CHAPITRE XII

 

De quelques avis qui doivent nous diriger

dans le saint exercice de l’oraison et de la méditation

 

Tout ce qui a été dit jusqu'ici est destiné à fournir de la matière à la considération, ce qui est une des principales parties de l'affaire qui nous occupe, et une des choses les plus nécessaires à ceux qui veulent s'adonner à l'oraison : car ce n'est que le petit nombre qui ont une matière suffisante pour méditer ; et ainsi c'est faute d'avoir des sujets de méditation, que bien des personnes manquent à cet exercice.

Maintenant nous dirons en peu de mots la manière et la méthode qu'on y pourra garder. Et, bien que dans cette matière, le maître principal soit le Saint-Esprit, l'expérience a néanmoins montré que quelques avis étaient nécessaires, parce que le chemin pour aller à Dieu est difficile, et qu'on ne peut y marcher sans guide. Si tant de personnes s'égarent et marchent longtemps en pure perte, c'est qu'elles manquent de ce secours.

 

 

Premier avis

Liberté qu'on doit garder dans l'exercice de l'oraison.

À quels sujets on doit s'attacher.

Raisons de passer d'un sujet, ou d'un point, à un autre.

 

Lorsque nous nous mettrons à méditer un des sujets indiqués plus haut, aux temps et aux exercices déterminés, nous ne devons pas tellement nous attacher à ce sujet, que nous tenions pour mauvais de passer à un autre, quand nous y trouvons plus de dévotion, de goût, ou de profit. Car, comme la fin de tous ces exercices est la dévotion, ce qui nous fait atteindre le plus efficacement cette fin, doit être regardé comme le meilleur. Toutefois, ce n'est pas pour des causes légères qu'on doit ainsi changer de sujet, mais seulement lorsqu'on y voit un avantage manifeste.

De même, lorsque dans un point de l'oraison ou de la méditation, quelqu'un sent plus de goût ou de dévotion que dans un autre, qu'il s'y arrête tout le temps que durera cette affection, quand bien même le reste de l'exercice se passerait à cela. En effet, comme la fin de tout ce commerce avec Dieu est la dévotion, ainsi que nous l'avons dit, ce serait se tromper que de chercher ailleurs, avec une espérance douteuse, ce que nous tenons déjà entre les mains d'une matière certaine.

 

 

Deuxième avis

Le cœur doit plus agir que l'esprit dans l'exercice de l'oraison.

 

Que ceux qui s'appliquent à cet exercice tâchent d'éviter de trop donner à la spéculation de l'entendement, et qu'ils prennent soin de traiter cette affaire plutôt avec les affections et les sentiments de la volonté qu'avec les discours et les considérations de l'esprit. Ceux-là se trompent certainement de chemin, qui dans l'oraison, se mettent à méditer les divins mystères, comme s'ils les étudiaient pour les prêcher ; car cela sert plutôt à dissiper l'esprit qu'à le recueillir, et à nous porter hors de nous, qu'à nous renfermer au dedans de notre âme. Il arrive de là, qu'à la fin de l'oraison ils demeurent seuls et sans esprit de dévotion, aussi faciles et aussi prompts à toute sorte de légèreté qu'ils étaient auparavant ; parce qu'en effet ils n'ont pas prié, ils ont parlé, ils ont étudié, ce qui est chose bien différente. Ceux qui se trouvent ainsi disposés devraient considérer que dans cet exercice nous nous approchons de Dieu beaucoup plus pour écouter que pour parler. Ainsi donc, s'ils veulent réussir dans cette affaire, qu'ils se présentent à l'oraison avec les dispositions intérieures d'une femme simple et droite, ignorante mais humble, et plutôt avec un cœur disposé et préparé à sentir et à aimer les choses de Dieu, qu'avec un esprit actif et avide de les approfondir ; car ceci est le propre de ceux qui étudient pour savoir, et non de ceux qui prient et qui pensent à Dieu, pour pleurer.

 

 

Troisième avis

Dans quelle mesure le cœur doit agir dans l'exercice de l'oraison.

 

L'avis précédent nous enseigne comment nous devons calmer l'entendement et remettre toute cette affaire entre les mains de la volonté. L'avis présent fixe à la volonté elle-même sa règle et sa mesure, afin qu'elle n'excède point, et ne soit pas trop véhémente dans son office. Pour cela, il faut savoir que la dévotion que nous prétendons acquérir n'est pas une chose qui se doive obtenir à force de bras, comme beaucoup de gens se le persuadent. Ils se figurent qu'avec des efforts excessifs, des tristesses forcées et comme artificielles, ils vont obtenir des larmes et des sentiments de compassion lorsqu'ils méditent la passion de Notre-Seigneur. Il n'en est pas ainsi : cela d'ordinaire ne fait que dessécher le cœur, et le rendre moins propre à recevoir la visite du Seigneur, comme Cassien l'enseigne. En outre, ces choses sont nuisibles à la santé corporelle, et souvent laissent l'esprit tellement effrayé du dégoût qu'il a ressenti dans cet exercice, qu'il appréhende d'y revenir, sachant par expérience tout ce qu'il lui coûte de peine. Que chacun donc se contente de faire bonnement ce qui est en son pouvoir, c'est-à-dire qu'il se rende présent en esprit à ce que Notre-Seigneur a souffert, regardant d'une vue simple et paisible, avec un cœur tendre et compatissant, prêt à recevoir le sentiment qu'il plaira au divin Maître de lui envoyer, tout ce que son amour lui a fait endurer pour nous. Il faut qu'il soit plus disposé à recevoir l'affection que sa miséricorde voudra lui donner, qu'à l'exprimer à force de bras ; et cela fait, qu'il ne s'attriste pas pour le reste, lorsqu'il ne plaira pas à Dieu de le lui donner.

 

 

Quatrième avis

Du genre d'attention qu'on doit apporter à l'exercice de l'oraison.

 

De tout ce qui vient d'être dit, nous pouvons conclure quelle doit être l'attention que nous devons apporter à l'exercice de l'oraison. C'est là surtout qu'il convient de n'avoir ni le cœur abattu ni lâche, mais de le tenir ferme, attentif et élevé en haut. Mais s'il est nécessaire d'y être avec cette attention et ce recueillement de cœur, d'un autre côté, il convient que cette attention soit tempérée et modérée, afin qu'elle ne nuise point à la santé, et qu'elle n'empêche pas la dévotion. Car il est des personnes qui fatiguent leur tête par les trop grands efforts qu'elles font pour être attentives à ce qu'elles pensent, comme nous l'avons dit plus haut ; et il en est d'autres qui, pour éviter cet inconvénient, se tiennent là, avec beaucoup de lâcheté, de laisser-aller, et avec beaucoup de facilité à se laisser emporter à tous les vents. Pour fuir ces extrémités, il faut se tenir dans un juste milieu, de telle sorte qu'on ne se fatigue point la tête par une attention excessive, et que, par trop de négligence et de lâcheté, on ne laisse point voltiger l'imagination où bon lui semble.

 

 

Cinquième avis

Constance qu'on doit montrer dans l'oraison. - Conduite à tenir dans les sécheresses.

 

Mais entre tous ces avis, voici le principal : que celui qui prie ne perde pas courage, et qu'il n'abandonne pas son exercice, lorsqu'il ne sent pas tout de suite cette douceur de dévotion qu'il désire. Il faut attendre avec longanimité et persévérance la visite du Seigneur ; car la gloire de ce souverain Maître, la bassesse de notre condition et la grandeur de l'affaire que nous traitons, demandent que nous attendions souvent, et que nous nous tenions en suppliants aux portes de son palais sacré.

Quand vous aurez donc ainsi attendu un peu de temps, si le Seigneur vient, rendez-lui des actions de grâces de sa visite ; et s'il vous semble qu'il ne vient pas, humiliez-vous devant lui, reconnaissez que vous ne méritez pas la faveur qui vous est refusée. Contentez-vous d'avoir fait là le sacrifice de vous-même, d'avoir renoncé à votre volonté, d'avoir crucifié votre désir naturel, d'avoir lutté contre le démon et contre vous-même, et d'avoir fait au moins ce qui dépendait de vous. Que si vous n'avez pas adoré le Seigneur d'une adoration sensible, il doit vous suffire de l'avoir adoré en esprit et en vérité, attendu que c'est ainsi qu'il veut être adoré. Croyez-moi, c'est là, sans contredit, le pas le plus périlleux de cette navigation, et l'endroit où l'on reconnaît les véritables dévots ; et si vous en sortez heureusement, tenez-vous pour assuré que le reste de la course sera prospère.

Enfin, si après avoir fait tout ce qui dépend de vous, il vous semblait encore que c'est temps perdu de persévérer dans l'oraison, et que c'est fatiguer votre tête sans profit, alors vous pourriez sans inconvénient prendre quelque livre de dévotion et changer l'oraison en lecture. Vous observerez toutefois de ne point lire à la hâte ni en courant, mais d'une manière posée, en vous pénétrant profondément de ce que vous lisez, et en mêlant souvent la prière à la lecture. Cette pratique est très profitable aux âmes, plus facile pour toutes sortes de personnes, à la portée même des plus ignorantes surtout en ce qui regarde le chemin de l'oraison.

 

 

Sixième avis

Du temps à consacrer à l'oraison, suivant les états et les personnes.

Consolante doctrine pour ceux qui ont peu de temps à donner à cet exercice.

 

Cet avis ne diffère point du précédent, mais il le complète. Il est nécessaire que le serviteur de Dieu sache bien qu'il ne doit pas se contenter de quelque petit goût qu'il trouve dans l'oraison, ainsi que le font certaines personnes ; elles n'ont pas plus tôt répandu une petite larme, ou senti quelque tendresse de cœur, qu'elles pensent avoir terminé leur exercice. Cela ne suffit point pour la fin que nous nous proposons. Pour que la terre porte des fruits, il ne suffit pas d'un peu de rosée ni d'une légère pluie, qui ne fait qu'abattre la poussière et mouiller la superficie. Il faut une quantité d'eau telle, qu'elle pénètre le sol et l'humecte de manière à le féconder. De même, dans l'oraison, il nous faut non quelques gouttes, mais abondance de cette rosée et de cette eau céleste, afin que nos âmes donnent les fruits des bonnes œuvres. C'est pourquoi l'on nous conseille avec beaucoup de raison de consacrer à ce saint exercice le plus de temps qu'il nous sera possible. Il vaudrait mieux y employer d'un trait un long espace, que d'y revenir deux fois et de n'y consacrer que de courts intervalles. Si l'on n'a que peu de temps, il se passe en quelque sorte tout entier à apaiser l'imagination, à calmer le cœur ; et à peine notre âme est-elle en paix, que nous nous levons de l'exercice, quand nous devrions le commencer.

 

Pour préciser plus en détail la limite de ce temps, il me semble que tout ce qui est moins qu'une heure et demie ou deux heures, est un espace court pour l'oraison : car souvent une demi-heure se passe à accorder l'instrument, c'est-à-dire à mettre l'imagination en repos ; et ce n'est pas trop de tout le temps qui reste, pour jouir du fruit de l'oraison. Il est bien vrai que quand l'oraison se fait à la suite d'autres saints exercices, comme après Matines, après avoir dit ou entendu la messe, après quelque dévote lecture, ou quelque oraison vocale, le cœur se trouve bien plus disposé pour s'entretenir avec Dieu ; car, de même que le feu prend vite au bois sec, de même le feu céleste s'allume bien plus vite dans un cœur bien préparé. Il est vrai encore que le temps du matin permet d'abréger l'exercice, parce qu'il n'en est point de plus favorable pour vaquer à l'oraison. Mais que celui qui sera pauvre de temps, à cause de ses nombreuses occupations, ne laisse pas d'offrir son denier, comme la veuve dans le temple. Pourvu qu'il n'y ait pas de négligence de sa part, Celui qui dispense à toutes les créatures ce qui leur est nécessaire, selon leur besoin et leur nature, ne manquera pas non plus de donner à son âme tout ce qui lui est nécessaire pour avancer dans son saint service.

 

 

Septième avis

Comment on doit recevoir les visites de Notre-Seigneur,

soit dans l'oraison, soit hors de l'oraison.

 

Voici un autre avis qui a du rapport avec le précédent. Lorsque l'âme, dans l'oraison ou hors de l'oraison, reçoit quelque visite particulière du Seigneur, qu'elle ne la laisse point passer inutilement ; mais qu'elle profite de l'occasion qui lui est offerte : car il est certain qu'à l'aide de ce vent, on naviguera plus en une heure qu'on n'aurait fait sans lui en plusieurs jours.

On dit que saint François en usait ainsi ; et saint Bonaventure écrit de lui, qu'il était tellement fidèle à cette pratique, que lorsque dans les voyages, il voyait qu'il allait recevoir de Notre-Seigneur quelque visite particulière, il priait ses compagnons de prendre un peu le devant, et il demeurait ainsi seul et en repos jusques à ce qu'il eût bien savouré et digéré cet aliment qui lui venait du ciel. Ceux qui n'en usent pas de la sorte, en sont d'ordinaire châtiés par cette peine : qu'ils ne trouvent point Dieu lorsqu'ils le cherchent, parce que Dieu, quand il les cherchait, ne les a point trouvés.

 

 

Huitième avis

Comment, dans ce saint exercice, il faut joindre la méditation à la contemplation.

 

Enfin, le dernier et le plus important des avis, est qu'on doit tâcher de joindre, en ce saint exercice, la méditation à la contemplation, faisant de l'une un degré pour monter à l'autre. On doit savoir que l'office de la méditation est de considérer avec soin et avec attention les choses divines, s'appliquant à les approfondir les unes après les autres, par la voie du raisonnement, afin d'émouvoir le cœur et d'exciter en lui quelque affection ou quelque sentiment de ces choses. C'est comme qui frappe la pierre avec le briquet pour en tirer une étincelle. Dans la contemplation, cette étincelle est déjà obtenue ; en d'autres termes, l'on a obtenu cette affection et ce sentiment que l'on cherchait, et l'âme en jouit en repos et en silence, non à l'aide de raisonnements multipliés et des spéculations de l'entendement, mais par une simple vue de la vérité. C'est ce qui fait dire à un saint docteur : « La méditation travaille avec peine et avec fruit, la contemplation sans peine et avec fruit ; l'une cherche, l'autre trouve ; l'une prépare l'aliment, l'autre se l'incorpore ; l'une s'occupe à discourir et à faire des considérations, l'autre se contente d'une simple vue des choses, parce qu'elle en a déjà l'amour et le goût. Pour conclure, l'une est comme le moyen, l'autre comme la fin ; l'une est comme le chemin et le mouvement, l'autre est comme le terme de ce chemin et de ce mouvement. »

 

De là on tire une conclusion fort commune, qui est enseignée par tous les maîtres de la vie spirituelle, et qui cependant est peu entendue de ceux qui la lisent. La voici : de même que les moyens cessent dès que la fin est obtenue, et que la navigation se termine dès que le vaisseau est arrivé au port ; de même aussi, quand l'homme, au moyen du travail de la méditation, est une fois arrivé au repos et au goût de la contemplation, il doit pour lors cesser cette pieuse, mais laborieuse recherche. Se contentant d'une simple vue et de la pensée de Dieu, comme s'il le voyait présent, il doit jouir en repos du sentiment d'amour, ou d'admiration, ou de joie, ou de quelque autre sentiment semblable, qu'il plaît à Dieu de lui donner. La raison de ce conseil et de cette conduite, la voici : Comme la fin du commerce de l'âme avec Dieu dans l'oraison consiste bien plus dans l'amour et dans les affections de la volonté, que dans la spéculation de l'entendement ; lorsque la volonté est déjà prise et possédée de cette affection, nous devons, autant qu'il nous est possible, éviter tous les discours et toutes les spéculations de l'entendement, afin que notre âme s'emploie tout entière à goûter ce sentiment dont nous venons de parler, sans se déterminer par les actes des autres puissances. C'est pourquoi un docteur s'exprime ainsi à ce sujet : « Dès que l'homme se sentira enflammé de l'amour de Dieu, qu'il laisse aussitôt toutes ces spéculations et toutes ces pensées, quelque sublimes qu'elles paraissent ; non pas qu'elles soient mauvaises en soi, mais parce qu'alors elles empêchent un plus grand bien. Agir de la sorte, ce n'est point autre chose que cesser le mouvement, parce qu'on est arrivé au terme, et laisser la méditation pour l'amour de la contemplation. » Or, cela peut se faire à la fin de tout l'exercice de l’oraison, c'est-à-dire après la demande de l'amour de Dieu, qui termine l'exercice, et dont nous avons parlé plus haut. En voici deux raisons : la première, parce qu'on présuppose alors que le travail de l'exercice passé aura produit quelque affection et quelque sentiment de Dieu, attendu que, comme dit le Sage, la fin de l'oraison vaut mieux que le commencement (1) ; la seconde, parce qu'après le travail de la méditation et de l'oraison, il est juste que l'homme donne un peu de relâche à l'entendement, et le laisse reposer dans les bras de la contemplation. Ainsi donc, que durant ce temps il rejette toutes les imaginations qui s'offrent à lui, qu'il apaise l'entendement, qu'il calme la mémoire et la fixe en Notre-Seigneur, considérant qu'il est en sa présence. Qu'il laisse de côté pour lors toute considération particulière des choses de Dieu, et qu'il se contente de la connaissance que la foi lui donne de lui, qu'il applique la volonté et l'amour, puisque c'est l'amour seul qui s'embrase, et qu'en lui seul est le fruit de toute la méditation. Car ce que l'entendement peut connaître de Dieu n'est presque rien, tandis que la volonté peut beaucoup aimer. Que l'homme s'enferme au dedans de lui-même dans le centre de son âme, où est l'image de Dieu, et que là il soit attentif à ce grand Dieu, comme s'il écoutait quelqu'un qui lui parlerait du haut d'une tour, ou comme s'il le possédait au dedans de son cœur, ou comme si, dans tout cet univers, il n'y avait que son âme seule avec Dieu seul. Il devrait même perdre le souvenir de soi et de ce qu'il fait, parce que, comme le disait un Père : « La parfaite oraison est celle dans laquelle celui qui prie ne se souvient pas qu'il est en prière. »

 

Ce n'est pas seulement à la fin de l'exercice, mais encore au milieu, et en quelque endroit que ce sommeil spirituel nous prenne, c'est-à-dire que l'entendement soit comme endormi par la volonté, que nous devons faire cette halte, et jouir en paix de ce bienfait de Dieu. Ensuite, quand nous avons achevé de nous nourrir de cette délicieuse nourriture, nous devons retourner à notre travail. Nous devons imiter en cela le jardinier quand il arrose une partie de son jardin. Dès qu'il l'a remplie d'eau, il en arrête le cours, il laisse cette eau pénétrer et amollir le fond de cette terre ; cela fait, il ouvre de nouveau le canal, afin qu'elle reçoive encore de l'eau, et qu'ainsi elle demeure parfaitement arrosée.

Mais ce que l'âme sent alors, les délices qui l'inondent, la lumière, le rassasiement, la charité, la paix qu'elle reçoit, c'est ce qu'on ne peut expliquer avec des paroles, parce que c'est là cette paix qui surpasse tout sentiment, et le bonheur le plus élevé que l'on puisse goûter en cette vie.

 

Il y a quelques personnes tellement possédées de l'amour de Dieu, qu'à peine ont-elles commencé à penser à lui, que soudain le souvenir de son doux nom leur fait fondre le cœur. Ces personnes ont peu besoin de discours et de considérations pour l'aimer ; elles n'en ont pas plus besoin qu'une mère et une épouse pour se réjouir au souvenir d'un fils et d'un époux, quand on leur parle d'eux.

 

Il y en a d'autres qui, non-seulement dans l'exercice de l'oraison, mais encore hors de ce temps, sont tellement absorbées et ravies en Dieu, qu'oubliant toutes choses et elles-mêmes, elles ne s'occupent que de lui. Si le transport d'un amour terrestre et coupable produit quelquefois un pareil effet, à combien plus forte raison l'amour de cette Beauté infinie devra-t-il le produire ! Car la grâce n'est pas moins puissante que la nature et que la faute. Ainsi donc, quand l'âme sentira cette action de Dieu en elle, en quelque endroit de l'oraison que ce soit, elle ne doit en nulle façon la combattre, quand même cela devrait lui prendre tout le temps de l'exercice. Pour s'y livrer, qu'elle laisse de côté les prières vocales et les considérations qu'elle était résolue de faire, à moins que ce ne soient des prières d'obligation. Car, comme dit saint Augustin, « de même qu'on doit quelquefois abandonner la prière vocale, quand elle est un obstacle à la dévotion, de même aussi on doit abandonner la méditation quand elle est un obstacle à la contemplation. »

 

Une autre observation très importante sur ce sujet, c'est que s'il convient quelquefois de laisser la méditation pour l'affection, pour monter du moins au plus, de même aussi, par la raison du contraire, il conviendra quelquefois de laisser l'affection pour la méditation. Il y aurait lieu de le faire, par exemple, lorsque l'affection serait si véhémente, qu'elle ferait craindre, si l'on y persévérait, de ruiner la santé ; ce qui arrive souvent à ceux qui, sans cette sage précaution, s'adonnent à ces exercices et s'y livrent sans discrétion, attirés qu'ils sont par la force de la divine suavité. Lorsque cela arrive, il est bon, dit un docteur, de se porter à quelque sentiment de compassion, en méditant un peu la passion de Notre-Seigneur ou les péchés et les misères du monde, afin de donner au cœur quelque soulagement et quelque repos.

 

(1) Eccl., VII, 9