et qui le blâmerait serait hérétique. Cependant si l’on s’arrêtait à l’image, au lieu de passer de l’image à la chose représentée, sans doute l’on manquerait beaucoup. Or, les visions que l’esprit de Dieu même donne, sont des figures ou images de la Divinité ; elles ne sont pas Dieu, et l’esprit de Dieu ne les donne que pour nous élever à lui. Or, comme la foi est le plus prochain moyen de l’union divine, il faut s’en tenir là. Enfin, l’entier et parfait abandon à la divine volonté pour toutes choses, et en toutes choses, ne désirant rien en particulier, est le grand secret pour vaincre les tentations. L’on doit se souvenir qu’il ne faut pas s’attacher aux moyens qui conduisent à Dieu, quelque excellents qu’ils soient, ni à aucune pratique, quelque bonne qu’elle puisse être ; mais qu’on doit la prendre et la quitter quand il la faut prendre ou quitter ; car tous ces moyens ne sont pas Dieu, à qui seul nous devons nous arrêter inviolablement comme à notre seule fin.

 

Avant que de finir cette matière, je me sens pressé de donner avis d’une tentation ordinaire, mais dangereuse, et qui rend presque toutes nos actions, ou inutiles ou imparfaites. C’est que le démon travaille à nous faire occuper de toute autre chose que de ce que nous faisons. Si vous êtes dans l’oraison, il vous fera penser à quelque bonne action que vous avez à faire ; quand vous serez dans cette action, il vous occupera d’une autre ; et ainsi vous pensez toujours à ce que vous ne faites pas, et ne pensez jamais bien, ou qu’à demi, à ce que vous faites. Or, chaque moment a sa bénédiction ; faites bien ce que vous faites, et pour le bien faire ne pensez à autre chose. Le moment passé n’est pas à vous ; le futur n’y est pas encore ; il n’y a donc que le présent. Or voici la ruse du démon : vous désoccupant du présent, et vous tenant toujours en haleine pour l’avenir, jamais vous n’avez aucun moment à vous.

 

C’est encore une de ses ruses, de vous donner du goût pour des emplois qui ne sont pas de votre état. Que vous sert-il de vous occuper de la vie des Chartreux, si votre état est dans les emplois extérieurs ? Et que sert aux Chartreux de penser à la prédication, ou à la visite des hôpitaux, puisqu’il faut qu’ils vivent solitaires ? Nous ferions des merveilles, à ce que nous pensons, si nous faisions des choses que cependant nous ne ferons jamais ; et nous ne songeons pas à bien faire ce que nous sommes obligés de faire tous les jours. Vous êtes engagé dans un état où il y a bien de la peine à se sauver, et il faut, malgré vous, que vous y demeuriez. Considérez donc sérieusement qu’il faut vous sauver dans cet état si dangereux, et n’allez pas perdre le temps à vous imaginer d’autres états où vous n’entrerez jamais. Travaillez cependant, dans quelque condition que vous soyez, à bien régler vos passions ; et sachez que la moindre est capable de vous jeter dans un aveuglement déplorable, et qui vous met même hors d’état de prendre aucun avis ; la raison en est que nos passions nous trompant, nous font voir les choses d’une autre façon qu’elles ne sont ; ainsi nous les proposons, pour en avoir avis, comme nous les concevons, et l’on nous donne conseil comme nous les expliquons ; ce qui fait que souvent l’on est dans de grandes erreurs, même en suivant conseil, et cela par notre faute, ce qui ne nous excusera pas devant Dieu. Or, ce que nous avons déjà dit, que les démons nous trompent dans la vue des choses, cela arrive par le moyen de nos passions, dont ils se servent.

 

Mais le Dieu du ciel a plus de désir de nous sauver que l’enfer n’a de rage pour nous perdre. Comme il sait à fond nos impuissances, dans l’excès de ses divines miséricordes, il donne des secours proportionnés à nos faiblesses ; et pendant que l’enfer veille continuellement à notre perte, ses yeux sont toujours amoureusement ouverts à notre défense. Il nous envoie les anges bienheureux de sa cour céleste, par une Providence que l’Église appelle ineffable, pour nous soutenir dans les combats que nous devons donner contre ces puissances, dont la force infailliblement nous accablerait, sans une protection si particulière. « L’âme, dit saint Bernard, est quelquefois dans un tel trouble, son esprit dans un ennui si fâcheux, son cœur dans des angoisses si pressantes, son corps tellement affligé, sa tentation si vive, que, sans un grand secours, elle succombera. Elle a besoin pour lors d’être assistée par les anges, continue ce Père ; elle a besoin de la consolation de ces esprits du ciel. Comme elle est toute languissante, elle ne pourrait pas marcher ; il est nécessaire que les anges la portent entre leurs bras. » Certainement j’estime qu’en cet état ils la soutiennent, pour ainsi dire, comme avec deux mains, et la font passer si doucement à travers de tous les dangers qui lui donnaient plus de crainte, qu’en quelque façon elle les sent, et ne s’en aperçoit pas. Il nous faut marcher sur les aspics et les basilics ; il nous faut fouler aux pieds les lions et les dragons. Qu’il est nécessaire, pour cet effet, d’avoir les anges pour maîtres et pour guides ! Qu’il est nécessaire même qu’ils nous portent, particulièrement nous qui ne sommes que comme de faibles enfants ! Mais que nous passons facilement ces routes dangereuses, si nous sommes portés par leurs mains ! Que craignons-nous ? Ils sont fidèles, ils sont sages, ils sont puissants ; suivons-les seulement, et ne nous en séparons pas.

 

Toutes les fois donc que vous vous verrez pressé de quelque grande tentation ou affliction, ayez recours à votre bon ange ; dites-lui : Seigneur, sauvez-nous, car nous sommes sur le point de nous perdre. Ce sont les sentiments de ce grand saint qui nous font assez voir la nécessité et la douceur de la protection de ces aimables princes du paradis. Comme les rois font mourir dans leurs États les larrons, pour y conserver les biens et la vie de leurs sujets, de même ces glorieux esprits détruisent la puissance des princes de l’enfer pour le salut de nos âmes, et la gloire de leur souverain. Aussi est-il dit dans l’Écriture qu’ils lient les démons, c’est-à-dire, qu’ils empêchent leur pouvoir. Le solitaire Moïse était grandement tourmenté des tentations de la chair ; et allant trouver l’abbé Isidore, pour lui exposer ses peines, et y trouver quelques remèdes, cet abbé lui fit voir une troupe de démons sous des formes sensibles, animés plus que jamais à le combattre ; ce qui affligea beaucoup ce serviteur de Dieu : mais peu à peu il lui montra une bien plus grande troupe de saints anges préparés à sa défense, en lui disant : Sachez, mon fils, qu’il nous faut dire, avec le prophète Élisée, que nous en avons plus pour nous que contre nous : ce qui lui donna une telle consolation, qu’il s’en retourna tout joyeux en sa cellule, et dans une grande résolution de résister généreusement à toutes les attaques des esprits de l’enfer.

Je vous dis, mon cher lecteur, la même chose, après vous avoir parlé des tentations des démons, de leur rage, de leur force, de leurs ruses et de leur multitude. Nous en avons plus avec nous que contre nous. Cette vérité est bien douce et bien capable de nous consoler dans toutes nos peines ; mais méditez-la un peu à loisir. Nous espérons encore en parler, avec le secours du ciel, au sujet de la confiance que nous devons avoir en la protection des saints anges, dont nous traiterons ci-après. Seulement encore un mot : Sachez qu’un seul démon, si Dieu lui permettait, serait capable de faire périr tous les hommes, quand tous les hommes de la terre seraient autant de soldats et tous sous les armes. Mais sachez aussi qu’un seul ange du ciel est plus puissant, en la vertu qu’il reçoit de Dieu, que tous les diables ensemble. Souvenez-vous ensuite que tous ces anges bienheureux veillent avec des bontés qui surpassent nos pensées à notre défense, et que les diables les craignent étrangement et plus que les saints (l’on excepte toujours celle qui ne peut souffrir de comparaison, l’incomparable Mère de Dieu) : la raison est que les bons anges ayant combattu généreusement pour la cause de Dieu contre ces apostats, dans le temps de leur rébellion, ils ont mérité d’avoir un empire particulier sur ces rebelles. Le souvenir aussi que les démons ont, qu’ils ont été dans le même pouvoir qu’eux d’arriver à la gloire, dont ils sont si malheureusement déchus, la vue qu’ils ont du bonheur qu’ils possèdent, et dont ils sont privés, les tourmentent extraordinairement.

 

(1) Aujourd’hui saint Vincent de Paul.

(2) Béatifiée en 1751, par N. S. Père de Pape Benoit XIV