CHAPITRE VII

 

L’Abstinence

 

 

1. L'abstinence véritable et parfaite se contente de la nourriture et du vêtement vraiment nécessaires ; elle supprime totalement ce qui plait, ce qui est superflu, ce qui se prépare avec trop de soin et exige de grandes dépenses. Vous avez l'exemple de saint Jean-Baptiste : il ne mangeait que des sauterelles et des feuilles d'arbre (1) à goût de miel, il buvait de l'eau, il portait un vêtement de poils de chameau. Et l'apôtre saint Paul ne dit-il pas : « Si nous avons de quoi nous nourrir et nous couvrir, nous sommes content » (Ière lettre à Timothée, ch. 6, v. 8). C'est qu'en effet, « un serviteur de Dieu ne doit avoir de vêtements que pour se couvrir, et non pour s'embellir ou pour charmer » (2).

 

2. Il garde avec amour la véritable abstinence, celui qui, non content de ne pas désirer les plaisirs qu'il n'a pas et qui lui sont défendus, se prive, spontanément et uniquement à cause de Dieu, des jouissances qui sont à sa portée, ou qu'il peut rechercher licitement et dont l'usage serait méritoire ; peu importe que ce dont il s'abstient soit précieux ou ordinaire, et plus ou moins délectable. Ainsi celui qui aimerait plus l'eau que le vin, ou qui préférerait aux perdrix une bouillie quelconque de légumes, celui-là serait plus agréable à Dieu en se privant de ce qu'il aime mieux qu'en s'abstenant de vin ou de ces viandes recherchées. « Ce qui est délicieux, dit saint Augustin (3), à le prendre simplement et sans grand désir, cela ne nuit pas ; tandis qu'une nourriture très ordinaire, mais que l'on prend avec avidité et bonne chère, est un obstacle au progrès de l'abstinence. » David n'osa pas boire de l'eau, parce qu'il l'avait désirée trop vivement ; et il la répandit en libation au Seigneur (IIe livre des Rois, ch. 23, v. 15, 16). Au contraire, Élie ne refusa pas de manger de la viande qu'il n'avait point désirée et que Dieu lui envoyait par des corbeaux (IIIe livre des Rois, ch. 17, v. 6) ; tandis qu'Ésaü, pour un plat de lentilles et non pour une viande délicate (4), perdit, irréparablement, la bénédiction de l'aîné (Genèse, ch. 25, v. 33).

C'est peu d'écarter loin de soi ce qui fait plaisir au corps ; il faut bien plus se priver de ce qui réjouit l'âme, à savoir : toutes les vanités, les conversations inutiles, les plaisirs de ce monde, les jouissances du péché mortel, les amitiés sensibles. Cette abstinence vaut mieux que l'autre et elle mérité plus de louange.

 

3. Pour nous exciter à l'abstinence, pensons, premièrement, que jamais nous n'avons reçu les bienfaits de Dieu avec la reconnaissance qu'ils exigent ; nous n'en usons jamais conformément à leur fin et aux dispositions de la Providence ; de là vient que Dieu est irrité contre nous. Rappelons-nous, en second lieu, que nous devons rendre rigoureusement compte de tous les bienfaits de Dieu : et dire à quelle fin nous les aurons employés, pour notre utilité personnelle ou pour le bien commun ; or, de ce dont on s'abstient, il n'y a pas de compte à rendre.

L'abstinence a deux conséquences fort utiles. Grâce à elle, on connait quelque chose des secrets de Dieu, et les prières sont exaucées. C'est frappant dans la personne de Daniel : il refusait les mets et le vin de la table du roi, et il ne prenait que de l'eau et des légumes ; mais il surpassait dans l'intelligence des visions et des songes tous les devins et tous les magiciens (Daniel, ch. 1, v. 8 ; v. 20). À sa prière, les sept années (ch. 4, v. 13), pendant lesquelles Nabuchodonosor aurait dû vivre comme une bête furent changées en sept mois. C'est encore lui qui obtint de Dieu, pour les rois de Babylone, la pensée de laisser partir à Jérusalem les Israélites, et pour son peuple, qui tardait à revenir, la volonté du retour. Si ses nombreux désirs ont été exaucés, et s'il lui fut révélé beaucoup de mystères, il assure lui-même que c'est à cause de son abstinence. « En ces jours-là, moi, Daniel, je fus dans le deuil et les larmes durant trois semaines, sans prendre de pain, ni viande ni vin, et mon corps ne connut pas d'onctions » (ch. 10, v. 3) Et voici la réponse de l'ange : « Dès que vous avez pris à cœur de comprendre et de vous humilier devant Dieu, vos paroles, ô Daniel, ont été exaucées » (v. 12).

 

L'abstinence a, de plus, le grand avantage d'obtenir que Dieu nous fasse miséricorde. Ainsi, les habitants de Ninive, à la prédication de Jonas, obtinrent la miséricorde de Dieu par l'abstinence (Jonas, ch. 3, v. 5).

Admirons, puisque nous ne pouvons pas l'imiter, la vertu de ces prêtres d'Égypte (5), dont parle saint Jérôme au second livre contre Jovinien (6), qui s'abstinrent toujours de viande et de vin, pour garder la finesse de leur sensibilité, et à cause des vertiges qu'un peu de nourriture leur causait ; mais surtout parce que ce genre d'aliments excite ordinairement la concupiscence. Du pain, ils en mangeaient rarement, de peur de se charger l'estomac, et si parfois ils en mangeaient, ils prenaient aussi de l'hysope pilée (7), afin de faciliter, par sa chaleur stimulante, la digestion de leur nourriture plutôt indigeste. L'huile, ils ne la connaissaient que dans les légumes, et encore fort peu, de quoi n'avoir pas la nausée et pour enlever à leur goût toute âpreté : Pourquoi parler des oiseaux ? alors qu'ils privaient d'œufs et de lait à l'égal de la viande : les œufs, c'est de la chair liquide, disaient-ils ; le lait, c'est du sang dont la couleur seule est changée.

 

4. Une preuve que vous avez la véritable abstinence, c'est que vous ne voulez pas vous servir de mets ou d'autres choses précieuses et délicates quand vous êtes en bonne santé, et lorsque vous souffrez, dans votre âme, d'avoir à en user, chaque fois que la maladie ou une autre nécessité vous y obligent. À plus forte raison, lorsque, non content de vous abstenir du superflu, vous vous retranchez quelquefois même le nécessaire pour en faire part aux malheureux. – Saint Jérôme disait : Donnez donc aux pauvres ce que vous mangeriez si vous ne jeûniez pas ; de la sorte, le jeûne corporel, au lieu de remplir votre bourse, guérit votre âme (8).

 

5. Celui-là prouve, au contraire, qu'il n'a pas la véritable abstinence, qui se passe, mais forcément, de tout ce qu'il y a de précieux et de délicat, au seul temps où cela lui manque ; ou qui s'en prive par vaine gloire : on le louera de son abstinence ; ou par économie : il a peur de s'appauvrir ; ou par avarice, afin de devenir plus riche ; ou pour éviter maladies, ou un déshonneur, ou des médisances, ; ou encore pour obtenir quelque dignité ou un avantage d'un moment, et non pour mériter la grâce actuellement, et, plus tard, la gloire.

 

 

(1) Saint Matthieu et saint Marc disent simplement que Jean-Baptiste se nourrissait de miel sauvage. L'interprétation qu'en donne l'auteur s'inspire de Raban Maur st de Nicolas de Lyre (Bible de Douai, t. 5, col. 71).

(2) Walafrid Strabon, glose sur S. Matt., ch. 3, v 4. P. L. t. 114, col. 79 (à propos du vêtement de S. Jean-Baptiste).

(3) Ce texte n'est pas de saint Augustin. On le trouve au chapitre 22 du second livre sur « la Vie Contemplative », ouvrage attribué pendant longtemps à saint Prosper d'Aquitaine, et qui a pour auteur Pomérius (fin du 5e siècle). Les deux exemples de David et d'Elie sont encore de lui, mais le texte du Paradis de l'âme diffère notablement de celui de Pomérius dans Migne, P. L. t. 59, col. 467-468.

(4) Textuellement : non pas pour une poule, mais pour des lentilles.

(5) Ces prêtres sont païens. Leur abstinence est extraordinaire. L'auteur nous laisse le soin de conclure ce paragraphe par une réflexion semblable à celle qui termine, au chapitre suivant, ce qu'il nous raconte de la prudence des philosophes : combien plus, nous qui connaissons le vrai Dieu, nous faut-il pratiquer la véritable vertu d'abstinence ! J'ai eu recours, pour traduire ce passage, au texte de saint Jérôme édité dans la Patrologie de Migne. La différence est sensible à la fin de la citation. « Que dire de la volaille ? traduit le P. Berthier (il a réédité, en 1893, Paris, librairie de l'Œuvre de Saint-Paul, la traduction du P. Truillet, en rétablissant certains passages supprimés, et il suit ici le texte reproduit par l'auteur), puisqu'ils refusaient un œuf par aversion du lait et de la chair. » D'après Migne, on peut traduire : ils refusaient les œufs et le lait autant que la chair.

(6) P. L. t. 23, col. 302-303.

(7) L'hysope est une herbe aromatique qui jouit de propriétés stimulantes.

(8) Ce passage de saint Jérôme est transcrit d'une manière un peu différente, dans la Patrologie Latine de Migne : « Que votre jeûne rassasie votre âme au lieu de vous enrichir » ; il y a « saturitas », rassasiement, et non « sanitas », santé, guérison. Laquelle des deux leçons est la vraie ? (Commentaire sur le ch. 68 d'Isaïe, P. L. t. 24, col. 566.)